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La persistance du Midi blanc

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Philippe Secondy

Conclusion

Texte intégral

1L’objet de cet ouvrage était de reconstruire un milieu politique imprégné par la fibre « traditionniste » au cœur d’un département du Midi méditerranéen confronté pendant de longues décennies à une concurrence quasi-exclusive entre les « rouges » et les « blancs » au détriment de l’épanouissement de la « voie moyenne ». En cherchant à sonder le socle sur lequel germe la culture politique « blanche », nous avons insisté sur la force sociale que représente la noblesse. Les mutations économiques touchant le prépondérant secteur viticole et les rapprochements judicieux avec la grande bourgeoisie renforcent son assise. Grandement épargnés au moment de 1789, les partisans héraultais de la royauté trouvent aussi un appui au sein de l’Église. L’instrumentalisation des réseaux de charité et l’entretien des formes de sociabilité religieuse sont quelques-uns des moyens utilisés pour avoir de l’emprise sur les couches populaires.

  • 1 Yves Déloye, « Religion, passé et nationalisme idéologique en France (xixe-xxe siècles). À propos (...)
  • 2 Pour un panorama intéressant, voir Gérard Delfau, Du principe de laïcité. Un combat pour la Républ (...)

2Tandis que dans la plupart des régions, l’installation de la Troisième République correspond à l’affaissement de ce type de rapport, le Bas-Languedoc suit un sillon différent. La sensibilité politique républicaine se heurte à un processus de réaction revigoré par l’action quotidienne de Mgr de Cabrières, un prélat néo-ultramontain. Il pèse pendant un demi-siècle sur le débat public, mais son empreinte idéologique et les réseaux initiés dès l’époque du Ralliement lui survivent. Réfutant la citoyenneté et ses valeurs universalistes, le catholicisme intransigeant se présente alors comme « une identité que la nation doit préserver au risque de mettre en péril son existence propre »1. Le ressentiment qui a pris corps avec la Révolution française est ravivé au tournant du siècle quand les radicaux et les socialistes exaltent un programme de laïcisation de la société, synonyme pour l’Église d’une blessure mortelle2. Enfin, une des autres clés pour saisir la permanence du courant contre-révolutionnaire doit être recherchée dans la capacité de plusieurs militants à s’approprier les outils inhérents aux exigences d’un jeu politique métamorphosé par l’irruption des masses dans l’arène électorale. Les efforts organisationnels, tout comme les méthodes innovantes employées au cours des campagnes électorales, illustrent leur sens de la transfiguration politique.

  • 3 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 13-14.
  • 4 Comme le remarque Caroline Baudinière, dans ce combat des vaincus contre les vainqueurs, « l’histo (...)

3Après la Grande Guerre, au sein de la vague catégorie des « hommes nouveaux », bien des acteurs formés par les professions médicales et le barreau prennent le relais des « notables blancs » pour poursuivre leur entreprise, en regardant avec une attention soutenue les projets politiques lancés par les gouvernements voisins. Pour plusieurs personnalités locales, l’Italie de Mussolini ou encore le Portugal de Salazar prennent plusieurs initiatives attractives dont la France devrait s’inspirer. Dans ce contexte, le tissu des anciens combattants constitue la composante majeure à mobiliser. Avec l’arrivée du maréchal Pétain, les principaux activistes de cette nébuleuse tiennent leur revanche. Ils cautionnent ce vaste mouvement de « renouveau » en s’octroyant l’essentiel des postes de responsabilité. Après la Libération, la guerre des deux France perd de sa substance. L’accroissement du rôle des catholiques proches de la Jeune République et du MRP consolide la voie de l’apaisement. Seule une mouvance très réduite refuse l’évolution. Elle se réduit aux cadres de l’ex-PSF et aux derniers monarchistes. Déjà réunis sous Vichy, ils s’investissent au sein du Centre départemental des Indépendants et paysans, en ordre de marche pour préserver les valeurs « traditionnistes » et défendre la dernière expérience politique élaborée autour de cette colonne idéologique : le pétainisme. Leur démarche produit des effets politiques car leur intervention se fait sur un corps social pris dans un tourbillon de convulsions qui s’alimentent l’une l’autre. En l’espace d’une législature, l’identité et l’unité des Français furent en effet ballottées par une défaite inattendue, l’Occupation, la « guerre civile », l’épuration, sans oublier la douloureuse phase de reconstruction. Ainsi que le remarque Henry Rousso, ils « n’ont pas eu le temps nécessaire d’accepter, de comprendre, de faire le deuil »3. Le milieu politique s’adapte aux nouvelles conditions en vigueur. En parallèle, il amorce un travail en profondeur de « révision » de l’histoire pour relativiser sa part de responsabilité durant les « années noires » et « se positionner en victimes »4.

4Cet éclairage sur le département de l’Hérault s’efforce de dévoiler bien des ingrédients qui forment la relation partisane dans l’espoir d’entrevoir « l’intimité et les profondeurs du politique », pour reprendre des propos chers à Marc Bloch dans l’Apologie pour l’histoire. Il permet de discerner avec précision une partie du travail produit par des lignées familiales, politiques, religieuses pour anéantir une construction démocratique sérieusement commencée au moment de la brèche ouverte en 1789. Le rôle historique de la « résistance », lors des étapes décisives de ce cheminement que représente la coupure révolutionnaire, le temps du Ralliement et les phases de refondation institutionnelle au lendemain des épreuves guerrières, témoigne d’un prodigieux volontarisme visant à « renouer la chaîne des temps ». De Mgr Fournier à Mgr de Cabrières, de Léon de Rodez-Bénavent à Henri de Rodez-Bénavent, d’Amédée Vernhette à Jean Guibal se perpétue une conception de la vie basée sur une profonde coupure sociale. Ils n’admettent pas l’autonomisation des individus. Les réformes sur la condition ouvrière à la fin du xixe siècle, tout comme le coup d’accélérateur donné par le Front populaire dans les sphères éducatives, culturelles et, plus largement, dans des domaines monopolisés jusqu’alors par la « classe de loisir », les froissent.

  • 5 André Vincent, « Réflexions sur la Révolution », Sociologie catholique, n° 9, 1er novembre 1892, p (...)
  • 6 « Mon attention, explique le ministre de l’Intérieur en octobre 1913, ayant été appelée sur les da (...)

5Parmi tous les griefs énoncés par les thuriféraires de « l’ancien régime », la formule « un homme = une voix », instaurée en 1848, demeure une mesure rédhibitoire. Par exemple, André Vincent, tout en comprenant la nécessité d’élaborer des organisations capables de relever le défi de la modernité électorale, déplora longtemps une telle évolution. Il regrette l’époque où « les hommes étaient chacun à leur place, les uns dans le commerce et l’industrie, les autres dans la guerre, les autres au Parlement ou dans la politique. Désormais, chacun est électeur, soldat, politicien, quelquefois même législateur. Inégaux en instruction, inégaux en connaissance des hommes et des choses, tous les électeurs décideront des hautes questions de la politique constitutionnelle. (...) Ne serait-il pas malheureux de voir les ouvriers se croire tous appelés aux plus hautes dignités ? Et n’est-ce pas là le mal du siècle »5 ? Comme nous l’avons esquissé, ce type de complainte persiste toujours au cœur du xxe siècle dans la bouche de plusieurs notables. Très répandue dans les vieilles terres « blanches », elle reçoit un écho à l’échelle d’un État très centralisé qui se crispe devant les avancées civiques. Sans nous étendre sur ce point, rappelons brièvement que l’installation de l’isoloir, garantissant le secret du vote, date de 1913 en France alors que l’Australie l’applique dès 1857, le Royaume-Uni en 1872, la Belgique en 1877... Cette mesure tardive suscite la répulsion au sein des franges politiques redoutant le mélange social. Devant le risque de « maladie contagieuse », fréquemment invoqué, le gouvernement intervient pour réglementer la nouvelle manière de voter6. Notons enfin que l’amendement rendant les femmes électrices et éligibles, dans les mêmes conditions que les hommes est adopté en 1944, cinquante et un ans après la Nouvelle-Zélande, trente-huit ans après la Finlande, quatorze ans après la Turquie... Tous ces exemples démontrent une frilosité, teintée de distance et de reproduction sociale. Elle concerne en priorité le noyau monarchiste sans se limiter exclusivement à lui. La thèse de la persistance de l’Ancien Régime paraît donc plus que jamais pertinente.

  • 7 Georges Lavau, Partis politiques et réalités sociales. Contribution à une étude réaliste des parti (...)

6Pour analyser les ressorts d’un tel phénomène sur le plan régional, la recherche prosopographique demeure un instrument performant. Elle permet de cerner le jeu des acteurs et les principes spécifiques qui façonnent « l’esprit des lieux ». Concernant les familles politiques, les « études “en coupe” très profondes dans le tissu social »7 constituent une piste à stimuler. Les analyses localisées du politique sur la longue durée visant la mouvance conservatrice restent encore de nos jours un terrain en friche. Or, un tel détour nous paraît heuristique. Il s’agit d’une première étape indispensable avant d’affiner l’approche par des comparaisons avec d’autres aires géographiques afin de mieux toucher les différentes aspérités du tableau des cultures politiques hexagonales.

Notes

1 Yves Déloye, « Religion, passé et nationalisme idéologique en France (xixe-xxe siècles). À propos du ressentiment identitaire », in Pierre Ansart, dir., Le ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002, p. 154.

2 Pour un panorama intéressant, voir Gérard Delfau, Du principe de laïcité. Un combat pour la République, Paris, Les Éditions de Paris, 2005.

3 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 13-14.

4 Comme le remarque Caroline Baudinière, dans ce combat des vaincus contre les vainqueurs, « l’histoire est révisée, c’est-à-dire que le passé est repensé et reconstruit à la lumière d’événements plus récents, et que chaque nouvel incident en rapport avec l’épuration ou le communisme sera intégré dans cette version de l’histoire, dans le but de la renforcer ». Voir Caroline Baudière, « L’extrême droite française de 1944 à 1951 : quelques conditions d’une réapparition publique sur la scène politique », Contre Temps, n°8, septembre 2003, p. 54.

5 André Vincent, « Réflexions sur la Révolution », Sociologie catholique, n° 9, 1er novembre 1892, p. 539 et s.

6 « Mon attention, explique le ministre de l’Intérieur en octobre 1913, ayant été appelée sur les dangers au point de vue des maladies contagieuses, que peut présenter la mise à disposition des électeurs de crayons qui sont habituellement portés à la bouche, je recommande de remplacer dans les isoloirs, le crayon par des porte-plumes et des encriers ». Circulaire du 17 octobre 1913, Journal officiel, p. 9138. Citation donnée par Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71 -72, mars 1988, p. 30-31.

7 Georges Lavau, Partis politiques et réalités sociales. Contribution à une étude réaliste des partis politiques, Paris, Armand Colin, 1953, p. 12.

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