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L’éducation de l’écolier sourd, histoire d’une orthopédie, 1822 à 1910

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Didier Séguillon

Partie 3. 1880-1910 : Le corps du jeune sourd réduit au silence ou le triomphe d’une stratégie orthopédique. Au service d’un projet eugénique ?

Introduction

Texte intégral

  • 1 Loi du 28 mars 1880 rendant l’école obligatoire pour tous les enfants de 6 à 13 ans vivant (...)
  • 2 Andrieu Gilbert, L’éducation physique au xxe siècle : une histoire des pratiques, Paris, L (...)

Les années 1880 marquent officiellement l’aboutissement d’une évolution en matière d’éducation des enfants sourds à l’heure où la IIIe République met définitivement en place l’enseignement primaire en France et où les lois Jules Ferry établissent l’instruction gratuite, laïque et obligatoire pour tous les petits français. La loi du 28 mars 1882 rend l’école obligatoire pour les enfants des deux sexes et l’article 4 de cette loi établit même « qu’un règlement d’administration publique déterminera le moyen d’assurer l’instruction gratuite aux sourds-muets et aux aveugles1 ». Une nouvelle organisation orthopédique se met alors en place, marquant ainsi l’aboutissement provisoire d’une évolution commencée dans les années 1820. Un nouvel ordre, de nature médicale, a progressivement remplacé l’ordre militaire. Après avoir été un être « pervers » que l’on devait contraindre à l’aide d’une organisation militaire, l’écolier sourd est devenu, au fil des années, un malade auquel il faut administrer des soins, soins dont la responsabilité est assurée par les bienveillantes sciences médicales. On assiste ainsi au passage d’un monopole à un autre, comme Gilbert Andrieu a pu l’observer dans le domaine de l’éducation physique, on est passé d’un ordre militaire à un nouvel ordre médical2.

1Après le congrès de Milan en 1880 qui interdit l’usage de la LSF dans les grands établissements d’éducation pour jeunes sourds, à côté de la gymnastique militaire, va progressivement se mettre en place, en effet, une gymnastique spéciale pour l’écolier sourd, de type respiratoire, au service de l’éducation de la parole. Cette gymnastique orthopédique sera prise en charge par les professeurs des institutions et non par des professionnels de la gymnastique académique, elle-même, en pleine mutation. Cette dernière est dispensée par les surveillants généraux de l’établissement, d’anciens militaires pour la plupart. Les exercices utilisés en gymnastique sont donc des exercices militaires, mais orientés différemment et destinés au développement des organes producteurs de la voix. Le chant y trouve donc une place de choix. De nouveaux programmes d’enseignement propres à l’INJS de Paris sont publiés. Ceux-ci marquent pour les enfants sourds, et par voie de conséquence pour l’ensemble de la communauté sourde en France, l’ultime rupture en matière d’intégration sociale. Les enfants sourds devront utiliser exclusivement la parole et la lecture sur les lèvres pour communiquer, lors de leur éducation dans les établissements scolaires. On assiste au triomphe du projet orthopédique pour l’éducation des écoliers sourds en France ; le corps du jeune sourd est alors réduit au silence, à sa plus simple expression et le jeune sourd doit utiliser une langue de substitution : la langue orale française. Lors de ce congrès à Milan, quels sont les arguments en présence pour interdire l’usage de la LSF et promouvoir le seul usage de la parole et son cortège de techniques coercitives ? Comment les sourds réagissent-ils à l’interdiction de leur langue et à la surmédicalisation, dorénavant toute puissante, de l’éducation des enfants sourds ? Au regard de ce nouveau projet orthopédique et de l’évolution des connaissances, notamment de nature technologique, assiste-t-on à l’élaboration de nouvelles techniques et de nouveaux savoir-faire orthopédiques ? De quelle image le corps du jeune sourd est-il porteur en cette fin de xixe siècle et au début du xxe siècle ? Le corps du jeune sourd, qui a été progressivement surinvesti par les pratiques disciplinaires, va-t-il échapper à cette orthopédie qui le contraint, qui le conforme et le normalise sous la nouvelle tutelle médicale ?

2La représentation de la surdité qui s’impose peu à peu est celle d’une dégénérescence de la race qu’il faut combattre. La future intégration du sourd passe presque exclusivement par les techniques de démutisation et d’apprentissage de la lecture sur les lèvres. Le corps du jeune sourd est massivement investi par ces techniques orthophoniques et rééducatives. On demande à l’écolier sourd de souffler sur la flamme d’une bougie, de siffler avec ou sans sifflet, de faire tourner un moulin de papier ou de plume, de mettre en mouvement une bille par la seule force du souffle. À cette gymnastique respiratoire, on adjoint une gymnastique imitative et une gymnastique tactile complémentaire à celle-ci. Tout est désormais pensé et organisé en vue du seul apprentissage de la parole. La démutisation est alors décrite comme facteur d’hygiène et s’appuie sur l’éducation respiratoire, dans le but de perfectionner la voix de l’écolier sourd. Il est créé, à l’INJS de Paris en 1903, le premier cours d’orthophonie. Un laboratoire, le laboratoire de la parole, ouvrira ses portes en 1912. Des recherches seront menées, notamment à l’aide des nouvelles technologies : cinéma, photographie. La communauté sourde, de son côté, continue à organiser la riposte sous des formes associatives. Pour l’heure, ce mouvement est structuré autour des anciennes associations d’entraide et de secours mises en place dans la période précédente, de la presse silencieuse, de manifestations publiques, notamment par l’organisation de congrès, du mouvement des artistes silencieux, encore porte-parole du mouvement sourd, mais aussi du sport naissant. Le sport des sourds et le sport scolaire silencieux, se constituent et vont se développer, devenant ainsi une des figures de proue de l’identité sourde.

3Le premier temps de notre réflexion tentera donc de montrer les répercussions des recommandations orthopédiques déterminantes, prises lors du congrès de Milan, et de démontrer la nouvelle place prise par le corps médical dans les grands établissements d’éducation pour jeunes sourds. L’ordre médical semble flotter sur la nouvelle organisation, dorénavant en usage dans l’éducation des enfants sourds. On assiste à la transformation de l’image de ce que peut être la surdité et le fait d’être sourd. Le jeune sourd « muet » devient un jeune sourd « parlant ». Il devient aussi, à l’occasion de telle ou telle évolution technologique, l’objet de multiples expérimentations, toujours présentées comme un progrès. L’objectif d’un apprentissage de la parole par les jeunes sourds est à l’origine de la création de nouveaux lieux et de nouvelles techniques au service de ce seul objectif. L’élaboration d’une gymnastique orthopédique, dite spéciale, pour le jeune sourd, à base d’exercices visant un travail d’articulation, organisera le second temps de notre réflexion, le travail de la respiration, du souffle, devenant l’objet central des préoccupations des pédagogues et des médecins maintenant en charge de l’apprentissage de la parole. Le troisième temps de notre réflexion tentera de montrer les différentes facettes de la perception du jeune sourd et de la surdité en cette fin de xixe siècle et au début du xxe. Le sourd est encore, en effet, présenté pour l’essentiel comme un être irresponsable, produit d’une dégénérescence biologique. Il va subir des tests, des mesures, des classifications, qui entraîneront de multiples études, confortant ainsi l’idée de la nécessité d’appliquer l’orthopédie alors proposée à l’ensemble des enfants sourds scolarisés dans les grands établissements d’éducation français. On tentera de montrer également la naissance de ce que nous avons appelé la « psychologisation » de la surdité, de l’éducation des enfants sourds. Face à cet « art » d’apprendre à parler, et c’est ce que tentera de montrer la quatrième et dernière partie de cette réflexion, la mobilisation des sourds se poursuit autour de la presse silencieuse et du mouvement des artistes sourds, bientôt relayé par le sport silencieux, contestant ainsi les fondements mêmes de l’ordre oraliste alors triomphant.

Notes

1 Loi du 28 mars 1880 rendant l’école obligatoire pour tous les enfants de 6 à 13 ans vivant en France.

2 Andrieu Gilbert, L’éducation physique au xxe siècle : une histoire des pratiques, Paris, Les Cahiers de l’EPS, 1990, p. 37-61.

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