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Anthropologie des abris de loisirs

 | 
Gilles Raveneau
, 
Olivier Sirost

L'abri traditionnel reconfiguré dans une société des loisirs

Abris de loisirs à Beauduc. Un habitat entre tradition et modernité

Laurence Nicolas

Texte intégral

1L’émergence d’abris contemporains de loisirs à Beauduc, pointe orientale du littoral camarguais, à partir du milieu du xxe siècle, témoigne de manière exemplaire de la réaffectation matérielle, sociale, culturelle et symbolique de la fonction de l’abri qui se profile dès le xixe siècle dans la société occidentale.

  • 1 Depuis la fin 2004, une procédure juridique d’expulsion et d’éradication du phénomène de « cabanisa (...)

2Seule forme d’habitat sur le site, éloigné de tout centre urbain, héritier de la cabane du pêcheur, l’abri de loisirs y pullulait en nombre et en genre, jusqu’à il y a peu, où près de 450 « installations » y étaient encore répertoriées1. Un caractère fortement hétéroclite domine, en effet, ce regroupement de cabanons. Des variantes matérielles et stylistiques du bâti s’y déploient sur la base de la récupération de toutes sortes de matériaux et d’objets et témoignent d’une importante inventivité dans la conception de l’abri. Le changement morphologique radical qui s’opère entre la cabane du pêcheur, outil de travail, et le cabanon de villégiature des couches populaires locales illustre le passage d’un habitat voué à une fonction utilitariste vers une destination plus résolument tournée vers le loisir, le plaisir et la balnéarité. Toutefois, le changement qui s’opère emprunte ici des formes populaires qui, tout en assignant de nouvelles activités sociales à l’abri, lui conserve aussi certaines de ses fonctions symboliques en prenant, par exemple, toujours appui sur la figure traditionnelle du pêcheur.

La transformation de l’abri : de la cabane du pêcheur au cabanon de villégiature populaire de loisir

3L’abri contemporain de loisirs présent sur le site de Beauduc témoigne de la transformation de cet habitat tout d’abord sur le plan morphologique, en ayant définitivement quitté la forme traditionnelle de la cabane du pêcheur et opté pour des types et des matériaux de plus en plus éloignés de ce modèle. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le seul type d’abri présent sur le site se conforme à la classique cabane camarguaise en torchis de chaux et couverture de roseaux [Ill. 1, ci-dessous]. Sobriété et rusticité caractérisent cette cabane, du xixe jusqu’à la deuxième moitié du xxe siècle, qui reste exclusivement dévolue à l’exercice du travail de la pêche. Elle abrite les engins de travail et les hommes, durant les périodes de mauvais temps qui les empêchent de rentrer au port des Saintes Maries de la Mer d’où provient la majeure partie des pêcheurs fréquentant le site. Ces abris, éloignés du port, constituent alors un support, un élément du système technique du pêcheur qui, jusqu’à l’introduction du moteur sur les embarcations de travail, y recourt fréquemment. Dans les dernières années d’utilisation de ces cabanes, c’est-à-dire à partir des années 1930, des contrats amicaux ou tacites, visant le prêt ou la cession de ces abris, sont noués avec la population ouvrière voisine de Salin de Giraud qui sillonne les vastes plans d’eau lagunaires de la zone de Beauduc, encore en communication avec la mer, pour y effectuer de la pêche de complément et de loisir. La plupart en font le siège d’activités familiales, dominicales ou liées au temps libre qui se développe parallèlement au camping, dont on enregistre alors les prémisses sur le littoral camarguais [Ill. 2 ci-dessous et ill. 3 page suivante].

Ill. 1 : cabane de pêcheur en 1927. Collection Naudot, Parc naturel régional de Camargue

Ill. 2 : départ à la pêche d’ouvriers saliniers, 1934. Collection Naudot, Parc naturel régional de Camargue

  • 2 Nicolas Laurence, Beauduc, l’utopie des gratte-plage. Conflits d’appropriations de l’espace littora (...)
  • 3 Rapoport Amos, Pour une anthropologie de la maison, Paris, Dunod, 1972, p. 182.
  • 4 Radkowski Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter, Paris, PUF, 2002, p. 138.

4L’occupation allemande du littoral sonnera le glas de la cabane « traditionnelle » du pêcheur. Les activités de loisirs liées à la pêche et à la balnéarité n’auront quant à elles de cesse d’augmenter en s’appuyant sur deux types d’installations humaines qui vont désormais caractériser le site : le camping et les cabanons. La population qui occupe ces nouveaux abris est toujours constituée d’un noyau de pêcheurs professionnels, de plus en plus « noyé » au sein d’un ensemble offrant un profil social plus diversifié, mais ouvert majoritairement aux couches populaires locales (ouvriers et artisans arlésiens, saliniers, camarguais ou de la région proche). Les pratiques tournées essentiellement vers la pêche de complément et de loisirs n’offrent pas toujours de manière nette une frontière infranchissable avec la pêche dite professionnelle dans la mesure où ces différentes activités de prédation s’interpénètrent plus souvent qu’elles ne s’opposent et se différencient. D’autre part la population concernée par ces pratiques professionnelles ou de loisirs offre une relative homogénéité sociale et culturelle, présentant un mélange subtilement dosé de tradition et de modernité, entre le pêcheur et le plaisancier, le professionnel et le villégiateur, le travail et le loisir. Cette absence de coupure nette entre les statuts sociaux, les catégories et les registres culturels, caractérise l’évolution de l’abri contemporain de loisir à Beauduc2. C’est la raison pour laquelle l’habitat est envisagé ici comme une forme moderne de production vernaculaire. Il apparaît en effet plus pertinent de dépasser l’opposition entre habitat traditionnel et habitat moderne. L’habitat traditionnel étant habituellement perçu comme largement soumis à un cadre de contraintes collectives et à une logique inféodée aux ressources écologiques supposées déterminantes, tandis que l’habitat moderne n’est présenté que comme le reflet de l’individualisme et du confort normé. Or il s’agit d’un cas de figure qui se situe là encore dans une position intermédiaire entre tradition et modernité. Mélange de relations de coopération communautaire dans les modes d’édification qui implique de fait des règles et des contraintes collectives, mais également arbitrage personnel dans le style du bâti, individuation de sa forme et enfin paramètres contraignants liés non seulement au milieu, mais ici au risque encouru (procès), ainsi que relatifs au réseau d’échange proposant un choix de possibilités limitées du point de vue des matériaux et en fonction des « moyens » (d’échange ou financiers) de chacun. L’espace étant ici vécu comme un espace à faire, un espace où faire et cette dimension essentielle du sens pratique met au second plan le paraître. On observe cependant des intentions et des résultats purement esthétiques dans les différentes formes constructives ayant cours sur le site. Cette esthétique s’inscrit bien entendu en dehors des canons académiques, comme forme plastique alternative. La question pourrait être la suivante : elle nous est suggérée par Amos Rapoport à la fin de son ouvrage3 lorsqu’il passe en revue l’ensemble des contraintes de tous ordres qui pèsent sur la forme même de la maison et au titre desquelles figurent en bonne place les normes administratives. Que se passe t-il lorsque l’habitant est le concepteur et le fabricant de son habitat ? D’autre part, s’agit-il dans notre exemple, d’un prolongement, du développement de la fonction d’abri ou faut-il chercher une autre signification, une autre rationalité à son existence ? Ceci nous amène à établir une distinction, que souligne cette fois G-H Radkowski, entre s’abriter et habiter. Placée pourtant au premier rang de l’argumentaire déployé par les habitants, cette fonction d’abri est peut-être trop rapidement transmuée en une fonction de résidence pour conclure à ce seul type de rationalité. Si les conditions difficiles du lieu, même durant la saison d’été, peuvent « naturellement » conduire à l’édification des cabanes, il n’en reste pas moins que ces habitations prennent pour ainsi dire immédiatement la forme et l’ordonnancement d’habitations, certes sommaires, mais largement imprégnées du modèle de la maison : deux ou plusieurs pièces, souvent individualisées, mobilier, décoration, indices de confort. Toutes choses « inutiles » dans le cadre strictement fonctionnel d’un abri. Serait-ce alors qu’un abri ne peut ici que s’imaginer de la sorte, c’est-à-dire, inspiré et puisé dans le modèle domestique de la maison qui se reproduit nécessairement dès que s’envisage l’idée d’une construction visant à recevoir, plutôt que véritablement abriter, une unité familiale. S’agirait-il alors d’un équipement familial plutôt que d’un abri au sens que développe Radkowski en évoquant le moderne et mobile habitat, replié sur son unité familiale au détriment de l’habitat-centre et qui, selon lui, pourrait aujourd’hui caractériser nos sociétés4 ? En fait, l’habitat beauducois semble conjuguer les deux aspects indiqués, celui correspondant à l’habitat-okoumène, sorte d’habitat nomade qui se suffit à luimême, et celui proprement sédentaire correspondant à l’habitat-centre et donnant lieu à un enracinement dans le site.

Ill. 3 : campeurs à Beauduc en 1936. Collection privée L. Nicolas.

Un habitat entre tradition et modernité

  • 5 Rapoport Amos, Pour une anthropologie de la maison, op. cit., p. 102-104.
  • 6 Ibid., p. 108.

5Le sentiment de désirabilité d’un site dépend des valeurs sociorellesculturelles qui s’y rattachent plutôt que de motifs utilitaires5, et témoigne d’une attitude devant la nature, d’une relation entre l’homme et le paysage. Cela aboutit à la fabrication d’endroits, selon Amos Rapoport, d’où se dégage une sensation d’intimité et de lien avec le paysage6. Dans notre exemple, l’espace investi lui-même semble constitué de toutes pièces par l’homme, les rendant non seulement intimes mais également fortement dépendant l’un par rapport à l’autre.

  • 7 Ibid., p. 3.

6N’importe quel grand rassemblement populaire suppose une territorialisation, dans ce cas précis ce regroupement territorialisé s’est effectué sur la base d’un habitat précaire, conçu dans un premier temps comme un abri, et devenant au fil du temps, le centre à partir duquel s’est organisé l’ensemble de la vie sociale. L’édification de ces abris semble avoir obéi à une logique de parade contre les conditions climatiques et naturelles (tempêtes, moustiques, inondations) ainsi que par rapport à l’éloignement géographique de ce territoire dont l’accès est resté difficile (digue de 12 km, plus ou moins praticable). Enfin, elle est corrélée à l’exercice des activités de prélèvements, et révèle une organisation particulière de l’espace et un mode d’habiter qui, sous son apparente liberté, est cependant conditionné par différents paramètres contraignants : naturels, sociaux, juridiques ou techniques. S’abriter des vents, de la mer, des moustiques, trouver le moyen le moins onéreux de réaliser un abri, occuper un espace selon un certain droit d’usage élaboré discrètement et dont les limites semblent indécises. Cette forme d’habitat s’inscrit donc de plain-pied au sein de la tradition populaire dont la logique idéale serait, selon Amos Rapoport, la suivante : « La traduction directe et non consciente d’une culture sous la forme matérielle, de ses besoins, de ses valeurs – aussi bien que des désirs, rêves et passions d’un peuple. C’est une conception du monde écrite en italique, c’est l’entourage idéal d’un peuple qui s’exprime dans les constructions et dans l’habitat, sans l’intervention d’architectes, artistes ou décorateurs agissant dans un but déterminé7 ».

7En tant qu’habitat vernaculaire, Beauduc apparaît alors dans sa pleine dimension, comme une forme moderne de ce type de production matérielle, assurant la transition entre tradition et modernité par son apparence formelle même de bidonville, à effet esthétisant, résultant du réemploi de matériaux de récupération issus pour la plupart de la société industrielle.

8En 1995, 454 installations à demeure sur le site rassemblaient en pleine saison d’été entre 1 700 et 2 000 individus, pour la plupart issus de couches populaires locales. Ces installations de type cabanons, caravane cabanon ou encore bus cabanon sont alors réparties en trois zones distinctes formant trois quartiers, Beauduc village, Beauduc nord et Beauduc plage [Ill. 4, 5, 6, 7, 8, pages suivantes].

  • 8 Nicolas Laurence, « Péril en la cabane », in Cabanes, cabanons et campements. Formes sociales et ra (...)

9Cette distribution spatiale obéit à une sorte de gradation progressive dans l’installation et l’occupation de l’espace, du précaire, du léger et du saisonnier vers le fixe, le solide et le permanent et décline donc l’habitat essentiellement de ce point de vue. Un peu suivant l’image que nous suggère le conte bien connu des trois petits cochons et de leurs trois maisons. Simple caravane et son auvent de canisse dans Beauduc plage, installation plutôt temporaire, frêle et parfois chancelante, surtout lorsqu’elle se sédentarise, caravane cabanon ou au bus cabanon moins vulnérables ou périssables de Beauduc nord, et cabanons plus aboutis, plus hardis et moins contestés du quartier du village8.

Le choix de l’implantation

10Outre cette gradation socio spatiale qui répartit et clive les usagers entre eux, le choix de l’implantation d’une installation dans telle ou telle zone de Beauduc se décide en fonction de logiques familiales et amicales. En l’absence de ce type de logiques, la cooptation semble être le moteur déterminant des regroupements d’habitations même si l’installation individuelle et isolée reste toujours possible dans la mesure où l’individu se fond ou se confond avec la norme édictée à travers le bâti et les pratiques qui en découlent. L’importance du site, en tant que milieu naturel, entre cependant pour une large part dans la configuration et la distribution de cet habitat regroupé autour des dunes, qui suit en quelque sorte les courbes de niveau du terrain, et au besoin les modifie. Lors de l’édification de l’installation et suivant la hauteur de terrain où elle s’effectue, des remblaiements de sable sont effectués, de fait, le plus souvent, l’espace est produit, ou en tous cas aménagé, par l’action de l’homme.

Ill. 4 : plan d’ensemble du site et de ses installations humaines, les parties oranges correspondent aux zones les plus élevées (1995)

Ill. 5 : caravane sédentarisée © L. Nicolas.

Ill. 6 : caravane cabanon © L. Nicolas.

Ill. 7 : cabanon © L. Nicolas.

Ill. 8 : cabanon situé dans le village © L. Nicolas.

11La distribution groupée et relativement dense de l’habitat procède t-elle également d’autres logiques que celle propre au « terrain » qui conduirait seule à un tel regroupement ? S’agit-il d’un amour de la foule, ou d’une volonté de se fondre dans la masse pour diminuer la visibilité individuelle, d’une propension immodérée à la sociabilité, voire à la promiscuité ? Les installations sont parfois tellement accolées les unes aux autres que l’on ne perçoit pas de manière claire et distincte combien d’unités individuelles il convient de compter pour chacune d’entre elles. Les clôtures les séparant les unes des autres sont parfois constituées (symboliquement) de matériaux divers, stockés et amoncelés, qui troublent cette question de la limite. La structure généralement éclatée de l’habitat qui se décompose en plusieurs éléments distincts (cabanons, caravanes, débarras, lieux d’aisance...) ajoute aussi à la confusion, tandis que certains regroupements familiaux laissent croire en l’existence d’une même unité là où coexistent plusieurs installations individuelles distinctes.

Système constructif

12La construction d’une cabane s’effectue largement en fonction du circuit de l’échange et de la récupération. L’altération rapide des matériaux, souvent déjà amorcée lors de leur réutilisation dans la construction des installations, est partiellement compensée par un entretien constant multipliant les couches et surcouches de revêtements divers : planches redoublées de toiles goudron ou plastique, de toiles tissées, de bandes de caoutchouc, de tapis en feutre, de peintures... Ces différents matériaux sont également utilisés pour lutter contre le sable, pour le dompter, pour empêcher qu’il ne s’immisce au sein des habitations, mais aussi qu’il ne les recouvre ou ne les engloutisse. On retrouve ainsi autour des installations les mêmes couches et surcouches disposées cette fois à même le sol et destinées à contenir le sable. Cette tentative de fixation, d’emprisonnement de ce matériau volatile et envahissant qu’est le sable représente une manière technique et symbolique de rendre cet espace « habitable ». Ces marquages horizontaux qui entourent le bâti sont en effet systématiques qu’ils s’effectuent, comme c’est le cas le plus souvent, au moyen de ces couches évoquées plus haut, ou au moyen de plantations qui recouvrent le sol, ou encore à l’aide de dalles en pierres, ou de gravier. Ce recouvrement du sol tient une place importante dans l’entretien de l’habitat. Au fil du temps cependant une réfection plus radicale s’impose, et des parois ou toitures complètes sont successivement renouvelées et remontées.

L’esthétique

13Cette dimension de l’habitat rejoint la question de l’appropriation de l’espace et de son caractère précaire, révocable, conjectural. Parce qu’il est public, il conviendra de manière compensatoire de marquer davantage de sa « griffe » personnelle cet espace, impersonnel, à la fois propriété de tous et de personne, de le découper en différents domaines séparés - compte tenu des contraintes liées au milieu - afin de lui conférer un caractère humain d’autant plus indispensable que ce milieu est largement perçu comme étant fortement répulsif lorsqu’il est sans aucun aménagement. La signature individuelle du bâti, son esthétique, est donc aussi largement liée à la question de la légitimité concernant cette appropriation. Il n’est pas forcément nécessaire, en effet, de marquer de manière ostentatoire la propriété, le sentiment du chez soi, là où ni l’un ni l’autre ne sont nullement mis en cause. Quand, à l’inverse, ils ne sont pas acquis se déploient des stratégies compensatoires, et l’esthétique constitue l’une d’entre elles, qui servent autant à marquer l’espace qu’à relativiser cette notion d’appropriation ou à en alléger la pression.

  • 9 Cf. Hoggart Richard, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 193 ; cf. également (...)
  • 10 Deniot Joëlle, Ethnologie du décor en milieu ouvrier. Le bel ordinaire, op. cit.

14L’esthétique est ici la traduction matérielle et sensible d’un système de valeurs, la forte composante populaire du milieu social en présence nous renvoie donc à cette spécificité sociologique. Le plein, le trop plein, la surcharge, la densité, l’accumulation, le remplissage, toutes qualités déjà mentionnées dans la description et l’analyse des espaces populaires9, se manifestent surtout au niveau des matériaux, de leur mise en œuvre et de leur stockage. Les espaces appropriés, habitat et abords immédiats, sont ainsi largement remplis de ces matériaux assemblés, ou entreposés en attente d’une utilisation ou d’un éventuel échange. L’aménagement de l’espace correspond ainsi à l’exact opposé d’un style minimaliste et dépouillé, s’agit-il pour autant de la crainte du manque, d’une conscience inquiète10 ? Ne sommes nous pas ici plutôt face à une certaine horreur du vide ? En effet la nature, perçue de manière répulsive, lorsqu’elle est sans aucun aménagement humain, peut être partiellement domptée par des effets de remplissage, de recouvrement, de délimitation à l’aide de toutes sortes d’éléments et de matières.

15On observe également une vitalité des couleurs, une certaine exubérance des formes, un certain hédonisme constructif qui signent aussi cette appartenance populaire. [Ill. 9, 10, 11, ci-dessous et pages suivantes]

Ill. 9 : variante de la croix gardiane © L. Nicolas

  • 11 Jouannais Jean-Yves, Des nains, des jardins. Essai sur le kitsch pavillonnaire, Savigny-sur-Orge, H (...)
  • 12 Ibid.
  • 13 Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 382.

16S’agit-il pour autant d’une esthétique fortuite, dans le sens où elle ne serait que le résultat d’une aléatoire récupération ou d’un recyclage de vieux oripeaux, destinée seulement à l’esthète populiste, qui s’émeut devant le résultat improbable de l’assemblage de certains matériaux, de leur réutilisation insolite, de leur affectation inattendue ? Y a-t-il forcément absence de préméditation ou ignorance11, simple résultat pratique du « tout peut faire l’affaire » et autorisant la palinodie12 ? Ne permet-il pas, au contraire, de revivre, de ré-expérimenter la joie et le plaisir de la création rarement aussi libérée du conformisme petit bourgeois, en ce haut lieu du bricolage dont Hoggart nous dit qu’il reste une survivance du goût populaire de l’expression personnelle13 ?

Ill. 10 : dénomination de cabanon

17Cela aboutit à des formes plastiques simples, directes, vivantes et quelque peu narquoises à l’égard du « trop beau ». Ainsi le défaut dans l’harmonie des formes, dans l’équilibre des volumes est ici plutôt valorisé voire recherché, un peu comme s’il indiquait le caractère vivant de l’habitat. En ce sens l’esthétique populaire des cabanons de Beauduc ne procède t-elle pas davantage de l’Art Brut que de l’aménagement plus conventionnel, mais tout aussi populaire du pavillonnaire et de ses jardins tels que les décrits par exemple Jean-Yves Jouannais ?

Définition du cabanon : à la croisée de l'objet technique et de l’objet esthétique

  • 14 Gontier Claudie, Le Cabanon marseillais, images et pratiques, Marseille, Cerfise, 1991, p. 23.

18Le cabanon se soumet difficilement à une tentative de définition, plus qu’un objet en effet, il apparaît surtout comme le siège d’usages et de pratiques : « ce qui fait le cabanon, ce n’est pas la chose dont on use, mais l’usage qu’on en fait14 » D’où il résulte une extraordinaire variété de types et de formes que ne dément pas notre exemple. Mais peut-on, pour autant faire l’économie d’une définition ?

19Certes, on ne peut réduire le cabanon à l’objet, c’est davantage l’usage qui en règle la forme, cabane d’été, frêle et aérée pour ceux qui en usent seulement durant leurs vacances estivales, cabanon confortable et plus protégé pour ceux qui, soit y vivent ou y viennent à l’année. D’autre part, suivant que la modeste demeure est utilisée surtout par une femme, veuve et âgée par exemple, et sa famille, ou par un homme qui y vient le plus souvent seul, cela lui conférera à coup sûr une allure différenciée, plus ou moins spartiate, plus ou moins soignée et décorée. Il n’en reste pas moins cependant au final un objet matériel, que l’on pourrait situer, dans notre cas précis, à la croisée de l’objet technique et de l’objet esthétique. Fabriqué à partir de produits ou de matériaux le plus souvent récupérés, soustraits de leur fonction initiale et affectés à d’autres usages « pratiques », le cabanon devient ainsi une possession, au sens d’une création, même s’il n’offre (ou parce qu’il n’offre) qu’un résultat de bricolage approximatif, à effet esthétique plus ou moins probant (mais de quel point de vue ?) et intégralement maîtrisé, d’un bout à l’autre, par son concepteur-réalisateur. C’est dans ce processus de réappropriation matérielle et technique par le sujet, que se situe le sentiment de la possession-création de l’objet cabanon, relié et relatif au sujet, qui, ce faisant, le place à la croisée de l’objet technique et de l’objet esthétique. De fait, le cabanon « sert » de siège à un ensemble de « pratiques » techniques et sociales et a pour « fonction » concrète d’abriter une unité familiale. Mais dans le même temps, il exprime une dimension symbolique et esthétique qualifiant d’une part la relation de l’homme à l’habitat et d’autre part son rapport sensible au monde. Tour à tour poétique, cynique, subversif, décapant ou incongru, le cabanon en tant qu’objet technique et matériel reflète un dimension esthétique à forte valeur métaphorique en ce qu’il permet une certaine expérimentation de formes, d’associations et de configurations techniques relatives à l’habitat et en ce qu’il autorise une certaine affirmation ou confirmation de soi.

Ill. 11 : décoration réalisée à partir de bois flotté

  • 15 Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 10.
  • 16 Ibid., p. 183.
  • 17 Ibid., p. 181

20Contrairement à l’objet technique, la culture « accorde droit de cité dans le monde des significations15 » à l’objet esthétique ou à l’objet sacré. Ce qui, selon Gilbert Simondon, qualifie l’objet esthétique procède de son insertion dans le monde, contrairement à l’objet technique qui ne s’insère pas mais qui peut agir et fonctionner partout16, en tenant compte bien entendu des enseignements de l’ethno-technologie qui a démontré les exigences culturelles, sociales et symboliques de l’action technique. Cette notion d’insertion est donc bien relative à la sensibilité aux lieux et aux moments dans lesquels l’objet esthétique et/ou technique s’inscrit. De sorte qu’il est encore et sera toujours question d’appréciation dictée par la culture. C’est d’ailleurs peut-être dans ce sens que Simondon présente cette dernière plus comme limite que comme créatrice17. L’objet esthétique que constitue le cabanon serait-il en définitive, un peu au sens où le définit Bruno Latour, un objet hybride, convoquant l’humain et le non humain ? Largement constitué en effet d’objets techniques, industriels, disparates, il leur confère un nouveau statut esthétique, dans cette nouvelle composition-affectation qui est la leur, en devenant un cabanon, mais qui ne pouvait leur être accordé lorsqu’ils étaient encore à l’état « inerte », disparates, séparés du monde et de l’humain dans lequel ils sont ainsi réunis, par le biais de cet audacieux détournement. Dans ces conditions, c’est précisément la vertu esthétique du cabanon que de rendre aux objets un nouveau mode d’existence et ce n’est peut-être pas un hasard qu’il leur soit rendu surtout par ceux, ouvriers et artisans, qui ont, durant leur vie professionnelle, continûment manipulé, travaillé avec ces objets techniques, et appris à les aimer et à se les approprier. Lorsque ces objets sont à nouveau « abandonnés » par l’homme, ils redeviennent cette matière « inerte » qui soudain ne s’insère plus dans le monde ou dans le milieu :

  • 18 Ibid., p. 185

L’objet technique n’est pas beau dans n’importe quelles circonstances et n’importe où ; il est beau quand il rencontre un lieu singulier et remarquable du monde [...] l’objet technique est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, dont il peut être la figure propre, c’est-à-dire quand il achève et exprime le monde18.

21Y a-t-il plus belle définition de la qualité esthétique du cabanon ? Corroborant ainsi les critères esthétiques de l’objet technique, définit comme beau lorsqu’il se situe dans l’action technique, le cabanon peut aussi être considéré comme tel, dans la mesure où il incarne « le point-clé de la vie collective individuelle ». Ainsi rendu beau par la réalité humaine qui le porte, l’activité sociale qui le sous-tend mais également la portée symbolique, l’imaginaire dont il témoigne, le cabanon en tant qu’objet esthétique, cette fois, remplit une fonction de réunification, entre niveau matériel et immatériel, individu et collectif, profane et sacré. Comment donc, dans ces conditions, peuvent s’appliquer des normes architecturales ou urbanistiques sur cet objet hybride qui puise son essence même dans leur absence simultanée ? À moins de vouloir réduire cet objet esthétique au rang d’objet technique, et même d’objet tout court, dans sa seule matérialité, en prenant le risque d’en absoudre tous les « caractères d’appels » c’est-à-dire toute la capacité imaginative qu’il déclenche chez son concepteur qui ne peut être qu’unique, même s’il s’inscrit, lui et son geste, son action technique, dans un collectif.

  • 19 Ibid., p. 192

L’objet esthétique est à la fois objet et sujet : il attend le sujet pour le mettre en mouvement et susciter en lui d’une part la perception et d’autre part la participation19.

  • 20 Préfecture de la région Languedoc-Roussillon, Traiter le phénomène de la cabanisation sur le littor (...)
  • 21 Ibid., p. 9.
  • 22 Claeys-Mekdade Cécilia et Nicolas Laurence, « Ordres et désordres sur le littoral camarguais », in (...)

22Dès lors, exit les CAUE ou autres organismes destinés à établir ces fameux cahiers des charges aux travers desquels les cabanons pourraient perdre leur âme. Prenons l’exemple édifiant de la Mission Littoral chargée en région Languedoc-Roussillon d’établir un manuel de lutte pour « traiter le phénomène de la cabanisation20 ». Dans sa préface, le Préfet de région, qualifie le phénomène d’effet pervers, résultant de l’attractivité du littoral, entraînant plusieurs types de risques : celui concernant la sécurité des personnes (zone inondable), la salubrité et la qualité de l’environnement (dégradation des milieux et de la qualité des eaux) et enfin un risque social, au prétexte que les cabanes seraient le signe d’une précarité grandissante dans notre société. Dès lors, une politique de prévention, de répression, d’absorption et d’éradication de la cabanisation est préconisée tout au long du document. Les multiples cabanes visées par cette politique concernent en fin de compte presque toutes les cabanes, même si celles des pêcheurs, chasseurs ou paysans, estimées à 2 % des cas et présentées comme traditionnelles, semblent bénéficier d’un « statut » historico-patrimonial qui reste flou sur le plan de la protection mais qui les mettrait à l’abri de la destruction. « Implantée à l’origine en milieu naturel ou agricole, la cabane coïncidait avec les pratiques traditionnelles (chasse, pêche, agriculture, aquaculture, élevage, observation de la nature) puis sociales (lieu de détente et de convivialité, jardin familial avec abri pour les outils). Leur valeur patrimoniale conduit à penser qu’il s’agit là de pratiques à conserver et qui sont peu concernées par ce guide21 ». Sous couvert donc, de la prise en compte d’une tradition (qui à la lecture que nous en donne le guide pourrait finalement concerner toutes, ou presque, les cabanes), sorte de bonne conscience de la Mission qui peut ainsi stigmatiser les 5 500 cabanes recensées sur ce littoral, le phénomène de cabanisation est présenté comme la perversion de cette tradition. Il est ainsi décrit comme étant le fait d’individus peu scrupuleux (en particulier pour l’environnement), socialement dangereux, un tantinet profiteurs, peu fiables. Est-ce le fait que cet habitat défiant normes architecturales, administratives et sociales est perçu comme une source potentielle de désordre, comme un pied de nez à l’administration qui, courroucée, réclame réparation ? Mais n’y a-t-il pas quelque autre obscur motif dans cette volonté d’éradiquer la cabane en tant qu’habitat ? Car, si d’aventure celle-ci s’inscrit dans une volonté de régularisation, elle doit se plier à un ensemble de règles, revoir sa qualité architecturale, être viabilisée et assainie, payer des taxes, bref se normaliser. Or une des dérives de telles mesures, soulignée dans le document lui-même, aboutit consécutivement au remplacement des occupants. La cabane est donc changée dans sa forme même, son usage et devient le support d’un mythe, d’un fantasme dont serait en proie une toute autre population. La capture ou la domestication22 de l’objet éradiquerait-il définitivement la pratique ?

Notes

1 Depuis la fin 2004, une procédure juridique d’expulsion et d’éradication du phénomène de « cabanisation » de ce bout de littoral a considérablement diminué le nombre de ces installations. Un peu plus d’une centaine d’entre elles sont encore présentes et seul un îlot de ces cabanes, situé sur le domaine privé pourrait éventuellement être conservé au terme de ce processus de limitation de la pratique cabanière.

2 Nicolas Laurence, Beauduc, l’utopie des gratte-plage. Conflits d’appropriations de l’espace littoral camarguais, Thèse, Anthropologie, Université de Provence-I, 2006.

3 Rapoport Amos, Pour une anthropologie de la maison, Paris, Dunod, 1972, p. 182.

4 Radkowski Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter, Paris, PUF, 2002, p. 138.

5 Rapoport Amos, Pour une anthropologie de la maison, op. cit., p. 102-104.

6 Ibid., p. 108.

7 Ibid., p. 3.

8 Nicolas Laurence, « Péril en la cabane », in Cabanes, cabanons et campements. Formes sociales et rapports à la nature en habitat temporaire, Brun Bernard, Dufour Annie-Hélène, Picon Bernard et Ribéreau-Gayon Marie-Dominique, Châteauneuf-de-Grasse, Éditions de Bergier, 2001, p. 215-230.

9 Cf. Hoggart Richard, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 193 ; cf. également le travail sur l’esthétique populaire de Deniot Joëlle, Ethnologie du décor en milieu ouvrier. Le bel ordinaire, Paris, L’Harmattan, 1995.

10 Deniot Joëlle, Ethnologie du décor en milieu ouvrier. Le bel ordinaire, op. cit.

11 Jouannais Jean-Yves, Des nains, des jardins. Essai sur le kitsch pavillonnaire, Savigny-sur-Orge, Hazan, 1993, p. 58.

12 Ibid.

13 Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 382.

14 Gontier Claudie, Le Cabanon marseillais, images et pratiques, Marseille, Cerfise, 1991, p. 23.

15 Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 10.

16 Ibid., p. 183.

17 Ibid., p. 181

18 Ibid., p. 185

19 Ibid., p. 192

20 Préfecture de la région Languedoc-Roussillon, Traiter le phénomène de la cabanisation sur le littoral du Languedoc-Roussillon. Guide pour l’action. Comprendre, diagnostiquer, agir, Montpellier, 2005.

21 Ibid., p. 9.

22 Claeys-Mekdade Cécilia et Nicolas Laurence, « Ordres et désordres sur le littoral camarguais », in Océanis, vol. 28, n ° 1-2, 2002.

Table des illustrations

Légende Ill. 1 : cabane de pêcheur en 1927. Collection Naudot, Parc naturel régional de Camargue
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Légende Ill. 2 : départ à la pêche d’ouvriers saliniers, 1934. Collection Naudot, Parc naturel régional de Camargue
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Légende Ill. 3 : campeurs à Beauduc en 1936. Collection privée L. Nicolas.
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Légende Ill. 4 : plan d’ensemble du site et de ses installations humaines, les parties oranges correspondent aux zones les plus élevées (1995)
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Légende Ill. 5 : caravane sédentarisée © L. Nicolas.
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Légende Ill. 6 : caravane cabanon © L. Nicolas.
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Légende Ill. 7 : cabanon © L. Nicolas.
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Légende Ill. 8 : cabanon situé dans le village © L. Nicolas.
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Légende Ill. 9 : variante de la croix gardiane © L. Nicolas
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Légende Ill. 10 : dénomination de cabanon
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Légende Ill. 11 : décoration réalisée à partir de bois flotté
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