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La Ligue en Bretagne

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Hervé Le Goff

Conclusion. Une terre à défricher, des personnages à démasquer…

Texte intégral

  • 1 BMS Campbon.

1Commencée comme une croisade, la guerre de la Ligue en Bretagne se terminait par les convulsions hystériques de quelques démons guerriers, par les intrigues d’une comédie matrimoniale, par un édit fondamental signé à Nantes par hasard et tenu secret, par le roi accueilli dans la province comme un autre Alexandre, sans y avoir jamais porté l’épée, venu exiger d’elle en impôts plus que lui avaient coûté ses maigres efforts pour la soulager de ses peines, et par le tableau pathétique de la tête de La Fontenelle exposée au sommet de la porte Toussaint à Rennes. Comme un résumé de cette guerre de la Ligue en Bretagne, le 13 septembre 1598, on joua en la paroisse de Campbon (év. Nantes) où le théâtre était fort à l’honneur, même au plus fort du conflit, « l’histoire de l’enfant prodigue, et le lendemain qui était le lundi fut jouée une tragédie de la mort de César avec une farce, le tout bien joué à l’enchantement des auditeurs1 ».

2Prototype de la guerre baroque, s’il en fut, au sens que les historiens de l’art et de la littérature donnent à ce terme, la Ligue en Bretagne confirmait au royaume de Mars, le triomphe de Janus et de Protée. Elle appartenait à ce monde de l’outrance, de l’apparence et de la métamorphose, de l’inconstance et de l’irrégularité, du déguisement et du trompe-l’œil, valeurs politiques autant qu’esthétiques. La palinodie dont l’exemple venait de haut dans un monde de principes et de cadres rigides, avait jeté le trouble. La dissimulation, la transformation devenaient des éléments du jeu politique comme de la morale. La relativité s’installait ouvrant la porte à toutes les contestations et à toutes les évolutions possibles. En ce sens, ces neuf années de guerres en Bretagne marquent, sur les plans sociaux, politiques, moraux et religieux, la véritable et définitive rupture avec le Moyen Âge.

3L’analyse nécessairement parcellaire et incomplète de ces années terribles pose assurément autant de questions qu’elle apporte de réponses. Elle fait apparaître en premier lieu la nécessité de les aborder avec d’autres perspectives que celles héritées des historiens du XIXe siècle.

4Sans doute, comme l’écrivait, en 1856, Louis Grégoire, « la ligue en Bretagne a son caractère particulier : elle peut, elle doit même être racontée d’une manière distincte ». Mais pour juger de cette spécificité bretonne, il était nécessaire d’en examiner attentivement les référents. D’abord d’éliminer tous les préjugés qui pèsent encore sur l’image politique, sociale, économique et culturelle du vieux duché et en faussent l’image réelle. L’un d’eux, clef de voûte de tous les autres, est le mythe de l’isolement de la Bretagne. Il convient seulement de mieux la situer dans la géographie politico-économique du temps, la repositionner nettement au centre de cet arc atlantique que l’élargissement de la Communauté européenne à la péninsule ibérique, aux îles britanniques et à l’Irlande a récemment présenté comme un concept nouveau. Cet arc atlantique était déjà au XVIe siècle l’axe majeur de développement d’une Bretagne alors bien plus tributaire de ses relations avec les côtes cantabriques, le Cornwall ou l’Irlande, voire les côtes de Saintonge et de Guyenne, que des autres provinces françaises de l’intérieur. Il conditionnait largement les échanges et, de ce fait, la circulation des hommes et des idées. Économiquement, la Bretagne fera la preuve de sa vitalité en réussissant à surmonter rapidement un si puissant traumatisme. La raison est à chercher d’abord dans sa situation géographique particulière et ses capacités d’ouverture au monde maritime, facteur essentiel de son développement.

  • 2 Le mot est de G. Saupin à propos des écrits de Le Bossu, Nantes au temps de l’Édit, ouvr. cité, p. (...)
  • 3 . Il existe une autre ligne de fracture entre les ligueurs bretons que l’on n’a guère étudiée : cel (...)
  • 4 G. Saupin, Nantes au temps de l’Édit…, p. 254.

5Sur le plan politique, on a pu remarquer que les partisans de Mercœur n’avaient rien de révolutionnaires. Ils diffèrent sur ce point des meneurs de la Ligue parisienne. La ligue bretonne au contraire « s’inscrit nettement dans le courant de la Ligue princière2 ». Elle manifeste, à travers les écrits de ses doctrinaires et libellistes, comme dans son comportement général, le respect de l’adage « une foi, une loi, un roi » dont la grande noblesse catholique était le garant. Empêtrés, après la mort de Charles de Bourbon, dans l’imbroglio dynastique, beaucoup eurent la tentation, à défaut d’oser promouvoir clairement la personne de Mercœur, de se tourner vers Philippe II afin de trancher ce nœud gordien. C’était compter sans l’attachement de la province à la couronne de France et la vertu de l’absolution papale de 15953. À cela s’ajoutait, chez beaucoup, un sentiment de culpabilité lancinant qui marquera durablement l’inconscient collectif breton ; les institutions peut-être plus encore que les individus : « Au début du XVIIe siècle, écrit Guy Saupin, Nantes se comporte comme une ville qui a conscience d’avoir fauté et qui, pour se faire pardonner du juge suprême, est prête au prosélytisme des derniers ralliés4. »

  • 5 F. Bayrou, Henri IV, le roi libre, Flamarion, Paris, 1994, p. 9.

6L’observation de la Ligue en Bretagne a également permis d’apporter quelques éclairages nouveaux sur la personnalité agissante et la politique des quatre protagonistes majeurs : Philippe II, dont l’entêtement sénile a précipité le déclin de son empire ; Elizabeth Ire, pragmatique et seule vraie gagnante de ce conflit, si on observe le ratio des pertes humaines et financières consenties, rapportées aux bénéfices à court et moyen terme que sa nation récoltera. Quant à Henri IV, il apparaît encore singulièrement « masqué par sa légende5 » et sa politique mériterait un examen moins complaisant. Il fut vainqueur aussi en Bretagne, mais non sans erreurs, sans préjugés, sans faiblesses, sans aveuglement, et presque par mégarde. Pour juger des retombées de la victoire, son ministre Sully sera plus clairvoyant que beaucoup d’historiens. En apparaissant à Nantes, en véritable Deus ex machina, le roi avait mis un terme (tardif) aux combats qui ensanglantaient la Bretagne. Mais n’en déplaise aux laudateurs et à la propagande officielle, il était loin d’avoir conquis les esprits. Les résistances à son pouvoir y seront nombreuses et variées. Le traumatisme de cette décennie sera durable sur les consciences religieuses et politiques de ceux qui avaient combattu pour la Ligue, et parfois contre elle.

  • 6 Le 19 mai 1598, lors de l’attribution de la ferme de la seigneurie de Lamballe, Mercœur et son épo (...)

7Le singulier destin du quatrième protagoniste doit aussi être examiné sous un autre éclairage. Son image, excessivement magnifiée par les thuriféraires post-ligueurs et une grande partie de l’historiographie romantique, n’en sort pas indemne. Après avoir, presque malgré lui, attiré la guerre dans une Bretagne jusqu’alors relativement paisible au sein d’une France déchirée, Mercœur se trouva vite dépassé par les implications internationales de sa rébellion. Il fut un factieux d’occasion, ne se révéla ni un stratège ni une tête politique, et subit les événements plus qu’on ne l’a dit. Après avoir occupé si longtemps le devant de la scène, le protecteur intransigeant et longtemps irréductible de la foi catholique disparut de Bretagne comme par enchantement. Au contraire de quelques ralliés de la dernière heure, il ne figure pas à la suite du roi lors de son séjour breton. Sans doute ne retourna-t-il pas à Nantes après l’entrevue d’Angers. Il se réfugia pendant quelques jours, ainsi que la duchesse, en son château de Lamballe6 avant de prendre la route de Paris où il réapparaît plusieurs semaines plus tard.

  • 7 Les Ligueurs de l’exil…, p. 7.
  • 8 Il est possible que Mercœur ait songé un temps à se rendre en Flandre pour y combattre aux côtés d (...)
  • 9 BnF, Dupuy 88, f° 340, et ms. fr. 20784, Mélanges Mézeray, f° 387. La Roquette est l’hôtel parisie (...)
  • 10 « Ayant acquis pendant ses guerres force écus, il les alla employer pour la guerre d’Hongrie où il (...)
  • 11 Le duc de Mercœur (1558-1602), Les armes et les Lettres, texte d’introduction par E. Buron, p. 15. (...)

8Possédant tous les caractères du ligueur zélé défini par R. Descimon et J.-J. Ruiz Ibanez7, Mercœur a subi comme d’autres exilés volontaires de ce temps « le vertige des reclassements religieux », et refusé de se soumettre au « catholicisme d’État » imposé par Henri IV. Comme pour bien le souligner, il reste en communication avec les Français catholiques expatriés en Flandre8. Le duc d’Aumale, l’un de ces irréductibles zélés, lui adresse même un ouvrage de sa plume, un abrégé des mœurs espagnoles (Rhétorique espagnole). Par lettre du 14 juillet 1599, de sa maison de La Roquette9, Mercœur l’en remercie au nom de « toute la République Chrestienne ». À sa façon aussi, l’ancien gouverneur de Bretagne s’exila. Plutôt que se soumettre à l’État bourbonnien, il préféra trouver d’autres champs pour y poursuivre la lutte religieuse : il rejoint de nouveaux croisés chargés, sous les ordres de l’empereur Rodolphe II, de défendre l’Europe chrétienne contre les Turcs qui la pressaient fort. Il combat vaillamment, mais une fièvre pourprée l’emporte, à Nuremberg, le 19 février 160210. Cette fin presque héroïque permettra à ses ultimes laudateurs d’entretenir une image de leur champion, « à la fois prestigieuse et acceptable sous le règne d’Henri IV », dans le but de « désamorcer les soupçons » que pouvait encore faire peser sur eux « leur qualité d’anciens rebelles », et de la conformer aux valeurs nouvelles nées de la réforme tridentine11.

  • 12 I. Cloulas, Philippe II…, p. 565.
  • 13 Ibid., p. 544.

9On comprend mieux de la sorte l’intérêt économique et stratégique de cette province, comme aussi les enjeux internationaux de la guerre qui s’est déroulée sur son sol. Et, l’on peut dire, sans se complaire dans l’hyperbole, que le sort de l’Europe en a dépendu. Il est difficile bien entendu de spéculer sur des événements qui n’ont pas eu lieu. Mais, pour beaucoup d’acteurs de cette guerre, il ne faisait aucun doute dans les années 1590-1594 que la domination espagnole effective sur la Bretagne et même à défaut sur les ports de Blavet et de Brest seulement, comme l’envisageaient Philippe II et ses stratèges, et comme le redoutait de façon quasi obsessionnelle Elizabeth, pouvait être décisive. Elle aurait singulièrement modifié le destin de l’Angleterre, mis en péril le trône d’Henri IV, posé d’autre façon les conditions et les termes de la paix conclue à Vervins entre la France et l’Espagne, et de toute façon bouleversé les équilibres internationaux de l’Occident. Longtemps cette perspective a fait l’objet, en Espagne et bien davantage en Angleterre, d’anticipations et de positionnements diplomatiques. En 1593 encore, « la Bretagne continue d’être pour Philippe un site stratégique important dans la perspective de la nouvelle expédition navale qu’il voudrait lancer contre l’Angleterre » et Mercœur recevait alors « 40 000 écus d’or par mois » pour lui conserver la Bretagne12. L’Espagne ne put parvenir à ses fins. Les raisons sont multiples du côté espagnol : la maladie et la mort de Philippe II, la confusion qui semble régner à sa cour depuis les années 1591-1592, l’état calamiteux des finances de l’État, les troubles d’Aragon qui mobilisèrent au pays 15 000 soldats, à un moment crucial de la guerre de France13. Il faudrait aussi examiner le rôle de la papauté, progressivement dégagée de l’hégémonie, voire du contrôle direct de l’Espagne, et opposée au démembrement du royaume de France. Henri IV, bien entendu, ne compta pas non plus pour rien dans cet échec espagnol, par sa pugnacité, son instinct politique et sa valeur militaire.

10Mais il faut aussi se demander si Mercœur, par son attitude dilatoire et ambiguë à l’égard de Philippe II, n’a pas contribué de la façon la plus efficace, par sa manière lente et longue, à retarder une intrusion massive des Espagnols en Bretagne, et au bout du compte, après avoir donné du temps au temps, de l’avoir rendue impossible. Est-il si paradoxal d’affirmer que par sa façon de mener sa révolte, Mercœur a aidé à l’établissement d’un équilibre européen, entre l’Angleterre, l’Espagne et la France, et contribué à asseoir solidement Henri IV sur son trône ? On peut même penser que le roi en avait une certaine conscience. C’est peut-être ainsi, au second degré de l’ironie, qu’il faut comprendre le préambule au traité qu’il passe avec son vassal rebelle, dans lequel, en apparente contradiction avec les faits, le roi avalise les raisons avancées par le duc pour justifier le retard mis à sa soumission : il s’agissait de

  • 14 Allusion au comportement de certains seigneurs bretons apparemment plus dévoués que Mercœur à la c (...)
  • 15 Édit du Roy pour la réduction du duc de Mercœur, Dom Taillandier, III, col. 1657.

« considérations qui regardent le bien de ce royaume dont il a toujours désiré la conservation et craint le démembrement, mesme pour garantir nostre province de Bretaigne du péril auquel elle se fust trouvée réduite, lors qu’estions occupés sur la frontière de Picardie à y repousser nos ennemis, à cause des intelligences que les plus grands avoyent audit pays14, et le moyen d’y entreprendre et faire entrer des forces, au préjudice de nostre service et grand dommage de cest Estat15 ».

  • 16 BMS (Lanvellec). Un point mériterait examen : celui des trajectoires sociales comparées, après cet (...)
  • 17 « Le mardy xxiv de Novembre [1592] mon frère de Camor arriva en ceste ville de Hennebont, et se vi (...)

11Cette question reste ouverte. Comme bien d’autres. Il n’est pas sûr, par exemple, qu’au terme de cette enquête nous puissions répondre de façon satisfaisante à l’« irritante ignorance » soulignée par A. Croix quant aux motivations particulières des uns et des autres durant ce conflit, tellement les adversaires paraissent si proches les uns des autres, si semblables les uns aux autres. « Il ne faut douter qu’il n’y eut beaucoup de mêlée durant la dite guerre, écrit dans ses registres le recteur de Lanvellec, car souvent et en plusieurs lieux le père faisait la guerre au fils (et au contraire), l’un frère contre l’autre, l’une ville contre l’autre, une paroisse contre la prochaine16. » L’avidité et les conflits d’intérêts matériels peuvent pour une part expliquer que François Grignart et son frère se soient trouvés dans des camps opposés. Cette fracture, maintes fois rencontrée entre aînés et cadets, mériterait d’être explorée. Mais que penser de ce pathétique entretien entre Jérôme d’Aradon et son frère venu, sans autre cérémonie, après plusieurs mois de combats sous la même bannière, lui annoncer son changement de camp17 ?

  • 18 Plusieurs pertes de reliques sont signalées à la suite de vols ou d’incendies. Les Espagnols sembl (...)
  • 19 R. Descimon-Ruiz Ibañez, Les Ligueurs de l’exil…, p. 30.

12Si la défense de la foi catholique a participé largement au déclenchement de la rébellion, elle fut surtout l’exutoire d’une somme de mécontentements divers. Et d’abord le refus d’une mutation de l’univers religieux dont Mercœur voire l’Espagnol restait le garant. En Bretagne aussi, et peut-être plus qu’ailleurs, l’analyse présentée par R. Descimon et J.-J. Ruiz Ibañez éclaire les évolutions à venir. Le peuple catholique souffrira de « la perte de l’immanence divine » et de cette guerre de religion, mortifère mais sans martyrs portés sur les autels. La perte d’intercesseurs traditionnels entre les fidèles et Dieu, jusqu’à la perte des reliques18 avait perturbé beaucoup de catholiques fervents. Certains avaient retrouvé leur équilibre spirituel « dans le recours au roi, nouvel intercesseur général et dans des formes plus individuelles de dévotion, toujours étroitement contrôlées toutefois par l’autorité laïque19 ». D’autant que le roi, absous par Rome et sacré à Chartres, multipliait la symbolique christique dans sa pratique du pouvoir. N’en viendra-t-il pas à proclamer aux opposants à l’Édit de Nantes : « Je suis le seul conservateur de la religion » ? Ses zélateurs ne seront pas en reste :

  • 20 « Advertissement à la noblesse qui tient le party du duc de Mercœur » (début 1597), A. de Barthéle (...)

« Y eut-il jamais monarque si miséricordieux qu’il a esté à ses subjects ? Après les avoir domptés et vaincus par force, ils n’ont si tost crié mercy qu’il n’a eu les bras estendus à les recepvoir en sa grâce. Quelle similitude plus grande à la divinité, que de ce roy, lequel remet les fautes aussitost qu’on a dit : j’ay péché20 ? »

13C’est incontestablement à ce niveau que se situe une des lignes de fracture entre les catholiques ligueurs et les catholiques royaux qui venaient de s’opposer les armes à la main.

  • 21 Alors que les évêques français dans leur ensemble ont boudé les cessions du concile en ne se renda (...)
  • 22 AD 35, C 3193-3194. Cela sous-entend peut-être une certaine réserve du duc à le faire. Ces États c (...)
  • 23 E. Lafaye, Le rôle des évêques…, p. 45 et 111.

14La réaction de la Bretagne devant cette évolution mérite d’autant plus d’attention que la plupart de ses prélats, ligueurs comme royaux, avaient largement intériorisé les nécessités d’un véritable aggiornamento : ils mettaient résolument en œuvre, et depuis plusieurs années déjà, les réformes engagées par le concile de Trente21. Les prélats ligueurs en étaient même d’ardents promoteurs. Lors des États de Vannes en 1592, l’évêque de Cornouaille remontre qu’il y a longtemps que les saints canons du Concile de Trente sont gardés et observés par toute la chrétienneté et qu’il serait très nécessaire de les faire lire et publier dans cette Province « en attendant qu’il y ayt pleu à Dieu nous donner un Roy très chrestien et catholique », et celui de Saint-Malo priera Mercœur de « faire publier le Concile de Trente »22. Les événements ne favorisèrent pas cette validation nécessaire. Et l’on ne peut que souscrire à la conclusion d’Elsa Lafaye selon qui la guerre de la Ligue a retardé, en Bretagne la mise en œuvre plus généralisée des décrêts conciliaires, tout autant que les multiples mutations et vacances épiscopales qui se prolongent au début du siècle suivant23.

  • 24 G. Minois, Un échec de la réforme catholique…

15Cette frustration explique la vigueur avec laquelle cette réforme y sera finalement appliquée. La floraison des confréries et des maisons conventuelles que connaît cette province au siècle suivant sont aussi une réponse proportionnée à l’ébranlement antérieur des consciences. Paradoxe pour une région qui n’a que modérément été influencée par le protestantisme, c’est la crainte rétrospective du risque couru d’une hypothétique domination de l’hérésie qui va pousser les campagnes bretonnes sur la voie du catholicisme tridentin, et ne comptera pas pour peu dans la spécificité religieuse de cette province. Mais cela n’ira pas sans effets antagonistes. En faisant sentir le poids de la hiérarchie, en contrôlant l’influence des saints locaux, et en changeant jusqu’à l’image même de la sainteté, la réforme conciliaire parachevait la victoire des catholiques royaux sur les ligueurs, mais refoulait nombre de croyances et de pratiques. L’échec relatif et à long terme de la réforme tridentine en Trégor, analysé par Georges Minois24, s’explique aussi par cette mutation subie des consciences populaires.

16Cette opposition à toute évolution religieuse s’était également nourrie d’une culture qui unissait consubstantiellement le sol à la croyance et au culte, où la religion développait des valeurs patrimoniales et foncières autant que spirituelles et dont les racines plongeaient aussi profond dans le ciel que dans la terre, comme le suggérait déjà le poète et ligueur nantais Julien Guesdon :

« Faut-il, mon Dieu, que la race mutine
Des Huguenots pour jamais nous ruine.
Ne verrons-nous que ces traîtres méchants
À tout jamais courir parmi nos champs ?
Nos blés, nos vins, nos moyens, nos fortunes
Leur seront donc ainsi toujours communes ?
Pour quoi, lourdeaux, tant de biens semons-nous ?
Pour qui, trompés, tant de mal souffrons-nous ? »

  • 25 Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, tome XVIII, Paris, 1822, I, 174-175.

17Sur le plan politique, la caste de la noblesse guerrière venait de livrer et de perdre en Bretagne, plus tardivement qu’ailleurs, son dernier véritable combat contre la monarchie absolue en marche. La fin de la Ligue ne fut pas pour le duché l’occasion d’une confirmation, au sens liturgique du terme, de l’acte de 1532. Elle avait seulement convaincu sa noblesse, grande ou seconde, et ses entrepreneurs, que l’adhésion à une couronne de France affermie, et même triomphante, lui serait plus profitable que toute autre liaison potentiellement dangereuse. En cette fin de siècle troublé, il apparaît nettement que la Bretagne ne pense désormais son destin qu’indissolublement lié à celui de la France, dans le cadre d’une monarchie admise et respectée. La lutte pour le pouvoir qui avait opposé les grands au roi avait fait avancer dans l’esprit de beaucoup d’entre-eux l’idée que pour conserver leur pouvoir ils avaient paradoxalement besoin d’un roi fort, non d’un faible : « C’est une chose certaine, écrira Henri de Rohan dans ses Mémoires25, qu’en tout royaume l’autorité du Roi diminue celle des grands, comme aussi l’accroissement d’iceux amoindrit le pouvoir royal ; c’est une balance qui ne peut demeurer égale, il faut toujours que l’un des côtés l’emporte […]. Je sais que ceux qui ont l’esprit bien règlé, jugent que leur grandeur est celle de leur Roi ; et plus heureux et assurés sont les grands sous un grand Roi. »

18Lorsqu’Henri IV vint en Bretagne, le gouverneur de Brest qui manifestait, comme on l’a vu, quelque mauvaise humeur aristocratique, avait fait difficulté de venir le trouver. Quand il se présente enfin au roi, celui-ci lui adresse une semonce sous la forme d’un bon mot, plein d’ironie et de vérité comme il savait les faire, en roulant les « r » : Sourdéac, lui-dit-il, la fête des Rois est passée. « Chacun le pense comprendre, ajoute le notaire Pichart qui nous rapporte le propos ; car, avant la paix, il y avait dix mille rois en Bretagne ; je vous laisse à penser du surplus. » Un temps nouveau s’annonçait. La fête des Rois s’achevait, celle du roi absolu venait de commencer.

Notes

1 BMS Campbon.

2 Le mot est de G. Saupin à propos des écrits de Le Bossu, Nantes au temps de l’Édit, ouvr. cité, p. 164.

3 . Il existe une autre ligne de fracture entre les ligueurs bretons que l’on n’a guère étudiée : celle qui oppose les universalistes ou ultramontains aux gallicans. Il explique en particulier le comportement des prélats.

4 G. Saupin, Nantes au temps de l’Édit…, p. 254.

5 F. Bayrou, Henri IV, le roi libre, Flamarion, Paris, 1994, p. 9.

6 Le 19 mai 1598, lors de l’attribution de la ferme de la seigneurie de Lamballe, Mercœur et son épouse sont dits « faisant à présent leur résidance en leur chasteau de Lamballe » (AD 22, 1 E 544). Le 23 mai suivant, la duchesse arrive seule à Rennes « en assez pauvre et simple train, eu esgard au temps passé » et y demeure cinq jours (Pichart). Elle se trouve à nouveau à Nantes le 17 septembre, d’où elle gère les affaires de sa seigneurie de Penthièvre (AD 22, 1 E 538).

7 Les Ligueurs de l’exil…, p. 7.

8 Il est possible que Mercœur ait songé un temps à se rendre en Flandre pour y combattre aux côtés de l’archiduc. Dans une lettre adressée de Nieuport à Philippe III, le 23 avril 1602, Balthazar de Zuñiga écrit que l’archiduc Albert, avait hésité à accepter les offres de service du duc de Mercœur « à cause des inconvénients qu’il y avait à employer des Français » dans sa campagne contre les rebelles hollandais (Correspondance de la Cour d’Espagne sur les affaires des Pays-Bas au XVIIe siècle, par H. Linchay et J. Cuvelier, t. I, Bruxelles, 1923, p. 101-102). Ce scrupule n’était pourtant plus de mise puisque Mercœur était mort le 19 février précédent.

9 BnF, Dupuy 88, f° 340, et ms. fr. 20784, Mélanges Mézeray, f° 387. La Roquette est l’hôtel parisien de Mercœur.

10 « Ayant acquis pendant ses guerres force écus, il les alla employer pour la guerre d’Hongrie où il alla en personne avec de belles troupes, où il fit si bien qu’il en fut envié des Allemands, car il les surpassait tous en l’art de la guerre » (Brantôme). Il s’y rendra avec ses frères : le marquis de Chaussin et le comte de Chaligny. Les biographes de ce dernier prétendent qu’il était suivi par « cent gentilshommes bretons et quelques compagnies des gens de guerre du pays », mais je n’ai trouvé aucune confirmation de ce propos. Le jeune Guy de Laval, baron de Vitré, après avoir abjuré le protestantisme alla cependant, mais tardivement, en juin 1605, batailler contre le Turc en Hongrie, où il meurt frappé d’une arquebusade, le 3 décembre suivant (BMS Vitré-Notre-Dame).

11 Le duc de Mercœur (1558-1602), Les armes et les Lettres, texte d’introduction par E. Buron, p. 15. Voir aussi dans le même ouvrage l’article de B. Méniel, « Portraits du duc de Mercœur en soldat lettré… ».

12 I. Cloulas, Philippe II…, p. 565.

13 Ibid., p. 544.

14 Allusion au comportement de certains seigneurs bretons apparemment plus dévoués que Mercœur à la couronne espagnole comme le sieur de Montigny, ou La Fontenelle.

15 Édit du Roy pour la réduction du duc de Mercœur, Dom Taillandier, III, col. 1657.

16 BMS (Lanvellec). Un point mériterait examen : celui des trajectoires sociales comparées, après cette guerre, des royalistes et des ligueurs. Michel Cassan se demandait, lors du colloque de 1987, à propos de La dynamique sociale dans l’Europe du Nord-Ouest, XVIe-XVIIe siècles, si les anciens ligueurs « ont constitué une société au cœur de la société », avec les effets sociaux et économiques inhérents à ce repli communautaire. Son étude lui permettait de conclure qu’il n’était pas douteux que « les ligueurs ou leurs descendants ont privilégié les relations à l’intérieur de leur groupe » (« Mobilité sociale et conflits religieux : l’exemple du Limousin, 1550-1630 », Actes du colloque cité, Association des historiens modernistes des universités, bulletin no 12, PUPS, p. 83). Le phénomène ne semble pas aussi caractérisé en Bretagne, probablement en raison d’une transition et d’un délai de régénération plus long que dans les autres régions de France. Mais cela demande à être confirmé.

17 « Le mardy xxiv de Novembre [1592] mon frère de Camor arriva en ceste ville de Hennebont, et se vint déclarer qu’il estoit du party contraire, de quoy je fus très marry. Je prie le bon Dieu de tout mon cœur l’en vouloir retirer et amender, ou bien luy donner la bonne mort. Ainsi soit-il. Lequel s’en alla le lendemain après diner » (J. d’Aradon, Journal…, p. cclxiv).

18 Plusieurs pertes de reliques sont signalées à la suite de vols ou d’incendies. Les Espagnols semblent avoir, de façon systématique, pratiqué le rapt des reliques. L’inventaire reste à en faire. Lors du raid contre Tréguier, en 1592, ils volent un bras de saint Tugdual et un bras de saint Yves. Ils organisent aussi, mais officiellement cette fois, le retour au pays de leurs saints domestiques. En 1591, ils demandent les restes de Vincent Ferrier par l’intermédiaire de Mercœur. Après délibération, le chapitre de Vannes refuse de livrer le « total corps », comme le demandait le roi. Il acceptait cependant d’accorder « quelque notable partie des relicques de ce saint ». Cette fois, semble-t-il, c’est Mercœur qui fait traîner l’affaire. Don Mendo Ledesma, après qu’on lui eut opposé beaucoup de difficultés, obtiendra malgré tout des chanoines de Vannes, en début mars 1597, « un tibia entier, depuis l’articulation jusqu’en bas, avec une partie du suaire dans lequel le saint a été enterré ». Il les fit parvenir à Valence où la relique est aujourd’hui vénérée (Memorial historico español ; coleccion de documentos, opusculos y antiguedades que publica la real academia de la historia, Madrid, 1854, tome VII, p. 415-417, et 502, 520. et G. de Carné, La Correspondance du duc de Mercœur…, I, doc. 130, 134, 156, 158, II, 305. Le Mené, Histoire du diocèse de Vannes, II, doc. 305). Lesdema réussit également à obtenir des dominicains de Nantes « une grande relique du bienheureux saint Dominique, apportée ici par un duc de Bretagne ». Elle sera envoyée en Espagne en même temps que celle de saint Vincent (lettre du 20 avril 1597, G. de Carné, La correspondance du duc de Mercœur…, II, doc. 312). Les Espagnols agirent de la sorte avec les restes de Saint-Firmin à Amiens (Memorial historico…, p. 548-549), de sainte Peccine à Saint-Quentin, de sainte Marguerite d’Écosse, etc. Philippe II était un grand collectionneur de reliques.

19 R. Descimon-Ruiz Ibañez, Les Ligueurs de l’exil…, p. 30.

20 « Advertissement à la noblesse qui tient le party du duc de Mercœur » (début 1597), A. de Barthélemy, Documents inédits…, p. 209-210.

21 Alors que les évêques français dans leur ensemble ont boudé les cessions du concile en ne se rendant à Trente qu’en petit nombre, trois prélats bretons (ceux de Dol, Cornouaille et Vannes) y accompagnent le cardinal de Lorraine ; des huit évêques alors siégeant en Bretagne, cinq souscrivent au concile provincial d’Angers en 1583 et trois d’entre eux participent aux sessions en personne, ce qui, dans tous les cas, est une proportion élevée. Voir E. Lafaye, Le rôle des évêques…, p. 38 et 45.

22 AD 35, C 3193-3194. Cela sous-entend peut-être une certaine réserve du duc à le faire. Ces États cependant « ont reczeu, en leur assemblée de Vannes, le sainct Concile de Trente, sans auchune modification, en quoy ilz ont devancé non seulement les provinces, mays aussy les Estatz generaulx de France quy ne l’ont encores reczeu », G. de Carné, La correspondance du duc de Mercœur…, I, doc. 149.

23 E. Lafaye, Le rôle des évêques…, p. 45 et 111.

24 G. Minois, Un échec de la réforme catholique…

25 Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, tome XVIII, Paris, 1822, I, 174-175.

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