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Imaginaire racial et projections identitaires

 | 
Victorien Lavou Zoungbo
, 
Marlène Marty

Préface

Les racines noires des Amériques

Carmen Bernand

Texte intégral

  • 1 Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’une histoire globale, Gallimard, 2004.
  • 2 « Les traites, les esclavages et leurs productions sociales et culturelles ; bilan et perspectives  (...)

1Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que la France enfin reconnaisse le rôle de premier plan que les peuples africains, fournisseurs de main-d’œuvre servile, ont joué dans le développement européen et national. La création par le CNRS d’un réseau international RTP « Esclavage (Amériques/Afrique/ Monde arabe/Europe) » sous la direction de Mme Myriam Cottias, Directeur de Recherche, destiné à l’étude et la diffusion des esclavages donne déjà des résultats probants, aussi bien dans l’organisation de colloques et de séminaires d’investigation que dans l’introduction d’une thématique occultée jusque-là, dans les manuels destinés aux élèves du secondaire. Le passé colonial esclavagiste français, grâce aux nouveaux débats, est intégré dans l’histoire nationale. Dans ce contexte politique nouveau, la publication du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau, qui analyse le système de traite dans sa totalité (c’est-à-dire dans les deux versants occidental et oriental) fut source d’une discussion intense de la part des Antillais pour qui la seule traite concerne la circulation Atlantique1. La position de Pétré-Grenouilleau est aussi partagée par des intellectuels africains qui, malgré les entraves idéologiques, étudient le rôle des marchands et des chefs africains dans l’augmentation du trafic d’esclaves. « Blanc ou Noir, un négrier reste un négrier », affirma Ibrahima Thioub, de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal, en conclusion d’un exposé très détaillé sur l’engrenage esclavagiste, dans un colloque organisé à Paris en juin 20062. D’autres manifestations scientifiques et culturelles poursuivent ce projet de rendre visible l’esclavage dans le monde occidental, et en août 2008 une nouvelle rencontre a eu lieu à Aix-en-Provence.

2En ce qui concerne l’Amérique Latine, et mis à part le Brésil où les publications, les colloques et tables-rondes sur la question sont pléthore, il faut signaler la tenue à Jalapa (Veracruz) d’un Congrès International très important à partir du 10 juin 2008, qui réunit des chercheurs mexicains mais aussi étrangers autour de cette question. Saluons cette manifestation, organisée par un pays qui a souvent minimisé l’apport africain en faveur des racines indiennes, qui inaugure une autre façon d’envisager l’histoire de l’Amérique Latine en introduisant aussi (et de plain-pied) les populations noires et métisses.

  • 3 « Manuel de Amat y Berrueta, negro mula, y Rosa María de la Concepción », in Archivos diocesianos d (...)
  • 4 Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and double-consciousness, Harvard University Press, 1993

3Dans les pays dits du « cône sud », les conceptions relatives à la place des Africains et de leurs descendants ont aussi beaucoup évolué. En 2007, l’Université Nationale de Santiago de Chile organisa en mai un Congrès International dirigé par Mme Celia Cussen et sous le patronage d’Herbert Klein, intitulé « Huellas de África en América, perspectivas para Chile ». Les séances se déroulèrent pendant trois jours dans un amphithéâtre comble, ce qui prouve l’intérêt des étudiants pour « la réappropriation de la mémoire ». C’est ainsi que le public, à son grand étonnement, découvrit l’importance de la présence noire dans un pays qui l’avait toujours ignorée. En fait les esclaves africains circulent dans toutes les régions de l’Amérique du Sud à l’époque coloniale. À cette époque il serait illusoire de croire que les espaces nationaux modernes constituent une barrière. Pour preuve, citons seulement cet exemple étudié par Alessandro Stella. Manuel de Amat y Berrueta était né libre en Angola vers 1750, avant d’y être capturé par « d’autres Noirs de l’Angola » et baptisé, pour être vendu à Buenos Aires. Dans cette ville il vécut de longues années comme esclave domestique et de là il passa à Santiago de Chile où il demeura longtemps, puis repartit avec son nouveau maître pour Lima. Racheté par une femme, il quitta avec elle le Pérou pour Cadix où, un an plus tard, il racheta sa liberté. Dans ce port andalou Manuel épousa en 1773 une femme esclave originaire du Congo, qui avait vécu à Lisbonne. Après son mariage, il retourna en tant qu’homme libre dans les « Indes » occidentales pour gagner de quoi racheter sa femme. Il mourut en Andalousie, à Chiclana pour être précis, le quartier des « gitans » et probablement, parce que c’était un homme libre de ces mouvements et qu’il avait beaucoup appris au cours de ses voyages, dans son testament il se proclama « pardo » et non pas « negro »3. Ce document – qui est loin d’être unique – indique que la circulation des esclaves africains à travers trois ou quatre continents est une des caractéristiques de cette population et préfigure, comme cela a été souligné par Paul Gilroy4, les migrations planétaires du monde contemporain. Au cours de ces pérégrinations involontaires et volontaires, Manuel Amat y Berrieta acquiert différentes identités qui se superposent à celle de ses origines – que nous pouvons qualifier d’« ethnique ». Les valeurs partagées, les normes, les coutumes, bref, ce que les anthropologues désignent sous le terme générique de « culture » se développent dans d’autres contextes non-africains. C’est dire la complexité du problème et l’intérêt que suscitent ces nouvelles recherches sur la place de l’homme noir dans les sociétés latino-américaines.

  • 5 Parmi ces travaux, citons les principaux ; Negros, esclavos y libres en las ciudades hispanoamerica (...)
  • 6 Avec Alessandro Stella (direction et édition de) D’esclaves à soldats. Miliciens et soldats d’origi (...)

4En ce qui concerne le Rio de la Plata, région à laquelle j’ai consacré un certain nombre de textes5, à la veille de la Révolution de mai, les Noirs représentent 30 % de la population de Buenos Aires. Dans le contexte particulier de cette ville et dans la conjoncture indépendantiste, les Noirs seront amenés à jouer un rôle de premier plan lors des invasions anglaises de 1806 et 1807 et, plus tard, comme supplétifs des armées « libertadoras » de San Martín. Ces campagnes les décimeront et seront à l’origine de l’extinction des Noirs « platenses » par métissages puisque les femmes, préservées de la guerre s’uniront à des non-africains. Le rôle militaire joué par les Noirs dans les opérations militaires n’est pas exclusif de Buenos Aires et remonte à l’époque coloniale. Vaste sujet qui donna lieu à un Colloque International organisé par Alessandro Stella et moi-même, puis à une publication collective6.

  • 7 Voir dans S. Gruzinski, La pensée métisse, Fayard, 1999, l’importance de la musique latine dans l’œ (...)

5Les documents, aujourd’hui écrasants, témoignent de l’importance des Noirs et des « pardos » dans toute l’Amérique latine. L’esclavage, par son importance économique et sociale, est un fait majeur mais nous ne devons pas nous arrêter à ce seul fait, oppressif et violent. Pour des raisons que je ne peux pas développer ici, ce déracinement brutal fut aussi la source des cultures populaires latino-américaines, notamment des musiques, qui ont légué à l’humanité le patrimoine musical de l’époque moderne ; le jazz, les musiques latinas, le tango et la samba. Dans l’étude des populations noires il n’y a donc pas uniquement (et légitimement) un effort de réhabilitation mais aussi un hommage à la construction des identités latino-américaines dont la projection planétaire, dans un monde globalisé, concerne aujourd’hui le monde entier7. D’où l’intérêt des travaux et recherches que mène/conduit Victorien Lavou Zoungbo, dans le cadre du Groupe de Recherches et d’Études sur les Noir-e-s d’Amérique Latine -GRENAL –, sur les racines africaines dans les Amériques.

Notes

1 Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’une histoire globale, Gallimard, 2004.

2 « Les traites, les esclavages et leurs productions sociales et culturelles ; bilan et perspectives », 21-24 juin 2006, sous la responsabilité scientifique de Myriam Cottias.

3 « Manuel de Amat y Berrueta, negro mula, y Rosa María de la Concepción », in Archivos diocesianos de Cádiz, leg.414,1773, document publié par Alessandro Stella dans Ser esclavoy negro en Andalucia occidental (siglos XVII y XVIII), in José Andrés-Gallego coord., Tres grandes cuestiones de la historia de Iberoamérica, Madrid, Fundación Mapfre-Tavera, 2005, p. 170-174.

4 Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and double-consciousness, Harvard University Press, 1993.

5 Parmi ces travaux, citons les principaux ; Negros, esclavos y libres en las ciudades hispanoamericanas, Madrid, Fundación Mapfre-Tavera, 2001, où l’on peut trouver de nombreux documents issus de l’Archivo general de la Nación (Buenos Aires) ; 2003, Nancy Naro (Ed.) ; Blacks, couloureds and national identity in nineteenth-century Latin America, Institute of Latin American Studies, London ; « Entre pueblo y plebe ; patriotas, pardos, africanos en Argentina (1790-1852) », p. 60-80.2000, in Berta Ares Queija & Alessandro Stella (Coord.) ; Negros, mulatos, zambaigos. Derroteros africanos en los mundos ibéricos ; « Un sargento contra un rey, « ambos a dos negros », p. 149-173, Sevilla, Escuela de Estudios Hispanoamericanos.

6 Avec Alessandro Stella (direction et édition de) D’esclaves à soldats. Miliciens et soldats d’origine servile, XIIIe-XXIe siècles. Paris, L’Harmattan, 2006. J’eus la tâche de conclure ; « Des Mamlûks à Colin Powell », p. 383-390.

7 Voir dans S. Gruzinski, La pensée métisse, Fayard, 1999, l’importance de la musique latine dans l’œuvre du cinéaste chinois contemporain Wong Kar-wai.

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