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Gaullisme et gaullistes

 | 
François Audigier
, 
Frédéric Schwindt

Deuxième partie. L'implantation : structures départementales RPF et action militante

Le gaullisme dans les Vosges sous la IVe République

David Valence

Texte intégral

  • 1 Maurice Lemaire, tête de liste RPF en juin 1951 dans les Vosges, fut ministre dans les gouvernemen (...)
  • 2 L’accueil reçu à Épinal aurait rasséréné de Gaulle. Dix jours avant le référendum qui devait appro (...)
  • 3 Discours d’Épinal, 29 septembre 1946. Charles de Gaulle. Discours et messages. T. II : Dans l’atte (...)
  • 4 Jean Charlot. « Le gaullisme », in Jean-François Sirinelli (dir.). Histoire des droites. T. I : Po (...)

1Il est des sujets pour lesquels la téléologie conspire contre la curiosité historienne : le gaullisme dans les Vosges en fait partie. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le département élut trois personnalités gaullistes de dimension nationale : Maurice Lemaire, Christian Poncelet et Philippe Séguin1. Un Vosgien de Paris et deux parachutés : c’est dire que le sud de la Lorraine était regardé comme un secteur favorable par les instances partisanes qui, du RPF. au RPR, y investirent les intéressés. Que Nicolas Sarkozy ait choisi de présenter ses projets de réforme institutionnelle à Épinal témoigne de la place de cette ville au rang des lieux de mémoire du gaullisme. Le 29 septembre 1946, quelques mois avant de créer le Rassemblement du peuple français (RPF), de Gaulle y avait en effet condamné le projet de constitution de la IVe République devant une foule enthousiaste2. Le 13 octobre 1946, 59,9 % des Vosgiens rejetèrent le texte, quand 53,2 % des Français l’approuvèrent. La philippique gaullienne avait trouvé son écho en des terres bleues peut-être depuis la Révolution, « un des môles de la patrie3 », où le nationalisme de frontière s’était renforcé aux souffrances de la Seconde guerre mondiale. En novembre 1958 encore, les Vosgiens élurent trois gaullistes pour quatre sièges de députés : ils les réélurent plutôt, puisque Maurice Lemaire, Charles Guthmüller et Jean-Marie Grenier avaient déjà représenté les Vosges au Parlement sous la IVe République, et concouru sous la bannière du gaullisme d’opposition. Tout indique donc a priori que les Vosges étaient devenues, sous la IVe République, un bastion du gaullisme, cette culture politique faite de mystique patriotique, d’attachement passionné à l’État et à une République moins parlementaire que d’autorité4. Un article du Monde daté du 23 juin 1950 ne classait-il pas les Vosges parmi les 25 départements les gaullistes de la France ?

2Au-delà du doute méthodologique de rigueur en histoire, on s’interrogera sur la qualité d’évidence d’un constat – les Vosges comme zone de force du gaullisme d’opposition –. L’identification de quelques caractères originaux du gaullisme vosgien sous la IVe République, de l’Union gaulliste aux prodromes de l’UNR, constituera l’autre objectif de cette communication.

Un département « patriote » et modéré

  • 5 Gilles Grivel. « Les modérés dans les Vosges, 1919-1940 », in Les modérés dans la vie politique fr (...)
  • 6 Louis Marin, qui présida longtemps la Fédération républicaine, fut inhumé à Bruyères, dans les Vos (...)
  • 7 Jean-Paul Thomas. Droite et rassemblement du PSF au RPF (1936-1953). Thèse de doctorat, IEP Paris, (...)

3Avant la deuxième guerre mondiale, le paysage politique vosgien était dominé par la droite5. La Fédération républicaine y demeura la principale formation politique modérée en termes d’élus locaux jusqu’en 1936. Louis Marin, député de la Meurthe-et-Moselle, disposait en effet d’une influence considérable dans les Vosges, auxquelles le liaient des origines familiales6. Les zones de force de la droite vosgienne se situaient sur le plateau lorrain et dans la haute vallée de la Moselle (ouest et sud-est du département). L’Ouest du département rassemblait un électorat rural et plutôt pratiquant ; dans la montagne vosgienne, les ouvriers cultivant quelques terres étaient nombreux, soit une sociologie plutôt favorable aux conservateurs. À partir de 1936, la domination de la droite modérée fut menacée, dans les Vosges, par le Parti social français (PSF) du colonel de la Rocque : cette formation y aurait compté plus de 8 000 adhérents en octobre 19377. Lors d’une élection législative partielle en 1939, le PSF Marcel Deschaseaux l’emporta du reste dans la circonscription de Remiremont.

  • 8 Nombre de radicaux vosgiens se montrèrent hostiles ou réservés à l’égard du Front populaire, comme (...)

4Les radicaux représentaient l’autre force politique importante avant-guerre : ils détinrent la présidence du Conseil général de 1920 à 1928, puis de 1931 à 1934. Entre 1919 et 1940, les Vosges furent considérées comme le département le plus « radical » de Lorraine. L’implantation du parti radical était solide dans les villes du nord et de l’est du département (Thaon-les-Vosges, Épinal, Raon l’Étape, Saint-Dié), ainsi que dans certaines petites cités de l’ouest (Neufchâteau, Lamarche). Hormis Marc Rucart, député des Vosges et garde des Sceaux du Front populaire, le radicalisme vosgien apparaissait plus comme un radicalisme « patriote » que comme une réelle force politique de gauche8.

  • 9 Voir à ce sujet le témoignage de Georges Savouret, président du CDL des Vosges en 1944. Pierre Rot (...)
  • 10 Robert Dodin. La Résistance dans les Vosges. Thèse de doctorat de 3e cycle. Faculté de lettres de (...)

5À la Libération, le paysage politique vosgien se trouva profondément bouleversé. Les notables de la droite, comme André Barbier, Jean Bouloumié ou Louis Gaillemin avaient adopté des attitudes ambiguës sous l’Occupation9. Dans ce département, la Résistance avait été animée par Libérationnord et par l’Organisation civile et militaire, à laquelle appartenaient beaucoup d’hommes de droite10. Comme partout en France, les élections de 1945 et de 1946 témoignèrent dans les Vosges d’une forte poussée des gauches communiste et socialiste. Pourtant, dès octobre 1945, puis en juin et en novembre 1946, les listes de la droite ou du MRP arrivèrent en tête des suffrages vosgiens. Les voix conservatrices ou démocrates-chrétiennes représentaient 54,1 % des suffrages exprimés en novembre 1946.

Un gaullisme précoce (1945-1947) ?

  • 11 Dans l’entre-deux-guerres, ce canton avait élu le radical Camille Picard.
  • 12 Il s’agissait du Maine et Loire, de la Moselle, du Maroc et des Vosges. Bernard Lachaise. « L’unio (...)
  • 13 Jean Baumann, ancien responsable du NAP Eaux et Forêts sous l’Occupation.

6Dès les élections cantonales du 23 septembre 1945, un candidat utilisa l’épithète « gaulliste » dans le canton de Lamarche (sud-ouest du département)11 : il fut élu au premier tour. Lors des élections à l’assemblée constituante d’octobre 1945, seuls quatre départements connurent des listes se réclamant explicitement du gaullisme12. Or, dans les Vosges, une liste « gaulliste d’action démocratique sociale » menée par le Français libre André Diethelm, obtint 37,4 % des voix dans les Vosges, devançant le MRP comme le Parti communiste. Faut-il dater de ce scrutin les débuts du gaullisme politique au sud de la Lorraine ? Outre le ministre André Diethelm, figuraient sur cette liste André Barbier, président du Conseil général et ancien conseiller départemental, un radical et deux indépendants modérés. Dans 14 cantons sur 29, André Diethelm et ses colistiers obtinrent plus de 40 % des voix : pour l’essentiel, les secteurs concernés étaient des fiefs de la droite avant 1940. Il est donc malaisé de faire la part du gaullisme précoce et des réseaux notabiliaires en quête d’assomption dans les résultats d’octobre 1945. Aux élections à la seconde Assemblée constituante le 2 juin 1946, aucune liste ne se réclamait explicitement du gaullisme : trois des cinq candidats « gaullistes » d’octobre 1945 se présentèrent pourtant sous l’étiquette « Union des républicains indépendants ». Ils n’obtinrent que 13,8 % des voix et un seul élu13. Le 10 novembre 1946 en revanche, André Barbier, second sur la liste Diethelm en octobre 1945, conduisit une liste « gaulliste et d’entente républicaine ». Soutenue par l’Union gaulliste, elle était composée de modérés de droite. Elle rassembla 27 % des voix, soit 240 voix de moins seulement que la liste du MRP : le gaullisme politique se révélait d’ores et déjà une ressource électorale payante dans les Vosges.

  • 14 « La défunte Union gaulliste était considérée comme réactionnaire et très fortement PRL dans le dé (...)
  • 15 Claude Guy. En écoutant de Gaulle. Paris, Grasset, 1996, p. 125 et 129.
  • 16 Dès le 10 mai 1947, trois permanences du RPF étaient ouvertes dans les Vosges, à Épinal, Remiremon (...)
  • 17 Michel Madelin était le neveu de l’historien – et député des Vosges Louis Madelin.

7Le Rassemblement du peuple français (RPF) fut créé par de Gaulle le 7 avril 1947, plus d’un an après qu’il eut quitté le pouvoir. Deux facteurs devaient peser sur le lancement du mouvement gaulliste dans le sud de la Lorraine : la violente hostilité du MRP, emmené par le député Poimboeuf, et le souci des dirigeants vosgiens de l’Union gaulliste de participer à l’aventure du RPF A sa création, le RPF se situa d’abord dans une forme de prolongement élargi de l’Union gaulliste, dans les Vosges. L’Union gaulliste pour la IVe République, fondée à l’été 1946 par René Capitant, ancien ministre du général de Gaulle, avait été animée quelques mois par d’anciens résistants de l’OCM comme Guthmüller à Épinal et l’industriel Delafenêtre, ex-PSF, à Remiremont. Dans les Vosges, cette petite formation fonctionna surtout comme une amicale de résistants, très marquée à droite14, ce qui devait justifier sa mise à distance par l’entourage du général de Gaulle lors du discours d’Épinal15. Si entre avril et juin 1947, le lancement du RPF s’effectua dans le désordre et la multiplication des initiatives isolées16, la désignation des premiers responsables permit aux anciens de l’Union gaulliste de prendre en main la nouvelle formation politique dans les Vosges. Le 15 juin 1947, Charles Guthmüller était désigné comme Secrétaire départemental provisoire du RPF, puis Délégué départemental ; parmi les premiers responsables locaux figuraient Delafenêtre et Michel Madelin17, anciens dirigeants de l’Union gaulliste.

Le RPF vosgien face aux autres formations politiques

  • 18 La Liberté de l’Est, 1er octobre 1946.
  • 19 Louis Terrenoire. De Gaulle 1947-1954 : pourquoi l’échec ? Paris, Plon, p. 69 et 121.
  • 20 L’Effort vosgien, mai 1947.

8Dès le printemps 1947, le RPF fut en butte aux démocrates-chrétiens dans les Vosges. À la Libération, le MRP y avait bénéficié de l’implantation du mouvement « Jeune République », qui avait obtenu un député aux législatives de 1936. Son image de « parti de la fidélité » à de Gaulle lui avait permis d’arriver en tête des suffrages vosgiens en juin et octobre 1946. Le syndicaliste et ancien résistant Marcel Poimboeuf, leader local du MRP, se signala dès le discours d’Épinal, auquel il assista, par un antigaullisme passionné18. Dès avril 1947, il apparut comme un des adversaires les plus résolus du RPF au niveau national, avec Pierre-Henri Teitgen ou André Colin19. L’Effort vosgien, mensuel du MRP dans les Vosges, devait ainsi reprocher au RPF, jusqu’en 1951, d’ouvrir la voie à des dérives factieuses, et de constituer un facteur de division20. La lutte entre le MRP vosgien et le RPF culmina avec les élections législatives de juin 1951, qui virent la défaite de Poimboeuf et de son colistier Farinez, au profit d’une liste RPF apparentée aux Indépendants et aux radicaux. À gauche, la création du RPF suscita le 29 avril 1947, en réaction, un Comité vosgien de vigilance républicaine. Présidé par Victor Benoît, conseiller général et maire SFIO de Thaon-les-Vosges, ce comité rassemblait des communistes et socialistes, et obtint le soutien du Comité départemental de la Libération. Le Travailleur vosgien, journal des socialistes, et l’hebdomadaire communiste Vosges nouvelles relayèrent les initiatives du Comité de vigilance républicaine en 1947-1948, tout en critiquant avec virulence les gaullistes d’opposition.

  • 21 FCDG RPF 1 et 2.

9En 1947-1948, le RPF enregistra le ralliement d’élus venus à la fois de la droite modérée et des radicaux. Il est difficile de faire la part de l’opportunisme et de la sincérité dans l’attitude de certains élus locaux : la perspective des élections cantonales, qui devaient avoir lieu en 1948 mais furent repoussées à 1949, entretint le « gaullisme » d’hommes qui se réclamaient jusque-là des Indépendants. Ce fut le cas d’André Barbier, qui rejoignit l’Intergroupe gaulliste à l’Assemblée nationale21, ou d’Henri Parisot, maire de Mirecourt. À la fin 1947, les anciens conseillers départementaux Gaillemin et Bouloumié se rapprochèrent également du RPF, soucieux peut-être d’y trouver une étiquette qui fît oublier un passé vichyste. D’autre part, le Parti radical avait été très affaibli par la 2e guerre mondiale dans les Vosges : plusieurs personnalités qui en étaient issues adhérèrent au RPF au printemps 1947, sans y demeurer au-delà de 1948-1949, comme l’avocat Henry Najean, maire d’Épinal en 1944, nommé délégué à la Propagande, ou Thiaucourt à Remiremont.

Le gaullisme d’opposition : dirigeants, adhérents et électeurs

  • 22 Charles Guthmüller demeura Délégué départemental après son élection comme maire d’Épinal, en octob (...)
  • 23 Citons Ivan Goguel de Toux, Gabriel Hayotte, Lucien Gonand ou le général Martin.
  • 24 Jean Charlot. Le gaullisme d’opposition, 1946-1958. Paris, Fayard, 1983. Bernard Lachaise. Le gaul (...)
  • 25 L’hémorragie des adhérents fut spectaculaire dès 1949, avec 850 cartes délivrées seulement. FCDG R (...)
  • 26 FCDG RPF 590.
  • 27 Pierre Letamendia. Le Mouvement républicain populaire. Paris, Beauchesne, 1995, p. 208.
  • 28 Plus de 30 % de la population active vosgienne travaillait encore dans le secteur primaire sous la (...)
  • 29 Lettre de René Gonand à Louis Terrenoire, 17 février 1951. FCDG RPF 590.

10Zone de force du gaullisme d’opposition entre 1947 et 1954, les Vosges ne connurent que deux délégués départementaux RPF pendant cette période : Charles Guthmüller22 (1947-1949), puis René Gonand (1949-1954), qui avaient en commun un passé résistant. Les principales personnalités non communistes de la Résistance vosgienne adhérèrent au mouvement gaulliste au printemps 1947, avant de s’en écarter dès 194823. Dans l’ensemble, la chronologie du RPF vosgien ne déroge aucunement aux rythmes identifiés par Jean Charlot ou Bernard Lachaise24 : aux succès électoraux et militants de 1947-1948 succéda un début de reflux des adhésions en 1949-195025 ; après un léger sursaut à l’approche des législatives de juin 1951, les effectifs s’effondrèrent en 1952. Le RPF aurait ainsi compté entre 3500 et 4000 adhérents vosgiens en février 194826, chiffre à comparer aux 8000 adhérents du PSF dans les Vosges en 1937. Au lendemain de sa création, le RPF se situait donc devant la SFIO, le MRP27, et même le PCF pour le nombre de militants dans le département. En 1951, 1 301 personnes étaient adhérentes au RPF dans les Vosges, ce qui en faisait un des trente plus gros groupements départementaux de France. En 1954, date à laquelle un nouveau fichier des adhérents fut établi, la formation gaulliste n’avait plus délivré que 136 cartes. Toute sociologie des adhérents vosgiens est malaisée : le seul fichier exploitable est celui de 1954, qui pèche par son caractère tardif. Plus de 40 % de ces adhérents de 1954 appartenaient aux classes moyennes et salariées, pour une proportion identique de patrons de l’industrie et du commerce. La sous-représentation des ouvriers (7 sur 136 adhérents) et des actifs agricoles (4 seulement28) traduit une double réalité. Dès 1947, le RPF éprouva des difficultés à s’implanter dans les zones de forte concentration ouvrière du département – vallée du Rabodeau, cantons de Châtel-sur-Moselle et de Fraize –. Le parti communiste à Plainfaing ou la SFIO à Senones étaient, par exemple, trop solidement implantées pour permettre qu’une nouvelle formation, fût-elle gaulliste, séduisît la population des cités ouvrières. D’autre part, la discrétion du RPF quant aux problèmes agricoles a pu nuire à son implantation sur le plateau lorrain29 (moitié ouest du département) : la nature du peuplement dans cette zone ne favorisait pas les partis de masses, puisqu’on n’y comptait aucune ville de plus de 9 000 habitants en 1950. Au plus fort de la poussée gaulliste, en 1948-1949, plusieurs cantons ruraux y demeuraient dépourvus de responsable RPF, comme à Darney ou Lamarche.

11Il existe toutefois un décalage entre les résultats électoraux obtenus par le RPF à partir de 1947 et sa géographie militante. En 1954, les adhérents vosgiens du RPF étaient majoritairement concentrés dans les villes, notamment petites ou moyennes, de l’est du département : La Bresse, Le Thillot, Bruyères, Rambervilliers… Aux législatives du 17 juin 1951, le RPF obtint certes plus de 35 % dans ces cantons, mais il rassembla des pourcentages comparables dans l’ouest des Vosges, à Bains-les-Bains, Bulgnéville ou Châtenois. L’électorat vosgien du RPF se partageait entre les classes moyennes, une partie importante des ouvriers des zones d’industrialisation diffuse (vallée de la Vologne, haute vallée de la Moselle), et des voix venues de la droite modérée. Dans les cantons que détenait le PSF avant 1939, le RPF se situa au-dessus de sa moyenne départementale (30 %) en juin 1951, dépassant même les 40 % à Saulxures-sur-Moselotte et à Plombières-les-Bains.

  • 30 Lettre d’Henry Najean à Jacques Soustelle, 7 septembre 1947. FCDG RPF 590.

12Le RPF pouvait être considéré comme le premier mouvement de droite « centralisé ». Les tensions furent vives dans les Vosges comme dans le reste de la France, entre des dirigeants locaux souvent ouverts au compromis et la direction du Rassemblement. Tout indique que le gaullisme politique fut perçu comme une opportunité de rassembler les droites vosgiennes par des dirigeants comme Charles Guthmüller ou Michel Madelin. En effet, alors que les Vosges ne comptaient que quatre villes de plus de 9 000 habitants au moment des élections municipales d’octobre 1947, plusieurs cadres vosgiens du RPF plaidèrent alors pour des stratégies locales d’alliance avec les Indépendants ou les radicaux. Le délégué à la Propagande n’hésita pas à dénoncer les intentions rigides du Général30. Contrairement aux directives de la rue de Solférino, les gaullistes ne présentèrent pas de liste homogène à Saint-Dié et Thaon-les-Vosges. À Épinal, Charles Guthmüller, délégué départemental du RPF, ne devint maire, malgré un succès limité au second tour, que grâce au soutien des Indépendants ; à Remiremont en revanche, l’ex-MRP Grenier l’emporta sans difficultés sur une liste gaulliste.

  • 31 Les listes RPF conclurent des apparentements dans 11 départements, souvent pour assurer l’élection (...)
  • 32 Le Figaro, 26 mars 1952.

13Les élections au Conseil de la République en novembre 1948 offrirent une autre occasion de mesurer l’influence du RPF sur les élus locaux : la proximité entre gaullistes et indépendants s’y traduisit par la conclusion d’un accord de désistement mutuel. La liste du RPF, conduite par Grenier, maire de Remiremont, pourtant vainqueur des gaullistes aux municipales d’octobre 1947, devança au premier tour celle des Indépendants, emmenés par Henri Parisot, lui-même Vice-président du Conseil départemental du RPF Grenier et Michel Madelin, ancien du PSF furent donc élus pour le RPF. La confusion entre indépendants et gaullistes fut à nouveau manifeste aux élections cantonales des 20 et 27 mars 1949. Certains dirigeants du RPF choisirent en effet de se présenter comme « indépendants » aux électeurs : ainsi du délégué à la Propagande et conseiller de la République Michel Madelin à Bruyères, ou de Camille Méline à Gérardmer. Ayant accordé son investiture à des sortants de droite, le RPF put se prévaloir de compter 11 élus au soir du second tour : il s’agissait largement d’un succès trompeur. C’est dans ce contexte que Maurice Lemaire fut autorisé par de Gaulle à conclure des apparentements avec les Indépendants et les Radicaux en juin 1951 pour battre le MRP Marcel Poimboeuf31 : de fait, l’ancien syndicaliste ne fut pas réélu, les listes apparentées ayant rassemblé plus de 50 % des voix. Au printemps 1952, l’ambiguïté entre gaullistes et indépendants devait être illustrée une dernière fois, lors d’une élection législative partielle : à cette occasion, le docteur Gaillemin, fils de l’ancien sénateur et conseiller départemental Louis Gaillemin, fut élu grâce au soutien du RPF et à un accord de désistement conclu avec le candidat des Indépendants. Sa victoire fut interprétée comme un succès gaulliste par Le Rassemblement. Le Figaro y vit au contraire le signe de la popularité du nouveau président du conseil Antoine Pinay32.

  • 33 Frédéric Turpin. Le Gaullisme et l’Indochine (1940-1956). 2 Tomes. Villeneuve d’Asq, Presses unive (...)
  • 34 Charles Guthmüller vota même contre la question préalable le 30 août 1954, approuvant de facto la (...)

14Les dissensions internes n’épargnèrent pas le RPF vosgien. La ligne de fracture séparait, d’une part, une conception « gaullienne » du RPF comme rassemblement devant éviter tout marchandage et toute concession au « système », et des vues plus « gaullistes », assumant de jouer le jeu politique pour imposer les réformes dont le pays avait besoin. René Gonand et André Garnier défendirent, respectivement comme Délégué départemental à partir de 1949 et comme Député, le choix du non-compromis. André Garnier s’opposa ainsi à Pierre Mendès France en 1954-1955, quand la majorité des députés gaullistes soutenait un gouvernement où figuraient des compagnons comme Chaban-Delmas et Lemaire33. Charles Guthmüller, Michel Madelin et Maurice Lemaire inclinaient à plus de souplesse34 : ils rejoignirent les Républicains sociaux en 1954.

Un département atypique ?

  • 35 On peut évoquer René Gonand, Charles Guthmüller, Delafenêtre, Antuszewicz ou Georges Boucher.
  • 36 Patrick Guiol. L’impasse sociale du gaullisme. Le RPF et l’action ouvrière. Paris, Presses de la F (...)
  • 37 Bulletin mensuel de liaison des groupes d’entreprises des Vosges (décembre 1949). FCDG RPF 590.

15Entre 1947 et 1954, les dirigeants du RPF furent souvent issus des milieux patronaux vosgiens35, pour qui action professionnelle, action sociale et action politique se confondaient, et qui avaient déjà fourni au Parti social français une partie de ses dirigeants vosgiens avant-guerre. Les familles Halbout, Boucher ou Delafenêtre établirent une continuité entre le premier parti de masses à droite et le RPF Le gaullisme d’opposition réinvestissait une tradition de paternalisme industriel très caractéristique de la vallée de la Vologne ou de la haute vallée de la Moselle par exemple. On observe notamment que le personnel d’encadrement (contremaîtres…) des usines dirigées par des patrons « gaullistes » adhéra fréquemment au RPF entre 1947 et 1954. L’Action professionnelle et sociale, branche professionnelle du mouvement gaulliste36, préconisa dès 1948 la formation de groupements d’entreprises RPF dans les zones de forte concentration ouvrière : or, les vingt groupements d’entreprises formés dans les Vosges en 194937 avaient tous bénéficié de la bienveillance d’un patron gaulliste. Cette activité para-syndicale et le thème de l’Association capital-travail se trouvaient placés dès lors dans une perspective de lutte contre le communisme, plus que d’émancipation. Pendant la campagne des législatives de juin 1951, les réunions publiques sur l’Association furent animées par Maurice Gully et Georges Boucher : au premier, contremaître, revenait de traiter du malaise ouvrier et de l’Association comme solution ; le second, industriel du textile, intervenait ensuite pour placer la pensée sociale des gaullistes dans une perspective internationale. L’industriel Georges Boucher, délégué à l’action professionnelle et sociale, devint au reste Président du Conseil départemental du RPF en 1952 : il avait accueilli le général de Gaulle dans sa propriété de Cheniménil à l’occasion d’une visite privée, les 19 et 20 mai 1950. Il y eut peut-être, dans les Vosges comme ailleurs, une « tentation du gaullisme de gauche » en 1953-1954 : pour être plus exact, c’est à ce moment que les patrons « sociaux » prirent le plus de poids au sein du RPF local, avant sa mise en sommeil.

  • 38 Il avait été élu maire d’une petite commune de l’Est vosgien, Colroy-la-Grande, en 1947.
  • 39 Lettre de René Gonand à Jacques Foccart, 29 décembre 1954. FCDG RPF 590.

16La personnalité de Maurice Lemaire représente une autre singularité du RPF vosgien. Faux parachuté38, l’ancien directeur général de la SNCF avait été imposé comme tête de liste pour les élections législatives du 17 juin 1951 par la direction du mouvement gaulliste, au grand dam du maire d’Épinal Charles Guthmüller. Contesté dans son choix de participer aux gouvernements Laniel, Mendès, puis Mollet39, Lemaire avait veillé à s’implanter solidement dans le secteur de Saint-Dié, devenant Conseiller général de Raon-l’Etape en octobre 1951. Son autorité personnelle permit aux Républicains sociaux d’obtenir un de leurs meilleurs résultats nationaux dans les Vosges le 2 janvier 1956. Avec un peu plus de 20 % des voix, Lemaire, devenu proche de Chaban-Delmas, fut aisément réélu. Le nord-est du département, peu favorable aux gaullistes, avait donné au ministre Lemaire des résultats flatteurs, en plein crépuscule du gaullisme politique. Réélu au scrutin d’arrondissement en 1958, Maurice Lemaire siégea à l’Assemblée nationale jusqu’en 1978.

  • 40 Georges Gaillemin et Georges Boucher étaient morts respectivement en janvier 1958 et en 1953. Mich (...)
  • 41 Fernand Gosserez avait été délégué aux Jeunes du RPF (RJF) de 1947 à 1949.

17Maurice Lemaire excepté, le lien entre le personnel dirigeant du RPF et les cadres de l’UNR apparaît moins marqué dans les Vosges que dans d’autres départements. Jean-Marie Grenier, qui n’avait jamais adhéré au RPF mais avait été élu sous cette étiquette au Conseil de la République en 1948, et Charles Guthmüller, ancien député, furent certes portés à l’Assemblée nationale par le vote des Vosgiens, les 23 et 30 novembre 1958. Mais le second ne rejoignit pas les rangs d’une UNR trop associée à ses yeux à Maurice Lemaire : non inscrit, il alla jusqu’à censurer le gouvernement Pompidou le 5 octobre 1962. L’ancien sénateur Michel Madelin, l’industriel Georges Boucher, les anciens députés André Garnier et Georges Gaillemin ne jouèrent aucun rôle dans le lancement de l’UNR vosgienne, soit qu’ils fussent décédés prématurément ou décidés à rester à l’écart de la politique active40. La relève gaulliste, déjà présente en 1958 avec le tandem malheureux Jean-François Dupré-Gabriel Bodenreider dans la 4e circonscription (Neufchâteau), devait s’imposer en 1962 avec l’élection de Marcel Hoffer et de Christian Poncelet dans les 1re et 3e circonscriptions. Dans l’ensemble, l’UNR fut bien davantage animée, après 1962, par des dirigeants issus de la droite modérée (Jean Mansuy à Saint-Dié, Marcel Gunslay à Remiremont) ou par une nouvelle génération de cadres que par les anciens dirigeants du RPF dans les Vosges. Le gaullisme au pouvoir exigeait des élus et des responsables qu’ils troquent la combativité des opposants pour la docilité des godillots : les dernières années de la guerre d’Algérie illustrèrent cette douloureuse réalité, qui virent s’éloigner plusieurs anciens cadres vosgiens du RPF passés à l’UNR, comme Fernand Gosserez41.

Notes

1 Maurice Lemaire, tête de liste RPF en juin 1951 dans les Vosges, fut ministre dans les gouvernements Laniel, Mendès France et Mollet ; il fut réélu comme Républicain social le 2 janvier 1956, puis, après le rétablissement du scrutin d’arrondissement, dans la 2e circonscription des Vosges (Saint-Dié) de 1958 à 1973. Christian Poncelet, devint député UNR de la 3e circonscription des Vosges (Remiremont) en 1962. Constamment réélu, il occupa plusieurs postes de secrétaire d’État entre 1972 et 1977, avant d’entrer au Sénat en 1977, et d’en être élu président en 1998. Philippe Séguin, député RPR de la 1re circonscription des Vosges (Épinal) de 1978 à 2002, fut ministre des Affaires sociales entre 1986 et 1988, puis Président de l’Assemblée nationale (1993-1997).

2 L’accueil reçu à Épinal aurait rasséréné de Gaulle. Dix jours avant le référendum qui devait approuver la Constitution de la IVe République, il déclarait à Claude Mauriac : « Je suis sûr qu’ils [les membres du gouvernement] ne s’en tireront pas. Je suis sûr de gagner. […] Le pays est pour moi. Vous avez vu la foule d’Épinal, cette foule qui, peut-être votera oui par obéissance à ses partis respectifs, mais qui, dans le fond, est et restera pour moi. » Claude Mauriac. Un autre de Gaulle. Paris, Hachette, 1970, p. 237.

3 Discours d’Épinal, 29 septembre 1946. Charles de Gaulle. Discours et messages. T. II : Dans l’attente (1946-1958). Paris, Plon, 1970, p. 27.

4 Jean Charlot. « Le gaullisme », in Jean-François Sirinelli (dir.). Histoire des droites. T. I : Politique. Paris, Coll. « Tel », Gallimard, 2006 (rééd.), p. 653-683. Voir également Serge Berstein. Histoire du gaullisme. Paris, Perrin, 2001.

5 Gilles Grivel. « Les modérés dans les Vosges, 1919-1940 », in Les modérés dans la vie politique française (1870-1965). Presses universitaires de Nancy, 2000.

6 Louis Marin, qui présida longtemps la Fédération républicaine, fut inhumé à Bruyères, dans les Vosges, en 1965.

7 Jean-Paul Thomas. Droite et rassemblement du PSF au RPF (1936-1953). Thèse de doctorat, IEP Paris, 2003, p. 279.

8 Nombre de radicaux vosgiens se montrèrent hostiles ou réservés à l’égard du Front populaire, comme Paul Elbel ou Camille Picard.

9 Voir à ce sujet le témoignage de Georges Savouret, président du CDL des Vosges en 1944. Pierre Rothiot. 150 ans au service du peuple. Charmes, Feuillard, 1979, p. 256.

10 Robert Dodin. La Résistance dans les Vosges. Thèse de doctorat de 3e cycle. Faculté de lettres de Nancy, 1974.

11 Dans l’entre-deux-guerres, ce canton avait élu le radical Camille Picard.

12 Il s’agissait du Maine et Loire, de la Moselle, du Maroc et des Vosges. Bernard Lachaise. « L’union gaulliste pour la IVe République ». La Genèse du RPF. Paris, Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle no 4, 1997, p. 199.

13 Jean Baumann, ancien responsable du NAP Eaux et Forêts sous l’Occupation.

14 « La défunte Union gaulliste était considérée comme réactionnaire et très fortement PRL dans le département ». Lettre de A. Segrétain, 30 août 1947. FCDG RPF 590.

15 Claude Guy. En écoutant de Gaulle. Paris, Grasset, 1996, p. 125 et 129.

16 Dès le 10 mai 1947, trois permanences du RPF étaient ouvertes dans les Vosges, à Épinal, Remiremont et Vittel. FCDG RPF 590.

17 Michel Madelin était le neveu de l’historien – et député des Vosges Louis Madelin.

18 La Liberté de l’Est, 1er octobre 1946.

19 Louis Terrenoire. De Gaulle 1947-1954 : pourquoi l’échec ? Paris, Plon, p. 69 et 121.

20 L’Effort vosgien, mai 1947.

21 FCDG RPF 1 et 2.

22 Charles Guthmüller demeura Délégué départemental après son élection comme maire d’Épinal, en octobre 1947, au mépris des principes du RPF : les délégués ne devaient en principe pas détenir de mandat électif.

23 Citons Ivan Goguel de Toux, Gabriel Hayotte, Lucien Gonand ou le général Martin.

24 Jean Charlot. Le gaullisme d’opposition, 1946-1958. Paris, Fayard, 1983. Bernard Lachaise. Le gaullisme dans le Sud-ouest au temps du RPF Bordeaux, Fédération historique du Sud-ouest, 1997.

25 L’hémorragie des adhérents fut spectaculaire dès 1949, avec 850 cartes délivrées seulement. FCDG RPF 590.

26 FCDG RPF 590.

27 Pierre Letamendia. Le Mouvement républicain populaire. Paris, Beauchesne, 1995, p. 208.

28 Plus de 30 % de la population active vosgienne travaillait encore dans le secteur primaire sous la IVe République. Rapport du préfet des Vosges (août 1951), AN F1cII 300.

29 Lettre de René Gonand à Louis Terrenoire, 17 février 1951. FCDG RPF 590.

30 Lettre d’Henry Najean à Jacques Soustelle, 7 septembre 1947. FCDG RPF 590.

31 Les listes RPF conclurent des apparentements dans 11 départements, souvent pour assurer l’élection d’une personnalité gaulliste, comme le général Billotte en Côte d’Or ou Léon Noël dans l’Yonne.

32 Le Figaro, 26 mars 1952.

33 Frédéric Turpin. Le Gaullisme et l’Indochine (1940-1956). 2 Tomes. Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 511.

34 Charles Guthmüller vota même contre la question préalable le 30 août 1954, approuvant de facto la CED.

35 On peut évoquer René Gonand, Charles Guthmüller, Delafenêtre, Antuszewicz ou Georges Boucher.

36 Patrick Guiol. L’impasse sociale du gaullisme. Le RPF et l’action ouvrière. Paris, Presses de la FNSP, 1985.

37 Bulletin mensuel de liaison des groupes d’entreprises des Vosges (décembre 1949). FCDG RPF 590.

38 Il avait été élu maire d’une petite commune de l’Est vosgien, Colroy-la-Grande, en 1947.

39 Lettre de René Gonand à Jacques Foccart, 29 décembre 1954. FCDG RPF 590.

40 Georges Gaillemin et Georges Boucher étaient morts respectivement en janvier 1958 et en 1953. Michel Madelin avait quitté le département en 1956 et André Garnier, resté maire de Viviers-le-Gras, demeura volontairement à l’écart de la vie politique national sous la Ve République.

41 Fernand Gosserez avait été délégué aux Jeunes du RPF (RJF) de 1947 à 1949.

Auteur

Professeur agrégé, doctorant en histoire contemporaine, ATER à l’Université Paris X Nanterre

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