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Liens de sang, liens de pouvoir

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Laurent Coste

Première partie. Le pouvoir dans les villes maritimes

Sociologie du gouvernement urbain des villes atlantiques anglaises et françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles

Guy Saupin

Texte intégral

1La réflexion engagée dans cette comparaison sociologique des dirigeants des municipalités des villes atlantiques anglaises et françaises renvoie à une question plus large, celle des divers vecteurs qui ont soutenu la construction d’un monde atlantique à l’époque moderne. L’hypothèse de départ est celle d’un impact profond de la dimension atlantique dans la structuration interne des villes portuaires pour qui le commerce colonial avec le continent américain, avec toutes ses ramifications extérieures secondaires, est devenu le moteur essentiel de la croissance. La ville étant saisie ici comme production sociale, l’influence atlantique, si elle existe, doit pouvoir se lire en priorité dans les oligarchies municipales, partie prenante des élites sociales urbaines ayant entre les mains les moyens locaux d’impulser les inflexions fondamentales dans le développement urbain et la configuration de son identité sociale et culturelle. Si l’appartenance à des États nationaux différents et à des systèmes régionaux très disparates ne peut que tirer vers une affirmation des décalages, l’existence d’un même modèle socio-politique pyramidal dans les institutions municipales et la pression que l’enrichissement dans les affaires atlantiques exerce sur la recomposition de la société, travaillent à ramener ces villes portuaires vers un même type urbain justifiant cette tentative comparative. Pour aller droit au but, résumons de manière simpliste la question de fond : le très fort essor du commerce atlantique au long de l’époque moderne, concrétisé par une puissante élévation des fortunes de ses acteurs principaux, s’est-il traduit par la main mise de ces derniers sur les gouvernements urbains des villes atlantiques ? Cette recherche vise d’abord à établir la profonde différence entre l’Angleterre, où une certaine homogénéité des données invite plutôt à répondre positivement, et la France où la discordance entre les situations urbaines oblige à une nette réserve. Il s’agit ensuite de proposer quelques interprétations capables de rendre compte de cette relative opposition.

Contexte global de la comparaison

2Comme la plupart des villes européennes, les ports atlantiques anglais et français relèvent du même modèle administratif pyramidal à trois étages hiérarchisant une base d’ouverture sociale, un niveau intermédiaire de consultation et de participation déjà oligarchique et un conseil de direction totalement réservé à des représentants de l’élite urbaine.

Les principales villes atlantiques anglaises et françaises de l’époque moderne observées dans cette étude

  • 1 Clark P. et Slack P. (eds), Crisis and Order in English Towns, 1500-1700, Londres, Routledge and K (...)

3En Angleterre, ce schéma pyramidal classique à trois étages est très fortement relié aux organisations d’arts et métiers comme il est de coutume en Europe du Nord et du Centre, et principalement dans cette concentration urbaine formée par les anciens Pays-Bas et leur périphérie. Le gouvernement urbain est principalement assuré par la cour des aldermen présidée par le lord maire, mais celle-ci s’appuie fortement sur un conseil commun (common council) et un corps électoral formé par l’ensemble des bourgeois (freemen), membres du corps privilégié par leur appartenance aux guildes professionnelles1. En France, le pouvoir est le plus souvent entre les mains d’un échevinage ou d’un consulat, appuyé sur plusieurs structures intermédiaires de consultation, et une assemblée plus large dont la compétence est principalement électorale. Dans les deux pays, le processus de dévitalisation de la base au profit du sommet est en cours au long de l’époque moderne. La disparité des modes de fonctionnement paraît cependant nettement supérieure en France.

  • 2 Boulton J., « London, 1540-1700 », Clark P. (ed.), Urban History of Britain, Cambridge, CUP, 2000, (...)

4En Angleterre comme en France, les villes portuaires liées au commerce international, dans lequel l’espace atlantique joue le rôle majeur, ont connu les plus forts taux de croissance à l’époque moderne. Il convient toutefois de marquer la différence fondamentale quant à une même macrocéphalité dans le réseau urbain : le développement de Londres a été beaucoup plus spectaculaire que celui de Paris et le fait que la capitale anglaise ait additionné la fonction de principale place maritime du pays à ses fonctions politiques et culturelles de capitale du royaume en est la principale raison. Pendant les trois siècles, Londres a imposé son hégémonie en termes de commerce intérieur et extérieur, même si sa domination relative a légèrement faibli au XVIIIe siècle2. Quand on sélectionne le sommet de la pyramide urbaine dans les deux pays, la principale différence ne vient pas de la proportion des ports, qui reste proche de la moitié, avec un léger avantage à l’Angleterre, mais plutôt de la modification plus nette de la hiérarchie dans ce dernier pays.

  • 3 Sacks D. et Lynch M., « Ports, 1540-1700 », Clark P. (ed.), Urban History, op. cit., p. 377-424.
  • 4 Jackson G., « Ports, 1700-1840 », Clark P. (ed.), Urban History, op. cit., p. 705-731.

5En 1500, sur les dix villes anglaises de plus de 5 000 habitants, on compte cinq ports, et même six en incluant York. Derrière Londres, viennent Exeter et Bristol pour la côte sud-ouest et Colchester et Newcastle sur la côte nord-est. En 1600, alors que le nombre de villes a doublé, on relève douze ports. Le XVIe siècle a été plus profitable à Londres et Newcastle qu’à Bristol et Exeter, mais le fait le plus remarquable est l’émergence de nouveaux ports sur la côte est pour desservir des villes importantes, comme Darmouth pour Norwich et Hull pour York, mais aussi Gloucester et Chester sur la côte ouest, soutenus par les liens commerciaux avec l’Irlande. En 1700, on compte 16 ports sur les 32 villes de plus de 5 000 habitants. Le XVIIe siècle a surtout vu l’explosion de Londres dont le taux de croissance se situe entre 300 et 400 %, mais Newcastle et Bristol ont bien progressé. La nouveauté vient de l’émergence de Liverpool sur la côte ouest3. Le XVIIIe siècle confirme le développement rapide des grands ports provinciaux, sur un rythme supérieur à Londres4. La nouveauté vient surtout du nord-ouest avec le décollage de Liverpool qui dépasse Bristol pour s’affirmer comme deuxième port anglais, la naissance du port charbonnier de Whitehaven, et l’essor spectaculaire du port écossais de Glasgow qui profite pleinement de l’intégration dans le Royaume-Uni (1707).

  • 5 Meyer J. et Poussou J.-P., Études sur les villes françaises : milieu du XVIIe à la veille de la Ré (...)

6La France connaît beaucoup moins de modification puisque les grandes villes portuaires du XVIIIe siècle sont les mêmes que celles du XVIe siècle, avec toutefois quelques reclassements dans la hiérarchie5. C’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que Rouen perd sa place de premier port français au profit de Saint-Malo et régresse au rang de troisième ville de province derrière Lyon et Marseille. La ville normande, dont les activités maritimes sont de plus en plus captées par Le Havre, ne peut enrayer son déclin relatif face à la belle croissance de Bordeaux et de Nantes qui l’ont dépassée dès 1650. Marseille, bien que décimée par la peste de 1720, talonne Bordeaux à la fin du XVIIIe siècle. Tout n’est pas facile pour les villes portuaires moyennes à l’exemple de Dieppe qui perd son importance du XVIe siècle, de La Rochelle longtemps affectée par les conséquences du siège de 1627-1628, ou de Saint-Malo qui décline au long du XVIIIe siècle après son demi-siècle de gloire sous Louis XIV. Les plus belles réussites sont celles des villes militaires, soutenues par leurs arsenaux, sous la forme de création de villes nouvelles à l’exemple de Brest, Rochefort et Toulon en France ou Portsmouth et Plymouth en Angleterre. Le choix de Lorient comme centre d’armement maritime pour la compagnie des Indes orientales par Colbert produit le même effet.

L’importance relative des marchands dans les gouvernements urbains des villes portuaires

Une très importante hégémonie marchande en Angleterre

7À l’exemple de la Cité de Londres, les grandes villes maritimes anglaises comme Newcastle, Yarmouth, Hull sur la côte est ou Bristol, Exeter, Gloucester, Chester, Liverpool sur la côte ouest, étaient administrées par des corporations dont la direction était étroitement contrôlée par le milieu marchand le plus important, celui qui dominait le commerce international. Les problèmes financiers de la monarchie au XVIe siècle ont facilité la négociation de beaucoup de chartes, incluant même des légalisations de situations de fait, à l’image de Liverpool qui est parvenue en 1579 à faire admettre que ses privilèges remontaient à Jean Sans Peur. L’autonomie urbaine était fondée sur l’indépendance par rapport au comté, c’est-à-dire à son sheriff, sa county court et ses juges de paix. Les relais politiques passaient par les liens avec la cour, mais aussi par le parlement puisque les chartes portaient le privilège d’élire deux députés aux Communes.

  • 6 Archer I., The Pursuit of Stability. Social Relations in Elizabethan London, Cambridge, CUP, 1991.
  • 7 Rogers N., « Money, Land and Lineage: the Big Bourgeoisie of Georgian London », Social History, 19 (...)

8À Londres, The court of the Lord Mayor and aldermen formait l’organe exécutif qui contrôlait l’essentiel de l’autorité municipale, appuyé sur la court of Common Council composée de 206 membres vers 1600, de 237 en 1646, élus annuellement par les wardmote ou assemblées de quartier qui rassemblaient des représentants de 67 guildes de commerce et d’arts et métiers6. Cette assemblée délibérative tenait cinq à six séances par an pour valider la levée des impôts, cautionner les grandes orientations du Common Council et choisir six conseillers qui se joignaient à quatre aldermen pour former un comité chargé d’administrer les biens de la ville. À la base, l’assemblée électorale, ou Court of Common Hall, regroupait les membres de la corporation, soit environ 4 000 liverymen. Il ne suffisait pas d’être un simple bourgeois (freeman) pour voter, puisqu’il fallait avoir été admis au grade de livery, c’est-à-dire membre du comité directeur de son organisation professionnelle. Le rôle électoral consistait au XVIIe siècle à choisir, sur une liste cooptée de six à huit échevins, les deux qui rempliraient l’office de sheriff, deux candidats pour la charge de Lord Maire et à élire les représentants de la City au parlement. Les 26 échevins (aldermen) détenaient des charges viagères, mais électives puisqu’ils étaient désignés dans les assemblées de quartier. La responsabilité d’échevin était de fait quasiment réservée aux membres des « liveries » des douze plus grandes guildes londoniennes, sans que ce fût une règle impérative7.

  • 8 Howell R., Newcastle-upon-Tyne in the Puritan Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1967.
  • 9 Clark P. et Slack P. (eds), Crisis and Order…, op. cit., p. 21-25; Clark P. et Slack P. (eds), Eng (...)
  • 10 Pearl V., London and the Outbreak of the Puritan Revolution, Oxford, 1961.
  • 11 Johnson A. M., « Politics in Chester during the Civil Wars and the interregnum », Clark P. et Slac (...)

9Ce modèle londonien se retrouvait, avec quelques variantes, dans la plupart des villes anglaises les plus importantes. Vers 1600, les échevinages fermés avec des membres viagers, renouvelés par des procédures dominées par la cooptation, étaient devenue la règle. Partout, les guildes les plus importantes dans l’animation économique de la ville réglaient entre elles la composition de l’élite municipale. Dans les villes portuaires, la participation et la maîtrise du commerce de mer assuraient la prédominance politique locale. À Londres, Exeter, Bristol, Newcastle8 et dans bien d’autres places maritimes, la société des Marchands aventuriers formait l’antichambre de la municipalité9. Les crises politiques, principalement centrées sur le XVIIe siècle, n’ont même pas affecté ce dispositif socio-économique de distribution de l’autorité municipale. Les luttes entre royalistes et parlementaires au temps de la guerre civile des années 164010 et de la restauration anglicane avec le code Clarendon ou les purges destinées à renforcer la sensibilité tory au détriment du courant whig pendant la crise de succession au début des années 1680 se sont bien traduites par des changements de personnalités ou de familles, sans remettre en question la distribution sociale de l’autorité politique urbaine en faveur de l’élite marchande des villes. Les études menées sur Chester11, Exeter, Gloucester ou Newcastle se rejoignent toutes sur cette conclusion.

10La « corporation » de Bristol était fondée sur les lettres patentes d’Henry VII de 1499, confirmant les privilèges concédés en 1373, tout en créant le conseil des échevins. Le gouvernement urbain était ainsi confié à un corps de 43 personnes, incluant le maire, le recorder, les échevins, les sheriffs et les conseillers, élus par un corps de citoyens de 1 500 à 2 000 chefs de feux de sexe masculin. Comme partout, les candidatures n’étaient pas libres car il importait de garantir la qualité sociale du gouvernement urbain par le filtre de la cooptation. Il était exigé deux candidats pour chaque poste vacant, l’un proposé par le maire et le second par le reste du conseil. Comme le nombre de citoyens considérés comme dignes de ces responsabilités était en nombre réduit, les mêmes noms revenaient à chaque élection jusqu’à leur admission. Mais tous les notables proposés n’acceptaient pas l’honneur qui leur était fait car l’obligation de dégager beaucoup de temps au service de la collectivité et de contribuer par ses finances en faisait reculer plus d’un. La menace de lourdes pénalités faisait normalement fléchir les plus hésitants, sans toutefois ébranler les plus rétifs comme ce Luke Hodges, marchand épicier, qui préféra acquitter les 200 livres exigées. D’un autre côté, il existait une compétition entre les familles très intéressées par cette instance de pouvoir, ce qui obligeait à actionner les solidarités à travers les réseaux de parenté et d’amitié.

  • 12 Sacks D. H., The Widening Gate: Bristol and the Atlantic Economy, 1450-1700, Berkeley, Californie, (...)
  • 13 Sacks D. H., Trade, Society and Politics in Bristol, 1500-1640, New-York, 1985.

11Les grandes mutations commerciales qui ont assuré l’essor de Bristol durant l’époque moderne pour en faire le second port anglais derrière Londres12, avant que Liverpool ne le supplante dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en tirant un plus grand profit encore du système atlantique, ont eu leur traduction dans la hiérarchie économique et sociale du grand port du sud-ouest et assez logiquement dans la distribution sociale du pouvoir politique urbain étant donné l’étroite connexion entre les deux. Dès le XVIe siècle, la progression du commerce avec l’Espagne, la Méditerranée et les îles atlantiques a soutenu l’émergence des grands marchands internationaux au détriment des marchands itinérants ou spécialisés sur du cabotage régional et plus encore des marchands détaillants et des artisans. Cette élite, où confluaient les dynasties les plus entreprenantes, les enfants de la gentry du comté et les meilleurs des boutiques et des ateliers, a trouvé dans la constitution de la Société des Marchands aventuriers l’instrument confortant une cohésion déjà engagée par l’échange de services, de facteurs et de capitaux. Le relais pris par le commerce atlantique au XVIIe siècle ne fit qu’accentuer ce phénomène de polarisation13.

  • 14 Sacks D. H., « The Corporate Town and the English State: Bristol’s “little business”, 1625-1641 »; (...)

12Toutefois, la force de la relation traditionnelle de la corporation avec les guildes atténua les effets de cet éclatement au niveau de la composition sociale du Conseil Commun dans lequel les marchands spécialisés et les marchands détaillants de produits de luxe maintinrent relativement bien leur position, beaucoup mieux que les plus importants artisans14.

Tableau no 1. Origines socio-professionnelles des membres du Conseil Commun de Bristol (1605-1642)

Occupations

Nombre

 % du total connu

Marchands

56

46,67

Principaux détaillants, dont

40

33,33

Apothicaire, épicier

07

Drapier

11

Poissonnier

02

Mercier

01

Quincaillier

03

Mercier

13

Marchand de vin, aubergiste

03

Marchand de savon et de chandelle

04

03,33

Total des entrepreneurs dominants

100

83,33

Artisanat

20

16,66

Fabriquant de draps

05

Dentellier

01

Fabriquant de cartes à jouer

01

Tréfileur, étireur

01

Brasseur

07

Gentlemen, Yeomen

05

04,17

Total connu

120

100

Non identifié

03

Total général

123

  • 15 Macgrath P. V., The Merchant Venturers of Bristol: a History of the Society of Merchant Venturers (...)

13Le risque de déstabilisation de la corporation, suite à l’expression d’intérêts divergents, était conjuré par le contrôle du renouvellement de ses membres par les Marchands aventuriers15. Sur les 123 individus promus au Conseil de 1605 à 1642, 71 (près de 60 %) en furent membres dans leur carrière marchande et 62 y tinrent même les postes de maître, trésorier ou directeur. Cette prédominance alla en s’accentuant puisqu’on passa d’un peu plus de la moitié de membres de la Société de 1605 à 1623 à 75 % pour la seconde phase jusqu’à 1642. Il en fut quasi de même pour les maires, avec une proportion des quatre cinquièmes pour la seconde phase. L’illustration la plus éclatante de cette étroite alliance fut offerte lorsque, par deux fois dans les années 1630, le maire fut en même temps le maître de la Société. L’imbrication des pouvoirs fut amplifiée par les députations au parlement. Ainsi l’échevin Humphrey Hooke, six fois maître dans les années 1630, siégea au Court et au Long Parlement, au côté de Richard Longe, deux fois maître et élu au Long Parlement.

14Cela n’empêcha pas l’existence de tensions car certains boutiquiers de luxe et gros artisans entendaient tirer de leurs privilèges de bourgeoisie le principe du libre accès à n’importe quel niveau de commerce, à la seule condition d’en courir les risques. Cela en vint même parfois à structurer les groupes de pression lors des élections. La tension maximale fut atteinte en 1626 lorsque Christopher Whitson, raffineur de sucre et distilleur de miel de Bretagne, intégré dans la Société en 1619, chef de file de la contestation des manufacturiers et des boutiquiers contre leur exclusion du grand commerce, parvint à se faire élire maire contre l’échevin Robert Aldworth, le plus riche et le mieux connecté des marchands de sa génération, proposé par le maire sortant et soutenu par les Marchands aventuriers. L’analyse des origines des votes est très éclairante quant aux tensions évoquées. Aldworth obtint 19 voix sur les 42 votes exprimés dont 17 venant de Marchands aventuriers. Whitson réunit 22 suffrages, dont huit seulement de membres de la Société, plus tournés vers des trafics de moindre importance en Baltique et en Normandie, Bretagne et Baie de Biscaye. Sa performance est d’autant plus remarquable qu’il avait contre lui la majeure partie des marchands de la compagnie d’Espagne au sein de laquelle son cousin John avait défendu la même position dès 1604. Un partage de même nature a aussi prévalu dans le conflit pour le choix du trésorier de ville en 1639. Là encore, la victoire revint au candidat ayant les soutiens les plus diversifiés contre le candidat des marchands les plus importants. L’explication est certainement à chercher dans la rencontre entre une certaine réaction symbolique contre un patronage trop visible de la Cour et une volonté d’adresser un message de revendication d’ouverture à la Société des Marchands aventuriers dont l’autorité venait d’être renforcée par le pouvoir royal par l’octroi de nouveaux statuts.

Une situation beaucoup plus diversifiée en France

15Par rapport à la relative homogénéité anglaise, les réalités des villes maritimes françaises s’avèrent plus complexes, avec une diversification sociale beaucoup plus grande dans l’exercice du pouvoir, même si elle se limite naturellement à une variation au sein de l’élite urbaine. Au-delà des conséquences d’équilibres différents dans l’association des fonctions administratives et économiques, l’environnement politique, religieux et culturel paraît avoir eu beaucoup plus d’impact sur le renouvellement des élites municipales. La comparaison de Nantes et Bordeaux, deux grands ports atlantiques ayant un même profil commercial mais une dimension administrative inégale, permet ainsi de présenter rapidement, mais efficacement, la question de la diversité française.

  • 16 Saupin G., « Sociologie du corps de ville de Nantes sous l’Ancien Régime, 1565-1789 », Revue Histo (...)

16Durant l’époque moderne, l’échevinage nantais, composé d’un maire et de six échevins, a été principalement composé de grands marchands, même si le poste de maire leur échappait le plus souvent16.

17Le renouvellement du corps de ville de Nantes sous l’Ancien Régime fut sans doute l’un de ceux qui furent les plus en liens avec les mutations d’une société urbaine, non pas que la ville ait ignoré la précautionneuse cooptation ou le contrôle royal établi dès 1598, en sanction de la longue rébellion ligueuse, mais parce que le classement des éligibles se fit dans une assemblée électorale ouverte, résistant curieusement à toutes les tentatives de fermeture, au sein de laquelle les réseaux de parenté, d’amitié et de sociabilité étaient fortement mobilisés. Il en résulte d’importantes mutations dans l’équilibre des diverses strates de l’élite urbaine, beaucoup plus pour les échevins que pour le maire.

Tableau no 2. Les origines socio-professionnelles des maires

Officiers de justice

Autres officiers

Avocats

Marchands-Négociants

1565-1598

52,17 %

8,70 %

39,13 %

1598-1692

89,36

2,13

8,51

1693-1789

47,62

14,28

14,28

23,82

Tableau no 3. Les origines socio-professionnelles des échevins

Tableau no 3. Les origines socio-professionnelles des échevins

18La charge de premier magistrat municipal a toujours été confiée de préférence à un officier royal, de judicature à quelques rares exceptions près. En ajoutant les avocats, la suprématie du monde judiciaire est évidente. Le milieu marchand ne fut que faiblement représenté. Le XVIIe siècle a correspondu à une marginalisation quasi-totale, et le vigoureux essor commercial du XVIIIe siècle n’a pas eu sa traduction dans la direction du bureau de ville, même si une réévaluation témoigne de l’importante mutation de l’image sociale du négociant dans la société des Lumières, progression également consolidée par la présence de quelques officiers de l’amirauté – tribunal royal des affaires maritimes et portuaires installé à Nantes en 1693 –, étroitement intégrés dans les réseaux de parenté des plus grands négociants. Il ne faut pas se méprendre sur la signification du chiffre élevé du dernier tiers du XVIe siècle, les marchands ne faisant que profiter du vide créé volontairement par les officiers du présidial et de la sénéchaussée, hostiles à la transformation de l’ancien Conseil des bourgeois, fondé par les ducs de Bretagne en 1420, en municipalité à la française à cause d’un important transfert des compétences de police, et boycottant les élections jusqu’à l’établissement de compromis entre 1575 et 1581. Il est à noter qu’ils ne furent pas suivis par les officiers de la Chambre des comptes dans cette politique d’obstruction, sans doute parce que nombre d’entre eux sortaient directement des mêmes lignées marchandes. Avec le règne de Louis XIV, ces officiers des Comptes ont commencé à se dégager de la municipalité et la rupture est totalement consommée au XVIIIe siècle.

  • 17 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

19Il pourrait être tentant d’expliquer cette prédominance des officiers royaux, et plus globalement des gens de justice, par la recherche d’une compétence professionnelle, facilitant la conduite de l’administration urbaine et la défense des privilèges collectifs. La comparaison avec les réalités des villes anglaises, où l’ampleur des pouvoirs à assumer et des droits à défendre était d’un niveau bien supérieur, doit nous convaincre de l’inanité de cette direction. Dans les villes des deux royaumes, les édiles disposaient des compétences d’officiers administratifs supérieurs comme le procureur du roi syndic ou le trésorier pour les aider aux mises au point techniques. L’impact du modèle social le plus classique dans la culture politique urbaine française nous paraît une voie interprétative beaucoup plus performante. Nous en voulons pour preuve la réaction négative de la plupart des villes à l’édit d’Henri II de 1547 excluant les officiers de justice des corps de ville. Dans les sollicitations d’exemption figurent toujours en premier la question de l’honorabilité du corps de ville. Pour les défenseurs du pouvoir municipal, il était évident que la communauté devait avoir la meilleure tête possible pour garantir un bon fonctionnement organique et entretenir l’esprit civique. Il était donc vital d’y maintenir les officiers de justice royale. Une telle perspective ne pouvait exister dans les villes anglaises car leur corporation disposait de l’ensemble des pouvoirs exigés pour couvrir tous les besoins de la société urbaine et s’intégrer dans le système comtal. Ainsi, le dualisme entre l’appareil étatique des offices, principal vecteur d’anoblissement pendant longtemps, et les municipalités17, représentatives des communautés privilégiées, semble la principale clé pour comprendre l’originalité de la vie politique urbaine française.

20L’importance de la fonction commerciale dans le développement de la ville de Nantes est beaucoup plus lisible dans la composition de l’échevinage, même si d’importantes mutations doivent être commentées afin de savoir si elles reflètent plus la position fluctuante des marchands nantais dans l’essor du trafic portuaire ou l’impact social de problèmes de nature politique, les deux phénomènes pouvant parfois se rejoindre à certaines périodes. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, l’hégémonie marchande relève également de la stratégie de non-participation choisie par le présidial et la sénéchaussée pour manifester leur opposition à la création d’un échevinage obtenue par le lobby marchand. L’excellente intégration des grands marchands castillans dans l’élite urbaine assure aussi une force réelle à ce milieu qui investit les finances royales et la chambre des comptes. Dans un revirement total, les deux premiers tiers du XVIIe siècle se singularisent par un retrait marchand légèrement au-dessous des 40 %. Même si la période peut être placée sous le signe d’un délicat redéploiement commercial, au sein duquel les marchands indigènes sont gênés par une forte concurrence portugaise et surtout hollandaise, il nous semble que la principale explication est politique. Il s’agit principalement du temps nécessaire pour faire oublier que le milieu marchand a fourni le principal soutien de la Ligue. Traumatisée par la peur rétrospective d’avoir mis en péril les privilèges urbains, l’élite nantaise, suivie par le reste du corps civique, entend rétablir sa relation de confiance avec la monarchie dans un loyalisme indéfectible, ce qui favorise la présentation privilégiée de gens de justice, milieu ayant fourni la plupart des « politiques » au moment de la grande crise.

  • 18 Coste L., « La jurade de Bordeaux au XVIIe siècle », Pontet J. (dir.), Des hommes et des pouvoirs (...)
  • 19 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, Presses un (...)

21Le retour en force des marchands dans l’échevinage sous le règne de Louis XIV est trop puissant pour être attribué sans discussion à l’essor commercial réel qui fait passer le port ligérien au rang de premier centre d’armement maritime du royaume au début du XVIIIe siècle. Naturellement, le basculement progressif du grand cabotage européen et de la grande pêche vers le commerce colonial antillais ainsi que la déportation des esclaves noirs vers les Îles d’Amérique ne pouvaient qu’attirer l’attention bienveillante du pouvoir royal depuis le fort engagement dans une politique mercantiliste impulsée par Colbert. Le soutien apporté aux acteurs les plus performants dans leur entrée dans les corps de ville s’inscrivait dans une logique de reconnaissance et de valorisation, adaptée à chaque contexte particulier, mais délicate à soutenir, comme le montrent les issues opposées de la réforme de l’échevinage de Marseille, réservé aux grands marchands, et de la tentative bordelaise, rapidement abandonnée, de redéfinition interne de la jurade à leur profit18. Toutefois, ce qui alerte le plus sur l’insuffisance de cette analyse n’est pas tant le caractère encore expérimental de l’exploitation du marché transatlantique que l’effondrement brutal de la représentation des officiers de justice19. Inquiétées par la suppression et la restauration partielle, mais toujours menacée et de plus en plus fiscalisée, des privilèges de noblesse municipale, au milieu et après les grandes enquêtes de réformation de noblesse, les familles du présidial et de la sénéchaussée ont suivi celles de la chambre des comptes qui elles-mêmes finissaient de se rallier à l’attitude dépréciative des parlements vis-à-vis de la dignité sociale des corps de ville. Afin de ne pas se retrouver sur des listes de traitants, dans cette phase juridique incertaine, il était plus prudent de s’écarter d’une institution risquant de troubler l’image extérieure d’un lignage en ascension. Ainsi, la suprématie marchande dans l’échevinage nantais sous Louis XIV ne correspond que partiellement à une reconquête, car elle résulte en grande partie de l’occupation de la place laissée vide par la désertion volontaire des officiers de justice.

22Finalement, l’équilibre du XVIIIe siècle traduit mieux la puissance du milieu négociant, même si la proportion enregistre une légère contraction en valeur relative, car ce dernier a dû s’imposer contre une réelle concurrence des gens de justice, soutenue par le retour des officiers du présidial et l’affirmation des avocats au détriment des procureurs. Ces redistributions, qui traduisent une prise d’autonomie vis-à-vis du modèle des officiers des cours souveraines, s’expliquent par une conscience plus forte de l’importance de l’autorité municipale en ce qui concerne la propriété urbaine dans le cadre du développement de la politique d’embellissement urbain.

23Abandonnant leur trop longue utopie de l’accession aux rangs des officiers supérieurs par le partage du privilège d’anoblissement, les familles du présidial ont considéré en priorité, avec plus de réalisme, leurs intérêts en tant que propriétaires urbains.

24Pour Bordeaux, le poids relatif des grands marchands dans la jurade se caractérise par une présence régulière, mais minoritaire. Pour les agents royaux de Louis XIV, le principe de la composition sociale tripartite de la jurade remontait à l’édit du roi Henri II de 1550, acte de refondation de l’institution municipale effaçant la suppression des privilèges politiques sanctionnant la grande rébellion anti-fiscale de 1548. C’était une opinion erronée car ce principe s’est progressivement établi dans la pratique au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Les actes fondateurs médiévaux comme le Livre des Bouillons de 1375 ou les lettres patentes de Charles VII n’imposaient que la condition minimale et évidente d’appartenance au corps de bourgeoisie. La première moitié du XVIe siècle semble avoir été principalement favorable aux gentilshommes et anoblis (47 %) et aux auxiliaires de justice (42 %) beaucoup plus qu’aux marchands (11 %). La seconde moitié du siècle a vu se normaliser la pratique avec un net redressement de la représentation marchande (40 %) au détriment des deux anciens milieux favorisés réduits à 30 % chacun.

  • 20 Coste L., Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoirs à l’hôtel de ville, 1548-1789, Bor (...)

25Ce n’est donc qu’avec le XVIIe siècle que la tripartition classique se mit en place20. Elle ne fut contestée que par une initiative de Colbert, qui au moment où il accélérait sa politique mercantiliste anti-hollandaise, tant dans la guerre des tarifs douaniers que dans la mise en place de l’Exclusif colonial, considéra que l’administration municipale des grandes villes portuaires du royaume devait être confiée en priorité au grand commerce. L’arrêt du Conseil du 18 juillet 1670 doubla le nombre de marchands dans la jurade, réduisant ainsi la représentation nobiliaire et avocate à l’unité. Tous les corps constitués de la ville se dressèrent contre cette réforme de l’ancien usage. L’assemblée des Cent et Trente délibéra sur des suppliques qui furent portées en Cour par plusieurs députations, tant et si bien que le grand Colbert renonça en reprenant la rhétorique bordelaise dans les justifications de l’arrêt du Conseil du 21 juillet 1674 :

« La ville de Bordeaux, estant asses exposées aux ennemis de l’Estat, a besoing de magistrats faisant profession des armes, pour y commander dans ce temps là, et dans les villes voisines, que, parce que estant juges de la police et des crimes qui se commettent dans la dite ville de Bourdeaux et banlieue d’icelle, il est nécessaire qu’une partie d’entre eux soit graduée, et d’ailleurs, que la dite ville estant maritime, il estoit nécessaire, pour exciter les habitans d’icelle à faire le commerce, de donner part des honneurs de la magistrature à ceux de cette profession. »

26Après cette alerte, la tripartition devint un principe sacré de la vie municipale bordelaise que la réforme Laverdy ne manqua pas de respecter en 1767.

  • 21 Saupin G., « Fonctionnalisme urbain et sociologie des corps de ville français (XVIe-XVIIIe siècles (...)

27L’importance de la noblesse comme premier ordre symbolique était affirmée, mais quels types de nobles la pratique y envoya ? L’affirmation du principe de l’alternance entre l’épée et la robe sous la plume du chroniqueur Jean de Gaufreteau n’est pas confirmée par l’analyse historique. Selon le contexte politique et social, la jurade n’a pas accueilli les mêmes catégories nobiliaires et plusieurs phases sont à distinguer. Prenant à la lettre l’édit d’Henri II de 1547 interdisant aux officiers royaux de siéger dans les échevinages pour réserver ces derniers aux bourgeois marchands, les parlements y ont vu immédiatement une excellente stratégie pour affirmer leur supériorité, tant institutionnelle que sociale, et ils ont été suivis par mimétisme par les autres cours royales de justice présentes dans la même ville, alors que les membres de ces mêmes cours adoptaient des comportements totalement différents dans les villes non parlementaires21. Suite à cette faiblesse initiale, le poids relatif de la noblesse de robe n’a pu être que marginal, à l’exception d’une correction à la marge apportée par les secrétaires du roi à la chancellerie du parlement dans la seconde moitié du XVIe siècle ou par les officiers du bureau des finances dans la première moitié du XVIIe siècle, les deux ayant en commun une recherche de consolidation de prestige du fait d’un anoblissement récent. Les vrais militaires s’intéressèrent peu à la jurade car les deux engagements étaient contradictoires quant à la mobilisation dans le temps et dans l’espace. Ce furent principalement des petits gentilshommes dont le principal travail était de s’occuper de la gestion de leurs seigneuries autour de Bordeaux. Laurent Coste s’interroge sur les causes de l’effacement des officiers de finances sous le règne de Louis XIV : expulsion sous pression de la gentilhommerie rentière ou retrait volontaire d’une institution méprisée ? À la lumière du cas nantais, il me semble qu’il faut surtout retenir la seconde interprétation. Suite aux enquêtes de noblesse lancées par Colbert et aux remises en cause des privilèges de noblesse municipale dans les villes privilégiées du royaume, le passage par les municipalités trouble l’image sociale de ceux qui sont en procès d’anoblissement. Ces officiers de finance finissent par se rallier, pour sécuriser leur position, au modèle imposé par les parlements pour le monde de la judicature dans les villes qu’ils peuvent régenter par leur puissance sociale.

  • 22 Coste L., Mille avocats du Grand siècle. Le barreau de Bordeaux de 1589 à 1715, Bordeaux, SAHCC, 2 (...)

28Si les officiers de justice supérieurs et moyens ne pouvaient siéger à la jurade pour des questions de gestion de dignité des lignages, il convenait d’y envoyer ceux qui en étaient les plus proches par leur formation universitaire, leur travail et leur culture, c’est-à-dire les avocats22. Cette volonté de souligner cette proximité, et leur fonction de remplacement symbolique de milieux qui ne désiraient pas paraître, a conduit à l’exclusion des procureurs à partir du début du XVIIe siècle. Afin de préserver au maximum la lecture sociale de cette médiation sous forme de substitution, il convenait de maintenir une frontière institutionnelle claire entre les avocats et les cours, tout en multipliant les signes de proximité sociale. D’où l’interdiction vigilante de cumul avec des charges, même petites, de cour royale et le désintérêt pour la fréquence du même cumul avec les offices seigneuriaux. D’où la recherche des signes extérieurs d’honorabilité, tant dans l’ancienneté de la fonction que dans la reconnaissance corporative puisqu’on privilégiait le recrutement des anciens bâtonniers, et ce d’autant plus que ces derniers étaient désignés par le parlement. Il s’agissait donc de maintenir un subtil équilibre symbolique entre proximité et infériorité.

29Dans le modèle social traditionnel reposant sur la hiérarchie statutaire des états, le milieu marchand manquait un peu de dignité. C’est pourquoi il n’était pas inutile de lui imposer un cursus honorum, sorte d’ascension probatoire destinée à pallier un déficit initial. Celui de Bordeaux n’était pas original car il additionnait la charge de trésorier de l’hôpital Saint-André et le passage par le Consulat du commerce. Le parlement, à la fin des années 1570, avait même formulé l’idéal de la sortie des affaires, sans grande illusion d’ailleurs étant donné la « mesquinerie marchande ». Cette prétention, très éclairante sur les préjugés sociaux, ne fut bien sûr jamais respectée, sauf si cela convenait à l’intéressé. Comme partout, la réalité du cursus honorum paraît très relative et on compte autant d’exceptions que d’illustrations dans les carrières des jurats marchands. L’essor du commerce bordelais dans sa maîtrise du marché transatlantique français entraîna les mêmes phénomènes de dénivellation socio-économique dans le monde marchand que dans tous les ports européens. À Bordeaux, c’est en 1671 que le terme de négociant apparaît sur un registre. Cependant, la référence à la tradition catholique de la ville servit à protéger l’influence des anciennes familles marchandes dans la jurade puisque beaucoup des plus puissants négociants du XVIIIe siècle, issus de l’immigration des villes du Sud-Ouest, étaient de religion protestante.

Les causes des variations sociologiques dans les municipalités anglaises et françaises

Une fausse piste : l’idée erronée d’un décalage de puissance de la dynamique commerciale

  • 23 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, Presses (...)
  • 24 Butel P., L’économie française au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, chapitres 2 et 3.

30Faut-il se tourner vers l’économie et chercher dans une dénivellation ou un retard français l’explication principale d’une présence plus fragile dans les institutions municipales ? Les dernières grandes études menées montrent qu’il n’en est rien, ni dans le calendrier du développement, ni dans l’inventivité des acteurs français, même si les stratégies restent différentes. L’idée d’un manque de dynamisme des ports atlantiques français dans le dernier tiers du XVIe et au XVIIe siècle n’est plus guère d’actualité23. Le taux de croissance du commerce international français semble même avoir été légèrement supérieur à celui de l’Angleterre au XVIIIe siècle, d’où l’agressivité militaire maritime et coloniale entre les deux États24.

  • 25 French C., « Crowed with traders and a great commerce, London’s domination of English Overseas Tra (...)
  • 26 Butel P., « La croissance du port de Londres au XVIIIe siècle », Pontet J. (éd.), Des hommes…, op. (...)

31L’essor économique des villes portuaires suit grossièrement le même schéma d’ensemble en Angleterre et en France, mais certaines spécificités anglaises peuvent expliquer les décalages observés, principalement le plus fort renouvellement du réseau portuaire malgré l’hégémonie londonienne25. Les deux royaumes ont construit leur puissance maritime dans un puissant basculement du grand cabotage européen centré sur l’Europe du nord-ouest, principalement de l’Andalousie aux Pays-Bas, vers le grand commerce colonial, en priorité atlantique dans un système intégrant le marché européen, les côtes d’Afrique noire, la zone caraïbe et la côte est de l’Amérique du nord, sans oublier l’expansion dans l’océan Indien et le commerce du Levant, ni l’importance de la Baltique, tant comme zone d’approvisionnement de matières premières essentielles pour les marines que comme marché de redistribution des produits coloniaux26. Dans ces espaces connectés, la circulation des mêmes produits a assuré les mêmes enrichissements en liant les différents marchés, organisés dans des systèmes nationaux de type mercantiliste, mais toutefois débordés par les trafics illégaux du commerce interlope assurant un certain degré d’intégration difficilement quantifiable.

  • 27 Grassby R., The Business Community of Seventeenth England, Cambridge, CUP, 1995.

32L’équilibre entre les rôles des grandes compagnies et des entreprises privées des acteurs individuels ou associés dans l’essor du commerce international à l’époque moderne n’est pas le même dans les deux pays. L’Angleterre fut pionnière dans le recours aux compagnies, avec la formation de la Société des Marchands aventuriers, des compagnies du Levant et d’Espagne dans la seconde moitié du XVIe siècle, avant même la formation de la célèbre compagnie des Indes orientales en 1600. Le retard chronologique français ne fut jamais compensé par de meilleures performances malgré la politique volontariste du colbertisme, puisqu’on connaît la rapide déliquescence de la plupart des compagnies françaises et les aléas de celles des Indes orientales, du Sénégal et de Guinée qui finirent par fusionner dans l’ambitieux Système Law et l’apurement financier qui suivit son fracassant échec en 1720. Londres bénéficia de leur concentration, mais surtout du monopole de la compagnie des Indes orientales. Mais les autres grands ports comme Bristol et Newcastle profitèrent au XVIIe siècle de la formation de sociétés locales de marchands aventuriers qui s’emparèrent des trafics les plus importants27. En France, la principale conséquence urbaine de cette politique fut l’essor de la ville neuve de Lorient à partir des activités d’armement maritime, puisque les ventes se déplacèrent selon les époques, passant de Rouen à Saint-Malo au début du XVIIIe siècle, pour venir à Nantes en 1720, avant d’être placées à Lorient en 1733, sans effacer le contrôle principal des négociants nantais.

  • 28 Sacks D. H., Trade…, op. cit., chapitres 7-8.

33Dans une ville comme Bristol au XVIIe siècle, la corporation et la société des Marchands aventuriers se sont fortement épaulées, dans une double dimension sociale et institutionnelle, puisque la saisie de tous les postes importants de la corporation par les membres de la Société a permis en retour un soutien administratif décisif pour compenser quelque faiblesse du statut initial de l’organisation du grand commerce28. La charte de fondation de 1552 n’avait pas attribué clairement des pouvoirs de taxation aux Marchands aventuriers et l’adjonction de ce privilège, accordé par le parlement en 1566, avait été annulée par suite de plaintes des marchands des autres villes dès 1571. En 1605, afin de consolider la position juridique de la Société, le Conseil Commun de Bristol a publié une ordonnance garantissant son autorité et l’autorisant à établir des taxes destinées à l’entretien du port. La crise de 1638, provoquée par les contestations des marchands de Barnstaple, a été gérée conjointement par les deux institutions auprès des instances du pouvoir royal, aboutissant à un jugement favorable de la Chambre étoilée et à la publication de nouvelles lettres patentes renforçant l’autorité de la Société le 7 janvier 1639, ce qui renforça son attractivité. En quelques jours, 29 marchands préférèrent régler leurs dettes pour éteindre leurs conflits ; en trois ans, la Société accueillit 51 nouveaux membres.

34La seule comparaison qui puisse être faite avec une réalité française renvoie à la ville nouvelle de Lorient où l’administration municipale est restée longtemps sous le contrôle de la Compagnie des Indes orientales. Les principaux marchands des grands ports atlantiques français montrèrent par contre beaucoup de réticence face aux tentatives colbertistes, et leur participation financière fut contrainte et minimale à Bordeaux comme à Nantes, même si dans les deux villes des promotions à la jurade ou à l’échevinage vinrent récompenser les individus et les familles les plus coopératives.

  • 29 Hancock D., Citizens of the World, Cambridge, CUP, 1995.
  • 30 Devine T., The Tobacco Lords. A study of the tobacco merchants of Glasgow and their trading activi (...)
  • 31 Butel P., Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974.

35L’espace atlantique, principal support de la croissance commerciale des temps modernes, avec un impact de plus de plus important sur l’économie générale, fut cependant celui où les initiatives des acteurs privés conservèrent leur prépondérance, en France plus encore qu’en Angleterre. Ici, ce furent essentiellement les stratégies des individus, travaillant seuls ou en société dans leurs maisons de commerce, mais obligatoirement en réseaux pour s’assurer une meilleure maîtrise de leurs circuits, qui assurèrent le développement des échanges à partir de la progression de la colonisation dans la zone caraïbe et en Amérique du nord, et de l’intégration des littoraux de l’Afrique noire comme réservoirs d’esclaves pour la valorisation américaine. Les plus grandes réussites s’appuyèrent sur la constitution de partenariats transatlantiques, réunissant des intérêts sur les trois continents bordant cet océan, sans exclure ceux de l’océan Indien, comme l’illustrent les 23 grandes familles marchandes londoniennes étudiées par David Hancock29. Outre la mobilisation plus forte de capital, cette stratégie permettait de réunir des compétences diversifiées pour tirer le maximum de profits dans chaque étape d’une filière ainsi totalement contrôlée. Sans atteindre cette dimension maximale, c’est ainsi que procédèrent les grands marchands de Glasgow pour s’imposer rapidement dans le commerce du tabac de Virginie30, mais aussi ceux de Bordeaux31 et de Nantes pour dominer les échanges avec les Antilles au XVIIIe siècle.

  • 32 Gauci P., « Le grand commerce : les marchands londoniens, 1660-1760 », Histoire, Économie, Société(...)
  • 33 Kynaston D., The City of London: a World of its Own, Londres, Chatto, 1994.

36La comparaison entre plusieurs annuaires de commerce de Londres de 1677 à 1791 suggère dans un premier temps une forte baisse du nombre de marchands dans le dernier quart du XVIIe siècle, suivie d’une remontée régulière de leur nombre, sans retrouver toutefois le niveau initial. La qualité inégale des documents impose une lecture critique qui corrige fortement ce commentaire32. Dans son annuaire de 1677, Lee ne fait guère la distinction entre les véritables marchands et les magasiniers, empaqueteurs et facteurs qui utilisaient son répertoire pour se faire connaître. De même, le chiffre de 850 marchands donné pour la Cité en 1692 est manifestement sous-estimé puisqu’il vient d’une source fiscale et que nombre de commerçants pluriactifs ont préféré déclarer une autre activité pour éviter la taxe. Les données de l’annuaire Mortimer de 1763 semblent beaucoup plus fiables car son auteur se flattait d’une excellente connaissance du milieu du commerce international et d’une lecture plus stricte que celle de ses concurrents. En comptant un millier d’acteurs dans le grand commerce à Londres à la fin du XVIIe siècle, on mesure une hausse de seulement 25 % dans les deux premiers tiers du XVIIIe siècle, suivie d’une forte accélération dans le dernier tiers portant la hausse séculaire à 60 %. Deux faits majeurs sont à souligner. Alors que les marchands travaillant en partenariat ne sont qu’une infime minorité en 1677 (4 %), ils forment une partie significative de l’effectif en 1791 (37,8 %). Si la City voit le nombre des marchands s’élever, l’essentiel de l’augmentation est venue des quartiers hors de sa juridiction, avec un taux supérieur dans la croissance des partenariats explicable par le retard initial. Toutefois, la City demeure bien le cœur marchand de Londres, en concentrant toujours l’essentiel des acteurs et en bénéficiant d’un meilleur rapport entre maisons de commerce en société et individuelles, ces dernières restant toutefois majoritaires33.

37Ces données suggèrent une concentration des plus grosses affaires entre les mains d’une élite commerçante qui entend se distinguer des marchands redistributeurs, intervenant occasionnellement dans le grand commerce. C’est ce que traduit en France la volonté d’établir une distinction entre les négociants et les marchands dans la désignation des acteurs dès les années 1670 à Bordeaux et seulement 1720 à Nantes, avec comme conséquence la volonté d’exclure les seconds des grands corps urbains au bénéfice des premiers. Ceci est lié à la volonté d’affirmation de l’honorabilité du commerce international, elle-même assise sur une plus forte inégalité des fortunes issue d’une répartition très disparate des profits dégagés à partir de pratiques très diversifiées.

38À partir des registres de taxation pour la City de Londres, Perry Gauci a proposé une évaluation de l’ampleur des différentiels de fortune marchande pour le XVIIIe siècle. Pour une approche la plus fine possible, il a créé onze tranches fiscales, chacune représentant un multiple de l’évaluation la plus basse. Quand la cote moyenne s’établit à 47,4 shillings en 1763, elle est de 41,1 shillings pour les individus et de 73,8 shillings pour les associés, ce qui confirme de manière éclatante l’idée déjà émise d’une concentration des activités les plus rentables à leur profit. Cette polarisation progressive est clairement soulignée par le renforcement du nombre des acteurs dans les trois tranches les plus basses (de 41 % en 1692 à 59,8 % en 1763), surtout liée à l’effritement des tranches moyennes (de 51,4 à 30,2 %) et à une affirmation d’une étroite élite dans les 5 tranches supérieures (de 7,5 à 10,1 %). L’articulation entre ces écarts croissants de richesse et la structuration internationale des affaires est nettement révélée par la répartition des marchands travaillant en société : 9,1 % pour les trois tranches les plus basses regroupant la plupart des marchands et 48,1 % pour les cinq tranches les plus hautes, désignant l’élite conduisant le commerce international de Londres.

  • 34 Meyer J., L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, Éd. EHESS, 1999, 2e é (...)

39Cette distribution inégale des profits et cette hiérarchisation du monde marchand existait de la même façon dans les ports français. L’estimation des fortunes négociantes nantaises, réalisée par le subdélégué-maire Mellier en 1725 dans le but de constituer une assiette fiscale correcte pour la perception du droit de joyeux avènement, peut être considérée comme fiable34, ce trésorier de France et général des finances connaissant particulièrement bien le milieu, auquel il a offert une très forte hégémonie dans ses échevinages durant ses cinq mandats successifs de 1720 à 1729.

Tableau no 4. Hiérarchie des fortunes dans le négoce nantais selon le subdélégué-maire Mellier en 1725

Niveau de fortune (l. t.)

Nombre de négociants

Quelques exemples

600 000

01

René Montaudoin

400 000

02

Sarrebourse d’Audeville ; Van Harzel

350000

01

Mac Nemara (Thomas)

300000

08

Héritiers Pierre Michel ; Jean Michel ; René Darquistade, Jacques Montaudoin ; Germain Laurencin ; Bellabre ; Burot de Carcouet ; Cochon de Maurepas

250000

02

Veuve Berthrand ; héritiers Mac Nemara (Daniel)

200000

10

Thomas Montaudoin, Valleton, Bouteiller, Bernier Joachim

150000

07

Bernier Pierre ; Perrée de la Villestreux ; O’Shiell

140 000

01

Jean-Baptiste Grou

130 000

04

120 000

05

100 000

22

80 000

26

70 000

26

12 à 300 000 L et plus : 22, 5 % du total financier
24 à 200 000 L et plus : 36 %
63 à 100 000 L et plus : 24 %

40La seule question importante renvoie au degré d’intérêt porté par les plus riches marchands à l’exercice des responsabilités municipales. En opposition à l’importance de contrôler un pouvoir susceptible de défendre ou d’étendre des privilèges commerciaux et de conforter la considération sociale pour les individus et leurs lignages, la concurrence dans le temps de travail entre l’administration publique et la conduite des affaires personnelles, et la lourdeur des sacrifices financiers à supporter, pouvaient en faire reculer certains. Dans les villes maritimes anglaises, on considérait ce défilement avec sévérité et pragmatisme en monnayant chèrement ces refus de service par des amendes. En France, la création du Conseil de Commerce et des Chambres de commerce au tout début du XVIIIe siècle ouvrit le risque du désinvestissement municipal des marchands les plus en vue dans la mesure où ces nouvelles structures offraient un cadre favorable à une expansion considérable du lobbying, mais surtout invitaient l’élite marchande à se constituer en pouvoir autonome, en rivalité avec le corps de ville, surtout lorsque celui-ci rechignait à admettre le délitement de son ancienne sujétion sur le consulat commercial. À Nantes, le départ des consuls de l’hôtel de ville pour aller s’installer à la bourse de commerce en 1754 constitua la manifestation la plus symbolique de ces tensions. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les plus grandes familles marchandes ont ignoré les responsabilités municipales, les abandonnant à des négociants seconds, quand elles ne les ont pas refusées à l’exemple de Louis Drouin en 1777.

Les conséquences sociales de modèles administratifs monarchiques divergents

41Si l’opposition entre la suprématie marchande dans les municipalités anglaises et les variations de situation dans les échevinages ou consulats français des villes atlantiques ne vient pas d’un décalage de puissance commerciale, il convient d’interroger les effets possibles de l’évolution divergente des modèles administratifs monarchiques sur la redistribution sociale et les orientations de la culture politique au sein des élites urbaines. Dans cette direction, l’Angleterre s’oppose doublement à la France, tant dans l’enracinement social de ses institutions municipales que dans leur capacité à influer sur le façonnement de l’élite urbaine.

42L’Angleterre appartient à cette vaste aire européenne de l’Europe du Nord-Ouest dans laquelle la vie municipale était essentiellement fondée sur l’organisation des guildes des arts et métiers, enrichies ultérieurement des compagnies de commerce. À l’exemple de la City de Londres, les termes de chefs de feu (housekeeper) et de maître de métier (householder) ont fini par se confondre pour définir la notion de bourgeois (freeman), bénéficiant des droits reconnus par la charte parce qu’il en supportait toutes les charges, principalement financières et de service public bénévole. Cette assise institutionnelle favorisait ainsi structurellement la saisie des corporations par l’élite des secteurs de la production et du commerce et, dans notre étude de cas, tout particulièrement les acteurs principaux du commerce atlantique.

  • 35 Ruggiu F.-J., « Oligarchies et ascension sociale urbaine en France et en Angleterre du XVIe au XVI (...)

43Le royaume de France n’était que très minoritairement intégré dans cette grande aire européenne qui associait très étroitement l’identité citoyenne à l’identité sociale définie par l’appartenance à un métier, renvoyant ainsi principalement la reconnaissance civique à la qualification professionnelle et la reconnaissance corporative des maîtres de la profession dont la réglementation générale avait été définie en Angleterre par le Statut des apprentis de 1563. Seul un petit quart nord-est, allant de la Picardie au Lyonnais, partageait la même logique. Ailleurs, la définition corporative du citoyen urbain, lui permettant une certaine participation à la vie municipale, renvoyait à une sociabilité de quartier, assise soit sur le partage d’une même vie religieuse à travers les paroisses soit sur l’autogestion de l’ordre urbain à travers les compagnies miliciennes. Ces deux réalités n’étaient pas ignorées dans les villes anglaises, mais elles étaient clairement subordonnées à la primauté de l’identification par le travail assuré par l’encadrement des guildes et des compagnies. Ainsi, la composition sociologique des gouvernements urbains des villes anglaises était beaucoup mieux reliée au monde de l’artisanat et de la boutique, dans une logique de continuum hiérarchique35, tandis qu’en France dominait nettement le principe de la séparation entre les élites et le niveau médian.

  • 36 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Rév (...)

44Par ailleurs, dans la culture politique française sur la définition sociale des corps de ville à l’époque moderne, il existait une alternative entre deux principes opposés au sein d’un accord général sur la nécessité d’un pouvoir de type oligarchique36. Soit s’établissait la règle de conformer la définition sociologique du gouvernement urbain à un équilibre idéal dont la valeur venait de son exacte correspondance avec la hiérarchie sociale anciennement établie, soit se maintenait une possibilité de variation d’intégration des diverses strates de l’élite urbaine du fait de l’absence de codification préalable. Bordeaux relevait du premier type avec sa jurade tripartite composée de deux nobles, deux avocats et deux marchands, surtout à partir du XVIIe siècle. Nantes obéissait au second modèle, ce qui produisit logiquement des variations d’ampleur inégale dans la distribution des charges de maire et des six échevins.

45Quelle interprétation proposer quant aux origines de ce dualisme à partir de la comparaison entre Bordeaux et Nantes ? La réponse pourrait bien se trouver dans la différence d’équilibre des fonctions urbaines. Si les deux ports ont partagé l’expérience du développement commercial en prenant la tête de la structuration du système atlantique français, Bordeaux a conservé parallèlement une haute fonction administrative, tant civile que religieuse, qui a en partie échappé à Nantes au profit de Rennes depuis 1561, suite au transfert du nouveau parlement de Bretagne que le roi Henri II avait préalablement fixé dans la cité ligérienne. L’impact administratif, mais surtout social et culturel, du parlement dans la société bordelaise explique sans doute la différence.

46Cette constatation nous mène à souligner les conséquences des politiques monarchiques officières dans l’évolution sociale des corps de ville. Une grande différence oppose la préservation d’une forte autonomie administrative dans les villes anglaises, limitant donc la création d’offices royaux, et le processus de centralisation français nourrissant une concurrence entre l’État des offices et le communautarisme bourgeois.

47La reconstruction de l’autorité royale en France s’est largement appuyée sur le développement de l’État des offices, lancé dès la fin du XVe siècle, principale base de protection du loyalisme monarchique pendant les guerres de religion et soutien essentiel de la royauté, à l’exception d’une très courte crise d’adaptation au moment de la Fronde, avant l’apparition d’une tension récurrente à partir du règne de Louis XV, sans doute limitée à la fraction supérieure des cours souveraines et plus spécialement des parlements, d’où une géographie très disparate des tensions au XVIIIe siècle. La concurrence établie dans la ville entre l’autorité étatique officière et l’autorité municipale portait les risques d’un dépérissement de l’esprit civique et d’un affaiblissement de l’idéal municipal, érosion susceptible de favoriser un désintérêt au sein des familles relevant de la sphère oligarchique municipale. Il nous semble que cette orientation fut contredite par deux évolutions majeures, tant sociales que culturelles.

48Tout d’abord, les officiers de justice et de finances, tout en veillant à protéger les compétences de leurs institutions dans la police urbaine, se sont intéressés, pour partie d’entre d’eux, aux responsabilités municipales, rétablissant ainsi par le social, c’est-à-dire les liens de parenté et d’amitié passant par leurs réseaux relationnels, l’union entre les deux formes d’exercice du pouvoir au sein de l’espace urbain. L’analyse du renouvellement des oligarchies municipales a montré que loin de tendre vers une fermeture les rapprochant de plus en plus d’une sorte de caste, la noria a continué à maintenir une rotation très importante des individus et des familles, dans une opposition entre une majorité de passages météoriques et la fidélité d’un noyau dur beaucoup plus attaché à l’exercice du pouvoir communautaire. Pour les familles de l’élite urbaine, il n’était pas obligatoire de s’intéresser à ces responsabilités qui comportaient plus de services à rendre que de profits personnels à en tirer. Il n’est pas certain que l’ascension sociale ait été vraiment accélérée par le passage par les échevinages, même si une intégration manifestait publiquement la preuve de sa notoriété et de la puissance de son environnement relationnel. Tout était question de prétentions et, pour les plus ambitieux, un attachement municipal excessif pouvait même devenir contre-productif tant l’image de l’institution était liée à la médiocrité dans certaines strates supérieures de la société urbaine. À ce propos, il paraît utile de distinguer les villes de cours souveraines, et sans doute principalement de parlement, tant la présence de ces grands officiers supérieurs semble avoir créé une mentalité particulière, ce qui expliquerait bien des différences entre Bordeaux et Rouen d’un côté et Marseille et Nantes d’un autre côté.

  • 37 Ruggiu F.-J., « Pour une étude de l’engagement civique au XVIIIe siècle », Histoire Urbaine, 2007- (...)
  • 38 Lignereux Y., Lyon et le roi : de la « bonne ville » à l’absolutisme municipal (1594-1654), Seysse (...)

49Quelque soit la ville, toutes les familles de l’élite urbaine n’avaient pas un intérêt automatique pour la municipalité. Il semble beaucoup plus intéressant d’aborder le portrait de ce noyau dur essentiel à travers la notion de projet urbain37, c’est-à-dire une entrée culturelle et politique. Le travail pionnier de Yann Lignereux sur Lyon38 nous ouvre une voie à explorer. La contraction de l’autonomie administrative des corps de ville dans le processus d’intégration comme cellule de base d’un grand appareil administratif, au sein duquel leur rôle de pourvoyeur financier ne va pas cesser de se renforcer, n’empêche absolument pas les échevins lyonnais de construire leur spécificité dans l’ordre du symbolique, affirmant par là leur vocation fondamentale à conduire la communauté dont ils sont responsables vers un rapprochement toujours plus fort avec l’image de la cité de Dieu sur terre dont leur parle constamment la Réforme catholique dont ils se sentent des militants du premier rang.

  • 39 Sweet R., The English Town, 1650-1840. Government, Society and Culture, Londres, Longman, 1999.

50Cette approche, qui pose la question compliquée de la relation entre le positionnement social et la formation d’une culture politique plus ou moins communautaire, concerne aussi les villes anglaises, marquées par d’importantes luttes de sensibilité politique, bien ancrées dans des divergences religieuses intra-protestantes39. Reste à savoir, dans les deux pays, si cette variable déterminante à l’échelle de l’étude des individus et des familles, a réellement un impact au niveau de considérations sociologiques plus globales.

51La comparaison sociologique de la composition des municipalités des villes maritimes anglaises et françaises des temps modernes oppose ainsi la solide prépondérance des grands acteurs du commerce international en Angleterre et une situation nettement plus différenciée en France, avec des villes où cette domination parvient à s’imposer, non sans difficultés, comme à Nantes, et d’autres où le milieu marchand doit se contenter d’une position secondaire comme à Bordeaux. L’insertion dans un espace économique de même nature ne produit donc pas les mêmes effets sur la distribution du pouvoir municipal. C’est que cette dernière relève aussi de considérations politiques et culturelles, traduites dans les stratégies de promotion des familles relevant de la sphère sociale municipale. Trois grandes causalités sont ainsi en action : l’enracinement social de l’institution municipale dans les guildes, le rôle de l’État monarchique dans la structuration de l’élite urbaine à travers la création d’offices royaux et l’importance accordée par les familles à l’horizon civique municipal, très liée à des décalages culturels et à l’évolution du modèle monarchique.

Notes

1 Clark P. et Slack P. (eds), Crisis and Order in English Towns, 1500-1700, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1972 ; Clark P. et Slack P. (eds), English Towns in Transition, 1500-1700, Oxford, OUP, 1976 ; Clark P. (ed.), The Transformation of English Provincial Towns, Londres, Hutchinson, 1984 (voir introduction).

2 Boulton J., « London, 1540-1700 », Clark P. (ed.), Urban History of Britain, Cambridge, CUP, 2000, vol. 2, p. 315-346.

3 Sacks D. et Lynch M., « Ports, 1540-1700 », Clark P. (ed.), Urban History, op. cit., p. 377-424.

4 Jackson G., « Ports, 1700-1840 », Clark P. (ed.), Urban History, op. cit., p. 705-731.

5 Meyer J. et Poussou J.-P., Études sur les villes françaises : milieu du XVIIe à la veille de la Révolution, Paris, SEDES, 1995.

6 Archer I., The Pursuit of Stability. Social Relations in Elizabethan London, Cambridge, CUP, 1991.

7 Rogers N., « Money, Land and Lineage: the Big Bourgeoisie of Georgian London », Social History, 1979-4, p. 437-454.

8 Howell R., Newcastle-upon-Tyne in the Puritan Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1967.

9 Clark P. et Slack P. (eds), Crisis and Order…, op. cit., p. 21-25; Clark P. et Slack P. (eds), English Towns…, op. cit., p. 126-129.

10 Pearl V., London and the Outbreak of the Puritan Revolution, Oxford, 1961.

11 Johnson A. M., « Politics in Chester during the Civil Wars and the interregnum », Clark P. et Slack P. (eds), Crisis and Order…, op. cit., p. 204-229.

12 Sacks D. H., The Widening Gate: Bristol and the Atlantic Economy, 1450-1700, Berkeley, Californie, 1991.

13 Sacks D. H., Trade, Society and Politics in Bristol, 1500-1640, New-York, 1985.

14 Sacks D. H., « The Corporate Town and the English State: Bristol’s “little business”, 1625-1641 »; Barry J. (ed.), The Tudor and Stuart Town, 1530-1688, Londres, New-York, Longman, 1990, p. 297-333.

15 Macgrath P. V., The Merchant Venturers of Bristol: a History of the Society of Merchant Venturers of the City of Bristol from its Origins to the Present Day, Bristol, 1975.

16 Saupin G., « Sociologie du corps de ville de Nantes sous l’Ancien Régime, 1565-1789 », Revue Historique, 1996, CCXCV/2, p. 299-331.

17 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

18 Coste L., « La jurade de Bordeaux au XVIIe siècle », Pontet J. (dir.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville, XIVe-XXe siècles, Bordeaux, CESURB, 1999, p. 257-287.

19 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996.

20 Coste L., Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoirs à l’hôtel de ville, 1548-1789, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 2006.

21 Saupin G., « Fonctionnalisme urbain et sociologie des corps de ville français (XVIe-XVIIIe siècles) », Saupin G. (dir.), Le pouvoir urbain dans l’Europe atlantique du XVIe au XVIIIe siècle, Nantes, Ouest Éditions, 2002, p. 235-258.

22 Coste L., Mille avocats du Grand siècle. Le barreau de Bordeaux de 1589 à 1715, Bordeaux, SAHCC, 2003.

23 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997 ; Priotti J.-P. et Saupin G. (dir.), Le commerce atlantique entre la France et l’Espagne à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

24 Butel P., L’économie française au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, chapitres 2 et 3.

25 French C., « Crowed with traders and a great commerce, London’s domination of English Overseas Trade, 1700-1775 », London Journal, 1992.

26 Butel P., « La croissance du port de Londres au XVIIIe siècle », Pontet J. (éd.), Des hommes…, op. cit., p. 59-68.

27 Grassby R., The Business Community of Seventeenth England, Cambridge, CUP, 1995.

28 Sacks D. H., Trade…, op. cit., chapitres 7-8.

29 Hancock D., Citizens of the World, Cambridge, CUP, 1995.

30 Devine T., The Tobacco Lords. A study of the tobacco merchants of Glasgow and their trading activities, c. 1740-1790, Edinbourg, Donald, 1975.

31 Butel P., Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974.

32 Gauci P., « Le grand commerce : les marchands londoniens, 1660-1760 », Histoire, Économie, Société, 2007, 1, p. 47-66.

33 Kynaston D., The City of London: a World of its Own, Londres, Chatto, 1994.

34 Meyer J., L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, Éd. EHESS, 1999, 2e éd., p. 257-261.

35 Ruggiu F.-J., « Oligarchies et ascension sociale urbaine en France et en Angleterre du XVIe au XVIIIe siècle », Saupin G. (dir.), Le pouvoir…, op. cit., p. 195-210.

36 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, PUB, 2007.

37 Ruggiu F.-J., « Pour une étude de l’engagement civique au XVIIIe siècle », Histoire Urbaine, 2007-19, p. 145-164.

38 Lignereux Y., Lyon et le roi : de la « bonne ville » à l’absolutisme municipal (1594-1654), Seyssel, Champvallon, 2003.

39 Sweet R., The English Town, 1650-1840. Government, Society and Culture, Londres, Longman, 1999.

Table des illustrations

Légende Les principales villes atlantiques anglaises et françaises de l’époque moderne observées dans cette étude
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100835/img-1.jpg
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Titre Tableau no 3. Les origines socio-professionnelles des échevins
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100835/img-2.jpg
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Auteur

Professeur à l’Université de Nantes, est l’un des meilleurs spécialistes français des élites dirigeantes de la France d’Ancien régime. Il a publié de nombreux ouvrages sur ce sujet ainsi que des synthèses nationales : Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, PUR, 1996 ; Les villes en France à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Belin, 2002. Il est membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique de l’Université de Nantes.

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