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En France rurale

 | 
Jean-François Simon
, 
Bernard Paillard
, 
Laurent Le Gall

Deuxième partie. Les enquêtes de Plozévet (1961-1965)

Plozévet : un état des lieux

Bernard Paillard

Texte intégral

  • 1 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », Cahiers du Centre de recherch (...)
  • 2 Burguière A., Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1975.
  • 3 Ibid., p. 231.

1Lors du colloque organisé à l’occasion du cinquantenaire du Centre de recherches historiques, André Burguière est revenu sur l’histoire des enquêtes de Plozévet1. Dans un propos liminaire, il s’est étonné lui-même de trouver son livre de synthèse très daté2. Comme si cette Action concertée était une expérience appartenant « à une configuration intellectuelle largement révolue3 ». Il est certain qu’en près d’un demi-siècle, les thèmes de recherche, les méthodes d’enquête et de travail, les rapports entre les disciplines ont profondément évolué. Ceci pourrait expliquer le relatif oubli dans lequel ces différents travaux sont tombés. Car cette première grande recherche collective de l’après-guerre n’a guère eu de suites. D’ailleurs, celles qui lui ont succédé, l’Aubrac, le Châtillonnais, les Baronnies, la Margeride, la Corse, n’ont pas imité son exemple. On peut même dire que l’Aubrac comme le Châtillonnais, dès le départ, et après avoir tiré les leçons de ce premier essai, ont tenu à s’en différencier. Dès lors, la majorité des rapports s’est perdue dans les rayonnages poussiéreux de quelques bibliothèques. De rares lieux : aucune d’entre elles ne semble pouvoir aligner l’ensemble de cette littérature grise. Le livre d’André Burguière, lui-même, n’ayant pas été réédité, n’est pas disponible partout. Non traduit, il n’a pas obtenu la même notoriété que celui d’Edgar Morin.

  • 4 Morin E., Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Paris, Fayard, 1967.
  • 5 Hélias P.-J., Le Cheval d’Orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden, Paris, Plon, 1975.
  • 6 Une émission diffusée en février 1968 à la télévision régionale, Plozévet contre Plodémet, laisse (...)
  • 7 Morin E., Commune en France. La métamorphose de Plodémet, op. cit. ; Burguière A., Bretons de Ploz (...)

2Aujourd’hui, Plozévet tire essentiellement sa réputation de son livre, Commune en France. La métamorphose de Plodémet4. Traduit en Angleterre, aux États-Unis, au Japon, l’ouvrage est devenu l’un des classiques de la littérature sociologique. Sans doute n’a-t-il pas connu la popularité du Cheval d’Orgueil de Pierre-Jakez Hélias5 qui, originaire de la commune voisine et dont le père était plozévétien, avait retrouvé ses souvenirs d’une enfance passée entre Pouldreuzic et Plozévet, et les avait retracés en une sorte de mémoire auto-ethnographique. Ses lecteurs purent toutefois noter qu’une ribambelle de chercheurs y avait mené enquête sans avoir, si l’on suit Pierre-Jakez Hélias, compris grand-chose à cette société bigoudène riche de ses racines et de ses traditions. Le lettré local contestait une approche superficielle et extérieure d’une réalité qui, d’après lui, n’avait pas été appréhendée par des chercheurs ayant des liens intimes avec les « observés », et, au minimum, parlant leur langue, le breton. Cette polémique est toujours d’actualité lorsque l’on se remémore localement l’histoire de ces travaux : quelques-uns dénoncent encore les méfaits de cette enquête « parisienne ». Et de rappeler les réactions de rejet de certains Plozévétiens à la lecture du livre d’Edgar Morin6 ou à la suite de la projection des films de Monique et de Robert Gessain – pratiquement oublié par la majorité des habitants, ce dernier fut pourtant la cheville ouvrière de l’ensemble. Pour le meilleur ou pour le pire, Edgar Morin est devenu pour beaucoup de profanes l’inspirateur de ces enquêtes qui, d’après André Burguière, mobilisèrent près d’une centaine de chercheurs de toutes disciplines en sciences humaines et sociales (des études qui donnèrent lieu à la publication d’une quarantaine de rapports, de cinq livres7 et de nombreux articles). Pour certains aussi, Edgar Morin aurait été le réalisateur des films, tournés pourtant avant sa venue !

  • 8 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », op. cit. Dans cet article, An (...)

3C’est dire l’importance de l’amnésie dont souffrent les enquêtes de Plozévet. Leur histoire reste donc à faire, ce qui n’est pas très facile puisque beaucoup de leurs protagonistes sont décédés. Aussi, conviendrait-il de se référer aux archives. Malheureusement, celles-ci sont très dispersées et majoritairement non inventoriées, voire même pas déposées. Pâtissant d’une documentation partielle, cette esquisse entend ouvrir un chantier. Elle s’appuiera sur les rares écrits centrés sur la question (le plus important étant celui d’André Burguière8), sur la lecture d’ouvrages qui en traitent de façon connexe et sur celle de certains rapports, sur mes souvenirs personnels, sur des discussions avec d’autres chercheurs, enfin sur le dépouillement de quelques archives.

Pourquoi Plozévet ?

  • 9 Voir Chatriot A., « La DGRST et les enquêtes collectives en sciences humaines et sociales durant l (...)
  • 10 Cet état des lieux sera nécessairement marqué par ma spécialisation disciplinaire, la sociologie, (...)

4Il est bien connu que les enquêtes de Plozévet sont directement redevables de la nouvelle politique d’orientation et de financement de la recherche en France mise en place sous l’égide de la Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST9). Un tel choix demeure toutefois encore assez énigmatique. En quoi cette petite commune convenait-elle pour une enquête pilote de grande envergure ? Quels motifs présidèrent à son élection comme lieu d’expérimentation de nouvelles méthodes en sciences humaines et sociales (SHS), comme endroit où leurs différentes disciplines devaient se confronter et coopérer ? Quels résultats attendait-on de cette démarche pluridisciplinaire pour en faire un prototype pour d’autres recherches à venir ? De la genèse au bilan, l’excursion exigerait d’emprunter beaucoup de chemins de traverse. Un itinéraire plein de méandres dont je ne dresse, ici, que l’esquisse10.

L’éternelle Arlésienne : décloisonnement et interdisciplinarité

  • 11 Robert Gessain (1907-1986) est à la fois médecin, anthropologue et psychanalyste. Sa spécialisatio (...)

5Dans le cadre de la DGRST, le docteur Gessain11 fut chargé, en 1961, d’établir un rapport sur les besoins des sciences sociales. Constatant que leurs chercheurs étaient trop habitués à travailler de façon isolée et artisanale, il prêcha en faveur de l’organisation de rapprochements interdisciplinaires tant épistémologiques qu’institutionnels. Un plaidoyer, une ardente obligation (toujours d’actualité) à replacer dans le contexte d’un paysage universitaire cloisonné et d’une réorganisation de la politique scientifique nationale, mais aussi d’un développement sans précédent des sciences humaines et sociales.

  • 12 Dates de création des différentes licences : 1947 : psychologie ; 1957 : sociologie ; 1967 : ethno (...)

6À l’époque, leur état en France pouvait très schématiquement se caractériser par, d’un côté, des disciplines académiques constituées de longue date, et, de l’autre, par celles en voie d’affirmation universitaire. Les premières, comme l’histoire ou la géographie, avaient une longue tradition de recherche et d’enseignement. Leurs corpus théorico-méthodologiques et leurs cursus professionnels étaient bien établis. Elles bénéficiaient d’un enseignement universitaire, vivier dans lequel elles puisaient en permanence. L’agrégation ouvrait la porte aux carrières de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les secondes, comme la sociologie, la psychologie ou l’ethnologie, d’origine académique plus récente, ne possédaient pas de telles assises12. En voie d’affirmation, elles tendaient à se constituer, parfois, aux dépens les unes des autres. On connaît, par exemple, les rivalités entre la psychologie et la sociologie au sein même du CNRS, voire entre la psychologie expérimentale et la psychologie clinique ou sociale. Il en allait de même en ce qui concerne l’anthropologie où plusieurs orientations (anthropologie physique, anthropologie culturelle, études folkloriques, arts et traditions populaires) se répartissaient crédits, chercheurs, enseignements et formations, et même institutions.

7C’était un monde partagé entre plusieurs établissements d’enracinements historiques différents, la majorité étant située dans la capitale, sauf pour les disciplines qui avaient un long ancrage universitaire comme l’histoire ou la géographie. Les chercheurs émargeaient donc à l’Université, mais principalement à des organismes comme l’École pratique des hautes études (EPHE), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national d’études démographiques (INED), le Musée de l’homme, le Musée national des arts et traditions populaires, le Collège de France, etc. Chaque institution avait ses traditions, ses orientations, ses choix disciplinaires, ses projets de développement. C’était donc un milieu institutionnel assez complexe avec ses convergences, ses passerelles, ses chassés-croisés.

8Une telle diversité et un tel cloisonnement, legs d’une histoire où les institutions s’étaient ajoutées les unes aux autres, ont toujours suscité la passion réformatrice de l’État lorsque celui-ci se préoccupe de politique scientifique. On l’a vu avec la création du CNRS dans les années trente, avec la redistribution institutionnelle intervenue sous Vichy puis à la Libération, lorsque celle-ci assuma une partie de cet héritage. Avec la DGRST, une nouvelle période s’ouvrait.

Quelle interdisciplinarité ?

  • 13 Dans le cadre de cette expédition, Robert Gessain, chargé de la partie anthropologique et physiolo (...)
  • 14 Terme emprunté par Alexis Carrel à Raymond B. Fosdick, ancien secrétaire adjoint de la Société des (...)
  • 15 Carrel A., « Préface » à la dernière édition américaine de L’Homme cet inconnu, paru avant la Seco (...)
  • 16 Pour plus d’informations, voir Drouard A., Une inconnue des sciences. La Fondation Alexis Carrel, (...)
  • 17 Ainsi le psychiatre Édouard Toulouse, à l’origine du concept de « biocratie », qui rêvait d’un « c (...)

9L’intérêt du docteur Gessain pour l’interdisciplinarité relève sans doute d’une curiosité personnelle. Médecin, très tôt formé à la psychanalyse, profession qu’il exerça un temps, il avait aussi reçu l’enseignement diversifié des maîtres de l’Institut d’ethnologie de Paris. Son penchant datait aussi de ses premières expériences professionnelles. D’abord, lors de la première expédition polaire de Paul Émile Victor (1934-1935) qui, dans l’esprit des expéditions scientifiques, doublait l’exploit sportif avec la recherche scientifique. Intégré comme médecin, il avait eu en charge les études anthropométriques des populations rencontrées13. Paul Émile Victor s’était réservé la partie ethnographique et avait confié au géologue Michel Perez les relevés météorologiques et géologiques. Ensuite, lorsqu’il fut responsable des études de « biologie de la lignée » à la Fondation française pour l’étude des problèmes humains fondée sous le régime de Vichy par Alexis Carrel. Carrel entendait fonder une science unifiée de l’homme adossée aux sciences biologiques et médicales selon une conception qui intégrait, par exemple, l’économie, les sciences juridiques ou administratives dans un même département de « bio-sociologie » – alors que d’autres s’intéressaient à la biologie des populations, à la biologie de l’enfance et de l’adolescence ou à la « biotylogie ». Cette approche interdisciplinaire visait à regrouper, en un « Aristote composite14 », « un petit groupe d’hommes appartenant à des spécialités différentes et capables de fondre leurs pensées individuelles en une pensée collective15 ». Cette nouvelle science de l’homme, qui s’inscrivait dans « l’eugénisme volontaire » cher à Alexis Carrel, devait contribuer à l’amélioration de la population française et, plus généralement, de l’espèce humaine. L’ambition avouée était de fonder l’action politique et le gouvernement des hommes sur une « biocratie » qui devait remplacer la démocratie16. Ce rêve scientiste était loin de lui être particulier. Dans les années d’avant-guerre, l’idée d’une « ingénierie sociale » était en effet assez partagée dans le milieu de la recherche biologique et médicale, et ceci indépendamment des orientations politiques17. C’est d’ailleurs ce projet qui avait permis des rapprochements entre la biologie, la psychologie, la sociologie, le milieu des ingénieurs, et des agents de l’administration et du champ politique.

10Cette interdisciplinarité était très éloignée de celle qu’avaient dessinée, à la même époque, d’autres universitaires, notamment des historiens. Ce mouvement, comme le rappelle André Burguière, s’était d’abord constitué autour d’Henri Berr, avec la Revue de Synthèse historique (1900), puis grâce à son Centre international de synthèse, créé en 1926, où collaboraient des savants issus des sciences humaines et des sciences de la nature. La cristallisation s’était aussi faite autour de la revue des Annales d’histoire économique et sociale (1929). Reste que ces approches inter-disciplinaires n’étaient guère tournées vers des questions d’ingénierie sociale ou d’action politique fondée sur la mesure de l’homme. Il s’agissait bien davantage d’un développement des connaissances sur l’humain et de diffusion de la culture.

Un avatar tardif de la Fondation d’Alexis Carrel ?

  • 18 Drouard A., Une inconnue des sciences. La Fondation Alexis Carrel, 1941-1945, op. cit., p. 232.

11Comment Robert Gessain se situait-il dans le cadre de ces traditions ? Médecin et anthropologue physique, appartenant à l’École d’Anthropologie de Paris, au temps de la Fondation, il avait entrepris des travaux en vue d’analyser « l’influence du milieu sur le développement et la qualité biologique de l’individu ». Ses recherches portaient sur « l’étude physique et psychique de la population, son alimentation, le rythme du travail, l’organisation de la vie, les occupations, les loisirs, la natalité et la mortalité, l’hygiène infantile, l’émigration et l’immigration, les différentes classes sociales ». Conscient de la difficulté de mener de telles recherches dans le milieu urbain, il avait décidé de les commencer par l’étude de « groupes homogènes de population qui [avaie] nt conservé un mode de vie quelque peu ancestral ». Si des contacts furent pris dans le Finistère, le Morbihan, la Sologne, l’enquête prototype fut entreprise dans la petite commune d’Apinac (département de la Loire). À côté de divers relevés démographiques (naissance, mariage, veuvage, enfants, généalogie d’une famille, pyramide des âges), la part active du travail consista « à interroger les habitants et à accueillir d’eux le plus grand nombre de renseignements possibles permettant de reconstituer toutes leurs façons de vivre18 ». Ce long travail apporta des précisions sur le niveau intellectuel des habitants, leur économie, leur alimentation, leur hygiène, leur santé et leurs maladies, l’influence du climat sur leur mode de vie, etc. Conçu comme une enquête pilote, il n’eut pourtant pas de suites, la dissolution de la Fondation en 1944 mettant fin à toute idée de prolongement.

12L’Action concertée sur Plozévet accomplit-elle ce projet une vingtaine d’années plus tard ? Si l’on se réfère à ce qu’en dit Robert Gessain dans sa préface au livre d’André Burguière – « À l’origine, je souhaitais au fond qu’on étudiât à Plozévet les problèmes humains, c’est-à-dire l’ensemble de ce qu’Alexis Carrel comprenait en ces termes » –, on est en droit de le supposer. Même si ce projet ne fut pas présenté de la sorte, l’idée de favoriser le rapprochement entre les sciences bio-anthropologiques et les sciences sociales, la volonté de focaliser les enquêtes sur l’étude transversale d’une population restreinte étaient très proches de ce qui avait été imaginé pour Apinac.

Population restreinte et isolat

  • 19 Gessain R., « Introduction au cahier no 5 », Cahiers du Centre de recherches anthropologiques, no (...)
  • 20 Gessain R., Ibid., p. 5.
  • 21 Gessain R., Ibid., p. 6.

13Depuis peu sous-directeur du Musée de l’homme, Robert Gessain militait, en effet, pour l’étude transversale de petites populations. D’après lui, le petit groupe permettait « d’appréhender un très grand nombre de données aussi exhaustivement que possible19 ». Son avantage était libellé en ces termes : connaissant son état antérieur, on pouvait observer « des changements qui résult[ai]ent de l’évolution moderne et, en particulier, du mécanisme de l’homogénéisation actuelle des populations20 ». Ainsi, « la concentration d’enquêtes multidisciplinaires sur une petite population, étudiée de ses bases biologiques et démographiques jusqu’à son développement technique, économique, sociologique et psychologique, devait permettre aux sciences humaines une collaboration concrète qu’elles n’avaient jamais pu atteindre. C’était leur donner l’occasion d’une démonstration de leurs possibilités dans une démarche concertée rompant avec les précédentes études individuelles de type artisanal, isolées21 ».

  • 22 Si, en anthropologie, on étudie de préférence de petites unités de population, celles-ci sont défi (...)
  • 23 Un programme qui l’amenait à promouvoir au Centre d’études anthropologiques au Musée de l’homme ce (...)

14Pour définir ce groupe restreint22, Robert Gessain s’appuya sur une notion propre à l’anthropologie physique, plus exactement à la génétique des populations : l’isolat23. Ce concept, forgé par Sten Wahlund en 1928, entendait caractériser l’homogénéité d’une sous-population dans un ensemble plus large en termes de fréquences génotypiques. Il reposait sur l’idée que la panmixie, c’est-à-dire la rencontre aléatoire des gamètes, trouvait de multiples obstacles, qu’ils fussent géographiques ou sociologiques (linguistiques, religieux, politiques, etc.). Ces différentes barrières arrivaient à constituer des cercles plus ou moins isolés les uns des autres, l’isolat parfait étant une vue de l’esprit, même en situation insulaire. Puisque ces barrages ne relevaient pas de la biologie, le taux d’homogénéité génétique permettait, d’une certaine façon, de mieux comprendre les caractéristiques sociales d’un groupe donné (cas, par exemple, des systèmes de parenté en situation d’endogamie ; le taux de consanguinité mesurant l’isolat, celui-ci donnait la mesure d’une plus ou moins grande unité culturelle).

Un paradigme partagé ?

  • 24 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », op. cit.
  • 25 Outre Robert Gessain, on y trouvait Jean Stoetzel, Louis Chevalier, Jean Bourgeois-Pichat (qui rej (...)
  • 26 Segalen M., « La difficulté de définir une population en pays d’habitat dispersé : l’exemple de Sa (...)
  • 27 Segalen M., Quinze générations de Bas-Bretons. Parenté et société dans le pays bigouden Sud (1720- (...)

15Cette équation de base faisait-elle l’unanimité des membres du CADES ? André Burguière rappelle que le scepticisme de Claude Lévi-Strauss relatif à cette articulation bio-anthropologique était vraisemblablement partagé par beaucoup de ses membres24. En dépit de ces réserves, pourquoi le CADES a-t-il accepté de concentrer une grande partie de ses crédits sur une telle étude ? Faut-il mettre ce choix en relation directe avec le fait que plusieurs de ses membres s’étaient connus à la Fondation Alexis Carrel25 ? En dehors de cet aspect, il paraît vraisemblable que l’élection de ce projet tint beaucoup à la capacité de persuasion du docteur Gessain et, sans doute aussi, au fait que les représentants des autres disciplines n’ayant rien de global à proposer en échange s’étaient progressivement dégagés de l’affaire tout en cherchant à préserver leur propre domaine. Une autre question se pose : comment est-on passé d’une unité spatiale conçue selon des critères biologiques à une unité spatiale strictement administrative, la commune ? Quelles correspondances pouvait-on trouver entre elles ? Malgré son enracinement dans l’histoire ancienne des plou, ce découpage administratif ne constituait pas une unité biologique, même à Plozévet. C’est ce que mirent d’ailleurs en évidence les études anthropométriques qui divisèrent la commune en plusieurs sous-ensembles, ceux-ci se rattachant, eux-mêmes, à des espaces extérieurs. Dès le départ, ainsi que l’a signalé Martine Segalen26 une fois son étude sur la parenté à Saint-Jean-Trolimon27 achevée, l’unité spatiale communale constituait un biais méthodologique. Pouvait-il en être différemment ?

  • 28 Müller B., « Écrire l’histoire locale : le genre monographique », Revue d’Histoire des Sciences Hu (...)
  • 29 Ce qui était le cas de la sociologie rurale.
  • 30 Bynd R. et H., Middletown. A Study in American Culture (1929); Middeltown in transition. A Study i (...)
  • 31 Redfield R., The Little Community. Viewpoints for the Study of a Human Whole, Chicago, The Univers (...)
  • 32 Bernot L., Blancard R., Nouville : un village français, Paris, Institut d’ethnologie, 1953.
  • 33 Wylie L., Un village du Vaucluse, Paris, Gallimard, 1968 ; Chanzeaux, village d’Anjou, Paris, Gall (...)
  • 34 Une question qui tourmenta Edgar Morin : comment respecter les singularités plozévétiennes, dont c (...)

16Cette unité administrative était vraisemblablement celle sur laquelle les sciences anthropobiologiques et les sciences sociales pouvaient trouver un terrain d’entente même si, pour ces dernières, le genre « monographie locale » avait fait l’objet de nombreuses critiques et suscité nombre de débats depuis le début du XXe siècle28. Au cours de ces années soixante, se dessinait, en outre, en histoire comme en sociologie29, un timide intérêt pour le local et le régional. Au surplus, la démarche pouvait se nourrir d’exemples célèbres, la monographie de village ayant quitté le monde de l’érudition locale pour l’Université depuis les travaux de Robert et Helen Lynd (1929 et 1937) sur Middletown30, ceux de Robert Redfield sur Tepoztlan (1930) ou Chan Kon (1934 et 1935)31. En France, il y avait l’antécédent du Nouville de Lucien Bernot et de René Blancard de l’Institut d’ethnologie32, les travaux de Laurence Wylie sur Roussillon, village du plateau du Vaucluse (la version américaine de son livre était connue avant sa traduction de 1968), puis sur Chanzeaux qu’il étudiait alors33. Aussi, un projet qui, quelques années auparavant, aurait pu paraître assez anachronique, pouvait-il se parer d’avant-gardisme. Il pouvait se parer d’autant plus de ces couleurs en raison de son large spectre disciplinaire, le genre monographique n’ayant jamais retenu, jusqu’alors, autant de chercheurs venus d’horizons aussi divers et la mobilisation pluridisciplinaire impliquant, de surcroît, une réflexion épistémologique sur l’entreprise. Cette étude fut rendue indispensable compte tenu de la confrontation interdisciplinaire envisagée. Car, a priori, le pari nourrissait beaucoup de questions : comment trouver des objets communs, des langages communs, des outils communs ? Comment s’accorder, alors que les uns raisonnaient en termes de populations ou d’échantillons, et d’autres en fonction des groupes sociaux ? Comment, enfin, relier le local au global34 ?

Un « terrain » hexagonal35

Isolat/commune

  • 36 Il s’agissait d’expérimenter et de croiser des méthodes avec une assez nette prédilection pour cel (...)

17Une autre interrogation est loin d’être anodine : quel intérêt la DGRST pouvait-elle trouver dans une étude d’isolat/commune ? En quoi cette recherche croisait-elle sa mission fondamentale ? Comment pouvait-elle s’articuler avec les préoccupations socio-économiques du temps ? Comme le rappelle Alain Chatriot, deux intentions motivèrent les recherches sur Plozévet ; l’une fut relative à la multidisciplinarité (recherche pure36) et l’autre fut directement liée à des considérations économiques (recherche appliquée).

  • 37 « Les manifestations d’insatisfaction du monde agricole et rural ont, à de nombreuses reprises, al (...)
  • 38 De même, nulle question de favoriser l’ethnologie de ce monde rural même si les méthodes de cette (...)

18Ce constat étant fait, on reste en droit de se demander par quel artifice on est arrivé à articuler ces deux dimensions sous une même dénomination, l’enquête pilote de Plozévet ayant été définie comme « l’étude du monde agricole et rural français dans son adaptation aux conditions de la vie moderne37 ». Car il était bel et bien question de la France rurale en général et non d’une spécificité bretonne en particulier. Il n’y avait donc aucune intention de la privilégier. Poser les fondations d’une ethnologie de ce domaine ne faisait pas partie du cahier des charges. Ceci explique que certains champs furent complètement ignorés, la langue par exemple38. Le choix de la Bretagne tint-il au fait qu’elle connaissait une grave crise agricole ? Ce contexte ne fut en rien déterminant puisque le lieu où des femmes et des hommes allaient enquêter devait respecter, au préalable, les critères relatifs à la consanguinité. Après examen de plusieurs régions demeurées à l’écart des grands brassages modernes, le Finistère fut finalement élu. Pourquoi ?

  • 39 Sutter J., « L’atteinte des incisives latérales supérieures. Étude d’une mutation à l’échelle démo (...)
  • 40 Sutter J. (avec la collaboration de Goux J.-M., Desse G., Giot P.-R., Reynès F.), La luxation cong (...)
  • 41 Une longue tradition scolaire a permis à de jeunes Plozévétiens d’embrasser une carrière universit (...)
  • 42 Pelras C., Goulien, commune bretonne du Cap Sizun. Entre XIXe siècle et IIIe millénaire, op. cit.

19Le docteur Jean Sutter connaissait bien le Finistère. Pendant qu’il consacrait ses travaux aux conséquences médicales de l’endogamie, d’après l’étude d’une petite anomalie des incisives latérales39, il lui avait été demandé d’utiliser la même méthode pour analyser une pathologie beaucoup plus handicapante. Son choix s’était porté sur la luxation congénitale de la hanche et ses premiers sondages l’avaient conduit dans le sud du Finistère, plus exactement dans le pays bigouden qui semblait être au cœur de ce phénomène40. Ainsi que le montrèrent ses travaux, Plozévet n’était pas le foyer central de cette pathologie. La commune fut pourtant retenue par le docteur Robert Gessain. Son choix se fit pour des raisons très utilitaires : les archives y étaient bien tenues ; on pouvait engager des études longitudinales sur plusieurs générations ; l’utilisation des registres d’état civil permettait d’analyser la parenté et bien d’autres aspects en constituant de solides échantillons sur lesquels appliquer des modèles statistiques. Par ailleurs, les chercheurs pouvaient compter sur la coopération d’un maire, ancien directeur d’école, qui regardait de façon assez favorable le monde de la recherche41. Afin d’éviter de tomber dans le travers de la seule singularité de Plozévet, cette commune de 3 800 habitants marquée par son dualisme fondamental « rouge/blanc », il fut toutefois demandé à un jeune ethnologue, Christian Pelras, de mener à Goulien, une localité voisine plus petite et moins marquée, une « étude d’ethnologie globale42 ».

L’absence des ruralistes

  • 43 La Bretagne était à la pointe de ce mouvement (urnes brûlées à Pont-l’Abbé, « prise » de la sous-p (...)

20La crise de l’agriculture était une des grandes préoccupations du monde politico-administratif à laquelle devait théoriquement se rattacher l’Action concertée. En 1958, le rapport Rueff-Armand avait dressé un portrait désastreux de l’agriculture française (structures parcellaires jugées archaïques, coûts de production trop élevés, retard dans la mécanisation et les pratiques culturales). Depuis, l’État s’était engagé sur la voie d’une restructuration fondamentale et rapide du secteur agricole. L’exode rural et le départ des vieux exploitants étaient encouragés. Des unités minimales viables furent définies. On favorisa les formes d’exploitations en commun (GAEC, groupement agricole d’exploitation en commun ; CUMA, coopérative d’utilisation du matériel agricole). Un tel bouleversement justifiait des études approfondies. Comment adapter l’agriculture à la concurrence dans le cadre de la politique agricole européenne ? Comment intégrer un mode d’exploitation, qui restait familial, dans l’économie agroalimentaire ? Comment professionnaliser les cultivateurs ? Toutes ces questions s’imposaient aux autorités et suscitaient un très grand malaise au sein d’une paysannerie qui se sentait abandonnée voire condamnée. La mobilisation professionnelle, avec ses manifestations violentes de juin-juillet 196143, en était, d’évidence, une de ses faces les plus éclatantes.

  • 44 Une thèse remarquée et un ouvrage faisant date, celui de Bois P., Paysans de l’Ouest, Paris, Flamm (...)
  • 45 La publication par les Éditions du Seuil, d’une Histoire de la France rurale en quatre tomes (1976 (...)
  • 46 Jollivet M., « La vocation actuelle de la sociologie rurale », Ruralia, no 1, 1997, p. 111-132.
  • 47 Masson P., « Le financement de la sociologie française : les conventions de recherche de la DGRST (...)

21À l’époque, les études sur le monde rural étaient encore balbutiantes. Les historiens commençaient tout juste à s’y intéresser44 – les travaux allaient se développer surtout à partir des années 197045. De son côté, la sociologie rurale était en cours d’institutionnalisation : comme le rappelle Marcel Jollivet, « la sociologie rurale française est née – ou, au moins, a pris la forme qu’elle a eue durant ces quarante ou cinquante dernières années – dans le contexte d’une société à fondements agraires anciens et à forte empreinte paysanne faisant tout d’un coup le choix de l’industrialisation et de la “modernisation”. Dans ce cadre, deux questions se posaient : comment faire entrer les paysans, réputés routiniers, et les campagnes, réputées attardées, dans l’“ère moderne” ? Qu’allait-il advenir d’une “société française sans paysans ?”46 ». Ce sont ces questions qui suscitèrent la mobilisation des sociologues ruraux autour du Groupe de sociologie rurale créé par Henri Lefebvre et Henri Mendras en 1950. Alors qu’il ne comptait que ces deux chercheurs à l’origine, il en comptait vingt-cinq, titulaires et contractuels, quinze années après (avec celui d’Alain Touraine, ce centre bénéficia d’ailleurs du nombre le plus élevé de contrats avec la DGRST, pour un montant de 1 589 293 francs entre 1962 et 197047).

  • 48 Jollivet M., « Comment se fait la sociologie : à propos d’une controverse en sociologie rurale », (...)
  • 49 Jean Stoetzel essaya, en vain, d’intéresser Henri Mendras à Plozévet.

22Les ruralistes ne furent pourtant pas concernés par Plozévet. Pourquoi une telle distance ? Henri Mendras était engagé, depuis 1962, dans une grande opération intitulée « Typologie des sociétés rurales françaises », une ambitieuse recherche comparative. Financé d’abord par le CADES puis par le Comité socioéconomie du développement, le projet soumis à Jean Stoetzel supposait de diviser la France rurale en régions culturellement et socialement homogènes, et de choisir, à l’intérieur de chaque région, un village représentatif de la structure sociale : « C’est ainsi que, pendant dix ans, de 1962 à 1972, nous avons travaillé sur un échantillon d’une quinzaine de villages, dans lequel nous avons étudié le changement social. Cette recherche, qui a été menée collectivement par toute une équipe, a donné lieu à de multiples publications (Duplex, 1968 ; Jollivet, 1968 ; Jollivet, 1971 ; Jollivet et Mendras, 1971 ; Jollivet, 1974 ; Lamarche et al., 1980)48. » En l’absence de ces ruralistes, les recherches plozévétiennes et leurs réflexions sur les changements du monde rural restèrent largement étrangères aux avancées du Groupe de sociologie rurale et aux débats qui accompagnèrent ses travaux49.

L’investissement de Plozévet

23C’est donc sans ces spécialistes que débuta l’Action concertée sur Plozévet dite « enquête pluridisciplinaire de Pont-Croix », commune située entre Plozévet et Goulien, et qui disposait d’un hôtel chauffé où résidèrent nombre de chercheurs. Justifié par cet aspect pratique, ce choix avait été surtout dicté pour répondre à la première vocation de l’Action concertée : favoriser l’interdisciplinarité. La vie en commun dans un lieu unique devait faciliter les contacts et les discussions entre enquêteurs des différentes disciplines. Ce précepte ne fut pas respecté par tous, notamment par les ethnologues qui, par obligation professionnelle, devaient vivre sur place, ou par les sociologues de l’équipe Morin dispersés dans différents hameaux de la commune. D’autres désertèrent ce confort hôtelier par nécessité familiale (la scolarisation des enfants) ou par efficacité professionnelle (ce fut le cas des membres de l’équipe des historiens). Il semble bien que se sont essentiellement retrouvés à l’hôtel Poupon les enquêteurs dont le travail n’exigeait pas de longs contacts avec les Plozévétiens ou ceux qui n’enquêtèrent que par épisode – médecins ou anthropologues physiques qui, une fois leurs prélèvements effectués, retrouvaient leur laboratoire ; chercheurs de passage. Car, à côté des enquêteurs, Plozévet vit défiler les « patrons » de ces derniers, des techniciens chargés de diverses tâches et des universitaires invités à regarder l’expérience. On estime ainsi à une centaine le nombre de ceux qui prirent le chemin du pays bigouden, enquêteurs, visiteurs ou esprits curieux, à l’instar du psychosociologue Georges Lapassade qui imagina, un temps, expérimenter à Plozévet une recherche-action.

Le déroulement des travaux

24Les premières conventions furent signées dès 1961 au bénéfice de Robert Gessain, Jean Fourastié, Alain Girard et Louis Chevalier. Une psycho-ethnologue, Solange Petit, fut envoyée en estafette à Plozévet pour une première approche et dans le but de préparer l’arrivée des chercheurs suivants en assurant leur logistique (témoignage page 81). Elle en profita pour faire une monographie du hameau de Pors Poulhan et de ses pêcheurs. Puis, l’équipe du Centre de recherches anthropologiques, Jacques Gomila, Jean-Michel Goux, Marie-Thérèse de Lestrange, Lucienne Pée-Laborde, commença les études d’anthropologie physique tandis que le couple Jean-Claude et Michèle Kourganoff mena une vaste enquête de psychologie sociale dont l’avait chargé Alain Girard. De son côté, Alexandre Albenque fit un état des techniques, tant domestiques que de travail, et une étude de leurs évolutions (témoignage page 87). En 1962, trois nouvelles conventions furent signées, l’une avec Claude Lévi-Strauss qui envoya Michel Izard étudier la parenté à Plozévet, l’autre avec Georges Friedmann qui confia à Jacques Maho l’étude de la diffusion de l’information et de la formation des leaders d’opinion, la dernière avec le géographe Maurice Le Lannou qui, avec son équipe lyonnaise, entreprit une étude de géographie physique, économique et humaine. L’année suivante, ce fut au tour des historiens d’intervenir, Ernest Labrousse chargeant Nicole Mathieu (témoignage page 97) d’une recherche sur l’économie de Plozévet depuis la Révolution française et Robert Mandrou supervisant les travaux de Françoise Laurent (née Prigent) (témoignage page 91) sur la culture commerciale, ceux de Colette Capitan sur la vie politique, de Jean-Marie Caillé sur la délinquance et la criminalité, de Marie-Claude Gasnault-Beis sur la vie religieuse. De son côté, François Bourlière, gérontologue, mena des enquêtes sur les causes du vieillissement chez les Plozévétiens. En 1963, trois nouveaux contrats furent établis, dont celui d’Ernest Labrousse qui fut prolongé d’un an. Viviane Isambert-Jamati, sociologue de l’éducation, dirigea l’étude de Noëlle Tricot sur l’enseignement à Plozévet, André Leroi-Gourhan celle de Donatien Laurent (témoignage page 91) sur la culture traditionnelle. De son côté, Georges Friedmann intéressa quelques sémiologues de son tout nouveau centre, le Centre d’études des communications de masse, avant d’envoyer Edgar Morin (témoignage page 113) pour une étude sur la modernisation vue sous ses aspects psycho-affectifs (dernière convention). Pendant presque tout ce temps, Christian Pelras (témoignage page 153) poursuivit son travail « d’ethnologie globale » à Goulien. En 1965, André Burguière fut chargé de faire la synthèse de l’ensemble des analyses qui avaient donné lieu à des rapports très différents les uns des autres.

L’enquête d’Edgar Morin : un diagnostic sur la modernité

  • 50 Mendras H., La Fin des paysans, Paris, SEDEIS, 1967.

25L’année où Edgar Morin publia son livre sur Plozévet (1967), Henri Mendras sortit sa Fin des paysans50. Si cet ouvrage a marqué la sociologie rurale, il n’en fut pas de même de celui de Morin. Son titre, « la métamorphose », annonçait l’intention de l’auteur : mettre au cœur de sa problématique les multiples changements qu’il avait repérés à Plozévet sans les limiter à leurs aspects techniques et économiques, quand bien même son contrat avait porté sur la seule « modernisation ». Qu’entendait-on, alors, par ce terme ?

  • 51 Partant d’une réflexion sur le sous-développement, il proposait une analyse linéaire et inéluctabl (...)

26Il était issu des interrogations sur le développement et sur les problèmes que posait, par conséquent, le sous-développement. Son théoricien reconnu, l’économiste américain Walt Whitman Rostow51, s’était fait connaître par son concept de take-off, un moment relativement court pendant lequel une société finissait par renverser les obstacles économiques et socioculturels qui s’opposaient à sa croissance. Une fois ce démarrage effectué, l’économie poursuivait sa marche vers la maturité jusqu’à la production en masse de biens durables. Très critiquée par les économistes marxistes puis par les théoriciens de la dépendance, cette théorie, qui semblait faire de la « modernité » une incarnation de la société américaine, s’était largement diffusée en une sorte de vulgate technico-économique à laquelle adhéraient beaucoup de hauts fonctionnaires planistes. En demandant aux chercheurs de questionner la modernisation des campagnes, sans doute attendaient-ils leurs lumières. Sans doute imaginaient-ils trouver chez eux des idées pour contrer les « résistances au changement », ces fameuses barrières qui handicapaient le take-offet à l’analyse desquelles avaient été conviés les sociologues quand bien même nombre d’entre eux, dont beaucoup avaient eu une formation marxiste, répugnaient à se mettre directement au service du Prince.

  • 52 Voir le témoignage de : Morin E., « Plodémet, des germes pour La Méthode », p. 113-126.

27Edgar Morin, qui n’avait guère d’affinités idéologiques avec Rostow, se consacra, non pas à la « modernisation », mais à une réflexion sur la « modernité ». Il développa ses idées dans deux chapitres, « L’ère moderne » et « La modernité permanente ». Préférant le mot de métamorphose pour signifier l’articulation entre les permanences et les changements52, il parla de la modernité selon une successivité en trois stades, paléo-moderne, méso-moderne, néo-moderne. Son approche, teintée d’une sorte de clin d’œil à Auguste Comte, ne fut en rien dictée pas la quête d’un simple évolutionnisme inéluctable qu’une lecture sommaire serait tentée d’y voir. Là où la conception technocratique envisageait l’évolution selon un processus linéaire, Edgar Morin détecta des crises. Sa tentative théorique trouva d’ailleurs beaucoup plus de circularité puisqu’elle alla jusqu’à diagnostiquer un certain retour à l’arkhè dans le stade le plus abouti du néo-modernisme. Le néo-archaïsme qui se plaisait à valoriser le passé, des vieilles pierres aux traditions d’antan, était le symptôme d’une crise profonde de ce même stade « qui [allait] peut-être restaurer l’ancien cosmos sous des formes nouvelles ». Il ne s’agissait donc pas d’un retour à l’état initial, comme dans certaines cosmologies cycliques, mais d’un processus métamorphique où le nouveau se nourrissait des nostalgies du passé dans une sorte de quête anthropologique perpétuellement insatisfaite. Cette dialectique modernité/archaïsme, qui n’a guère été comprise à l’époque, a provoqué quelques troubles locaux, le mot même d’archaïsme ayant été jugé infamant pour Plozévet et suscitant, aujourd’hui encore, polémiques et rejets.

  • 53 Giddens A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.
  • 54 Bonny Y., Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité ?, Paris, Armand Colin, (...)

28Ces idées sont ensuite vite tombées dans l’oubli. Lorsque la préoccupation a resurgi dans les années quatre-vingt-dix sous la forme des interrogations autour de la post-modernité, il est frappant de noter qu’aucun de ceux qui s’y sont adonnés n’a fait référence à Plozévet. Nulle mention de Morin chez Anthony Giddens53 ou, plus récemment, chez Yves Bonny54. D’une façon plus générale, les thèmes socio-économiques abordés à Plozévet n’ont pratiquement pas suscité de travaux ultérieurs. Cette absence de référence mériterait vraisemblablement que l’on en comprenne les raisons.

Plozévet ciné-ethnographié

  • 55 Lui donnant la triple fonction de document d’archive, de moyen pédagogique pour les étudiants et d (...)
  • 56 Griaule M., Au Pays des Dogon (15 minutes), 1935, tiré des 1 600 mètres de pellicules tournés lors (...)
  • 57 Faisant suite à une réunion organisée en 1952 au Musée de l’homme avec la présence d’ethnologues, (...)

29Parallèlement à ces enquêtes, Robert Gessain avait mis au programme la réalisation de plusieurs films qu’il réalisa avec sa femme Monique. À l’époque, l’utilisation de la caméra lors d’une étude métropolitaine était une pratique peu répandue. Pour les Gessain, qui étaient anthropologues, l’outil cinématographique n’avait rien d’étrange. Marcel Griaule en parlait déjà avant-guerre dans ses cours55 ; il l’avait utilisé lors de l’expédition Dakar-Djibouti (1931-1933)56. André Leroi-Gourhan introduisit l’enseignement des techniques audiovisuelles dans le cadre du Centre de formation aux recherches ethnologiques après la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, les apprentis ethnologues s’exercèrent à manier la caméra sous la direction de Roger Morillère. En 1953, se créa le Comité du film ethnographique57 sous l’égide du Comité international du film ethnographique (CIFE) fondé par l’Unesco l’année précédente. Six ans après, le Comité du film ethnographique devint, à la demande d’Edgar Morin, le Comité international du film ethnographique et sociologique.

  • 58 Matter T., Les quatre du Groenland (30 minutes), 1938. La fin du film a disparu dans le naufrage d (...)
  • 59 Filmographie de Monique et de Robert Gessain, en dehors des films sur Plozévet : Le temps du camél (...)

30Dès sa première expérience de terrain, Robert Gessain avait côtoyé le cinéma en la personne du cinéaste Fred Matter engagé par Paul Émile Victor pour immortaliser la première mission scientifique au Groenland en 1934-193558. Initié à la psychanalyse, il avait saisi l’intérêt des Maîtres fous de Jean Rouch qu’il présenta lors d’un colloque sur les « Désordres mentaux et santé mentale au sud du Sahara » (1955). Secrétaire du Comité international du film ethnographique (1958), il se mit lui-même à la réalisation et produisit avec sa femme plusieurs travaux : en 1957, Le temps du caméléon ; en 1964, Obashyaor Endaon : les enfants du caméléon59. C’est donc bardés d’une certaine expérience que nos deux auteurs envisagèrent de filmer Plozévet. Et c’est pourquoi ils mirent en œuvre ce projet au tout début des recherches : les prises de vue et de son intervinrent dès l’été de 1961 puis à l’automne de 1962 et au printemps de 1963.

Une expérience quasiment autonome

  • 60 Par exemple, Michel Izard interviewe des agriculteurs sur les problèmes liés à la commercialisatio (...)

31Au moment des premières prises de vue, aucune étude historique n’avait commencé. Les recherches géographiques n’avaient pas été publiées à l’instar des résultats de la vaste enquête par questionnaire de Michèle et de Jean-Claude Kourganoffou de ceux provenant des études en anthropologie physique qui étaient en cours de réalisation. Aussi, ces réalisations filmiques, largement déconnectées des autres recherches, développèrent-elles des thématiques spécifiques. Le fait est-il imputable à la précocité des tournages ? Sans doute. Faut-il y voir un parti pris d’auteur ? Plus vraisemblablement. Car, même s’il était précisé dans l’introduction des films que ceux-ci illustraient la recherche multidisciplinaire et qu’ils étaient réalisés avec l’aide des enquêteurs du CADES, force est de constater qu’ils n’eurent guère de rapports avec leurs études60. Un exemple : il ne fut jamais fait mention des études d’anthropologie physique alors qu’elles étaient pourtant à l’origine du projet. Par ailleurs, rien ne releva d’une illustration de l’histoire politique plozévétienne, de la sociologie de sa jeunesse ou de la diffusion de la culture, des thèmes qui furent pourtant abordés par certains sociologues.

  • 61 Filmographie de Monique et Robert Gessain sur Plozévet : Les pêcheurs, ektachrome, 34 minutes, 196 (...)
  • 62 Rappelons l’absence du Musée national des arts et traditions populaires dans l’Action concertée de (...)

32Les réalisations insistèrent davantage sur des points non programmés. Les gestes du repas se consacra, par exemple, à ses expressions culturelles et sociales et à ses coutumes anciennes. Il ne s’inspira aucunement d’une investigation qui s’intéressa, elle aussi, à l’alimentation, mais essentiellement sous ses aspects nutritionnistes. Le costume eut surtout trait à la haute coiffe bigoudène traditionnelle – elle n’avait pas été analysée par ailleurs – ; il négligea quelque peu les allures vestimentaires modernes, comme celles d’une jeunesse qui adoptait, à Plozévet comme ailleurs, le style teenager. Sur la trentaine d’heures de rushes, les cinq montages réalisés, Les gestes du repas, Le costume, Le bourg, Les agriculteurs, Les pêcheurs61, apparaissent bien plus dans la lignée d’un recueil type « arts et traditions populaires » que comme une analyse du temps présent62. Les films sur la commune bigoudène cherchèrent beaucoup plus à rendre compte des grandes permanences que des changements (ces réalisations se vouèrent principalement à la culture matérielle, aux gestes techniques, aux grands rites anthropologiques). Lorsque ce point fut abordé, il le fut pour accentuer les contrastes entre une civilisation traditionnelle qui se mourait et une société contemporaine qui apportait de nouvelles façons de produire, de consommer et de vivre.

Gestes, techniques, rites, mœurs et traditions

33Une des caractéristiques de ces films repose donc sur leur intérêt pour les rites, qu’il s’agisse des grands moments anthropologiques, naissance, mariage, mort, ou des formes de sociabilité qui accompagnaient les labeurs ou la vie quotidienne. Le film sur le bourg commence par un enterrement, se poursuit par un baptême puis un mariage. On y voit la vie villageoise dans ses rythmes quotidiens, hebdomadaires (marchés) et annuels, avec ses fêtes religieuses (la Toussaint, le pardon la Trinité et ses processions) et profanes (la kermesse de l’amicale laïque, la course cycliste), ses lieux de labeur (un atelier de fabrication de petits meubles bretons, une usine de conserverie) et de distraction (match de foot, jeux dans les villages). Dans la même veine, le film sur les pêcheurs s’achève avec l’inauguration de la statue de la Bigoudène au petit port de Pors Poulhan, scène qui couvre près du cinquième de l’opus. Celui sur les paysans se déroule au rythme des saisons scandées par les travaux des champs. Il met en scène les anciens rites agraires christianisés comme les processions des rogations ou les offrandes de beurre à saint Herbot, protecteur des bovins et pourvoyeur de bons produits laitiers. Mais rien n’est dit du rôle de la Jeunesse agricole catholique (JAC) qui poussait à la modernisation de l’agriculture. Quant au tracteur, il n’apparaît à l’image qu’à la vingt-sixième minute et pour seulement onze secondes, l’agriculture contemporaine et ses problèmes étant relégués à la fin du reportage – quatre minutes, alors que la fabrication d’un collier à cheval en roseau, qui n’était plus utilisé dans les années soixante, s’étend, elle, sur plus de trois.

Reconstitutions de scènes du passé

34Cet attachement aux aspects traditionnels de la société plozévétienne est sans doute une des marques les plus symptomatiques des films consacrés à Plozévet. Si certains aspects coexistaient avec ceux de la modernisation en cours, ils étaient pourtant en voie de disparition rapide, voire totalement éteints. Ainsi, le film sur les repas donne une place importante aux galettes de sarrasin, à la préparation des cochonnailles, ou à ce youd-kerc’h (bouillie d’avoine) pris en commun. Si les galettes étaient toujours en vogue, elles ne constituaient plus la base de l’alimentation tandis que la cérémonie du cochon ne concernait que les paysans. Certes, on assiste à la préparation d’un pot-au-feu, on voit les élèves de l’école des filles apprendre à cuisiner et, en voix off, le commentaire précise que les habitudes alimentaires sont en train de changer. Mais les développements sur ces objets sont minces. Quant au youd-kerc’h, certaines mimiques des protagonistes laissent penser que la scène a été jouée pour les besoins du film.

  • 63 Scène présente, mais de courte durée.

35Il fut en effet proposé aux Plozévétiens de faire revivre certains des gestes de leur passé. Des agriculteurs furent sollicités afin de reproduire la fenaison à l’ancienne avec fauchage à la faux et repas apporté par les femmes, moisson manuelle à la petite faucille et battage au fléau. Ces techniques n’étaient plus utilisées même si la moissonneuse-batteuse était peu répandue. En revanche, la faucheuse-lieuse et la batteuse animée par un tracteur étaient généralisées, et les agriculteurs qui en étaient dépourvus faisaient alors appel à l’entraide villageoise ou à un entrepreneur63. La reconstitution la plus notable concerne toutefois le ramassage puis le brûlage des goémons par les habitants de Pors Poulhan, une pratique abandonnée depuis une dizaine d’années, la fin du protectionnisme du marché de l’iode en 1955 ayant fait péricliter cette petite industrie locale. Mais pas une image de la cueillette de certaines algues pour l’industrie pharmaceutique ou les produits gélifiants.

Une ethnographie de sauvegarde ?

  • 64 Rouquier G., Farrebique, 1949.
  • 65 Ruspoli M., Les inconnus de la terre, 1961 (avec Michel Brault et Roger Morillère à la caméra).
  • 66 Bringuier J.-C., Le dernier battage, 1971, puis sa série Des paysans tournée en 1978 dans les Alpe (...)
  • 67 Segalen M., Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005.

36Cet intérêt pour le passé ne peut surprendre. Il ne fut pas le fait des seuls ethnologues. À la même époque, il fut au cœur des préoccupations de certains documentaristes tels Georges Rouquier qui, dès 1949, s’intéressa au monde paysan64, Mario Ruspoli (1961)65 et, plus tard, Jean-Claude Bringuier66 ou Raymond Depardon. Reste que chez les ethnologues, il fut un souci constant. Au-delà de l’étude des cultures, ces derniers entendaient garder les traces de ce qui disparaissait dans le cadre de l’évolution des sociétés. D’où leur application à conserver des objets, à recueillir la culture orale, à photographier personnes, habitations, lieux, paysages, à filmer gestes et rites – c’est cette préoccupation de sauvegarde du patrimoine culturel qui avait d’abord animé les folkloristes puis, à partir de sa création en 1937, les chercheurs du Musée national des arts et traditions populaires dont la première grande enquête en 1939 concerna d’ailleurs la Bretagne bretonnante67.

  • 68 Lui-même créé en 1937 et recevant les collections relatives aux sociétés exotiques du Musée d’ethn (...)
  • 69 Ce que certains regrettent rappelant que l’occasion a été manquée d’étudier, par exemple, le parle (...)
  • 70 Laurent D., Étude ethno-sociologique. La société traditionnelle. Le cycle de la vie individuelle, (...)

37Les enquêtes de Plozévet, initiative du Musée de l’homme68, et, plus précisément, de son Centre de recherches anthropologiques (voué à l’anthropologie physique), n’avaient pas vocation à promouvoir des études sur la culture traditionnelle69. Un seul chercheur, Donatien Laurent, un des rares bretonnants (ils furent au moins quatre) parmi les chercheurs, fut chargé d’une étude sur la société d’antan et ses cycles de vie70. Intermédiaire entre les scientifiques et la population bretonnante, il fut aussi chargé de trouver des personnes acceptant d’être filmées dans leurs activités traditionnelles. Par ailleurs, il procéda au collectage de chants en langue vernaculaire, travail que nous ne retrouvons pas dans les productions cinématographiques.

  • 71 Mauss M., Manuel d’ethnographie (préface de Denise Paulme), Paris, Payot, 2002 [1947].
  • 72 Griaule M., Méthodologie ethnographique, Paris, Presses Universitaires de France, 1957.

38Une telle ciné-ethnographie était conforme, pour l’essentiel, aux conceptions de l’ethnographie telle qu’elle avait été enseignée en France depuis Marcel Mauss, et qui s’était développée au Musée de l’homme autour de Marcel Griaule. On remarquera que bien des thèmes retenus par Robert et Monique Gessain furent fidèles aux principes édictés dans le cours de Marcel Mauss sur la méthodologie de l’enquête71. Par ailleurs, l’insistance de la réalisation sur certains traits (avec une attention particulière portée à certains gestes techniques) témoigna d’une orientation très descriptive à l’aune de ce que souhaitait Marcel Griaule72.

  • 73 Pelras C., Goulien, le retour. Travaux, fêtes et saisons, 1962-1964, Cinémathèque de Bretagne, 2 h (...)

39Seul sur son terrain de Goulien, armé d’une petite caméra super 8, Christian Pelras a tenu, en parallèle, au jour le jour, une sorte de carnet d’enquête filmé. Ses préoccupations d’ethnologue n’étaient guère éloignées de celles que nous voyons à l’œuvre dans les films plozévétiens. Il y est aussi question du rythme des saisons, de labeurs des champs, de rites agraires et religieux, de petits métiers ruraux, de gestes quotidiens. Sans doute, n’avait-il pas l’expérience et la maîtrise technique d’un Roger Morillère habitué à des caméras plus performantes ou aux façons d’un Jean Rouch. Christian Pelras filma ce qu’il étudiait et découvrait, et qui lui devenait familier. Cette caméra de proximité, parfois malhabile, sut révéler l’intimité d’un milieu rural se livrant sans apprêt et engranger des témoignages d’une rare vérité73.

*

  • 74 Pendant longtemps, les remémorations des enquêtes plozévétiennes, ponctuelles et épisodiques, n’on (...)
  • 75 Même si le rôle joué par cette enquête dans l’itinéraire intellectuel d’Edgar Morin est assez impo (...)

40Quarante ans plus tard, comment apprécier l’expérience ? Le bilan est d’autant plus difficile à faire que depuis les années soixante, les enquêtes de Plozévet ont été largement oubliées après que les enquêteurs se furent dispersés74. Plozévet fut toutefois une expérience marquante, surtout pour des chercheurs qui y firent leurs premières armes. Comme les autres recherches collectives, Plozévet fut un vivier de recrutement de jeunes chercheurs, ce qui permit de renforcer des équipes, voire de les constituer, et de développer de nouvelles problématiques. Ce n’est pourtant qu’à bas bruit que l’on peut en mesurer l’importance, la majorité des écrits de « littérature grise » étant restée dans l’ombre, occultée, sans doute, par la parution imprévue du livre d’Edgar Morin. Un ouvrage qui, en dépit des polémiques qui entourèrent sa sortie, n’a pas permis l’affirmation d’un courant scientifique (la bifurcation biographique de l’auteur, délaissant les enquêtes empiriques et se tournant vers l’épistémologie, expliquant en grande partie le fait75).

  • 76 Burguière A., Bretons de Plozévet, op. cit., p. 346.
  • 77 Un mai 1968 qui ébranla la jeunesse plozévétienne. Deux événements en témoignent : une assemblée g (...)

41C’est donc un tableau en clair-obscur qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être plus visible. Car le livre de synthèse d’André Burguière permettait d’engager de nouvelles réflexions collectives. Dans le bilan qu’il tira de l’enquête, il nota des prolongations possibles, ouvrit des perspectives, encouragea de nouvelles coopérations interdisciplinaires avant de conclure : « Le dossier de l’enquête reste ouvert. D’autres convergences, d’autres cheminements apparaîtront demain. Il faudra revenir à Plozévet76. » Cet appel est resté sans suite. La parution tardive de l’ouvrage (1975) advint alors que le soufflé plozévétien était déjà largement retombé. Un retard redevable aux arriérés de certains chercheurs qui avaient traîné à rendre leur rapport… et un symptôme sans doute révélateur d’un désintérêt pour une histoire qui, après mai 1968, pouvait apparaître dépassée77. L’expérience en terrain bigouden s’étant terminée dans le malaise et la confusion, l’amnésie dont elle fut l’objet a donc été à la hauteur de l’embrouillamini de sa fin.

  • 78 En l’absence d’enquête faite à l’époque, il est impossible de répertorier tout ce qui s’est dit à (...)
  • 79 Curieusement, le livre de Christian Pelras est souvent oublié lorsqu’on s’entretient de Plozévet.
  • 80 Les enquêtes plozévétiennes sont en fait constituées de diverses strates disciplinaires plus ou mo (...)

42Aujourd’hui, du passage des chercheurs restent surtout les témoignages des films ethnographiques de Monique et de Robert Gessain, des livres d’Edgar Morin, d’André Burguière, et de celui, plus récent, de Christian Pelras (accompagné de son film). Subsistent aussi le souvenir d’une polémique assez virulente après tout ce remue-ménage où deux mondes s’étaient côtoyés sans bien toujours se comprendre et nombre de rumeurs qui colorent d’une tournure quelque peu légendaire cette aventure (des « fantaisies » qui sont toujours prêtes à renaître lorsque l’on parle de cette histoire avec une base documentaire limitée78). Il devient donc indispensable de revenir sur cette entreprise avec le regard qui sied à l’historien des sciences et une documentation puisant à des sources élargies. Car le recours aux deux seuls ouvrages phares79 ne saurait donner une image exhaustive et satisfaisante de l’ensemble des travaux et de leurs méthodes80, même s’ils constituent l’unique porte d’entrée pour qui n’a pas accès aux différents rapports.

  • 81 Voir Paillard B., « Une enquête pluridisciplinaire en sciences humaines, Plozévet (1961-1965), son (...)
  • 82 Un peu comme le fait Laurent Le Gall pour l’aspect politique et la question des « rouges » et des (...)
  • 83 Une démarche déjà entreprise pour la RCP du Châtillonnais. Voir Laferté G., « Des archives d’enquê (...)

43Les propos d’André Burguière qui trouvaient très datées les problématiques de cette recherche collective invitent à une telle posture. Certains de ses thèmes ont, en effet, de quoi surprendre de nos jours. Au terme de ce petit état des lieux, je me sens plus porteur de questions qu’en commençant81. Sans doute, toute recherche ouvre-t-elle en permanence sur de nouvelles recherches. Mais, dans le cas qui nous occupe, la difficulté tient aux limites des matériaux mis à jour et surtout à la complexité des problèmes soulevés. Il conviendrait donc d’entreprendre une étude capable d’entrelacer les multiples aspects de ces enquêtes. Il faudrait être sociologue et historien des politiques de la recherche et de ses institutions tout autant qu’ethnologue des mœurs des chercheurs. Il faudrait se faire épistémologue et méthodologue des différentes disciplines engagées et replacer Plozévet dans l’histoire de chacune d’elles en suivant l’évolution de leurs concepts et des rapports qu’elles entretenaient entre elles. Il serait nécessaire de reprendre un à un les thèmes abordés par ces études82 et remettre cet ensemble dans la perspective d’une histoire des idées en sciences humaines. Ce travail ferait l’objet d’une jolie thèse et pourrait déboucher sur un point de vue comparatif s’il advenait que de jeunes chercheurs se mettent à réinvestir les grandes enquêtes collectives tant françaises83 qu’étrangères.

Bibliographie

Bibliographie de l’enquête

Livres (par ordre de publication)

Morin E., Commune en France, La métamorphose de Plodémet, Paris, Fayard, 1967.

Mathieu N., Les transformations économiques et sociales de Plozévet, 1820-1920, AUDIR-Hachette, Paris, 1973.

Burguière A., Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1975.

Pelras C., Goulien, une commune bretonne du Cap Sizun. Entre XIXe siècle et IIIe millénaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000.

Morin E., Journal de Plozévet. Bretagne, 1965 (préparé et commenté par Bernard Paillard), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001.

Rapports et articles de synthèse (par ordre de publication)

Études démographiques et anthropologiques

Cuzon F., Migration : Plozévet-Chantenay-Nantes, 1964, cinq pages manuscrites.

Bourlière F., Cendron H., Clement F., « Le vieillissement individuel dans une population rurale française : Plozévet », Cahier du Centre de recherches anthropologiques, no 5, 1966, p. 41-101.

De Lestrange M.-T., « Étude des plis de flexion de la main : le pli transverse chez les habitants de Plozévet », Cahier du Centre de recherches anthropologiques, no 5, 1966, p. 103-117.

Kernen P., Étude démographique classique (1841-1962), s. l., 1967, 47 p., dactylographié.

Daron-Horky J., Rapport d’enquête sur les habitudes alimentaires à Plozévet, IFOP, 1968.

Pée-Laborde L., Étude anthropobiologique d’une communauté bigoudène, s. l., 1969, dactylographié.

Jakobi L., « Les groupes érythrocytaires d’une commune rurale bretonne », L’anthropologie, tome 45, no 3-4, 1971, p. 221-232.

Jardel J.-P., Rapport d’enquête sur la morbidité observée dans la commune de Plozévet en mars 1966, s. l., s. d.

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Études géographiques et historiques

Le Lannou M. (dir.), Rapport d’enquête sur les conditions géographiques de la commune de Plozévet, s. l., 1962-1963, 237 p., dactylographié.

Caillé J.-M., Délinquance et criminalité aux XIXe-XXe siècles, s. l., 1965, dactylographié.

Capitan C., La vie politique de la Révolution aux lendemains de la Libération, s. l., 1965, 63 p., dactylographié.

Gasnault-Beis M.-C., Foi et laïcisme. La paroisse de Plozévet à l’époque contemporaine 1820-1920, s. l., 1965, 240 p., dactylographié.

Mathieu N., L’évolution socio-économique de Plozévet pendant les cent cinquante dernières années (1820-1960), s. l., 1965, 451 p. plus annexes, dactylographié.

Prigent F., La culture commercialisée à Plozévet aux XIXe-XXe siècles, s. l., 1965, 145 p., dactylographié.

Tyl Y., L’instruction à Plozévet de la Révolution à nos jours, s. l., 1965, 236 p. dactylographié.

Études socioethnologiques

Petit S., Étude ethnologique du milieu des cultivateurs et des marins-pêcheurs de Plozévet, s. l., 1961, 49 p., dactylographié.

Petit S., Monographie de Pors Poulhan, village de pêcheurs de la commune de Plozévet, s. l., 1961.

Izard M., Parenté et mariage à Plozévet, s. l., 1963, 160 p., dactylographié.

Kourganoff M. et J.-C., Rapport de l’enquête d’observation psychosociologique, s. l., 1963, 306 p. plus annexes, dactylographié.

Maho J., Rapport d’enquête sur la diffusion de l’information à Plozévet, première partie, s. l., 1963, 193 p., dactylographié.

Tricot N., L’enseignement à Plozévet, s. l., 1964, 64 p., dactylographié.

Martineau J.-Y., Stourm J.-C., Essai de monographie d’un village breton (Leszavrec) en Plozévet, s. l., 1965, dactylographié.

Paillard B., Attitudes et sentiments face à la vie moderne. Étude de la population d’un hameau de la commune de Plozévet, s. l., 1965, 170 p., dactylographié.

Burgelin O., Les fonctions anthropologiques de l’image, s. l., 1966, 71 p., dactylographié.

Pelras C., « Goulien, commune rurale du Cap Sizun. Étude d’ethnologie globale », Cahiers du Centre de recherches anthropologiques, no 6, 1966, p. 141-587.

Albenque A., « État des techniques de production et de consommation dans l’agriculture et les arts ménagers d’une commune bretonne », Cahiers du Centre de recherches anthropologiques, no 8, 1967, p. 193-302.

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Laurent D., Étude ethno-sociologique, La société traditionnelle. Le cycle de la vie individuelle, s. l., 1968, 90 p., dactylographié.

Interdisciplinarité

Burguière A., Pré-rapport de synthèse, s. l., 1965, 169 p., dactylographié.

Booms J.-P., Brochier J.-J., Analyse terminologique du langage des sciences sociales, s. l., 1966, 134 p. plus annexes, dactylographié.

Jakobi J.-M., Étude des équipes de recherche multidisciplinaires, s. l., 1969, 124 p., dactylographié.

Notes

1 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », Cahiers du Centre de recherches historiques, no 36 : « Pour une histoire de la recherche collective en sciences sociales. Réflexions autour du cinquantenaire du Centre de recherches historiques », octobre 2005, p. 231-263.

2 Burguière A., Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1975.

3 Ibid., p. 231.

4 Morin E., Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Paris, Fayard, 1967.

5 Hélias P.-J., Le Cheval d’Orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden, Paris, Plon, 1975.

6 Une émission diffusée en février 1968 à la télévision régionale, Plozévet contre Plodémet, laisse entendre que tous les Plozévétiens se seraient insurgés après la parution du livre d’Edgar Morin. En fait, ce réquisitoire fut celui d’une minorité sociologiquement assez marquée, dont certains enseignants. Beaucoup d’entre eux n’avaient guère apprécié le compagnonnage d’Edgar Morin avec de jeunes Plozévétiens qui, à trois ans de mai 1968, voulaient échapper à la tutelle des adultes. La publicité d’une telle émission a donné le ton et l’idée selon laquelle les Plozévétiens rejetaient, en bloc, Edgar Morin s’est répandue. La réalité est plus nuancée : à côté de ses détracteurs, Edgar Morin avait ses partisans. Mais, ceux-ci, de moindre notoriété, n’avaient pas eu la parole alors. Ce qui advint sur le tard, comme en témoigne l’émission d’Emmanuel Laurentin sur France Culture, Paris-Plozévet-Paris et retour réalisée dans le cadre de La Fabrique de l’Histoire (diffusion octobre 2002).

7 Morin E., Commune en France. La métamorphose de Plodémet, op. cit. ; Burguière A., Bretons de Plozévet, op. cit. ; Mathieu N., Les transformations économiques et sociales de Plozévet 1820-1920, Paris, Hachette, 1973 ; Pelras C., Goulien, commune bretonne du Cap Sizun. Entre XIXe siècle et IIIe millénaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; Morin E., Journal de Plozévet. Bretagne, 1965 (préparé et annoté par Bernard Paillard), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001.

8 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », op. cit. Dans cet article, André Burguière dresse les grands cadres de cette aventure et centre son propos sur la question de l’interdisciplinarité. M’y référant, qu’il soit donc accepté que, pour ces aspects-là, je m’inspire largement de lui.

9 Voir Chatriot A., « La DGRST et les enquêtes collectives en sciences humaines et sociales durant les années 1960 », p. 39-49.

10 Cet état des lieux sera nécessairement marqué par ma spécialisation disciplinaire, la sociologie, et par ma plus grande familiarité avec l’enquête d’Edgar Morin à laquelle j’ai participé.

11 Robert Gessain (1907-1986) est à la fois médecin, anthropologue et psychanalyste. Sa spécialisation dans le monde arctique fait suite à une première expérience, la traversée de l’Inlandsis du Groenland qu’il entreprend avec Paul Émile Victor et deux autres compagnons (1935). Robert Gessain devint spécialiste des Inuits d’Ammassalik, objet de sa thèse. Lors de son passage à la Fondation d’Alexis Carrel, il dirigea l’équipe « Population » et y développa des études démographiques. Ce qui lui permit d’intégrer l’Institut national d’études démographiques (INED) dès sa création. En 1958, il devint sous-directeur du Musée de l’homme et, en 1966, directeur de son Centre de recherches anthropologiques. Initiateur de l’enquête de Plozévet, il en fut le coordinateur.

12 Dates de création des différentes licences : 1947 : psychologie ; 1957 : sociologie ; 1967 : ethnologie.

13 Dans le cadre de cette expédition, Robert Gessain, chargé de la partie anthropologique et physiologique, a examiné 820 individus (sur une population de 875) et étudié, notamment, le métabolisme basal, les groupes sanguins, la tache pigmentaire congénitale, la croissance et la puberté, la vision des couleurs, les empreintes de la main et la dentition. Collection de photographies anthropométriques, réponses à un questionnaire psychanalytique. Voir Vellard J., « Rapport préliminaire de l’expédition française transgroenland, 1936 », Journal des américanistes, volume 28, no 2, 1936, p. 408-418. Ces travaux, comme ceux de Paul Émile Victor (partie ethnologique) et Pérez (partie géologique), nécessitèrent un travail complémentaire engagé l’année suivante.

14 Terme emprunté par Alexis Carrel à Raymond B. Fosdick, ancien secrétaire adjoint de la Société des Nations, et conseiller philanthropique de la Fondation Rockefeller. Selon lui, la complexité croissante des problèmes qui se posaient à l’humanité nécessitait la coopération de toutes les spécialités scientifiques. Devant la crise qui se profilait alors, il proposa ce concept dans un ouvrage de 1928, The old savage in the new civilisation.

15 Carrel A., « Préface » à la dernière édition américaine de L’Homme cet inconnu, paru avant la Seconde Guerre mondiale. Voir Les facs sous Vichy. Étudiants, Universitaires et Universités en France pendant la Seconde Guerre mondiale (André Gueslin, dir.), Clermont-Ferrand, Publications de l’Institut d’Études du Massif Central, 1994, p. 220.

16 Pour plus d’informations, voir Drouard A., Une inconnue des sciences. La Fondation Alexis Carrel, 1941-1945, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme de Paris, 1995. L’auteur précise qu’au-delà de son aspect collaborationniste et de l’eugénisme dont Alexis Carrel était l’un des théoriciens les plus reconnus (ce qui lui vaut toujours une mauvaise réputation), la Fondation d’Alexis Carrel a joué un rôle dans l’institutionnalisation des sciences sociales, notamment en préfigurant ce qui suivit après-guerre avec la création de l’Institut national d’études démographiques. Certains de ses chercheurs les plus en vue comme François Perroux, Jean Bourgeois-Pichat, Jean Stoetzel, Robert Gessain, se sont retrouvés à des postes de responsabilité dans les organismes de recherche au cours des années 1950-1960.

17 Ainsi le psychiatre Édouard Toulouse, à l’origine du concept de « biocratie », qui rêvait d’un « communisme rationnel ».

18 Drouard A., Une inconnue des sciences. La Fondation Alexis Carrel, 1941-1945, op. cit., p. 232.

19 Gessain R., « Introduction au cahier no 5 », Cahiers du Centre de recherches anthropologiques, no 5, 1966, p. 5-9.

20 Gessain R., Ibid., p. 5.

21 Gessain R., Ibid., p. 6.

22 Si, en anthropologie, on étudie de préférence de petites unités de population, celles-ci sont définies selon des critères différents suivant qu’on s’intéresse à la tribu, au village, à l’ethnie, etc. L’isolat présuppose que l’apparentement biologique est déterminant.

23 Un programme qui l’amenait à promouvoir au Centre d’études anthropologiques au Musée de l’homme ce type de recherches. Deux sites exotiques furent retenus : au Groenland chez les Inuits d’Ammassalik, au Sénégal chez les Bassari et les Bedik de la région de Kéroudou ; ce dernier projet était financé par le CADES. Les deux autres, pour comparaison, étaient en Bretagne à Plozévet et à Goulien.

24 Burguière A., « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? », op. cit.

25 Outre Robert Gessain, on y trouvait Jean Stoetzel, Louis Chevalier, Jean Bourgeois-Pichat (qui rejoignit le comité après le début des enquêtes) et Jean Sutter qui, bien que siégeant dans l’autre comité, joua un rôle considérable dans le choix de la commune de Plozévet.

26 Segalen M., « La difficulté de définir une population en pays d’habitat dispersé : l’exemple de Saint-Jean-Trolimon (Sud Finistère) », dans Jacquard A., L’étude des isolats. Espoirs et limites, Paris, École pratique des hautes études – Institut d’études démographiques, 1976, p. 57-63.

27 Segalen M., Quinze générations de Bas-Bretons. Parenté et société dans le pays bigouden Sud (1720-1980), Paris, Presses Universitaires de France, 1985.

28 Müller B., « Écrire l’histoire locale : le genre monographique », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, volume 9, no 2, 2003, p. 37-51.

29 Ce qui était le cas de la sociologie rurale.

30 Bynd R. et H., Middletown. A Study in American Culture (1929); Middeltown in transition. A Study in Cultural Conflicts (1937).

31 Redfield R., The Little Community. Viewpoints for the Study of a Human Whole, Chicago, The University of Chicago Press, 1967.

32 Bernot L., Blancard R., Nouville : un village français, Paris, Institut d’ethnologie, 1953.

33 Wylie L., Un village du Vaucluse, Paris, Gallimard, 1968 ; Chanzeaux, village d’Anjou, Paris, Gallimard, 1970.

34 Une question qui tourmenta Edgar Morin : comment respecter les singularités plozévétiennes, dont celles liées à une identité locale (qu’il appelle « personnalité », en référence au concept de « personnalité de base » d’Abraham Kardiner), tout en replaçant les changements qui bouleversaient Plozévet dans ceux qui affectaient la France, et plus largement, le monde occidental développé. Fallait-il parler en termes de correspondances entre le microcosme et le macrocosme ? En réfléchissant par la suite sur la notion de complexité, il formula un « principe hologrammatique » lui permettant de penser les relations entre les parties et le Tout.

35 Ce choix hexagonal n’est pas lié à la nécessité de favoriser le retour vers la métropole d’ethnologues en mal de territoires depuis la perte des colonies. D’une part, l’entreprise n’était pas limitée à cette seule discipline. D’autre part, le souci de développer une ethnologie de la France s’est plutôt développé dans la décennie suivante en s’intéressant d’abord à la ruralité, puis à l’urbain, avant de multiplier ses thèmes. Il est vrai qu’à ce moment arrivait sur le marché une génération d’étudiants licenciés en ethnologie (licence créée en 1967) dont certains avaient reçu une formation plus poussée à Paris dans le cadre de l’Enseignement pour la recherche en anthropologie sociale (EPRAS) fondé en 1966 par la VIe section de l’EPHE. Et, l’on pourra noter qu’aucun ethnologue plozévétien ne s’est rapatrié dans l’hexagone ni spécialisé dans le domaine français à l’exception de Donatien Laurent qui travaillait déjà sur la culture orale bretonne. Michel Izard est devenu africaniste. Christian Pelras s’est occupé de l’Indonésie, comme Solange Skinner-Petit. Quant aux anthropologues physiques, ils sont vite repartis pour les espaces lointains. Et d’autres chercheurs ont pris le chemin de l’étranger, tel un Alexandre Albenque s’engageant dans l’aménagement du territoire et la planification en Afrique, ou un Jacques Bethemont s’intéressant à une question qui n’a pas de frontière : l’eau. De même, ce choix français n’est pas dû au fait que le CADES ne pouvait financer que des projets hexagonaux : il ne répugnait pas à aider des travaux sur des aires culturelles extérieures. D’ailleurs, Robert Gessain obtint de celui-ci des crédits pour des études sur le Sénégal oriental qui furent menées parallèlement à celles sur Plozévet et sur Goulien.

36 Il s’agissait d’expérimenter et de croiser des méthodes avec une assez nette prédilection pour celles qui pouvaient manipuler des données mathématisées, une orientation à laquelle était sensible une DGRST où régnaient les représentants des sciences dures. D’où les études de cohortes en anthropologie physique, celles par questionnaire sur échantillon en sociologie. Dans ce cadre, quelle était la place des méthodes qualitatives ?

37 « Les manifestations d’insatisfaction du monde agricole et rural ont, à de nombreuses reprises, alerté l’opinion aussi bien que les pouvoirs publics. La division de la population selon l’habitat – rural ou urbain – ou selon l’activité – agricole ou non agricole – repose sur de nombreux critères. Le Comité a estimé qu’une des conséquences de recherche appliquée des plus évidentes de l’enquête sur le monde agricole et rural devait être la détermination scientifique de ces causes d’inadaptation et d’insatisfaction » (DGRST, Fonds de développement, 1961, p. 100), cité par Chatriot A., Duclert V., « Fonder une politique de recherche : les débuts de la DGRST », dans Bezes P., Chauvière M., Chevalier J., de Montricher N., Ocqueteau F. (dir.), L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République, Paris, La Découverte, 2005, p. 32.

38 De même, nulle question de favoriser l’ethnologie de ce monde rural même si les méthodes de cette discipline étaient les plus adaptées à l’étude des petites unités. Seul Christian Pelras avec son « ethnologie globale » peut prétendre avoir participé à l’émergence d’une ethnologie du « proche », selon un des termes consacrés aujourd’hui pour signifier que le chercheur fait partie de la culture qu’il analyse. Cette préoccupation émergera plus tard, d’abord dans les recherches coopératives suivantes, l’Aubrac et le Châtillonnais.

39 Sutter J., « L’atteinte des incisives latérales supérieures. Étude d’une mutation à l’échelle démographique », Les cahiers de l’INED, no 46, 1966.

40 Sutter J. (avec la collaboration de Goux J.-M., Desse G., Giot P.-R., Reynès F.), La luxation congénitale de la hanche, Paris, Presses Universitaires de France, 1972.

41 Une longue tradition scolaire a permis à de jeunes Plozévétiens d’embrasser une carrière universitaire ou scientifique. Ce que découvriront plus tard les chercheurs en s’apercevant qu’à l’époque, 17 agrégés, selon la rumeur (personne n’a été en mesure de me citer tous les noms), étaient issus de ses rangs, comme le recteur d’Académie, Henri Le Moal, et un membre de l’Académie des sciences, Henri Normant, bientôt rejoint par son fils, Jean. La commune avait aussi donné des lettrés de renom comme Pierre Trépos, compère de Pierre-Jakez Hélias.

42 Pelras C., Goulien, commune bretonne du Cap Sizun. Entre XIXe siècle et IIIe millénaire, op. cit.

43 La Bretagne était à la pointe de ce mouvement (urnes brûlées à Pont-l’Abbé, « prise » de la sous-préfecture de Morlaix) avant que celui-ci ne s’étende au Massif central et au Midi.

44 Une thèse remarquée et un ouvrage faisant date, celui de Bois P., Paysans de l’Ouest, Paris, Flammarion, 1971. L’auteur étudia le comportement politique des paysans de la Sarthe en liaison avec les structures économiques et sociales des populations rurales de l’Ouest français.

45 La publication par les Éditions du Seuil, d’une Histoire de la France rurale en quatre tomes (1976, sous la direction de Georges Duby) est révélatrice de cet intérêt. Il dépasse largement les frontières du milieu académique, l’histoire rurale trouvant un public au moment où la paysannerie semblait « disparaître » comme telle.

46 Jollivet M., « La vocation actuelle de la sociologie rurale », Ruralia, no 1, 1997, p. 111-132.

47 Masson P., « Le financement de la sociologie française : les conventions de recherche de la DGRST dans les années soixante », Genèses, no 62, 2006, p. 110-127.

48 Jollivet M., « Comment se fait la sociologie : à propos d’une controverse en sociologie rurale », Sociétés contemporaines, no 49-50, 2003, p. 43-60.

49 Jean Stoetzel essaya, en vain, d’intéresser Henri Mendras à Plozévet.

50 Mendras H., La Fin des paysans, Paris, SEDEIS, 1967.

51 Partant d’une réflexion sur le sous-développement, il proposait une analyse linéaire et inéluctable du développement en cinq grandes étapes : la société traditionnelle, les conditions préalables au démarrage, le démarrage, la maturité, la société de consommation de masse, un stade ressemblant fort à celui atteint par la société américaine. Voir Rostow W., Les étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil, 1962.

52 Voir le témoignage de : Morin E., « Plodémet, des germes pour La Méthode », p. 113-126.

53 Giddens A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

54 Bonny Y., Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité ?, Paris, Armand Colin, 2004.

55 Lui donnant la triple fonction de document d’archive, de moyen pédagogique pour les étudiants et de mode de communication vers le grand public.

56 Griaule M., Au Pays des Dogon (15 minutes), 1935, tiré des 1 600 mètres de pellicules tournés lors de l’expédition.

57 Faisant suite à une réunion organisée en 1952 au Musée de l’homme avec la présence d’ethnologues, de sociologues, de cinéastes : Marc Allégret, Roger Caillois, Germaine Dieterlen, René Clément, Hubert Deschamps, Marcel Griaule, Pierre Ichac, Henri Langlois, Jean-Paul Lebeuf, André Leroi-Gourhan, Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin, Léon Pâles, Alain Resnais, Georges Henri Rivière, Georges Rouquier et Jean Rouch.

58 Matter T., Les quatre du Groenland (30 minutes), 1938. La fin du film a disparu dans le naufrage du Pourquoi pas ? en 1936.

59 Filmographie de Monique et de Robert Gessain, en dehors des films sur Plozévet : Le temps du caméléon, kodachrome, 24 minutes (Guinée), 1957 ; Obashyor Endaon : les enfants du caméléon, kodachrome, 52 minutes (Sénégal), 1964 ; Documents bassari, noir et blanc, kodachrome et ektachrome, 30 minutes (Sénégal), 1965 ; Documents coniagui, noir et blanc, kodachrome et ektachrome, 10 minutes (Guinée), 1965 ; Documents bedik, kodachrome, 12 minutes (Sénégal), 1967 ; Le phoque et l’ours, ektachrome, 21 minutes (Groenland), 1967 ; Les fils du fleuve, masques agraires bassari, ektachrome, 18 minutes (Sénégal), 1969.

60 Par exemple, Michel Izard interviewe des agriculteurs sur les problèmes liés à la commercialisation des produits. Un thème très éloigné de son propre travail sur le système de parenté.

61 Filmographie de Monique et Robert Gessain sur Plozévet : Les pêcheurs, ektachrome, 34 minutes, 1965 ; Les agriculteurs, ektachrome, 48 minutes, 1965 ; Le bourg, ektachrome, 48 minutes, 1966 ; Les gestes du repas, ektachrome, 33 minutes, 1967 ; Le costume, ektachrome, 20 minutes, 1968.

62 Rappelons l’absence du Musée national des arts et traditions populaires dans l’Action concertée de Plozévet alors que celui-ci fut à l’origine des deux Recherches coopératives suivantes : l’Aubrac et le Châtillonnais.

63 Scène présente, mais de courte durée.

64 Rouquier G., Farrebique, 1949.

65 Ruspoli M., Les inconnus de la terre, 1961 (avec Michel Brault et Roger Morillère à la caméra).

66 Bringuier J.-C., Le dernier battage, 1971, puis sa série Des paysans tournée en 1978 dans les Alpes, les Pyrénées et le Languedoc.

67 Segalen M., Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005.

68 Lui-même créé en 1937 et recevant les collections relatives aux sociétés exotiques du Musée d’ethnographie du Trocadéro, celles concernant la France allant au Musée national des arts et traditions populaires.

69 Ce que certains regrettent rappelant que l’occasion a été manquée d’étudier, par exemple, le parler relativement secret de la corporation des tailleurs.

70 Laurent D., Étude ethno-sociologique. La société traditionnelle. Le cycle de la vie individuelle, 1968.

71 Mauss M., Manuel d’ethnographie (préface de Denise Paulme), Paris, Payot, 2002 [1947].

72 Griaule M., Méthodologie ethnographique, Paris, Presses Universitaires de France, 1957.

73 Pelras C., Goulien, le retour. Travaux, fêtes et saisons, 1962-1964, Cinémathèque de Bretagne, 2 heures 50, 2001.

74 Pendant longtemps, les remémorations des enquêtes plozévétiennes, ponctuelles et épisodiques, n’ont mis en avant qu’Edgar Morin et André Burguière, les chercheurs comme les médias s’adressant essentiellement à eux. L’ouverture à d’autres enquêteurs s’est progressivement élargie depuis 1990, date à laquelle fut interviewé Donatien Laurent dans une émission en breton à la télévision régionale. Les choses se sont précipitées à partir de 1999. D’abord, avec la réalisation du film d’Ariel Nathan, Retour à Plozévet, puis lorsque furent organisées en 2002 les Rencontres régionales CNRS « Sciences et Citoyens » de Plozévet par la délégation régionale CNRS Bretagne – Pays de la Loire, sur ma proposition. Plusieurs enquêteurs des années soixante y prirent la parole. Cette manifestation, qui a été pérennisée, a permis d’engager un dialogue entre les chercheurs et les Plozévétiens sur une base différente de celle des années soixante entre « observateurs » et « observés ». La collaboration, qui s’est maintenue, a débouché sur différents projets en cours.

75 Même si le rôle joué par cette enquête dans l’itinéraire intellectuel d’Edgar Morin est assez important. Bien qu’il ne possédât pas alors le concept de « complexité », celui de « multidimensionnalité » l’engageait dans cette voie. Par ailleurs, cette expérience de terrain l’incita à renouveler l’expérience. Peu après Plozévet, il constitua un « groupe de diagnostic sociologique » qu’il entendait vouer à des recherches de terrain de longue durée. Son tournant biographique intellectuel fit avorter le projet. Voir Paillard B., « La sociologie du présent », Communications, no 82 : « Edgar Morin. Plans rapprochés », 2008, p. 11-48.

76 Burguière A., Bretons de Plozévet, op. cit., p. 346.

77 Un mai 1968 qui ébranla la jeunesse plozévétienne. Deux événements en témoignent : une assemblée générale réunissant près de 300 jeunes et cette fameuse barricade, une queue de bal un peu arrosée. Une manifestation qui frappa bon nombre de Plozévétiens et qui suscita l’anathème des autorités municipales et enseignantes. Selon le maire d’alors, les chercheurs parisiens, en particulier ceux de l’équipe d’Edgar Morin, avaient perverti la jeunesse plozévétienne.

78 En l’absence d’enquête faite à l’époque, il est impossible de répertorier tout ce qui s’est dit à propos de ces enquêtes. Il est certain que la mémoire a essentiellement sélectionné les critiques. Sans doute parce que, dès le début, les opinions négatives ont été mises en avant. Validées par Pierre-Jakez Hélias, elles ont eu leurs répercussions médiatiques. Mais on doit aussi remarquer que certaines désapprobations sont à mettre directement en rapport avec ce qu’Edgar Morin a écrit sur les réactions des enquêtés par rapport aux enquêtes et aux enquêteurs dans son chapitre sur « L’autre » (p. 33-39). Il semble bien que certains propos ont été retenus au détriment d’autres. Un exemple : la fameuse scène du youd-kerc’h est toujours citée comme l’archétype du rejet général et global des films par les Plozévétiens. D’ailleurs, André Burguière puis Ariel Nathan (dans son film) y font référence. Il est intéressant de revenir sur la genèse de cette conviction. Edgar Morin tirait cette désapprobation d’une lettre (dans son livre, il ne mentionne pas cette source). Or, cette même missive signalait aussi toutes les réactions très positives aux films (Archives Edgar Morin, IMEC). Edgar Morin ne le signalant pas, une certitude pernicieuse s’est transmise de lecteur en lecteur jusqu’à aujourd’hui. Aussi, faudrait-il passer ce qui s’est dit et se dit toujours sur ces enquêtes au crible de la critique des rumeurs tant on sait que celles-ci adorent éreinter. Voir Paillard B., « La rumeur ou la preuve ordinaire », Communications, no 84 : « Figures de la preuve », 2004, p. 119-135.

79 Curieusement, le livre de Christian Pelras est souvent oublié lorsqu’on s’entretient de Plozévet.

80 Les enquêtes plozévétiennes sont en fait constituées de diverses strates disciplinaires plus ou moins cohérentes, les plus homogènes étant les recherches en bio-anthropologie et celles en histoire et en géographie. Chacune développait ses propres méthodes d’investigation comme ses propres rapports avec les Plozévétiens. Rien de commun entre un Christian Pelras s’installant sur place pour de longs mois et des anthropologues physiques pour qui, leurs prélèvements effectués, l’essentiel du travail se passait au laboratoire. On pourrait multiplier les exemples, discipline par discipline, et, à l’intérieur de chacune, enquête par enquête. Ce qui permettrait d’avoir une vision non réifiée de ce que certains appellent toujours « l’Enquête » alors qu’il faudrait parler « des enquêtes ».

81 Voir Paillard B., « Une enquête pluridisciplinaire en sciences humaines, Plozévet (1961-1965), son histoire, ses archives », Gazette des Archives, no 212, 2008, p. 57-67.

82 Un peu comme le fait Laurent Le Gall pour l’aspect politique et la question des « rouges » et des « blancs », p. 227-258.

83 Une démarche déjà entreprise pour la RCP du Châtillonnais. Voir Laferté G., « Des archives d’enquêtes ethnographiques pour quoi faire ? Les conditions d’une revisite », Genèses, no 63, 2006, p. 46-65.

Auteur

Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO), UMR CNRS 6258, Université Rennes 2, Rennes ; chercheur associé au IIAC-Centre Edgar Morin, Paris.

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