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La commune de 1871 : utopie ou modernité ?

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Gilbert Larguier
, 
Jérôme Quaretti

Conclusion

Conclusion... ou ouvertures ?

Texte intégral

1Était-il fondé de s’interroger sur l’utopie et la modernité de la Commune ? La réponse est dans la richesse, la diversité de contenu et de ton des articles et des débats qui font la matière de ce livre. Les discussions nourries suscitées par les communications lors des rencontres de Perpignan ont montré l’actualité de ce questionnement qui déborde largement le cercle des historiens et dont Jacques Rougerie s’est attaché à montrer, très pertinemment, qu’il devait être d’abord et avant tout replacé dans son contexte historique. Les Communards l’avaient présent à l’esprit en effet. L’utopie éventuelle d’un événement ne se pense donc pas seulement a posteriori, mais aussi dans la dynamique même de l’événement, sur le moment. Cela mérite attention et réflexion tant pour les chercheurs que pour les acteurs du mouvement social.

2S’interroger ; certes. Mais l’heure est-elle encore venue de débattre sereinement de la Commune ? Les textes évoquant les interprétations de la Commune ont montré que de profondes divergences subsistent entre des familles politiques ou de pensée qui se sentent proches de la Commune (André Combes, Denis Lefèvre, Jean-Marc Schiappa, Joël Delhom). Les clivages ne se sont guère estompés, même si les polémiques ne sont plus de mise. On en est à un point, pourtant, le fait mérite d’être fortement souligné, où les barricades dressées autour d’interprétations antagonistes sont en voie de démantèlement, au moins partiellement. La participation à cet ouvrage d’historiens spécialistes de la question qui ont pu adopter un moment des positions très éloignées montre que les approches divergentes sont redevenues stimulantes et source de richesse.

3Le vieux débat sur le sens et la place de la Commune – crépuscule des révolutions du XIXe siècle ou aurore de celles du XXe siècle – l’a-t-il bien servie ? On peut en douter. Il fut réducteur à plus d’un titre en polarisant l’attention sur Paris, et en occultant longtemps la résonance qu’elle eut dans le reste du pays, en la reléguant au rang des expériences avortées, en l’exposant au miroir déformant des entreprises révolutionnaires postérieures et de leurs ressorts idéologiques. Il est temps de le refermer. La Commune n’en apparaîtra que mieux dans sa complexité qu’il vaut mieux prendre pour ce qu’elle est, déroutante parfois, et dans une chronologie plus large.

  • 1  Cf. à ce sujet Tarso GENRO et Ubiratan DE SOUZA, Quand les habitants gèrent vraiment leur ville. L (...)
  • 2  Marcel DÉTIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, éd. du Seuil, 2000.
  • 3  Au début de l’introduction de son ouvrage Le privilège de liberté. Politique impériale et autonomi (...)

4En aval, la Commune demeure une référence implicite ou explicite, une source d’inspiration, un modèle pour nombre de mouvements, de types de démarches ou d’actions : il s’agit par exemple d’étudiants de Mai 68, de la renaissance des comités de quartiers et du budget participatif de la ville de Porto Alegre au Brésil1, des interrogations sur le droit de vote des étrangers aux scrutins locaux – la participation d’un contingent important d’étrangers fut un des caractères originaux de la Commune parisienne –, etc. Peut-être à cause de sa virginité préservée dans le sang, de son échec qui l’empêcha de durer, de gouverner, de se dénaturer. Vers l’amont aussi, par-delà la barrière de 1789 et le champ chronologique traditionnel de l’histoire « contemporaine » : on pense ici au mouvement des communes médiévales. Et pourquoi ne pas se risquer, la voie vient d’être ouverte de manière magistrale par Marcel Détienne, à comparer l’incomparable ?2 Si la pensée et les coutumes des Grecs peuvent être comparées avec profit à celle des Indiens d’Amérique, il ne sera pas illégitime de mettre la Commune à contribution pour aborder, dans l’Europe du XIXe siècle, les problèmes liés à l’autonomie des municipalités et à leurs efforts pour se libérer de l’emprise du pouvoir central, ni de les éclairer par les discussions en cours sur l’autonomie plus ou moins forte des cités romaines du Bas-Empire3. De la même manière, Pierre Boisseau a pu comparer en termes juridiques les notions de souveraineté populaire sous la Commune de Paris et dans la constitution de la Vème République.

5Une telle démarche, qui vise à se dégager de champs idéologiques réducteurs, engage à mettre nos visions d’historiens à l’épreuve des autres sciences humaines. La Commune ne pose pas de questions qu’aux seuls historiens : les spécialistes de littérature, de théâtre, de cinéma sont également concernés par l’abondante production artistique et littéraire qu’elle a engendré. Déjà étudiées à l’occasion du Centenaire, ces thématiques ont été revisitées par Sylvie Dallet, Rémi Cazals, Danièle Bonnaud-Lamotte, Raoul Dubois, Marcel Cerf et le regretté Roger Bellet. Que dire de la compagnie Jolie Môme qui fait de la Commune de Paris la source privilégiée des spectacles qu’elle produit... Littérature, arts ; héritage scientifique également... Il n’est pas sans intérêt d’observer qu’un géographe communard, Élisée Reclus, ait été récemment tiré de la confidentialité scientifique où il est longtemps resté et que son nom soit choisi pour servir de sigle et de porte-drapeau à une école de géographie (Georges Roques).

6Volonté de restituer le mouvement communaliste dans toute sa dimension et ouverture pluridisciplinaire. Mais ne court-on pas le risque, en procédant ainsi, d’exposer la Commune à de nouveaux périls, à d’autres formes d’instrumentalisation que celles évoquées par Michel Cadé ou Danièle Tartakowsky : puiser et choisir à convenance les matériaux dont on aurait besoin avec tous les risques d’approximation, de confusion ou de déformation que cela comporte. Ce qui ramène à notre interrogation initiale : s’efforcer d’examiner la Commune sous l’angle de l’utopie et de la modernité renvoie à la question centrale : que fut vraiment la Commune ? Il n’est pas sûr que l’on soit encore suffisamment avancé sur ce point. Claude Willard a su avec concision faire la part du mythe et de la réalité et Maurice Agulhon a rappelé combien la Commune restait difficile à cerner tant elle était un « vrai nœud de problèmes : Nation-République-Lutte de classes ». L’insurrection parisienne, trop longtemps pensée dans des limites citadines, voire de quartier peut s’appréhender avec l’anthropologue Louis Assier-Andrieu comme la communauté nationale en réduction qui dépasse en les transcendant les clivages de l’idéologie française. Risquons le parallèle avec le 14 juillet 1789 qui fut une geste à la dimension du royaume du fait même de ses acteurs. La majorité des Communards était des provinciaux, parfaitement représentatifs de la composition de la population parisienne. Citons parmi tant d’autres, Galdric Verdaguer, fils de tisserand, issu d’une famille catholique pratiquante de Bouleternère en Roussillon, sergent du 88ème de ligne qui aurait commandé à ses soldats de lever la crosse de leur fusil en l’air le 18 mars au matin.

7Changement d’échelle, changement d’approche ; de perspective aussi pour la capitale. Paris, épicentre des révolutions, ne fut pas esseulée dans un « désert français ». Les Communes de province, beaucoup plus complexes et influentes qu’on l’a longtemps pensé (Maurice Moissonnier, Marc César, Pierre-Yves Serraf), les mouvements de soutien départementaux (Raymond Huard), les vibrations des petites communautés rurales aux limites des frontières du pays – Corneilla-de-la-Rivière dans les Pyrénées-Orientales par exemple – font apparaître la Commune de Paris comme le chef de file d’un mouvement communaliste d’envergure nationale que l’on circonscrit trop étroitement aux 72 journées parisiennes. Il semblerait plus pertinent de le faire débuter le 4 septembre 1870 – Lyon, les Comités de salut public, les Ligues – plutôt que le 18 mars 1871. Il y serait moins à l’étroit.

8Le mouvement communaliste peut, doit donc s’appréhender autrement dans des cadres chronologique et spatial beaucoup plus larges. C’est ce à quoi ont voulu contribuer les modestes rencontres de Perpignan, en tirant parti de l’éloignement de la capitale ainsi que de la position du Roussillon, entré tardivement dans l’espace français : on a pu voir que le département des Pyrénées-Orientales ne fut pas étranger à la Commune, au printemps 1871 puis lors du retour des Communards à Port-Vendres en 1879.

9Nous parlions plus haut de barricades dressées autour de la Commune et de ses interprétations qui commençaient à perdre de leur robustesse : sans doute le signe d’une évolution de la tribu historienne, lui-même peut-être symptôme de changements plus profonds dans la manière d’envisager la Commune et de se situer par rapport à elle. Au moment de mettre sous presse cet ouvrage la Commune fait irruption dans l’actualité là où on l’attendait moins, à Paris, et en des termes qui paraissaient improbables il y a peu encore. Elle vient de retrouver un lieu en effet avec l’inauguration le 19 avril 2000 d’une place Commune de Paris dans le XIIIème arrondissement, d’accéder au Panthéon de l’histoire nationale comme « mythe du patrimoine commun de la République » (Jacques Toubon, maire du XIIIème arrondissement) et comme matrice fondatrice « qui fait de chacun de nous... un héritier de la Commune » (Jean Tiberi, maire de Paris). Il est prématuré de porter un jugement sur la profondeur de ces déclarations et l’écho qu’elles rencontreront par-delà les circonstances qui ont conduit à rappeler le souvenir de la Commune de Paris hors de l’enceinte du cimetière du Père-Lachaise. Une seule chose est sûre : le mouvement communaliste est un chantier qui est loin d’être épuisé pour les historiens et les chercheurs en sciences humaines. Puissent les rencontres de Perpignan avoir contribué à le démontrer.

Notes

1  Cf. à ce sujet Tarso GENRO et Ubiratan DE SOUZA, Quand les habitants gèrent vraiment leur ville. Le Budget Participatif : l’expérience de Porto Alegre au Brésil, Paris, éd. Charles Leopold Mayer, 1998.

2  Marcel DÉTIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, éd. du Seuil, 2000.

3  Au début de l’introduction de son ouvrage Le privilège de liberté. Politique impériale et autonomie municipale dans les cités de l’Occident romain (161-244), École française de Rome, 1984, François Jacques juxtapose volontairement « le privilège de Liberté » accordé par l’empereur Constantin à une cité et une réflexion faite en 1871 par Odilon Barrot : « la question de décentralisation est de nouveau à l’ordre du jour, non seulement en France, mais dans le monde entier » (p. V). Quelques lignes plus loin, retraçant l’historiographie de son sujet, il note que les recherches antérieures aux siennes, notamment celles de Thomas Mommsen, furent conditionnées par les problèmes de leur époque (le XIXe siècle), et surtout par le renforcement de l’autorité centrale et de l’unité nationale alors à l’œuvre. Ces questions se posent en France bien sûr, mais aussi en Italie et en Allemagne qui luttent pour leur unification, en Suisse, ce qui provoque une guerre civile, ou en Espagne lors de la Iere République (Jean-Marcel Goger). François Jacques note avec regret qu’à la fin du XXe siècle beaucoup d’historiens n’abordent la question des cités qu’à travers « une problématique dictée par les réalités d’un autre temps [le XIXe siècle] : l’histoire des communes ne peut être que celle de leur conflit inégal avec un pouvoir central toujours absolutiste et centralisateur », et plaide pour que la cité romaine ne soit envisagée qu’intégrée à l’Empire.
Ces réflexions d’un historien des cités romaines ne doivent-elles pas intéresser les historiens de la Commune de 1871 ? Dans la « Déclaration au peuple français » du 19 avril 1871, les élus de la Commune n’envisagent-t-ils pas l’autonomie communale, la plus large et la plus démocratique possible, qu’intégrée à la nation française ?

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