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Le CAP : un diplôme du peuple

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Moreau Gilles
, 
Fabienne Maillard
, 
Guy Brucy

Troisième partie. Le cap et son public

Le CAP : un échauffement pour aller plus loin ?

Thibault Cizeau

Texte intégral

1Aujourd’hui, le baccalauréat professionnel se prépare en trois ans, ce qui aligne son cursus sur celui des séries technologiques et générales. Est ainsi réduit d’un an le parcours en baccalauréat professionnel avec pour effet immédiat la suppression du cursus de formation au brevet d’études professionnelles (BEP).

  • 1 Sur les transformations de l’espace des filières professionnelles entre le milieu des années 1980 (...)
  • 2 Maillard F., « L’emploi et l’insertion dans la réforme de la voie professionnelle : des éléments t (...)
  • 3 Certains élèves proviennent de troisième « découverte professionnelle » (couramment appelée DP6) e (...)
  • 4 C’est la réponse courte et très largement utilisée dans le discours des élèves de seconde et premi (...)

2Néanmoins, s’impose toujours aux futurs bacheliers professionnels1 une « certification intermédiaire »2, en l’occurrence un BEP ou parfois un certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Dans 26 spécialités du baccalauréat professionnel, c’est un CAP qui sert d’intermédiaire. Tel est le cas de la spécialité « technicien de chaudronnerie industrielle » (TCI) préparée par les élèves d’un lycée professionnel (LP) d’une petite ville industrielle de Bourgogne, étudiés ici. Pour une large part de ces élèves, le CAP représente leur premier diplôme : beaucoup, en effet, ne possèdent pas le brevet des collèges3. Les exigences de l’obtention du CAP, alors qu’ils préparent le baccalauréat professionnel leur donnent l’occasion d’un échauffement pour « pouvoir aller au bout »4.

  • 5 Maillard F., « L’emploi et l’insertion dans la réforme de la voie professionnelle : des éléments t (...)
  • 6 Afin d’éviter toute confusion, les propos des enquêtés insérés dans le corps du texte sont placés (...)
  • 7 Voir sur ce point : Willis P., L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvrier obtiennent des (...)

3De nombreuses études montrent que le CAP est délivré aujourd’hui à tous ceux qui passent l’examen complet (en formation initiale du moins), les élèves qui ne l’obtiennent pas ayant en général été absents à une épreuve au moins5. Les changements de barème d’évaluation, liés à des politiques volontaristes, sont élaborés pour éviter les sorties en cours d’année scolaire sans certification. En dépit de cela, le CAP peut rester un obstacle : certains élèves abandonnent avant de s’y présenter quand d’autres le perçoivent comme pas si « simple à décrocher6 ». D’où l’intérêt de saisir le point de vue des élèves de baccalauréat professionnel sur le CAP afin de comprendre le sens qu’ils donnent à ce diplôme devenu dans leur cas « intermédiaire ». Dans l’élan d’une école massifiée, l’obtention du CAP n’est pas une simple formalité pour ces jeunes des classes populaires qui sont objectivement ceux qui ont le moins à attendre et à espérer de l’institution scolaire7.

  • 8 L’évaluation en entreprise est importante pour obtenir le CAP. La deuxième évaluation est réalisée (...)
  • 9 Français et mathématiques. Tout en sachant qu’ils peuvent se présenter au baccalauréat professionn (...)
  • 10 « L’ordre usinier » dont il est question ici renvoie à l’apprentissage des codes de la hiérarchie (...)

4Pour les élèves de baccalauréat professionnel TCI, l’obtention du CAP8, en-dehors d’une série d’épreuves écrites classiques9, dépend essentiellement des stages réalisés dans l’univers professionnel, durant lesquels l’élève est amené à travailler sous la direction d’un maître de stage. L’analyse proposée ici veut mettre au jour les mécanismes d’imposition d’un ordre usinier10 au sein d’un système d’enseignement, c’est-à-dire la construction d’un ordre scolaire particulier. Partir d’un contexte local caractérisé par un maillage étroit entre formations et emplois industriels permet de tenir compte des différentes sphères d’encadrement des jeunes en formation. Loin d’être seulement une certification scolaire, le diplôme apparaît plutôt comme un point de jonction entre deux univers sociaux. L’encadrement pédagogique prépare le jeune « débrouillard », « curieux » ou « bosseur » à s’intégrer au monde de l’entreprise... et met à distance celui qui ne joue pas le jeu, rétif à l’ordre scolaire, « fainéant » et « peu motivé », (encore) mal adapté à l’univers usinier auquel il est pourtant objectivement promis.

Une « certification intermédiaire » socialisatrice au monde ouvrier

  • 11 L’étude est réalisée dans le cadre d’une recherche collective intitulée « Encadrement et sociabili (...)
  • 12 Le LP propose quatre filières d’études pour préparer un baccalauréat professionnel : « Maintenance (...)
  • 13 À partir d’une enquête quantitative et d’une analyse comparative, en termes de recrutement social (...)

5Les données mobilisées ici proviennent d’une enquête de terrain menée dans un LP auprès d’élèves et d’enseignants d’une région rurale de l’est de la France11. Ce LP propose une offre de formation construite en rapport étroit avec l’emploi local : maintenance industrielle et chaudronnerie industrielle12. Il s’inscrit dans un espace scolaire13 segmenté et hiérarchisé. La composition scolaire et sociale des « bacs pros » accueillis dans ce LP, le seul dans un rayon de 30 km, est étroitement liée à la position dominée que la voie professionnelle occupe dans l’espace de l’enseignement secondaire.

  • 14 Passage imposé, il n’est cependant pas obligatoire pour accéder au baccalauréat professionnel. Par (...)

6Au sein de la spécialité chaudronnerie industrielle, le CAP n’est plus le rite d’intronisation dans le monde ouvrier et ne représente plus la figure de l’ouvrier qualifié. En tant que diplôme intermédiaire, il n’est plus l’aboutissement final d’un parcours de formation14, mais procède d’une évaluation des différents apprentissages transmis tout au long de la première année de préparation du baccalauréat professionnel. Ce statut de certification intermédiaire dissout ses liens avec l’emploi qualifié, corrélés désormais au baccalauréat professionnel.

7Ainsi, Bernard, professeur d’atelier, déclare en entretien :

« TC : En Chaudronnerie la “certification intermédiaire” c’est le CAP ?
B : [...] En chaudronnerie, [les gamins] ils passent le CAP quand ils sont en première année de bac pro, euh non quand ils sont en deuxième année de bac pro, ils passent le CAP...
TC : Oui, “les gamins” ne viennent plus pour passer juste le CAP...
B : Ah non ! Ils ne viendront plus juste pour passer le CAP.
TC : C’est important pour toi qu’ils passent le CAP ?
B : Moi, pour moi, plus le gamin, plus il a de la culture, de l’expérience, de la culture, de la culture qu’on leur apprend hein, mieux c’est pour eux. Bon, parce que faut pas, bon faut quand même se rappeler d’une chose, c’est que quand moi j’étais jeune et que je faisais passer des petits examens de CAP au départ et tout ça, pff, j’étais pas meilleur que les élèves hein. Euh, voilà, tu vois ce que je veux dire... »

  • 15 Les élèves doivent effectuer deux stages de 6 semaines durant l’année scolaire.

8Le CAP se prépare principalement entre l’atelier du LP et les divers ateliers fréquentés pendant les périodes de stages15. Il est évalué par contrôle en cours de formation (CCF). Les savoirs et les savoir-faire, c’est-à-dire la « culture qu’on leur apprend » (cf. les propos de l’enseignant ci-dessus), sont évalués par le biais de trois séances pratiques correspondant à 12 heures d’évaluation.

9Dans le discours des enseignants du secteur professionnel figure toujours cette injonction à être « autonome », à « savoir se prendre en charge et à gérer son temps » ainsi qu’à « être efficace et productif » qui caractérisait le CAP avant la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans. Ces termes, inscrits dans le curriculum général du diplôme, sont très souvent répétés par les enseignants à leurs élèves : « savoir organiser son poste de travail » à l’atelier, c’est faire preuve d’« autonomie ». L., enseignant à l’atelier, estime que « ses » élèves, qu’il qualifie de « moyens », vont « avoir du mal à se débrouiller par la suite, ils n’en veulent pas... » Les professeurs d’atelier aimeraient avoir davantage de « bons élèves » et des « passionnés » par la chaudronnerie.

  • 16 Sur l’entrée des jeunes ouvriers et employés sur le marché du travail et leur autonomie relative, (...)

10La plupart des élèves de première souhaiteraient s’orienter vers l’apprentissage l’année suivante, étant plutôt réceptifs aux campagnes de communication très abondantes ces dernières années qui valorisent l’apprentissage : « être payé en même temps, c’est mieux » rapportent certains élèves arrivés dans cette spécialité sans trop le vouloir, à cause de résultats scolaires insuffisants pour espérer entreprendre un parcours dans la voie générale et technologique. La « paye » est un sujet qui revient très souvent dans les discussions entre élèves. Elle renvoie à une autonomie pratique au quotidien pour ces jeunes des classes populaires16 : « gagner un peu d’argent » pour « passer le permis et bouger » de « chez les parents », voire s’installer avec « la copine » pour certains d’entre eux.

D’un atelier à l’autre

  • 17 L’enseignant du secteur professionnel joue un rôle prépondérant ; il entretient des relations étro (...)

11Si l’atelier du LP et celui de l’entreprise constituent deux univers distincts, ils sont néanmoins fort ressemblants sur bien des aspects de par leur agencement et par l’autorité qui s’y exerce. Ce sont tous deux des lieux de sociabilité et de reproduction de la main-d’œuvre ouvrière. Ces sous-espaces ont en commun de former les élèves à un ordre usinier tout en les maintenant au sein d’un ordre scolaire (cf. encadré « une séance d’évaluation »). Le rôle de l’enseignant, figure centrale17, est de réguler les aspirations scolaires et professionnelles des élèves lors de leurs multiples allersretours entre périodes de stage et périodes de formation au LP.

  • 18 Propos d’un enseignant auprès de ses élèves peu de temps avant l’évaluation pratique du CAP de cha (...)
  • 19 Pour certains enseignants, la « difficulté de recrutement » proviendrait d’une part des « responsa (...)
  • 20 Cf. Beaud S. et Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, op. cit. La dégradation symbolique e (...)

Une séance d’évaluation : « Un CAP doit être autonome !18 »
Ils sont huit élèves à être évalués sur une épreuve pratique faisant partie du contrôle en cours de formation (CCF). Pendant la séance, et de façon insistante, l’enseignant reprend les élèves sur la notion de « sécurité à l’atelier ». Il peut se trouver à l’autre bout de l’atelier et crier : « T’es en sécurité là ? T’es sûr ? Regarde un peu... Elles sont où tes lunettes ? ! [...] C’est le CAP, les gars... » Il se tourne vers moi et me prend à partie : « Ils y sont pas ! C’est grave... 12 heures c’est pas assez. Ils sont à l’arrêt complet... Ça serait moi je serais tête baissée, la tête dans les godasses [...]. Ils ne sont pas à ce qu’ils font... » Le prof apparaît désabusé, n’arrivant pas à mobiliser « ses » élèves et se trouvant par moments en situation de conflit. Lors d’une légère altercation avec un élève, il me prend à témoin : « T’as vu comment il me répond ? Je te mettrais deux claques... Oh je le laisse, il peut faire ce qu’il veut, je m’en fous, l’année prochaine lui il est plus là. Si il ne veut pas comprendre je m’en tape, je le laisse. » Pour l’enseignant, le « niveau » des élèves pose « problème » : « Ils n’ont pas leur place en terminale, ils ont pas le niveau... » Derrière le « niveau faible » des élèves et le « manque d’engagement », apparaît en toile de fond la problématique du recrutement19 d’une filière, la chaudronnerie industrielle, en crise et dévaluée symboliquement20.

12À travers l’évaluation par le CAP, le LP tente de diffuser une norme de travail et les « valeurs » de l’entreprise, pour former et conformer les jeunes au monde du travail industriel. Il s’agit aussi de maintenir une certaine légitimité de l’enseignement professionnel et de ses enseignants. L’enseignement professionnel, garant de la diffusion de savoirs pratiques, reste extrêmement dépendant d’un univers professionnel local, avec lequel il doit constamment s’ajuster et se légitimer. Comme l’affirment très souvent les professeurs d’atelier à leurs élèves : « Travailler pour apprendre et non apprendre pour travailler ! », ou encore : « Vous êtes amenés à être de futurs professionnels, messieurs ! » Devenir ouvrier est un apprentissage qui se construit entre deux univers : l’école (LP) confère des savoirs et des savoir-faire par l’intermédiaire du travail en atelier, puis l’entreprise par le travail réalisé en stage. Outre l’apprentissage du métier, ces entités façonnent plus globalement les corps des élèves : façon de se tenir en face des machines, de manipuler des outils et de se déplacer dans un atelier. Dans l’atelier, les corps sont soumis à l’épreuve physique et la valorisation de la force physique y est prédominante. L’enseignant demande assez fréquemment aux élèves de déplacer du matériel (tôle, barres de fer, bouteilles de gaz).

  • 21 Comme le rappelle Claude Grignon, l’apprentissage est une école de l’effort et de la volonté ; Gri (...)
  • 22 Sur les formes de la perpétuation d’un ethos ouvrier au sein d’un village ouvrier, voir Renahy N.,(...)

13Les enseignants, garants de l’ordre corporel, jouent un rôle très important – et à travers eux l’institution scolaire – dans la valorisation et l’apprentissage21 de la force et de l’effort physique. Ils assurent ainsi l’expression d’un entre-soi du groupe, caractéristique d’un ethos ouvrier22.

Un apprentissage de la division sociale du travail

  • 23 Ce n’est pas une blouse classique, sa tenue est en deux parties. Le nom du groupe auquel appartien (...)
  • 24 Son grand-père paternel était cheminot.

14Jordan est assez discret, il fait partie des « bons gars » qui « bossent bien », selon ses professeurs. Son père est ouvrier dans une des usines de la ville, il est : « Contrôleur qualité, en fait avant il était ouvrier, il était à côté des machines, et maintenant il est dans une cabine et il contrôle les tubes. Il est toujours dans l’atelier mais dans une cabine, avant il était ouvrier, il mettait les tubes là où il fallait. » Pour travailler à l’atelier du LP, Jordan possède un « bleu sorti de l’usine » par son père. Cela lui a d’ailleurs été reproché par l’enseignant qui trouve que ce n’est pas un « bleu conforme23 » à la norme de l’atelier et que « ça appartient à l’entreprise ». Sa mère est actuellement sans emploi, elle a travaillé en tant que caissière dans un supermarché de bricolage et a enchaîné des « petits boulots » en tant qu’intérimaire. Ils ont longtemps habité à Rivey-Lès-Bordes (commune distante de 10 km du LP) dans les HLM en face de l’atelier SNCF24 avant d’emménager dans un pavillon à St Pierre-les-Bard il y a dix ans. Jordan est sapeur pompier volontaire à St Pierre-les-Bard dans une « caserne qui marche bien qu’avec des volontaires ». « [...] J’ai toujours eu ça en moi » ; il s’imagine « devenir un jour professionnel [...], ça serait l’idéal même si il faut bouger ».

  • 25 Le rapport au temps y est central. Très souvent, ces commandes contraignent les élèves à produire (...)

15Lors d’une première rencontre en janvier 2011, Jordan était dans l’atelier chaudronnerie du LP. Cet atelier est pour lui un lieu de production : « Si tu veux, on est comme un peu des sous-traitants25. » Pour lui, le passage du CAP est une « formalité », même si comme pour la plupart de ses collègues, il s’agit d’obtenir leur premier diplôme :

« Bah le CAP, bah de toute façon c’est toujours ça en poche, mais à la base je suis venu pour le bac pro. Je ne savais même pas en début d’année dernière que j’allais passer un CAP quoi... Donc ça fait ça en plus, quoi. Ouais, on peut dire ça comme ça... Et puis ça va nous entraîner un peu pour l’année prochaine. »

  • 26 Sur sept élèves préparant le CAP, deux ne se sont pas présentés aux premières épreuves.
  • 27 C’est sa mère qui l’y a conduit tous les jours.

16Jordan a une vision du monde du travail cantonnée à l’industrie locale, qu’il nomme « les usines » : celles-ci représentent pour lui un ensemble concentré à St Pierre-les-Bard. Son discours s’est construit avec l’expérience de la vie quotidienne d’un père ouvrier, mettant en avant la fatigue de son père lorsqu’il rentre au petit matin après le travail de nuit : « Les trois huit c’est pas mon truc. » Six mois plus tard, en plein mois de juin lorsque les périodes d’examens approchent et s’annoncent délicates pour certains élèves26, Jordan porte un autre regard sur « le travail à l’usine ». Il vient de terminer sa période de stage (8 semaines), effectuée chez un artisan en chaudronnerie et serrurerie situé dans un petit village à 20 km du LP27. Cette petite entreprise compte cinq employés. Cette période de stage ne s’est pas déroulée comme il l’aurait souhaité. Même si le stage s’est relativement bien passé, Jordan est moins enthousiaste qu’après son premier stage : « ça a été, ouais... Pour moi oui, mais pour les profs non, à ce qu’il paraît... Pourtant j’ai fait tout ce qu’il fallait, bah des fois une pièce ou deux ratées ça peut arriver à tout le monde, mais rien de très inquiétant pourtant... J’étais à l’heure. » Son expérience chez cet artisan l’a amené à repenser l’idée d’aller travailler un jour à l’usine. La plupart de ses copains travaillent à l’usine et « ils ne s’en plaignent pas... Bon, y a la cadence, mais c’est comme tout, y a des avantages et des inconvénients » :

« TC : [...] Quand tu dis “trouver du boulot”, c’est aussi... (Il m’interrompt)
J : Oui quand même potable, euh, pas...
TC : Y a un truc que t’aimerais pas faire ?
J : Bah... (il réfléchit un instant), les usines au début ça me faisait un peu peur, et puis quand je réfléchis bien, pas tellement.
TC : C’est-à-dire ?
J : Bah avant... c’étaient les trois huit. Mais en fait les trois huit ça peut être pas mal aussi au niveau... Parce que au pire quand t’es de matin ou de nuit, t’as la journée pour toi, t’as toute l’après-midi. Après, c’est la cadence mais... Voilà, quoi.
TC : Oui. Parce qu’au début tu disais “les trois huit...”, t’étais pas chaud, non ?
J : Trois huit... ouais...
TC : Ouais, tu m’avais parlé un peu du travail de ton père...
J : Bah ouais, déjà quand je le voyais il se réveillait le midi après avoir bossé toute la nuit, il allait se recoucher dans l’après midi parce qu’il était mort...
TC : Et là tu te dis que peut être...
J : Ouais. Et puis de toute façon, sur St Pierre-les-Bard c’est tout ce qu’il y a comme boulot. Sinon faut bouger. »

  • 28 Ils insistent très fortement auprès des élèves lorsqu’ils connaissent un ancien élève devenu artis (...)
  • 29 Sur les modalités de recrutement par intérim des jeunes des classes populaires dans l’industrie, v (...)

17Les enseignants de chaudronnerie industrielle évoquent très souvent le travail au quotidien des artisans accueillant des élèves en stage. Cela représente pour eux « le top » des stages. Ils mettent en valeur le modèle28 de l’ouvrier qui a « monté son entreprise » et qui doit répondre à des critères « d’exigence et d’organisation » (temps, gestion, coût, etc.). Séduit par ces aspects, Jordan défendait six mois avant les atouts d’un stage chez un artisan. Ressorti déçu d’un stage de huit semaines où le travail manuel a été « dur » physiquement, avec des amplitudes horaires chargées et pour lesquelles il n’a pas été payé quand la plupart de ses collègues de classe ont touché un petit salaire, il envisage davantage le travail à l’usine dans un avenir proche. Les élèves comme lui sont pris entre le modèle porté par l’institution scolaire via les enseignants du secteur professionnel, celui de l’artisanat et de la mise à son compte, et les emplois les plus accessibles sur le marché du travail, disqualifiés socialement29 et symboliquement portés par « les usines ».

Sébastien, un cas en conflit avec l’héritage ouvrier

  • 30 Beaucoup d’élèves trouvent un lieu de stage au dernier moment. Soit avec l’aide de l’enseignant ou (...)

18Sébastien est l’aîné d’une famille de trois enfants. Son père est ouvrier dans une petite usine de chaudronnerie industrielle, c’est « quelqu’un d’apprécié » au travail, il a « échappé » au dernier plan de licenciement. Sa mère est inactive. Ils vivent en HLM dans une petite commune située à 10 km du LP. Pris de court30 pour trouver une entreprise, c’est dans cette petite usine que Sébastien réalise son deuxième stage de l’année, le plus déterminant pour obtenir le CAP. Les dernières échéances de fin d’année sont proches et Sébastien en a « plein le cul du lycée ». Souvent absent, il a laissé entrevoir la perspective d’un abandon proche faisant dire à son professeur d’atelier : « Lui, je suis en train de le perdre. »

19Une semaine après la fin de son stage (cf. encadré « il sait pas écouter un chef d’équipe »), Sébastien quittera le lycée : « Oh j’en ai marre, c’est bon, ça suffit... je vais aller travailler. » Sur le ton de l’humour, il avait déjà prévenu ses camarades de classe qu’il ne se présenterait pas aux épreuves du CAP (notamment celles du contrôle intermédiaire à l’atelier du LP). Pour A., un collègue de classe, ce départ a été vécu de manière assez brutale et précipitée : « Il est parti, en une semaine, il a vidé son casier et il s’est cassé... Il a pris toutes ses affaires. C’est dommage, il a fait deux ans pour rien... » Pour Sébastien, quitter le LP, c’est d’une certaine manière s’affranchir d’un double verdict, à la fois scolaire et professionnel. Au regard du maître de stage, Sébastien ne se « comporte pas comme il faut en entreprise » et cela a par ailleurs été délicat à gérer pour son père : « bon, son père il est bien vu dans l’entreprise, il l’a recadré deux, trois fois. Il n’a pas la maîtrise de lui-même. »

  • 31 Propos du maître de stage, titulaire d’un BTS et d’une licence professionnelle.

« Il sait pas écouter un chef d’équipe31 »
Pour « bien faire le travail » il faut être « curieux », et surtout demander aux plus anciens « comment est-ce qu’on fait et pourquoi on fait comme ça... », explique le maître de stage à l’enseignant lors d’une visite de stage routinière auprès d’un élève. Une fois la visite de l’atelier où travaille l’élève terminée, nous rejoignons le bureau du responsable de stage pour « causer du cas Sébastien ». L’enseignant souligne à plusieurs reprises « qu’en chaudronnerie il est pas mauvais », mais le manque « d’autonomie » est signalé à chaque fois que sont examinées les « compétences » de l’élève sur la fiche d’évaluation du CAP. L’enseignant rappelle la façon dont on évalue, il prend des exemples afin que le maître de stage saisisse les différentes manières de noter l’élève : « Bon, un pli, un cintrage, deux trois pièces, tac CAP ! Faut que l’évaluation reflète le stagiaire. Sans dévaluer le diplôme... » Enfin, est évoqué le « problème relationnel ». Pour le maître de stage, l’élève « ne supporte pas les réflexions... Il n’a pas le réflexe de demander. On n’est pas à l’école ». Le prof est d’accord : « Oui j’ai les mêmes problèmes à l’atelier. » Le responsable de stage argumente sur le bénéfice de prendre des élèves en stage : « Le but c’est qu’ils travaillent sur de la production sinon je ne prends pas de stagiaires. Sinon je prends ma benne de chute et je vous l’envoie au lycée (rires). » Parmi les différents reproches adressés à Sébastien, l’un revient très souvent pendant la discussion : ne pas s’intéresser aux « savoir-faire des anciens ». Le responsable de stage conclura : « Il doit se dire : si je demande, je suis bête... Il va se dire, c’est une honte pour lui de ne pas savoir. » Ils évoquent aussi le niveau de vie espéré par les élèves après leur baccalauréat professionnel : « Ils ne se rendent pas compte, le loyer, tout ça. » Le prof acquiesce, il est complètement d’accord avec le maître de stage, notamment sur la façon de voir la « réalité » économique et sociale. Ils s’entendent sur le fait que devenir technicien, c’est « une sacrée promotion » et qu’avec « [...] un BTS, t’es pas opérateur ! »

  • 32 Voir Beaud S. et Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, op. cit.

20Les différents jugements professoraux, rapportés ci-dessus, attestent d’une forme d’éducation morale que partagent les acteurs de l’encadrement pédagogique et professionnel de cette jeunesse populaire. La fonction sociale remplie par ce type d’enseignement professionnel, et ce de manière paradoxale, fait que certains élèves se retrouvent comme pris en étau par un héritage ouvrier dévalorisé32et la condition ouvrière à laquelle les destine leur filière d’études.

Le retour de stage ou le chant du désenchantement

21L’air fatigué, le visage marqué de cernes importants, la tête penchée en avant, donnant l’impression de porter un poids énorme sur son dos, une coupe de cheveux soignée d’une pointe de gel, voilà comment est apparu Chris le jour de la rentrée dans l’atelier de structures métalliques du LP, une fois son stage d’un mois et demi terminé. Il explique tout d’abord qu’on lui parlait mal dans l’usine où il a effectué son stage : « Ils m’ont demandé de découper des plaques en alu, quelques pièces... Presque rien, y en avait une centaine à découper. L’autre il m’a engueulé, comme de la merde... J’ai laissé passer. Oh ça me fait chier, on te parle mal. [...] Au début ça a été... Mais après ils ont commencé à me donner plein trucs à faire... Pff ça s’est mal fini, je suis allé voir le patron pour dire comment ça se passait. Mon responsable [responsable d’atelier] il me parlait trop mal... C’était pénible, ouais c’était chiant. » Il n’est pas le seul à évoquer la difficulté d’intégrer un nouveau groupe, plus âgé, et d’affronter les différentes formes hiérarchiques propres à un atelier dont ils ne connaissent pas les règles explicites et implicites.

  • 33 Le responsable de l’élève stagiaire est en général un ouvrier qualifié.

22Lors des visites en stage, les responsables33 de l’élève affirment souvent, sur le mode de la dérision : « Il commence à comprendre comment ça se passe ici. » « Comprendre comment ça se passe » dans l’atelier, c’est par exemple ramener des croissants le matin lorsqu’une pièce a été « ratée » la veille. Si l’élève fait attention à ces rites propres à l’univers qui le forme, il sera d’autant plus valorisé symboliquement. Mais cet apprentissage des codes informels ne va pas de soi, comme le raconte Chris :

« TC : Oui... Tiens, tu peux me raconter un peu ton stage ? Tu m’en avais parlé un petit peu...
C : Ah ça s’est un peu mal passé quoi... Oh bah ça s’est mal passé. Bah en gros que ils me prenaient un peu pour... Bah en fait je faisais quasi tout et c’était tout le temps, ils étaient en train de rien faire. Bah il faisait rien quoi, bah pas le patron mais l’autre, j’étais avec un jeune il faisait quasi rien. En gros je faisais tout ce qu’il voulait pas faire [...].
TC : Au début ça n’allait pas trop ?
C : Ouais, bah je sais pas, ils disaient que j’étais pas motivé ! Je faisais tout mon possible, ils disaient que j’étais pas motivé et tout, j’ai continué. Apparemment, après ça allait mieux, mais j’ai pas changé ma façon de... J’en sais rien.
TC : Pourquoi ils disent ça...
C : J’étais tout le temps là à l’heure, je suis pas arrivé une fois en retard, j’ai pas été une fois absent.
TC : Tu t’es vachement investi pendant le stage...
C : Ouais, j’ai fait plein de trucs ! »

  • 34 À propos de ce que les entreprises nomment des « savoir être » et de la façon de « désouvriériser  (...)

23Ces périodes de formation et d’évaluation représentent le moment où se jouent les premiers rapports de force dans l’univers professionnel. C’est en partie là-dessus, sur cette évaluation officieuse, que se joue l’obtention du CAP. En plus de réaliser une pièce, l’élève doit montrer ses « aptitudes » à se fondre dans un collectif de travail et accepter un statut d’apprenant, tout en travaillant comme les ouvriers et les employés de l’entreprise dans laquelle il se trouve. L’obtention du CAP ne se réduit pas à l’évaluation du curriculum formel par l’enseignant, car s’y adjoint un curriculum implicite constitué d’un ensemble de savoir-faire et de « savoir-être34 » : façons de travailler, d’échanger avec le professeur, rapports aux groupes, rôle de l’humour et sens de la blague, etc.

Vertu moralisatrice et pratiques scolaires et professionnelles

24À partir des cas évoqués, tout un système de différences sur la façon d’appréhender la préparation au CAP et de manière plus générale l’apprentissage d’un métier se révèle. Entre les élèves qui savent « jouer le jeu » en vue de l’obtention du CAP, puis dans un second temps qui se projettent vers le baccalauréat professionnel et ceux qui quittent le LP, apparaissent des différences significatives en termes de ressources sociales. Ces dernières découlent d’une différenciation interne aux classes populaires et jouent un rôle central sur la façon dont les jeunes appréhendent l’univers auquel ils sont objectivement destinés. Le passage du CAP s’inscrit dans les chaînes d’interdépendance entre les sphères du travail, de l’éducation et de la famille. Subjectivement, même si ce diplôme représente un premier titre pour beaucoup d’élèves (« Le CAP au début je me disais pff... Ça va être dur... Donc après c’est le bac et là c’est haut quand même »), il reste néanmoins un titre scolaire dévalué symboliquement pour des élèves dominés scolairement.

25Le modèle de l’ouvrier devenu artisan, largement mis en avant par les enseignants, contrairement au travail « en ligne » usinier, représente une des formes de la condition ouvrière légitime dans le contexte observé. Les élèves sont façonnés par les passages répétés entre le LP et les différents lieux de stage, lieux à partir desquels se forgent leurs aspirations et leurs renoncements. Au-delà de la seule délivrance d’un titre scolaire, ce type d’enseignement exerce ainsi un travail d’ajustement, afin de rendre l’employabilité locale a minima acceptable pour ces élèves. La « certification intermédiaire » CAP est un levier qui propulse les élèves vers le baccalauréat professionnel, mais aussi vers un espace des possibles professionnels. De ce point de vue, l’institution scolaire délivre un message ambigu aux élèves puisque loin de contribuer à renverser la hiérarchisation du travail intellectuel et du travail manuel, elle tend à reléguer les élèves jugés les moins aptes dans les secteurs les plus dominés du marché du travail. Et cela se traduit notamment par une forte opposition dans l’espace des points de vue scolaires entre le devenir ouvrier à l’usine et le devenir ouvrier dans le secteur de l’artisanat.

  • 35 Grignon C., L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, op. cit.

26À partir de l’analyse d’un lycée professionnel et du rôle que ce dernier est amené à remplir sur le territoire industriel, sont révélés quelques-uns des processus de socialisation croisés qui se jouent entre l’établissement et l’entreprise. Pour les jeunes issus des classes populaires qui sont inscrits dans la voie professionnelle faute d’avoir obtenu de « meilleurs » résultats scolaires, le lycée professionnel fonctionne comme une instance de relégation scolaire autant que sociale35. En travaillant à les intégrer au sein d’un marché de l’emploi local, le LP constitue, à ce titre, un des socles de la reproduction d’une main-d’œuvre ouvrière singulière. C’est du moins ce que l’on peut conclure à partir de l’observation des élèves inscrits en baccalauréat professionnel « technicien de chaudronnerie industrielle » et préparant le CAP. Cependant il faut nuancer ce propos tant il existe de modes de hiérarchisation et de différenciation entre les territoires où sont implantés les LP et entre les spécialités de la voie professionnelle.

27Du stage qui légitime l’intérêt du diplôme pour les élèves, à la salle de cours où l’élève est évalué sur son aptitude à « produire une pièce » et surtout sur son aptitude « à faire ses preuves » au sein d’un collectif de travail, c’est-à-dire selon une définition implicite du « bon professionnel », tout indique que la formation et l’évaluation en LP passent par l’apprentissage et l’intériorisation d’un ordre indissociablement scolaire et professionnel. De fait, les attentes pédagogiques des enseignants, les formes d’encadrement pédagogique et, plus généralement, l’organisation du curriculum et les formes de sociabilité entre élèves se combinent pour prétendre faire de l’élève en CAP un bon travailleur à la fois « souple », « docile », « poli » et respectueux des hiérarchies.

  • 36 Sur les modes d’apprentissages relatifs à l’atelier d’un LP et la dévalorisation sociale et symbol (...)
  • 37 Bernstein B., Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Mi (...)
  • 38 Mannheim K., Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990.

28Le passage par le CAP joue ainsi un rôle central dans l’incorporation (et pour beaucoup, la confirmation) d’un ethos ouvrier à l’école36. Il renvoie à la critique formulée par Bernstein à l’égard des curricula les plus spécialisés : « Pour la masse, l’apprentissage se limite à l’apprentissage de l’ordre et de l’ordre existant, à l’expérience de la rigidité de la connaissance du monde que donne l’école37. » Mais il s’agit en quelque sorte de la transmission d’un ethos ouvrier « moderne » dans la mesure où il prépare les élèves, pour une partie d’entre eux au moins, à la condition intérimaire. Le champ professionnel local étant au centre des enjeux et des destins sociaux de cette jeunesse populaire, le passage par le CAP marque en effet le début d’une « stratification de l’expérience38 » qui, au jour le jour, tend à baliser leur espace des possibles professionnels entre deux figures centrales : d’un côté celle d’un groupe ouvrier précarisé et de plus en plus éclaté, de l’autre celle du petit artisan entrepreneur qui condense (sans doute pour les plus dotés,) tous les espoirs d’ascension sociale générés par l’allongement des scolarités.

Notes

1 Sur les transformations de l’espace des filières professionnelles entre le milieu des années 1980 et le début des années 2000, voir Palheta U., L’enseignement professionnel dans l’école massifiée. Fonctions, structures et usages d’un ordre d’enseignement dominé, thèse pour le doctorat de sociologie, Sciences Po Paris, 2010, p. 221-230. Et pour un cadrage historique des diplômes de l’enseignement technique et professionnel, voir Brucy G., Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965), op. cit.

2 Maillard F., « L’emploi et l’insertion dans la réforme de la voie professionnelle : des éléments très secondaires », Maillard F. (dir.) Former, certifier, insérer, op. cit.

3 Certains élèves proviennent de troisième « découverte professionnelle » (couramment appelée DP6) et tous ne sont pas « à l’heure » à leur entrée en seconde professionnelle. Enfants d’ouvriers, ils proviennent pour la plupart des campagnes avoisinantes.

4 C’est la réponse courte et très largement utilisée dans le discours des élèves de seconde et première de la spécialité technicien de chaudronnerie industrielle (TCI).

5 Maillard F., « L’emploi et l’insertion dans la réforme de la voie professionnelle : des éléments très secondaires », Maillard F. (dir.) Former, certifier, insérer, op. cit.

6 Afin d’éviter toute confusion, les propos des enquêtés insérés dans le corps du texte sont placés entre guillemets. Par ailleurs, les noms de lieux et de personnes ont été modifiés.

7 Voir sur ce point : Willis P., L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvrier obtiennent des boulots d’ouvriers, op. cit., et Palheta U., « Retour sur le paradoxe de Willis : les destins scolaires des jeunes d’origine populaire dans l’école massifiée », Agone, 2011, no 46, p. 87-111.

8 L’évaluation en entreprise est importante pour obtenir le CAP. La deuxième évaluation est réalisée en contrôle en cours de formation (CCF) sur 12 heures de travail effectué en atelier au LP.

9 Français et mathématiques. Tout en sachant qu’ils peuvent se présenter au baccalauréat professionnel sans cette « certification intermédiaire ».

10 « L’ordre usinier » dont il est question ici renvoie à l’apprentissage des codes de la hiérarchie propres à l’entreprise par les différents agents. Sur cette notion, voir Vigna X., L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. Et sur la notion d’« ordre ouvrier localisé », voir Renahy N., « Générations ouvrières et territoire industriel. La transmission d’un ordre ouvrier localisé dans un contexte de précarisation de l’emploi », Genèses, no 42, 2001, p. 47-71.

11 L’étude est réalisée dans le cadre d’une recherche collective intitulée « Encadrement et sociabilité des mondes ruraux » et regroupant une quinzaine de membres effectuant pour la plupart leur recherche dans cette même région. Elle repose sur des observations au sein des ateliers du LP ainsi que pendant les stages en entreprises. Des séries d’entretiens et une enquête par questionnaires ont été effectuées auprès de l’ensemble des élèves du LP. La ville dans laquelle s’est déroulée l’enquête compte 5 580 habitants. Située au cœur d’un bassin industriel où l’activité économique principale est la métallurgie, elle subit un déclin démographique rapide.

12 Le LP propose quatre filières d’études pour préparer un baccalauréat professionnel : « Maintenance des équipements industriels » (MEI), « Électrotechnique, énergie, équipements, communicants » (ELEEC), « Systèmes électroniques numériques » (SEN) et « Techniciens en chaudronnerie industrielle » (TCI), ainsi qu’une filière d’études courtes, le CAP « Conduite de systèmes industriels » (CSI) dont la création émane d’une demande récente de la part des responsables de l’industrie locale.

13 À partir d’une enquête quantitative et d’une analyse comparative, en termes de recrutement social et scolaire, entre les élèves du LP et ceux du seul lycée polyvalent général, technologique et professionnel de la région, nous observons que ce sont bien dans les filières d’enseignements professionnels que nous retrouvons les élèves aux origines sociales les plus modestes et à faible capital scolaire (enfants d’ouvriers et d’employés, ayant redoublé au moins une classe au cours de leur scolarité au collège). Elle révèle aussi les multiples stratégies d’évitement mises en places par certaines familles afin d’échapper aux filières professionnelles. Et ce sont les familles des élèves du LP, aux héritages sociaux les plus précaires, qui font très souvent le « choix » de la proximité. Sur la question de l’orientation scolaire des élèves des filières professionnelles, voir André G., L’orientation scolaire. Héritages sociaux et jugements professoraux, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

14 Passage imposé, il n’est cependant pas obligatoire pour accéder au baccalauréat professionnel. Par ailleurs, des sections de formation au CAP continuent d’exister parallèlement aux sections de baccalauréat professionnel en 3 ans. Le CAP délivré est le même, quel que soit le mode de préparation.

15 Les élèves doivent effectuer deux stages de 6 semaines durant l’année scolaire.

16 Sur l’entrée des jeunes ouvriers et employés sur le marché du travail et leur autonomie relative, voir Moreau G., Le monde apprenti, op. cit.

17 L’enseignant du secteur professionnel joue un rôle prépondérant ; il entretient des relations étroites avec certains représentants de l’économie locale.

18 Propos d’un enseignant auprès de ses élèves peu de temps avant l’évaluation pratique du CAP de chaudronnerie industrielle (CCF).

19 Pour certains enseignants, la « difficulté de recrutement » proviendrait d’une part des « responsables pédagogiques des collèges » ainsi que des parents. Les premiers ne « reconnaissent pas l’enseignement professionnel », quant aux seconds : « [...] ils ne veulent pas voir leurs gamins aller à l’usine... ». Tout au long de l’année, les enseignants responsables de leur filière s’efforcent de « faire de la pub » et d’aller faire de la « propagande dans les collèges », comme ils disent sur un ton ironique.

20 Cf. Beaud S. et Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, op. cit. La dégradation symbolique et économique de la condition ouvrière fait de l’ouvrier et de l’usine des « figures repoussoirs ». La voie professionnelle et plus particulièrement la spécialité « chaudronnerie industrielle » incarnent ce processus de dévalorisation symbolique et sociale aux yeux d’une partie de la jeunesse issue des classes populaires.

21 Comme le rappelle Claude Grignon, l’apprentissage est une école de l’effort et de la volonté ; Grignon C., L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, 1971.

22 Sur les formes de la perpétuation d’un ethos ouvrier au sein d’un village ouvrier, voir Renahy N., Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005, p. 88-91.

23 Ce n’est pas une blouse classique, sa tenue est en deux parties. Le nom du groupe auquel appartient l’usine est inscrit sur la veste.

24 Son grand-père paternel était cheminot.

25 Le rapport au temps y est central. Très souvent, ces commandes contraignent les élèves à produire des pièces dans un temps délimité. Ainsi, les usages sociaux du temps usinier se transposent dans l’atelier du LP. De manière générale, les élèves en stage occupent une position de main-d’œuvre d’exécution.

26 Sur sept élèves préparant le CAP, deux ne se sont pas présentés aux premières épreuves.

27 C’est sa mère qui l’y a conduit tous les jours.

28 Ils insistent très fortement auprès des élèves lorsqu’ils connaissent un ancien élève devenu artisan. Les enseignants apprécient énormément lorsque ceux-ci passent à l’atelier pour passer une commande ou autre.

29 Sur les modalités de recrutement par intérim des jeunes des classes populaires dans l’industrie, voir Beaud S. et Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, op. cit.

30 Beaucoup d’élèves trouvent un lieu de stage au dernier moment. Soit avec l’aide de l’enseignant ou par leurs ressources biographiques.

31 Propos du maître de stage, titulaire d’un BTS et d’une licence professionnelle.

32 Voir Beaud S. et Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, op. cit.

33 Le responsable de l’élève stagiaire est en général un ouvrier qualifié.

34 À propos de ce que les entreprises nomment des « savoir être » et de la façon de « désouvriériser » les salariés, voir Kergoat P., « Grandes entreprises, diplômes et compétences », Millet M. et Moreau G., La société des diplômes, op. cit. Les savoir-être ne relèvent pas que de l’entreprise, ils sont explicitement intégrés dans les référentiels. Cf. Ropé F. et Tanguy L. (dir.), Savoirs et compétences : de l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan, 1994.

35 Grignon C., L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, op. cit.

36 Sur les modes d’apprentissages relatifs à l’atelier d’un LP et la dévalorisation sociale et symbolique de ces apprentissages, Beaud S., « Les “bacs pros”. La désouvriérisation du lycée professionnel », art. cit.

37 Bernstein B., Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975, p. 279.

38 Mannheim K., Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990.

Auteur

Sociologue, doctorant, Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux (CESAER), UMR 1041, INRA-université de Bourgogne.

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