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Terres urbaines

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Jean-Pierre Leguay

Conclusion générale

Texte intégral

1Cet essai sur les terres urbaines est l’occasion de montrer plusieurs aspects de l’histoire des villes longtemps négligés.

2• Les rares plans cavaliers dont nous disposons au Moyen Âge, les représentations de villes sur les miniatures, les censiers ou livres-rentiers, les aveux ou déclarations de biens, les inventaires montrent que les espaces construits de la plupart des cités et des bourgades du royaume de France et des grands fiefs sont moins denses que dans les villes italiennes. « De très grandes portions de l’espace urbain enfermé dans les murs sont restées non bâties » l’avaient déjà noté plusieurs historiens, notamment P. Lavedan, F. L. Ganshof, J. Heers. Les surfaces non aedificandi occupent de larges étendues qui peuvent atteindre dans les centres récemment emmuraillés jusqu’à un quart ou un tiers de la superficie enclose, davantage dans des faubourgs en gestation ou après les destructions d’un siège.

3• Ces trouées dans un tissu dense ou lâche, omniprésentes, plus marquées à mesure qu’on s’écarte des remparts correspondent à des places communales, au système de la voirie, aux lotissements dans des parcelles construites, aux abords des fortifications et des fossés, aux lices. Elles correspondent aussi aux terrains inoccupés, les « places vuydes ou ruyneuses » après un siège ou une crise démographique, aux rives des cours d’eau, aux rivages en front de mer, à des terres en culture ou en herbage, à des friches dont les monographies tentent de reconstituer l’étendue et les limites, chaque fois que la documentation écrite ou figurée, que les recherches archéologiques et toponymiques le permettent (Besançon).

4• Les places civiques, ces lieux communautaires de sociabilité, aux fonctions administratives, politiques, économiques, judiciaires, religieuses, sont vite oubliées dans les études, voire leur existence quelquefois remise en question, sous prétexte que ce sont, dans la majorité des cas, plus des placettes, des placîtres, des parvis, des croisements à peine élargis et irréguliers plutôt que de larges dégagements, fruits d’un urbanisme raisonné. Pourtant les grands espaces libres ne sont pas forcément absents au cœur des cités (Gand) ou aux abords des châteaux, des cathédrales et des beffrois. Les rues, disponibles pour la circulation et les activités artisanales et commerciales, sont étroites et sinueuses mais quelques-unes s’élargissent en grandes charrières ou en places. La grande majorité des dégagements et des liaisons correspondent à des ruelles, à des allées, à des sortes de traboules à la lyonnaise, privés ou communs, importants pour la vie communautaire. Un examen attentif du paysage urbain révèle des « devant soi » sur le bord des façades des immeubles, des cours fermées occupées par des appentis, des ateliers, des taudis, des circuits de dégagement le long des remparts, des passages sous les avancées, les auvents ou sous les piliers des maisons. Cet écheveau viaire complexe, planifié dans quelques villes neuves, sauvetés, castelnaux ou bastides, reste dans l’ensemble très dense sauf dans les faubourgs réduits à une rue principale et à deux ou trois anciens chemins ruraux en voie d’urbanisation.

5• Une ville, même intensément bâtie intra-muros, ne se conçoit pas sans des endroits livrés aux cultures ou inoccupés temporairement ou définitivement, déclarés « vuydes ou ruineulx ». Ils sont utiles à l’économie, au jardinage, à l’industrie pour mettre des toiles à sécher ou pour isoler les industries polluantes ; ils servent à la défense pour écarter les maisons des projectiles en cas de siège et plus encore comme réserve de terres constructibles en fonction d’une reprise économique (Lyon, Reims).

6Elle a besoin aussi de terrains extra-muros pour dégager la ligne de tir, pour l’exercice d’un droit de ban collectif (d’où la banlieue), une zone périurbaine proche et lointaine, un hinterland constitué de bosquets ou de véritables forêts, d’herbages, de vignobles, de marais ou terres humides (palus), de carrières de pierre. Une agglomération utilise aussi pour ses activités et pour son extension future des terrains vides ou en voie d’aménagement en bordure de la mer, des rias, des lacs et de cours d’eau que les textes désignent sous l’appellation de rives où se constituent des bas-quartiers avec des maisons basses, des rues tortueuses, des quais, des entrepôts, des ateliers, des chantiers navals (Rouen). Les bourgeois investissent leurs capitaux disponibles ici, achètent des parcelles, des vignobles, des herbages, des manoirs ou développent les tenures maraîchères, formant des ceintures vertes ou des hortillonnages (Amiens, Saint-Omer, Morlaix). Des vignobles de qualité (Beaune, Dijon, Bordeaux), des salines, des vergers occupent souvent des secteurs récemment aménagés.

7• Les places, les rues voisines des halles, les terrains vagues périphériques (Troyes, Provins) accueillent les marchés et les foires, des ateliers temporaires comme une fonderie de canon (Rennes) ou durables, souvent à deux pas des portes d’enceinte et aux abords des ponts, où s’installent aussi des auberges, des hôpitaux. Les plus belles places accueillent des hôtels particuliers mais les taudis ne sont pas éliminés avant qu’ils ne soient chassés au cours d’opérations de restauration. Elles sont bordées aussi d’édifices collectifs, de palais publics ou privés, vitrines du pouvoir en place, princier, épiscopal ou pontifical (Avignon), municipal avec les beffrois. La politique recouvre aussi ses droits qu’elle semblait un moment avoir perdus avec l’effacement du forum antique et c’est généralement là, sur ces espaces découverts, que se déroulent les grandes manifestations politiques, les discours, les révoltes, les commocions ou rebeynes comme l’ont montré plusieurs épisodes de l’histoire parisienne, gantoise, aixoise ou lyonnaise.

8• Il n’y a point d’espaces libres sans des rassemblements populaires, des réceptions, des accueils solennels à l’occasion des grandes entrées princières, sans des départs ou des étapes de processions, de manifestations ludiques autorisées ou mal tolérées. Chaque terrain disponible est associé aux fêtes, du théâtre populaire et religieux, aux manifestations sportives comme la soule ou le jeu de paume, aux tournois place des Lices, aux momeries, cavalcades et charivaris.

9• Ainsi tous ces lieux publics ou privés, ces parcelles dont les formes varient à l’infini, tantôt repliés et fermés par souci de protection, de délimitation, de fraîcheur, de propreté, tantôt largement ouverts au pied d’un château, au débouché d’un quai ou d’un pont laissent pour le moment encore et sauf de rares exceptions, peu de place aux décors arbustifs, aux plantations florales, aux statues centrales comme en Italie mais mettent en valeur, au milieu ou sur le côté, une halle ou cohue, le portail sculpté d’une église, un cloître, des édifices symboles du pouvoir ou à un degré moindre un pilori, une fontaine, un hôtel particulier comme la Maison Rouge de Conflans en Savoie.

10Les paysages sont en constant changement, les villes des chantiers permanents, à l’initiative des pouvoirs communaux ou consulaires, des seigneurs. Les détenteurs de l’espace privé sont davantage soumis à des contraintes, à des alignements imposés (Aurillac, Nancy, Reims), à des restrictions de hauteur et de débordements sur la chaussée. Déjà se dessinent, à la fin du Moyen Âge, de grands ensembles civiques géométriques, de vastes lices qui annoncent les futures places d’armes (Vannes, Rennes), de nouveaux aménagements publics plus rationnels et décoratifs comme les fontaines de Rouen.

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