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Le parler « melandjao » des immigrés de langue espagnole en Roussillon

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Christian Lagarde

Chapitre 1. Les immigrations Espagnoles en Roussillon

Texte intégral

1. LE ROUSSILLON À LA CHARNIÈRE DE DEUX MONDES

1Notre terrain de recherche est singulier à bien des égards, du point de vue linguistique, certes, mais également du point de vue de sa géographie historique et de son peuplement, que nous allons aborder dès à présent. Il se situe en effet en position charnière, entre l’Europe continentale et la Péninsule ibérique, et de ce fait il a constitué de tout temps une zone de passage et de brassage de populations, dont les immigrants ‘espagnols’ qui nous intéressent ne sont qu’une des composantes.

1) Le problème historique des limites

  • 1 L’historien D. M. J. Henry écrivait à ce propos en 1835 (Histoire du Roussillon, Paris, Impr. Nat. (...)

2Ce n’est que tout récemment qu’a été tranchée, de manière, semble-t-il, définitive, la question de la limite ‘frontalière’ à l’époque romaine. Après bien des supputations et des controverses, les Trophées de Pompée, construits en 71 avant J.-C, et délimitant la Gaule de l’Hispanie, ont été mis à jour en 1984 au col de Panissars, voisin de celui du Perthus1. Là effectuaient leur jonction la Via Domitia, par laquelle, à travers la Province romaine, on accédait à Rome, et la Via Augusta, qui, par Tarragone et la côte méditerranéenne, pouvait conduire jusqu’à Cadix. Le ‘Summum Pyrenaeum’ enfin localisé fit donc office, à la fin de l’Antiquité, de limite administrative entre, au Nord, la Narbonnaise, et, au Sud, la Tarraconaise.

  • 2 cf. De Marca (P.), Marca Hispanica, 1688 (reprint. Barcelona, Ed. Base, 1972) ; d’Abadal (R.), Del (...)

3L’on sait également que ces imposantes et riches provinces de l’Empire romain étaient sudivisées en un nombre relativement important de pagi, qui donnèrent naissance, après la désintégration de celui-ci sous l’effet des invasions ‘barbares’, à autant d’entités territoriales et politiques caractéristiques de l’époque médiévale. Le système féodal structuré ici par les Wisigoths, puis par les Francs, qui créent entre monde chrétien et monde musulman l’État-tampon de la Marca Hispanica2, repose sur une mosaïque de petits États aux alliances versatiles, mais néanmoins sous la coupe d’États et de suzerains plus puissants. L’influence des comtes de Barcelone déborde les anciennes limites héritées des Romains, au-delà de la ligne de crêtes des Pyrénées, vers le Nord, englobant les terres rattachées au diocèse d’Elne, et dont les comtes de Roussillon constituent les principaux seigneurs.

  • 3 cf. exposition et ouvrage Mil anys de cultura catalana, Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1989  (...)
  • 4 La revendication nationaliste s’appuie, en Catalogne entre autres, sur le critère d’une langue dis (...)

4La décomposition du latin classique en diverses formes de bas-latin, qui accompagne l’évolution politique mentionnée, donne naissance aux diverses langues romanes (dont nous aurons à traiter au chapitre II), dont le domaine tend à se calquer sur les zones d’influence des féodaux dominants. C’est ainsi que, à compter de l’An Mil, l’ensemble des terres vassales des comtes de Barcelone au Nord du principal point de passage transpyrénéen que constitue le col du Perthus, ont et se reconnaissent pour moyen d’expression la langue catalane3. Il est intéressant de noter cette interaction entre le politique et le linguistique, souvent vérifiée, mais aussi, fréquemment contestée4.

5La frontière du Royaume d’Aragon, à la tête duquel trônent les comtes de Barcelone, suit leur zone d’influence politique et linguistique, pour atteindre, non plus les Albères, mais, plus au Nord, les Corbières. Elle est fixée, pour quatre siècles, en 1258 par le Traité de Corbeil (en dépit des velléités d’annexion de la Catalogne par le roi de France Philippe le Hardi, qui meurt à Perpignan après avoir été gravement blessé à la bataille de Peralada, près de Figueres en 1285). Le Languedoc voisin, annexé à la suite de la sanglante Croisade des Albigeois, était devenu posession directe des rois de France en 1271.

  • 5 En témoigne de nos jours le ‘Palais des rois de Majorque’, qui domine la ville. Sur le royaume de (...)

6À la mort de Jacques Ier d’Aragon, dit le Conquérant, le royaume est partagé entre ses deux fils, l’aîné, Pierre III, qui reçoit le Principat, le royaume de Valence, tandis que le cadet, Jacques II se voit attribuer le restant du domaine, à savoir les Baléares, les comtés de Roussillon et de Cerdagne, et la seigneurie de Montpellier. Ce royaume de Majorque, à l’existence éphémère (de 1276 à 1343), et dont la cour se fixe à Perpignan5, voit se reconstituer la frontière des Albères, objet de convoitises fratricides.

  • 6 par le roi Pere el Ceremoniós. Notons tout de même que la seigneurie de Montpellier fut annexée en (...)
  • 7 sur la guerre de Trente Ans, cf. Sanabre (J.), La acción de Francia en Cataluña en la pugna por la (...)
  • 8 cf. pour une information minimale Vilar (P.), Histoire de l’Espagne, Paris, P.U.F., 1971 (coll. Qu (...)

7Elle n’aura plus heu d’être lors de la réunification du royaume catalan6, mais sera définitivement rétablie, dans le contour que nous lui connaissons, à l’issue de la guerre de Trente Ans7, qui oppose la puissance ascendante de la monarchie française à celle d’une Espagne dont les deux composantes, Castille et Aragon, sont réunies sous une même autorité depuis la mort des Rois Catholiques et l’avènement de Charles Quint, bien que chaque partie bénéficie encore d’institutions autonomes8. Le Traité des Pyrénées, signé en 1659, voit la France s’emparer du Roussillon et de la Cerdagne, et Vauban édifier aux points stratégiques un solide réseau de fortifications (Mont-Louis, Villefranche-de-Conflent, Bellegarde).

8Les fluctuations historiques de la frontière ne sont pas sans créer en Catalogne septentrionale, devenue Province du Roussillon, des caractéristiques humaines et culturelles singulières, qui ne sont comparables, dans le cadre de l’ensemble pyrénéen, qu’à celles du Pays Basque, à l’autre extrémité de la chaîne.

2) Les conséquences culturelles et humaines

a) La frontière et les hommes

9Des deux côtés des Albères, les populations, également romanisées, christianisées et marquées de l’influence administrative wisigothique, mais surtout franque, se sont trouvées mêlées, et fondues dans un même moule culturel, dont la communauté de langue n’est que la partie la plus visible. Le Roussillon actuel s’est trouvé enserré, par les vicissitudes de l’histoire, entre deux frontières : la frontière géographique ‘naturelle’ de la ligne de crêtes pyrénéenne au Sud, et la frontière, également géographique (les Corbières constituent bien un obstacle naturel, et, entre Salses et Leucate, la masse calcaire en vis-à-vis de l’étang, rétrécit effectivement le passage), mais aussi ethnique et linguistique, avec l’Occitanie languedocienne, au Nord.

  • 9 L’exposition et l’ouvrage: Bobo (J.-P.), Frontière et contrebande en Roussillon au xix° siècle, Pe (...)

10Cela revient à en faire une zone de transition, ne serait-ce qu’au regard de l’histoire la plus officielle : communauté de destin avec la Péninsule (et donc l’Espagne) jusqu’en 1659 ; destinée commune avec le Languedoc (et donc la France) depuis lors. On sait cependant que le Roussillon l’est, de manière plus complexe et plus durable, en dehors de cette partition géopolitique. Car, dans la durée millénaire, les hommes ont servi de trait d’union entre l’un et l’autre des deux États auxquels la Catalogne du Nord s’est trouvée rattachée9.

  • 10 Non loin des Pyrénées roussillonnaises -qui s’abaissent vers la mer, la zone axiale à hauteur des (...)
  • 11 Sur l’immigration languedocienne dans le royaume d’Aragon, cf. Nadal (J.), Giralt (E.), La populat (...)

11Une frontière sépare et isole, certes, mais la ‘barrière’ pyrénéenne (pas plus, on en conviendra, que celle des Corbières, pendant un temps) n’est guère infranchissable. Bien au contraire, la pérennité des échanges transpyrénéens de toute sorte est attestée en tout point, et de tout temps10, et singulièrement dans la zone la moins élevée, offrant des cols aisément accessibles et très peu enneigés, sans parler des communications côtières et maritimes dénuées de tout obstacle. La frontière offre, par exemple, sur le plan économique, une complémentarité d’activités et de productions sur les deux versants, incitant à l’échange de produits ouvragés (plus rarement de matières premières), et au déplacement de travailleurs saisonniers agricoles. Et cela, même dans des temps d’économie autarcique. Que les États se centralisent, et que l’activité économique dépende de plus en plus fortement du marché national, voilà que la conjoncture capricieuse peut prodiguer abondance, prospérité et expansion d’un côté, récession, disette et misère de l’autre. De tels déséquilibres entraînent fatalement d’importants mouvements de populations, du simple fait de la nécessité ou de l’excédent de main-d’œuvre qu’ils suscitent, quand l’imaginaire, avec ses représentations d’Eldorado, ne vient pas en prendre le relais. Les zones frontalières en constituent de toute évidence les principaux réceptacles : le Roussillon a connu ces phénomènes au long de son histoire11, et c’est l’un des derniers en date que nous nous apprêtons à traiter ici.

  • 12 Sur la guerre civile espagnole, cf. Sagnes (J.), Caucanas (S.), Les Français et la guerre d’Espagn (...)
  • 13 Sur la Révolution française, cf. Brunet (M.), Le Roussillon face à la Révolution française, Perpig (...)
  • 14 Sur la ‘chasse aux cathares’, cf. Duvemoy (J.), Le Registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Par (...)

12De même, les affrontements idéologiques violents, de part et d’autre de la frontière, qu’ils soient de nature politique ou religieuse, suffisent à pousser au-delà des limites territoriales des cohortes de vaincus ou de réfugiés, que dès lors elle protège. Dans le cas de la frontière franco-espagnole, on pense évidemment aux conséquences, marquant toutes les mémoires, de la guerre civile de 193612, mais la période révolutionnaire avait vu précédemment émigrer en Espagne une partie importante de la noblesse roussillonnaise13, tout comme les derniers Cathares pourchassés qui, bien avant eux, trouvèrent refuge au royaume d’Aragon14. La conjoncture politique, à l’égal de la conjoncture économique, déplace les hommes, dans un sens ou dans l’autre, contribuant au brassage des populations.

b) Peuples et cultures en Roussillon

13Du fait de sa position interfrontalière, au cours de l’histoire, le Roussillon a vu se mêler à sa population native, de langue et de culture catalanes, les populations adjacentes. Venus du Nord, les Occitans ou gavatxos, et les Français ; en provenance du Sud, les Catalans de la Péninsule et ses autres peuples, castillanophones. Mais, pour l’essentiel, la rencontre occasionnée par les flux immigratoires traditionnels est occitano-catalane (nous verrons, au chapitre suivant, qu’elle n’a pas été sans conséquences sur le plan linguistique), et, par-dessus tout, catalano-catalane, avant que des peuples géographiquement plus éloignés ne viennent se mêler à cet ensemble assez prompt à s’homogénéiser, tant ses différences internes sont minimes (du fait, à tout le moins, d’un long voisinage).

14Même si nous nous devions de l’évoquer, il ne nous appartenait pas, dans le cadre de ce travail, de dresser l’historique complet des mouvements migratoires à destination de la Catalogne du Nord. Nous nous en tiendrons à la partie la plus récente de ces vagues d’immigrants qui y affluent depuis le début de ce siècle, et nous consacrerons nos efforts aux seuls individus en provenance de l’État espagnol.

15La réalité démographique des Pyrénées-Orientales en ce xx° siècle est faite de deux mouvements antagoniques et complémentaires, qui déterminent une stagnation puis une importante remontée de la population départementale, pour les raisons que nous allons exposer à présent. Les Pyrénées-Orientales perdent essentiellement une population jeune et instruite, tout comme l’ensemble des régions périphériques de l’Hexagone, au profit de la capitale et des régions septentrionales plus développées du pays. L’absence d’industrialisation de la zone et le manque d’emplois qualifiés sur place, contraste avec une domination outrancière du secteur primaire, aux fortunes changeantes. L’instauration de l’Ecole publique met en œuvre, dès la promulgation des lois scolaires de Jules Ferry, une dynamique socio-culturelle qui tend, au sein de la population autochtone, à créer une accumulation de savoir inutilisable sur place. Cette nouvelle frange ‘lettrée’ n’a d’autre choix que d’émigrer vers des régions plus dynamiques du pays, ou bien d’augmenter encore son niveau de qualification, ne faisant ainsi que différer l’inéluctable issue.

16L’agriculture roussillonnaise a donc besoin de bras, qu’elle ne peut espérer recruter dans les départements agricoles voisins, ni dans les régions industrielles qui attirent, à son détriment, son propre potentiel de main-d’œuvre. C’est alors qu’intervient la position frontalière du département, propice à l’immigration en provenance de l’État espagnol.

17Comme à l’accoutumée, la migration trouve son origine dans une relation de déséquilibre entre zone de départ et zone d’arrivée : de la même manière que les couches les plus instruites parmi les autochtones espèrent un sort meilleur d’une expatriation hors du Roussillon natal, les Espagnols quittent un pays aux structures le plus souvent archaïques, à destination du pays voisin, plus avancé, économiquement, socialement et politiquement.

2. L’IMMIGRATION ESPAGNOLE EN ROUSSILLON AU xx° SIÈCLE

1) Les premières vagues d’immigration

a) Le début du siècle

18L’immigration du Nord vers le Sud des Pyrénées, et réciproquement du Sud vers le Nord, est une constante de la frontière pyrénéenne, singulièrement en domaine catalan. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, l’histoire des migrations, si elle concerne, de manière permanente, des flux minima, se caractérise par une forte incidence de la conjoncture sur l’importance quantitative de ces flux. Elle était de nature cyclique dans les systèmes autarciques ; elle n’en est pas moins irrégulière dans des sociétés régies par des lois plus complexes.

  • 15 Costa (J. J.), ‘Un exemple d’interdépendance de faits démographiques et linguistiques en Roussillo (...)

19Au début du xx° siècle, le nombre d’étrangers répertoriés dans les Pyrénées-Orientales (dont la quasi-totalité est de nationalité espagnole) présente un caractère de stabilité qui suppose un mouvement assez régulier du Sud vers le Nord, dont les recensements, de 1876 à 191115, se font l’écho : la colonie exogène y est de l’ordre de 10.000 étrangers, pour une population totale qui stagne autour de 200.000 habitants, et dont le solde migratoire est surtout déficitaire (14.800 départs pour 7.200 arrivées pour l’ensemble de la période considérée), et se voit juste compensé par l’accroissement naturel. Mais déjà, le seul afflux remarquable, qui est celui de 1881 (avec 5.600 immigrants), trouve son origine dans la crise qui suit, en Catalogne espagnole, la dénommée Febre de l’or.

  • 16 Hermet, Les Espagnols en France, Paris, Ed. Ouvrières, 1967, chap. 1 ; Rubio (J.), La emigración e (...)

20La première guerre mondiale, par la mobilisation générale des jeunes hommes valides qu’elle provoque, bouleverse l’équilibre précaire qui s’était instauré jusqu’alors. Elle crée, dans ce terroir devenu essentiellement viticole, une forte demande de main d’œuvre agricole que l’État espagnol (qui ne participe pas au conflit) semble seul en mesure de satisfaire. Hermet, dans son étude sur Les Espagnols en France16, montre, au niveau national, le triplement de la colonie espagnole de 1911 à 1918 (de 105.000 à 350.000 individus), dont plus de 120.000, à cette dernière date, sont des ouvriers agricoles, compte non-tenu des saisonniers, écrit-il. Cette puissante vague d’arrivées présente la double caractéristique d’être organisée par le gouvernement français, sous l’égide de l’Office national de la main-d’œuvre agricole, créé en 1915, et d’affecter principalement les départements agricoles du Sud, du reste fortement touchés par la mobilisation.

  • 17 Costa, op. cit.
  • 18 Isern (M.-A.), L’évolution de l’immigration catalane en Roussillon à partir du xix° siècle, Mémoir (...)

21Dans les Pyrénées-Orientales, concernées au premier chef, afflue une population esssentiellement constituée de ruraux en provenance de Catalogne du Sud, à raison de 90 % des étrangers présents, en profilant les chiffres cités par Costa17, et que M.-A. Isern décrit, dans le cas précis du village du Soler, aux portes de Perpignan, comme des travailleurs dociles, les hommes étant employés dans les grands domaines agricoles, les jeunes femmes s’embauchant comme journalières ou bonnes chez les bourgeois perpignanais18. Il semble que ces Catalans du Sud, auxquels une communauté de langue donne un accès immédiat à la communication langagière, demeurent en Roussillon, une fois passé le conflit. C’est en tout cas ce que paraissent révéler les statistiques des étrangers présents dans le département (presque exclusivement espagnols), puisque, entre le dernier dénombrement, réalisé avant la guerre, qui date de 1911, et le premier à lui succéder, en 1921, le chiffre des étrangers s’est trouvé multiplié par 2,5, passant de 13.840 à 34.435.

22L’incidence de la première guerre mondiale est donc déterminante sur les effectifs d’immigrants espagnols, qui ne baisseront guère par la suite.

b) L’entre-deux-guerres et les conflits

  • 19 Hermet (G.), op. cit.

23Par la suite, Hermet19 signale une progressive décrue, au niveau national, que les recensements départementaux reproduisent plutôt faiblement, puisqu’il ne relèvent, entre 1921 et 1926, qu’un déficit de 561 individus étrangers sur le sol roussillonnais, pour un solde migratoire nettement excédentaire. Malgré tous ses efforts et ses méthodes autoritaires, le général Primo de Rivera ne parvient pas à sortir l’Espagne de son retard, et, alors que survient la grande crise économique qui affecte les pays occidentaux, les nouveaux exodes font repasser aux Espagnols la barre des 350.000, recensés en France en 1931.

  • 20 Tapinos (G.), L’immigration étrangère en France, I.N.E.D., Cahier n° 71, Paris, P.U.F., 1975, pp. (...)

24Dans les Pyrénées-Orientales, la situation devient plus complexe. La croissance végétative, jusqu’alors régulièrement positive, quoique en régression, devient légèrement négative en 1931 (-400), et davantage encore en 1936 (-1.200), allant de pair avec une baisse de la population départementale. Mais l’augmentation du nombre des ressortissants étrangers, qui sont à ce moment 42.649 pour une population totale de 233.347 (soit plus de 18 %), ne suit guère l’évolution erratique du solde migratoire. Tapinos nous fournit certains éléments d’explication, tels que des mesures de ralentissement des entrées aux frontières, qui frappent avant tout les travailleurs de l’industrie, et donc concernent très peu le Roussillon. De même, la loi du août 1932 limite les effectifs dans chaque secteur d’activité, et des moyens financiers sont dégagés afin d’inciter au rapatriement20. Mais on perçoit la distorsion existant entre les Pyrénées-Orientales et l’ensemble français à l’examen de la variation entre les données de 1931 et de 1936 : si le pays perd, dans l’intervalle, 98.000 Espagnols (passant de 352.000 à 254.000, soit une chute de près de 28 %, voisine de la baisse enregistrée pour l’ensemble des étrangers), le département enregistre au même moment une progression de 5.310 individus, soit de 12,5 %.

  • 21 Costa (J. J.), op. cit.

25C’est alors que la communauté espagnole, toujours essentiellement catalane (à plus de 80 % en 1931, selon Isern, que cite Costa21), prend de l’ampleur, qu’éclate la guerre civile espagnole, laquelle va, à l’image de la première guerre mondiale, apporter de grands bouleversements dans les données migratoires. La situation frontalière du Roussillon va lui valoir de se trouver immédiatement en contact, et intimement mêlé, aux événements tragiques qui déchirent l’État espagnol.

  • 22 Sagnes, Caucanas, op. cit.

26Notre intention n’est pas de retracer ici les échos suscités par la confrontation entre Républicains et Nationaux entre 1936 et 1939, mais de nous en tenir aux données proprement démographiques qu’elle engendre dans le département. Nous retiendrons surtout le fait majeur, qui est celui de la ‘Retirada’ des armées républicaines, dont l’essentiel pénètre en territoire français par la frontière du Perthus22.

  • 23 Pike (D. W.), ‘L’immigration espagnole en France (1945-1952)’, Revue d’histoire moderne et contemp (...)

27En raison de la présence massive des soldats de l’armée vaincue, internés dans les camps, tel celui d’Argelès, le département connaît, en ces temps, les sommets tout aussi artificiels qu’éphémères de sa courbe démographique. Sur le plan national, Hermet évalue le nombre des réfugiés espagnols à 528.000, entre les mois d’août et de novembre 1940, tandis que Pike23 évoque le chiffre de quelque 800.000 Espagnols présents à cette époque sur le sol français. En Roussillon, un tel déséquilibre conjoncturel, facteur de promiscuité et de délinquance, bouleverse la vie des autochtones, et les relations de cohabitation forcée (pour les uns et les autres) établies à cette occasion avec l’immigration espagnole ne furent certainement pas idylliques.

28L’Administration française s’emploie à vider les camps, et à canaliser leur population vers des lieux plus éloignés de la frontière, ce qui a pour effet de ramener la population étrangère du département, en 1946, à 28.169 individus, selon Costa, soit près de 15.000 de moins qu’au début des hostilités espagnoles.

  • 24 Les locaux du ‘Centra Español de los Pirineos Orientales’ servent en effet de lieu de de transit e (...)

29À la différence de la première guerre mondiale, le Roussillon n’est pas demandeur d’étrangers ; il en subit momentanément -et massivement- la présence, même si les liens transfrontaliers sont forts, et suscitent l’intérêt pour le déroulement du conflit et le devenir de ses vaincus, même si l’importante colonie catalane du Sud, déjà implantée d’assez longue date et en voie d’assimilation rapide est loin de se détourner d’une confrontation qui la concerne au premier chef24.

c) L’après-guerre

30L’Espagne, qui a pactisé avec les forces de l’Axe, est confinée à l’isolement par les Alliés, vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. Cela motive la fermeture de la frontière franco-espagnole, du 1er mars 1946 au 5 février 1948, à l’initiative du gouvernement français. L’immigration espagnole se distingue alors des autres immigrations européennes vers la France, par le fait que ses travailleurs n’ont pas pris part à l’immense entreprise de reconstruction qui suit la Libération.

  • 25 Pike (D. W.), op. cit.
  • 26 Pike (D. W.), ibid. p. 287.

31Mais la frontière n’en est pas pour autant étanche. Le nombre de clandestins, collationné par Pike25, atteint 23.448 aux seuls postes-frontières des Pyrénées-Orientales, durant la période comprise entre 1946 et 1952, avec des chiffres records de 5.790, 6.979 et 6.252 pour les années 1947, 48 et 49. De tels assauts nécessitent le recours, de la part de la France, au refoulement de quiconque ne peut justifier de sa qualité de réfugié. Ces mesures s’appliquent, sur le terrain, à compter de 1948, à tous les dénommés ‘économiquement faibles’26, c’est-à-dire aux immigrants économiques qui se mêlent aux politiques.

  • 27 Hermet (G.), op. cit.
  • 28 Bertrand (J.-R.), ‘Bilan d’une émigration espagnole’ Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Oue (...)

32À la faveur de mesures d’amnistie, certains réfugiés retournent en Espagne, et leur proportion tombe, selon Hermet27, des 3/4 par rapport à l’ensemble de la colonie en France, en 1946, à environ la moitié en 1951. L’année suivante est mise en place l’organisation officielle de l’accueil d’immigrés économiques, par le truchement de l’O.N.I. (l’Office National de l’Immigration). Les chiffres présentés par Hermet montrent de timides débuts, mais une progression continue du nombre d’immigrants officiellement recensés. 1957 marque un premier palier (avec 39.500 individus) consécutif, si l’on en croit Bertrand28, au Plan de stabilisation économique édicté par le gouvernement franquiste (sous la pression américaine). Un deuxième palier est atteint en 1960, avec 99.600 immigrants décomptés, et dès la signature d’accords bilatéraux de migration avec la France, l’année suivante, les chiffres poursuivent leur envolée.

d) Essai de synthèse

33Avant d’aborder cette période qui s’ouvre, précisément à compter de 1961, nous voudrions tenter d’esquisser une synthèse de l’immigration espagnole envisagée jusqu’à cette date. Elle se distingue en effet par plusieurs traits.

  • 29 Tapinos (G.), op. cit., p. 9.

34Au plan national, les Espagnols constituent, après la première guerre mondiale, une communauté importante, mais n’occupent que le troisième rang, et demeurent jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale, loin derrière les Italiens, et, dans un premier temps les Belges, puis les Polonais. L’évolution des effectifs, de 1921 à 1936, est relativement stable, contrairement aux autres nationalités mentionnées qui progressent (Italiens et Polonais) ou régressent (Belges) nettement au cours de cette période29. La période des deux guerres, qui fait suite au dernier recensement mentionné, ainsi que celle de l’après-guerre, sont également atypiques, du fait du nombre important de réfugiés républicains passés en France en 1939, puis de la fermeture de la frontière franco-espagnole après 1945 : elles provoquent un afflux, puis une rétention qui singularisent l’immigration espagnole.

35Le département des Pyrénées-Orientales se distingue de l’ensemble français par une moins grande irrégularité des flux, imputable à sa position frontalière et au caractère traditionnel des passages d’un versant à l’autre de la chaîne pyrénéenne. L’orientation agricole de son économie appelle, quelle que soit la période considérée, une main-d’œuvre d’origine rurale, à la différence des régions industrielles, dont le développement connaît des à-coups. 1914 y marque, à l’instar des autres départements méridionaux, mais davantage que dans l’ensemble du pays, une nette progression de la communauté originaire de l’État espagnol qui, désormais, ne diminuera plus.

  • 30 Isern (M.-A.), op. cit., pp. 115-126.

36Le pointage effectué par M.-A. Isern dans la partie monographique de son étude, consacrée au village du Soler30, permet de mettre en lumière cette première ligne de fracture, ainsi que, plus tardivement, une deuxième dont elle ne tire pas, à notre sens, tous les enseignements. De 1876 à 1906, la population de nationalité espagnole du Soler louvoie et stagne entre 40 et 50 individus (de 55, chiffre maximal atteint en 1886 à 37, minimum dénombré en 1906). Dès 1921, se dessine un net infléchissement positif avec 84 Espagnols. Ils seront 106 en 1926, pour atteindre un sommet de 307 en 1931, puis retomber à 236 en 1936 et 213 en 1946.

  • 31 Sirère (M.), La colonie espagnole de Perpignan, Diplôme d’études supérieures, Montpellier, Faculté (...)

37La deuxième observation, évidente au moment de la rédaction de la recherche (à la différence de celle de M. Sirère31.à Perpignan en 1960), n’a pas été faite. Elle concerne la proportion de Catalans au sein de la communauté ‘espagnole’ du Soler. Alors que l’auteur étudie L’évolution de l’immigration catalane en Roussillon à partir du xix°siècle, elle enregistre sans ciller les chiffres de 207 Catalans sur les 236 Espagnols présents en 1936 (soit 87,7 %), puis de 220 sur un dénombrement de 388 (soit 56,7 % seulement) en 1968, dernier recensement en date au moment où elle écrit. Entre les deux dates, l’évolution est néanmoins manifeste, et le tournant des années soixante, qui voit s’opérer un profond changement de l’origine géographique et géolinguistique des immigrants espagnols, est patent.

2) Les années soixante, ou l’émergence d’une immigration massive : le point de vue espagnol

a) L’après-guerre en Espagne

  • 32 Allusion à la célèbre trilogie de José Maria Gironella, Un millón de muertos.

38La guerre civile laisse le pays exsangue. Au ‘million de morts’32 recensés s’ajoutent les nombreux opposants émigrés, principalement en France et au Mexique, mais également dans d’autres pays européens et latino-américains, et les nombreux prisonniers qui croupissent dans les prisons franquistes et exécutent des travaux de forçats. En outre, les destructions matérielles sont telles, et tels sont les moyens financiers de reconstruction, pendant la seconde guerre mondiale et à l’issue (défavorable au régime) de celle-ci, que l’Espagne connaît des années noires. La fermeture imposée de la frontière pyrénéenne empêche toute résolution du problème par l’expatriation d’une main-d’œuvre nécessaire, mais mal répartie. Enfin, la réforme des structures économiques, en particulier dans le domaine de l’agriculture, si urgente dans le Sud du pays, n’a pas été opérée.

39Le Nord industriel, Pays Basque et Catalogne, va servir d’exutoire, dans le champ clos de l’État espagnol, au trop-plein de main-d’œuvre des régions agricoles méridionales. Le régime n’y voit que des avantages : stimuler la production nationale indispensable à sa survie, désamorcer et résoudre les problèmes sociaux engendrés par le sous-emploi chronique du Sud, et enfin et surtout infiltrer de populations allogènes les régions séparatistes où se concentre l’activité économique stratégique du pays.

40L’Espagne, désormais Una, grande y libre, doit intégrer toutes ses composantes historiques dans le moule unique du franquisme, dont le vecteur linguistique est le castillan. Les fruits d’une telle politique assimilationiste sont flagrants dans le Pays Basque actuel, où la langue naturelle est minoritaire, mais il n’en est pas ainsi de la Catalogne, où la récupération culturelle et linguistique en cours se heurte, malgré une détermination farouche, à bien des écueils.

  • 33 Pinilla de las Heras (E.), Immigració i mobilitat social a Catalunya, Barcelona, Institut catòlic (...)

41Le vaste travail de synthèse démographique mené à bien par Pinilla de las Heras, et publié en 5 fascicules de 1973 à 1978, Immigració i mobilitat social a Catalunya33, montre clairement deux jalons dans l’histoire récente de l’immigration vers Barcelone et son aire métropolitaine. En premier lieu, on constate qu’avant la guerre civile, en 1929, le Sud (en l’occurrence l’Andalousie) ne fournit que 8,3 % des immigrants, qui proviennent alors majoritairement du bassin de l’Ebre (28,6 %) et des terres catalanophones du Sud (Levant et Baléares), à raison de 38 %.

42Dès le lendemain de la guerre, l’Andalousie envoie 20,2 % des immigrants, les régions traditionnelles demeurant encore majoritaires. Mais le rapport s’inverse nettement au détriment de ces dernières dès la période 1959-1961. Les immigrants sont à 42,1 % originaires du Sud (36,7 % et 5,4 %, respectivement pour l’Andalousie et l’Extrémadure) contre 30,8 % pour les régions voisines (respectivement 12,2 % et 18,6 % pour l’Ebre et le Levant-Baléares). Le phénomène ne fera que s’accentuer avec le temps : en 1969-1970, l’Andalousie à elle seule est la région d’origine de presque la moitié des immigrants barcelonais (49,5 %), auxquels s’ajoutent 11,1 % d’extremeños, contre 16,6 % en provenance des régions limitrophes.

  • 34 Drain (M.), Kolodony (E.), « L’exil pour un métier. Bilan de l’émigration de la province de Sévill (...)

43L’analyse, effectuée cette fois depuis une région de départ -la province de Séville- par Drain et Kolodony, corrobore en partie les constatations des démographes catalans. Ils affirment que dès avant la guerre civile et, plus encore au lendemain de la guerre, « un fort courant s’[y]était établi à destination de Barcelone. L’important solde migratoire entre 1951 et 1960 revient à ce flux au caractère définitif. Il devait être relayé, dans les années 1960, par l’émigration vers l’étranger »34. D’une part, le départ des Sévillans vers Barcelone se ralentit peut-être, et sans doute se trouve-t-il compensé par l’émigration d’autres Andalous à ce moment-là vers la Catalogne ; mais, d’autre part, Barcelone fait fonction de centre de transit, de tête de pont en vue d’une émigration vers d’autres pays européens, ainsi que l’atteste notre échantillon d’informateurs.

b) Le tournant de 1960 : l’organisation des flux

44C’est en 1960 que le gouvernement espagnol signe avec son homologue ouest-allemand un accord bilatéral concernant l’migration de ses travailleurs, procédure qui se répète, l’année suivante, avec les gouvernements français, belge, hollandais et suisse. Tout l’Ouest de l’Europe continentale est désormais lié à l’Espagne, et le mouvement migratoire se trouve encadré à la fois par le pays de départ, sous l’égide de l’I.E.E. (Instituto Español de Emigratión) et par les pays récepteurs, par l’intermédiaire de leurs propres organismes collecteurs et répartiteurs, tels, en France, l’O.N.I, auquel nous nous sommes déjà référé.

  • 35 ibid. p. 238.

45Ces structures sont propices à l’établissement de contrats de travail collectifs. Elles permettent en outre au pays d’origine d’exercer un plus grand contrôle sur ses ressortissants, ce qui n’est pas pour déplaire, sur le plan politique, à un régime autoritaire qui les fiche35, ni, au demeurant, sur le plan économique, puisque sont ainsi canalisées les remises de fonds destinés aux familles restées au pays. Il est notoire que l’Espagne franquiste ne parviendra, surtout au cours des années soixante, à compenser un déficit chronique, que grâce aux ressources touristiques (fruits de multiples incitations, à travers notamment la campagne España es diferente) et au produit des retours effectués par les émigrants.

46Quant aux pays d’accueil, le traitement officialisé des entrées de travailleurs immigrés leur permet de les contingenter, de les adapter assez précisément aux nécessités conjoncturelles de leur économie. Mais les besoins sont énormes : nous sommes au beau milieu des ‘Trente glorieuses’, et tous les pays destinataires connaissent une expansion sans précédent. Le développement industriel, l’élévation du niveau d’instruction qui transforme autant de ‘cols bleus’ en ‘cols blancs’ ainsi que la ‘tertiarisation’ que connaissent les nationaux battent leur plein, et libèrent de nombreux postes de travail non-qualifiés ou peu qualifiés, que viennent occuper les immigrants.

  • 36 Bertrand (J.-R.), op. cit. p. 388.
  • 37 ibid. p. 391.

47Bertrand estime à 100.000 le nombre moyen d’Espagnols qui quittent chaque année leur pays, à destination de l’Ouest européen, entre 1960 et 197536, et il insiste sur le fait que « les flux annuels (...) sont en moyenne à peu près constants de 1962 à 1974, avec un seul accident majeur en 1966-67 ». Il définit trois grands ensembles qui fournissent près des deux tiers des émigrants37, à savoir la Galice (26 %), l’Andalousie (28 %) et le Levant, de Valence à Murcie (13 %), et explique la faible participation de l’Espagne intérieure à rémigration vers l’étranger par l’attraction des pôles économiques nationaux qui absorbent, ou ont absorbé, leurs excédents de population. La ruralité, les taux de fécondité élevés et le sous-emploi chronique, qui caractérisent simultanément ou non les zones de départ nommées, s’avèrent, semble-t-il déterminants dans la nécessité de l’expatriation.

48Les destinations varient selon les provinces, ainsi qu’il est clairement montré dans cet article pour l’année 1972. Dans tout l’Ouest, de la Galice à l’Extrémadoure, la préférence va à la Suisse, tandis que l’Andalousie occidentale fournit les plus gros contingents à destination de l’Allemagne, et que la France mobilise tout le piémont pyrénéen et la façade méditerranéenne, de la Catalogne à l’Andalousie orientale. Les provinces pourvoyeuses par excellence vers notre pays se révèlent être Grenade, en tête devant Jaén et Valence.

3) L’immigration massive vue du côté français

a) Le plan national

  • 38 Tapinos (G.), op. cit. p.51.
  • 39 ibid. p. 60.
  • 40 ibid. p. 78.

49Sur l’ensemble français, de 1956 à 1961, on assiste à une lente, mais régulière, montée en puissance des travailleurs espagnols permanents, qui parviennent à représenter 51 % des entrées d’immigrants européens au cours de la dernière année mentionnée38, et atteignent même 57 %, puis 50 %, pour retomber à 43 %, puis 33 % au cours des années suivantes39. Ils supplantent définitivement les Italiens, avant que leur leadership ne soit contesté par la progression rapide de l’immigration portugaise, à compter de 1964. Mais c’est surtout leur progression numérique qui est frappante : en 1960, ils sont 20.000 à arriver, puis, en 1961, 40.000, l’année suivante 64.000, chiffre qui ne sera dépassé qu’en 1964, avec 66.000 entrées qui retombent, un an plus tard à 50.000 pour baisser, de manière assez régulière jusqu’à 16.000 en 1970, et même un peu moins de 10.000 en 197240.

50Tapinos note, pour les années soixante, la progression de l’immigration familiale, qui représente désormais 54 % des chiffres annoncés pour l’immigration permanente. Le caractère de l’installation prend alors un tour plus définitif, qui mérite d’être souligné. Mais l’immigration plus précaire n’a pas pour autant disparu puisque, aux permanents viennent s’ajouter les saisonniers. Les Espagnols représentent, sur la période 1962-1965, 86 % des travailleurs saisonniers admis en France, avec une moyenne de 96.888 entrées par an, et une très forte spécialisation dans les travaux agricoles, au premier rang desquels se trouvent les vendanges. Par la suite, les chiffres et les proportions tendent à baisser.

51L’Espagne s’affirme donc, au cours des années soixante, comme l’un des principaux pourvoyeurs de main-d’œuvre de l’économie française. Nous n’avons noté jusqu’ici que des chiffres d’entrées de travailleurs qui, mis à part les saisonniers, demeurent en France. Soit qu’ils y viennent directement en compagnie de leur famille, soit que celle-ci les rejoigne au bout d’un certain temps, nous voyons se dessiner sous nos yeux un ample mouvement d’installation dans le pays récepteur, appelant a priori des comportements propices à l’intégration. La mesure de la population de nationalité espagnole est difficile à établir, ainsi que nous allons le montrer pour le département des Pyrénées-Orientales, en raison d’un certain nombre de facteurs, dont celui de l’intégration.

b) Dans les Pyrénées-Orientales

  • 41 Lagarde (Chr.), ‘Ille et l’Espagne’, op. cit., p. 41.

52Lors de la pré-enquête d’Ille, nous avons publié41 un histogramme représentant le nombre d’inscriptions en Mairie des Espagnols arrivant dans la commune, de 1948 à 1985. On y distingue clairement quatre phases décennales. La première, qui est lacunaire, jusqu’en 1950, reflète l’immigration essentiellement catalane dont nous avons fait état. Les années cinquante voient -logiquement- un affaiblissement assez régulier des entrées, de l’ordre de 50 par an, au lieu de 80 et plus pour la période précédente. Puis, la décennie suivante enregistre une moyenne de quelque 90 arrivées annuelles, avec un record de 125 en 1968. Enfin, les chiffres baissent de 1970 à 1975 (environ 40 par an), pour devenir quasi-insignifiants jusqu’en 1985, terme du sondage. Il apparaît que, de manière légèrement déformée tout d’abord par une immigration traditionnelle, puis décalée par rapport aux données d’ensemble (le maximum est assez tardif), l’évolution nationale de l’immigration espagnole se retrouve à l’échelon d’une commune rurale roussillonnaise comme Ille-sur-Têt.

  • 42 Préfecture des Pyrénées-Orientales, Les étrangers dans le département des Pyrénées-Orientales (196 (...)

53La préfecture du département a publié en 1979 un précieux fascicule intitulé Les étrangers dans le département des Pyrénées-orientales (1964-1979)42, qui retrace, entre autres, en fait au premier chef, l’évolution de la colonie espagnole en Roussillon sur une quinzaine d’années, des heures les plus fastes à son déclin.

54Les Espagnols constituent, de loin, la principale communauté étrangère du département, puisqu’ils sont 34.071 en 1965, et à l’autre extrémité du relevé, en 1979, 27.205. Les autres communautés progressent, quoique de manière légère, mais le nombre des Espagnols diminue assez nettement en valeur absolue (-20,2 %), au cours de cette période. L’examen des données année par année montre une relative stabilité (il n’y a aucun accident dans la courbe que l’on peut tracer), mais néanmoins une érosion lente et continue, à compter de 1966, qui correspond au maximum enregistré, avec 35.327 ressortissants. Par ailleurs, ces chiffres peuvent être comparés à ceux des périodes précédentes. Ce faisant, il apparaît que la valeur atteinte au milieu des années soixante est voisine de celle que nous avons notée au lendemain de la première guerre mondiale, qui était, selon le recensement de 1921, de 34.435 étrangers, presque tous Espagnols. De même, le dénombrement de 1979 est à peu près équivalent à celui de l’immédiat après-guerre, en 1946, qui indiquait 28.169 étrangers, à très forte dominante espagnole.

  • 43 Isern (M.-A.), op. cit.

55Ainsi donc, malgré des arrivées massives enregistrées dans les années 1930, puis 1960, les valeurs absolues se maintiennent dans une fourchette comparable, et avec une constance tout à fait surprenante. À quoi attribuer ce phénomène ? Si nous observons les données reproduites par M.-A. Isern43 au sujet du village du Soler pour 1968, nous pouvons y découvrir qu’à côté des 388 Espagnols (dont 220 originaires de Catalogne du Sud), vivent au Soler 103 Espagnols naturalisés. Le fait de considérer uniquement les ressortissants étrangers agit donc en trompe-l’œil, et masque la présence réelle de la communauté native de l’État espagnol, aux proportions plus larges encore que celle des nationaux répertoriés. Par exemple, cette même année 1968, la part de ces derniers, de 388 sur une population municipale de 2.715 habitants, correspond à 14,3 % du total. À considérer les natifs d’Espagne (étrangers et naturalisés confondus), on atteint la proportion plus conséquente de 18,1 %, qui n’est pas sans avoisiner celle de 20 % que nous avions dégagée, sur le même critère de naissance en territoire espagnol, dans la pré-enquête sur le secteur scolaire du collège d’Ille-sur-Têt.

56Mais, outre l’importance de la présence espagnole en Roussillon, la proportion des naturalisés par rapport aux étrangers de même origine géopolitique (26,5 % au Soler en 1968) révèle, dans une certaine mesure (que nous nous devons de préciser), la dynamique d’intégration sociale des immigrés espagnols à la communauté réceptrice à travers l’expression de demandes de naturalisation et leur acceptation par l’autorité administrative. Le pourcentage de naturalisations semble caractériser l’ancienneté d’une immigration, puisque l’immigrant ne sollicite l’acquisition de la nationalité du pays d’accueil qu’au terme d’un certain délai de réflexion (lorsque la question du retour a été tranchée négativement) et de résidence, que les délais administratifs viennent prolonger, parfois de manière assez longue. Cependant, les faits montrent qu’intégration sociale et nationalité ne vont pas toujours de pair, et il importe d’être nuancé dans nos conclusions.

  • 44 Préfecture des Pyrénées-Orientales, op. cit.

57Un autre élément, qui vient corroborer le fait que la naturalisation s’applique majoritairement aux populations étrangères anciennement implantées, nous est fourni par le nombre de naturalisations enregistrées de 1970 à 1979, également présenté dans le fascicule Les étrangers dans le département des Pyrénées-Orientales44. La proportion oscille entre 87,2 % et 96,4 %, pour atteindre une valeur moyenne de 91,75 % sur la période de référence. En valeur absolue, sur dix années, ce sont 5.130 Espagnols qui deviennent ainsi Français, et amputent d’autant la taille de la communauté nationale envisagée précédemment. Mais les statistiques apparemment stables sont également assujetties à d’autres facteurs dont la photographie obtenue pour l’année 1979 rend parfaitement compte.

58Durant l’année 1979, l’acquisition de la nationalité française s’est effectuée par naturalisation pour 466 individus, mais également par le mariage. Cela ne concerne pas moins (dossiers en cours ou aboutis confondus) de 166 autres personnes supplémentaires, dont 61 hommes et 105 femmes. Le nombre de décès de ressortissants espagnols est également significatif, puisque s’éteignent dans le département, durant la même année 236 Espagnols. La quasi-totalité d’entre eux sont âgés, voire d’un âge très avancé, puisque, sur 145 hommes décédés, 134 ont plus de 60 ans, et, parmi eux, 6, plus de 90 ans. Il en va de même pour les femmes disparues, dont 86 ont plus de 60 ans, et parmi elles, 8 dépassent les 90 ans.

  • 45 Bertrand (J.-R.), op. cit. p. 300.

59Ainsi, lorsque l’on confronte l’image de ces vieillards qui disparaissent loin de leur terre natale et le portrait-type de l’immigrant tel qu’il se dégage des pyramides dressées par Bertrand45, en tant qu’homme le plus fréquemment âgé de 25 à 30 ans, on mesure le caractère ancien et désormais finissant de l’immigration espagnole en France, et singulièrement en Roussillon.

4) La fin de l’immigration espagnole : données d’ensemble

60Les chocs pétroliers qui se succèdent à compter de 1973 donnent un brutal coup d’arrêt à l’expansion ininterrompue qu’ont connue les pays occidentaux depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Les ‘Trente Glorieuses’ sont révolues, et les plans de développement caducs : les économies d’énergie, d’abord imposées par les circonstances, appellent à une réflexion sur son utilisation, et l’émergence des mouvements écologistes, alors que n’est plus envisagée qu’une ‘croissance douce’. Les conséquences sur les mouvements migratoires sont immédiates. L’Allemagne, dès 1973, la France et les Pays-Bas en 1974 et 1975 suspendent brusquement le large appel fait, au cours des deux décennies précédentes (surtout la seconde), à la main-d’œuvre étrangère, européenne ou non.

  • 46 ibid. p. 389.
  • 47 Drain (M.), Kolodony (E.), op. cit. p. 237.

61La chute des entrées est spectaculaire. Bertrand46 indique que, pour l’ensemble de l’Europe occidentale, les mouvements sont équivalents, en 1975 au cinquième du total de 1972 et au vingtième en 1976 (12.000 personnes). Drain et Kolodony, qui dressent le bilan de l’émigration de la province de Séville vers l’étranger de 1960 à 1976, prennent acte de la fin d’une époque tout en définissant leur perspective d’étude en ces termes : « Bien qu’il appartienne désormais au passé depuis le déclenchement de la crise économique contemporaine, ce mouvement migratoire reste actuel dans ses conséquences et mérite d’être mieux connu dans son déroulement et son arrêt »47.

62Quinze ans après la publication de leur article, rien n’est venu modifier leur constat, et nous ne pouvons que faire nôtre leur intérêt pour des conséquences toujours actuelles sur notre terrain d’enquête.

63La statistique de 1979 intervient précisément -et judicieusement-au moment où est mise en place, par le gouvernement français alors aux affaires, la procédure d’aide au retour, également connue sous la dénomination familière du ‘million des étrangers’, correspondant à la prime de 10.000 F. destinée à les inciter à regagner leur pays d’origine. L’année de son lancement, elle n’est pas sans effet sur la communauté espagnole des Pyrénées-Orientales, puisque 70 hommes, 55 femmes et 113 enfants de nationalité espagnole, soit un total de 238 personnes, retournent dans leur pays cette année-là.

  • 48 I.N.S.E.E., Recensements de la population des Pyrénées-Orientales (compilation consultée aux Archi (...)

64Cette mesure ponctuelle a pour effet d’amoindrir à nouveau le nombre des Espagnols résidents. Dans la seule année 1979, alors qu’on en dénombre 27.205, comme précédemment indiqué, ils sont en tout 1.106 à disparaître des statistiques, soit du fait de leur retour, soit de leur disparition, au titre du mouvement naturel, soit de leur changement de nationalité, par naturalisation ou mariage, et cela à un moment où les entrées se trouvent quasiment interrompues. Constamment réduite sans être alimentée, la colonie espagnole des Pyrénées-Orientales est entrée, dès 1975, dans une phase d’extinction progressive et inéluctable. Les recensements de population établis depuis lors, en 1975, 1982 et 199048, témoignent du caractère résiduel de cette communauté, que nous allons à présent envisager à partir de quelques exemples de communes où nous avons enquêté.

3. LES TRAITS ACTUELS DE LA COLONIE ESPAGNOLE EN ROUSSILLON

1) La répartition dans l’espace roussillonnais

65Nous nous réfèrerons ici avant tout au recensement de 1982, le suivant et dernier en date, de 1990, présentant trop de traits particuliers, que nous éclairerons par la suite.

66La population de nationalité espagnole ne se répartit pas de manière uniforme en Roussillon. Il semble relativement difficile de définir des critères de regroupement ici, ou bien de réduction extrême là, de la colonie espagnole. La présence dans telle ou telle localité d’employeurs de main-d’œuvre agricole, davantage encore que celle d’employeurs du bâtiment -principales branches d’activité dans lesquelles se concentrent les immigrants- suffit peut-être à justifier la présence de noyaux plus consistants d’immigrés espagnols, et seule une étude détaillée commune par commune permettrait, à notre sens, d’expliquer les disparités constatées. De même, les regroupements familiaux, voue claniques, dont nous connaissons l’existence sans pour autant en avoir étudié les modalités de constitution, suffisent parfois à gonfler la communauté hispanique locale.

67Ainsi, comment expliquer, sans une connaissance minutieuse du terrain, que trois communes limitrophes (ou quasiment pour la dernière), d’importance comparable, et de composition socio-professionnelle similaire (sur la base d’un bourg viticole de la périphérie de Perpignan, devenu en partie zone pavillonnaire englobant le vieux village), comme Canohès, Pollestres et Saleilles, respectivement forts de 2.980, 2.484 et 2.200 habitants, lors du recensement de 1982, comptent (toujours respectivement) 56, 104 et 60 ressortissants espagnols, soit 1,9 %, 4,2 % et 2,75 % de leur population totale ? Les historiens ont à connaître semblables distorsions, qui aboutissent, par exemple à des comportements socio-politiques très divergents...

  • 49 Sirère (M.), op. cit.

68Perpignan constitue, au sein des Pyrénées-Orientales, une entité communale à part, puisqu’elle représente une population plus de dix fois plus importante que la deuxième commune du département, Saint-Estève. Sa colonie espagnole, comme en 1960, lors de l’étude de M. Sirère49, est également la plus nombreuse, avec 6.352 membres en 1982, qui représentent 4,6 % des Perpignanais, mais donc de proportion modeste. Davantage encore, celle que l’on considère comme la ‘cité-dortoir’ de Perpignan, regroupant majoritairement d’employés, de fonctionnaires et de cadres moyens, pour la plupart propriétaires de leur pavillon, compte très peu d’étrangers, et en premier heu d’Espagnols : 172, en 1990, pour une population de 9.865 habitants soit 1,75 % de celle-ci.

69Il semble également que les agglomérations littorales, dont l’activité agricole a fortement décliné au profit de l’activité touristique, soient peu peuplées d’Espagnols. En 1982, ils constituent 4,1 % et 4,9 % de la population de Canet-en-Roussillon et de Saint-Cyprien, alors que l’existence d’un noyau urbain plus étoffé et plus anciennement constitué, comme Argelès, semble aller de pair avec une présence espagnole plus conséquente : 6,1 %.

70La prépondérance de l’activité agricole est à coup sûr le critère décisif, mais lorsque celle-ci est grande consommatrice de main-d’œuvre. Cela se vérifie en région de grosses exploitations viticoles, particulièrement rémunératrices, comme à Rivesaltes, dont 10,95 % de la population correspond aux immigrés de nationalité espagnole. Mais c’est plus généralement le cas des zones d’horticulture et d’arboriculture intensives, dans lesquelles la main-d’œuvre immigrée est employée aux champs, mais également dans la phase de manutention et de conditionnement des produits, chez les expéditeurs. La proportion d’au moins 10 % de la population municipale se retrouve en des points géographiques diversement répartis, mais qui présentent cette même caractéristique, comme Ille-sur-Têt (10,87 %), Le Soler (10,35 %) et surtout Elne avec 13,5 % de population espagnole en 1982. D’autres communes suivent, avec une colonie moins représentative, telles Millas (8,35 %) ou Saint-Laurent-de-la-Salanque (8,5 %).

71Ainsi donc, malgré une dispersion apparente et une disparité déconcertante, se dessinent les contours d’une répartition cohérente liée à deux facteurs essentiels : l’ancienneté du noyau urbain, qui exclut les villes de développement récent et dominées par le secteur tertiaire, et une activité agricole spéculative et concentrée, dont les Espagnols constituent la main-d’œuvre non qualifiée privilégiée. Et Perpignan, qui compte encore de grands domaines viticoles et une horticulture sous serres et tunnels, peut, malgré sa spécificité de ‘grande ville’ (en fait, ville moyenne), être également, mais en partie seulement, concernée par ce phénomène.

2) L’évolution numérique récente

a) Un recul sans précédent

72Nous avons relevé précédemment des comparaisons possibles entre des données statistiques récentes et les chiffres de périodes-clés de l’évolution de la colonie espagnole (telles que les deux après-guerres) sur le plan départemental. Nous avons par ailleurs souligné que la relative stabilité quantitative masquait un double phénomène : l’attraction, variable en intensité, mais ininterrompue, de la population immigrante en provenance de l’État espagnol, qui ne se traduisait pas par une progression significative de cette communauté du seul fait de son intégration sociale, par le biais de l’acquisition (par naturalisation ou mariage) de la nationalité française. Or, nous l’avons dit, la fermeture du marché national de l’emploi par la France, à l’image des pays industrialisés de l’Europe occidentale, à la suite des chocs pétroliers, vient interrompre cet état de fait, somme toute traditionnel, provoquant une nette diminution du nombre de ressortissants espagnols sur notre terrain d’enquête.

73Cette évolution est particulièrement sensible entre les recensements de 1982 et 1990, davantage qu’entre 1975 et 1982, où la diminution se manifeste déjà. Prenons-en quelques exemples :

74Quel que soit l’exemple choisi, la baisse s’accentue, parfois très fortement, de 1982 à 1990, la colonie espagnole atteignant, par endroits, un caractère véritablement résiduel. On note cependant une plus ou moins grande résistance du noyau espagnol, et cela semble lié au caractère récent ou ancien de l’immigration en un point donné. On opposera ainsi une immigration ancienne, déjà en forte voie de résorption, comme à Argelès, et une immigration plus récente, comme à Ille-sur-Têt, où des familles qui ont conservé à ce jour la nationalité espagnole, sont arrivées tardivement, lors des derniers appels de main-d’œuvre étrangère, au début des années soixante-dix.

b) Une communauté très vieillissante

75La proportion d’inactifs par rapport aux Espagnols actifs varie également de manière significative. Les statistiques de l’I.N.S.E.E. pour 1990, de loin les plus complètes et les mieux élaborées, nous montrent également le nombre de chômeurs au sein des actifs.

76Deux observations peuvent être faites à partir de ce tableau. La première concerne l’amenuisement considérable des actifs espagnols, en valeur absolue, entre 1975 et 1990. La seconde remarque porte sur le pourcentage d’actifs par rapport à une colonie amoindrie. Sauf à Perpignan, on note une progression, plus ou moins légère -et un maintien à Argelès- de la part des actifs au sein de la communauté espagnole. Cela confirme, à notre sens, l’observation précédente, portant sur l’immigration récente : plus le pourcentage s’élève entre les deux dates, plus nous avons affaire à une colonie d’implantation tardive. Mais cela ne signifie pas forcément qu’il s’agisse d’une colonie jeune. L’examen des mêmes communes par tranches d’âge, pour 1990, est à cet égard très révélateur.

77Sur les cinq localités observées, deux groupes distincts s’établissent : d’une part Argelès et Perpignan, qui se singularisent par une population espagnole au sein de laquelle les jeunes de moins de 25 ans sont sous-représentés (moins de 10 %, voire moins de 5 % pour Argelès) et, en revanche, une sur-représentation très significative des plus de 60 ans (autour de 60 %) ; d’autre part, les trois autres bourgades : Elne, Ille et Le Soler présentent une pyramide plus harmonieuse et équilibrée, mais dans laquelle les jeunes ne dépassent que rarement les 20 % (comme à Elne), et où les tranches les plus fortes sont, en premier lieu, et de manière constante, celle des 60 ans et plus (qui regroupe entre 33 % et 45 % des Espagnols), et, de façon comparable, celle qui la précède, des plus de 40 ans (qui en compte de 29 % à 34 %).

78Nous avons là le signe incontestable d’un vieillissement généralisé de ceux qui ont conservé la nationalité espagnole après leur établissement en Roussillon. Ils font partie de deux vagues successives : celle des années trente, consécutive à la grande crise économique et à la guerre civile espagnole, en forte voie de disparition, et celle des années soixante, due à l’intensification d’une agriculture spéculative en Roussillon et à des mouvements migratoires spectaculaires venus du Sud de la Péninsule, souvent via Barcelone. Cette dernière vague entraîne non seulement des hommes jeunes, mais également des hommes mûrs, d’une quarantaine d’années, qui viennent aujourd’hui grossir les rangs d’un ‘troisième âge espagnol’ pléthorique.

79Au sein des familles espagnoles, les enfants ont fréquemment acquis la nationalité française, à l’inverse de leurs parents, par le mariage avec un autochtone, ou par naturalisation, afin de bénéficier d’aides sociales longtemps réservées aux seuls nationaux. On est aujourd’hui frappé par la comparaison des chiffres de la colonie espagnole mis en regard de ceux des Français par acquisition (dont nous n’avons pas le détail, mais qui sont, dans le département, fortement marqués de l’empreinte espagnole). Ils se présentent ainsi pour 1990 :

80Il y a donc, dans chacun des points considérés, au moins autant d’Espagnols par acquisition que de ressortissants espagnols. De plus, là encore, les deux groupes précédemment définis s’opposent À Argelès et Perpignan, une immigration étrangère, généralement maghrebine, est venue relayer l’immigration espagnole, fait beaucoup moins sensible dans les trois autres communes, plus agricoles, où l’immigration espagnole est plus récente.

81Enfin, à côté des décès qui diminuent -et continueront de diminuer- d’autant la colonie espagnole, il convient de mentionner une cause supplémentaire, qui, sans atteindre de très grandes proportions, a contribué à la régression numérique de la présence de nationaux espagnols en Roussillon, celle des retours, enregistrés entre 1982 et 1990, vers l’Espagne, à la faveur d’une conjoncture économique prometteuse. A la suite de la démocratisation de l’Espagne, les années 80 ont vu le pays en proie à une croissance économique sans précédent, associée aux réalités, mais également aux mythes véhiculés par l’année 1992, qui ont motivé certaines décisions de retour. Ces dernières ont été objectivement alimentées par la perception d’une récession manifeste de l’économie roussillonnaise. Les départs ont concerné au premier chef des familles jeunes, et contribué à leur tour au viellissement avéré de la communauté espagnole.

82Néanmoins, l’immigration espagnole, qui tend à disparaître au vu des seules statistiques, n’en demeure pas moins très marquante en Roussillon. Sur le plan démographique, par la vitalité qu’elle a insufflée au département, notamment après la phase de dépression consécutive à la seconde guerre mondiale. Sur le plan économique, par sa participation à l’essor de l’agriculture, et, au niveau surtout de la deuxième génération, par sa contribution à la création d’entreprises artisanales. Sur le plan socio-culturel et linguistique, par l’ibérisation, palpable dès l’abord par le visiteur extérieur, des mœurs de la société roussillonnaise, et l’expression vivante d’une langue allogène qui motive à présent notre propos.

Notes

1 L’historien D. M. J. Henry écrivait à ce propos en 1835 (Histoire du Roussillon, Paris, Impr. Nat. ; reprint., Marseille, Laffitte, 1971, 2 vol., p. 441) : « L’emplacement des trophées de Pompée n’est pas connu, et leur position a été très controversée par les écrivains. » Alice Marcet-Juncosa affirme avec beaucoup (trop ?) de circonspection (Abrégé d’histoire des terres catalanes du nord, Perpignan, Trabucaire, 1991, pp. 19-20) : « On ne sait pas avec certitude où étaient situés ces ‘trophées’. Récemment, à l’occasion de fouilles organisées autour du château de Bellaguarda et de Panissars ont été mises à jour des pierres romaines qui pourraient être la base de cette construction, bien que certains archéologues pensent qu’il s’agit plutôt des fondations d’un autre monument élevé presque au même endroit par un autre général : Jules César ».

2 cf. De Marca (P.), Marca Hispanica, 1688 (reprint. Barcelona, Ed. Base, 1972) ; d’Abadal (R.), Dels Visigots als Catalans, Barcelona, 1970, 2 vol. ; Bonnassie (P.), La Catalogne du milieu du x° siècle à la fin du xi° siècle. Croissance et mutations d’une société, Toulouse, 1975-1976, 2 vol.

3 cf. exposition et ouvrage Mil anys de cultura catalana, Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1989 ; Mil.lenari de Catalunya i la Cerdanya, Barcelona, Gen. de Catalunya, 1989.

4 La revendication nationaliste s’appuie, en Catalogne entre autres, sur le critère d’une langue distincte, à l’origine d’une culture propre. Sur les relations entre ces concepts, cf. Jespersen (O.), La llengua en la humanitat, la nació i l’individu, Barcelona, Edicions 62,1969 (1° ed. Oslo, 1925 [Londres, 1946]). Pour ce qui est de l’histoire nationale catalane, cf. Soldevila (F.), Història de Catalunya, Barcelona, Alpha, 1963, p. 16 : «És Catalunya ; però una Catalunya, podriem dir retallada. No en forma part el Rosselló, que resta inclòs dins la Gàl.lia Narbonesa. (...) França, la monarquia francesa, tindrà com un dels seus més grans ideals l’assoliment de les fronteres de la Gàllia romana. »

5 En témoigne de nos jours le ‘Palais des rois de Majorque’, qui domine la ville. Sur le royaume de Majorque, cf. Henry (D.MJ.), op. cit (‘Livre II. Histoire du Royaume de Majorque’, pp. 136-428) ; Calmette (J.), Vidal (P.), Histoire du Roussillon, réed. Paris, Champion, 1975 ; Vidal (P.), Histoire de la Ville de Perpignan, Paris, H. Welter, 1897 (reprint., Marseille, Laffitte, 1975, pp. 102-222) ; Martínez Ferrandó (J.E.), La tràgica història dels reis de Mallorca, Barcelona, Aedos, 1979.

6 par le roi Pere el Ceremoniós. Notons tout de même que la seigneurie de Montpellier fut annexée en 1349 par le roi de France.

7 sur la guerre de Trente Ans, cf. Sanabre (J.), La acción de Francia en Cataluña en la pugna por la hegemonía de Europa (1640-1659), Barcelona, Real Academia de Buenas Letras, 1956 ; les nombreux travaux d’Alice Marcet-Juncosa, dont : ‘Le Roussillon et son identité face aux États’ in Du Roussillon et d’ailleurs : images des temps modernes, Perpignan, P.U.P., 1993, pp. 7-71.

8 cf. pour une information minimale Vilar (P.), Histoire de l’Espagne, Paris, P.U.F., 1971 (coll. Que sais-je ? ), et le fondamental La Catalogne dans l’Espagne moderne, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962, 3 vol., du même auteur. Les formes de représentation des sujets (Conseils) et les régimes juridiques distincts perdurent en effet jusqu’à l’avènement de Philippe V de Bourbon, après la guerre de Succession.

9 L’exposition et l’ouvrage: Bobo (J.-P.), Frontière et contrebande en Roussillon au xix° siècle, Perpignan, Direction des Archives Départementales, 1995, mettent l’accent sur l’émergence d’une conscience populaire de l’existence réelle de la frontière en Roussillon à compter du Blocus continental, sous le Ier Empire.

10 Non loin des Pyrénées roussillonnaises -qui s’abaissent vers la mer, la zone axiale à hauteur des actuels départements de l’Ariège et de la Haute-Garonne (anciens comtés de Foix et de Comminges, vicomté de Couserans), quoique très élevée et difficilement franchissable (par des cols de grande altitude), est traversée en toute saison (cf. Chevalier (M.), La vie humaine dans les Pyrénées ariégeoises, Paris, Génin, 1956 ; Higounet (Ch.), Le Comté de Comminges de ses origines à son annexion à la Couronne, Toulouse/Paris, Privat/Didier, 1949 ; Sermet (J.), ‘Communications pyrénéennes et transpyrénéennes’ in Actes du deuxième congrès international d’études pyrénéennes, Toulouse, Privat, 1960).

11 Sur l’immigration languedocienne dans le royaume d’Aragon, cf. Nadal (J.), Giralt (E.), La population catalane de 1553 à 1717. L’immigration française et les autres facteurs de son développement, Paris, S.E.V.P.E.N., 1961.

12 Sur la guerre civile espagnole, cf. Sagnes (J.), Caucanas (S.), Les Français et la guerre d’Espagne. Actes du Colloque de Perpignan, Archives Départementales des Pyrénées-Orientales/Université de Perpignan, 1990.

13 Sur la Révolution française, cf. Brunet (M.), Le Roussillon face à la Révolution française, Perpignan, Trabucaire, 1989 ; Cadé (M.), Guerre et Révolution en Roussillon, Perpignan, Archives Départementales, 1990 ; Sagnes (J.) (dir.), La France et l’Espagne à l’époque de la Révolution française. 1793-1807. Actes du Colloque de Perpignan, Perpignan, P.U.P., 1993.

14 Sur la ‘chasse aux cathares’, cf. Duvemoy (J.), Le Registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Paris/La Haye, Mouton 1978 ; Le Roy Ladurie (E.), Montaillou, village occitan, Paris, Gallimard, 1976 ; et le roman de Gougaud, (H.), Bélibaste, Paris, Le Seuil, 1982. Plus tard, sur le ‘danger protestant’, cf. Reglà Campistol (J.), Felip II i Catalunya, Barcelona, Aedos, 1956.

15 Costa (J. J.), ‘Un exemple d’interdépendance de faits démographiques et linguistiques en Roussillon’ in Atti, XIV Congresso internazionale de linguistica e filologia romanza, Napoli, 15-20 aprile 1974, p. 345

16 Hermet, Les Espagnols en France, Paris, Ed. Ouvrières, 1967, chap. 1 ; Rubio (J.), La emigración española a Francia, Barcelona, Ariel, 1974.

17 Costa, op. cit.

18 Isern (M.-A.), L’évolution de l’immigration catalane en Roussillon à partir du xix° siècle, Mémoire de maîtrise, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1972, p. 122.

19 Hermet (G.), op. cit.

20 Tapinos (G.), L’immigration étrangère en France, I.N.E.D., Cahier n° 71, Paris, P.U.F., 1975, pp. 8-9.

21 Costa (J. J.), op. cit.

22 Sagnes, Caucanas, op. cit.

23 Pike (D. W.), ‘L’immigration espagnole en France (1945-1952)’, Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXIV, avril-juin 1977 ; Les Français et la guerre d’Espagne, Paris, P.U.F., 1975.

24 Les locaux du ‘Centra Español de los Pirineos Orientales’ servent en effet de lieu de de transit et de refuge à des centaines d’enfants républicains (cf. plaquette éditée lors du centenaire de cette association, Perpignan, 1988).

25 Pike (D. W.), op. cit.

26 Pike (D. W.), ibid. p. 287.

27 Hermet (G.), op. cit.

28 Bertrand (J.-R.), ‘Bilan d’une émigration espagnole’ Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1979 ; p. 388.

29 Tapinos (G.), op. cit., p. 9.

30 Isern (M.-A.), op. cit., pp. 115-126.

31 Sirère (M.), La colonie espagnole de Perpignan, Diplôme d’études supérieures, Montpellier, Faculté des Lettres, 1960.

32 Allusion à la célèbre trilogie de José Maria Gironella, Un millón de muertos.

33 Pinilla de las Heras (E.), Immigració i mobilitat social a Catalunya, Barcelona, Institut catòlic d’estudis socials, 1973-1978.

34 Drain (M.), Kolodony (E.), « L’exil pour un métier. Bilan de l’émigration de la province de Séville vers l’étranger de 1960 à 1976 », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1978, pp. 240-241.

35 ibid. p. 238.

36 Bertrand (J.-R.), op. cit. p. 388.

37 ibid. p. 391.

38 Tapinos (G.), op. cit. p.51.

39 ibid. p. 60.

40 ibid. p. 78.

41 Lagarde (Chr.), ‘Ille et l’Espagne’, op. cit., p. 41.

42 Préfecture des Pyrénées-Orientales, Les étrangers dans le département des Pyrénées-Orientales (1964-1979), Perpignan, 1979.

43 Isern (M.-A.), op. cit.

44 Préfecture des Pyrénées-Orientales, op. cit.

45 Bertrand (J.-R.), op. cit. p. 300.

46 ibid. p. 389.

47 Drain (M.), Kolodony (E.), op. cit. p. 237.

48 I.N.S.E.E., Recensements de la population des Pyrénées-Orientales (compilation consultée aux Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, pour la période 1836-1982) ; Recensement général de la population. 1990. Pyrénées-Orientales.

49 Sirère (M.), op. cit.

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