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Interactions dans le groupe et apprentissages

 | 
Catherine Le Cunff
, 
Marie-Anne Hugon

Relations entre élèves et apprentissages

Daniel Gayet

Texte intégral

1Ce texte se présente comme une réflexion générale sur les raisons du peu de cas qu’il est fait en général du rôle que le groupe-classe joue dans la compréhension des apprentissages. Il semblerait que cette situation témoigne d’une difficulté permanente propre aux activités pédagogiques d’enseignants qui se refusent obstinément à tenir compte des particularités des groupes dont ils ont la responsabilité éducative.

2En 1980, le Centre de recherche de l’éducation spécialisée et de l’adaptation scolaire (Cresas) publiait un livre sous le titre On n’apprend pas tout seul. Ce livre plusieurs fois réédité rappelait une évidence : les inter-actions jouent un rôle essentiel dans les apprentissages. Énoncer une telle banalité et, pire encore, en faire le titre d’un livre aurait de quoi surprendre si on ne soupçonnait pas par-derrière une dénonciation d’un système entretenant l’illusion de la pertinence d’une pédagogie hors de tout contexte, qui se réduirait à une relation duelle entre un maître idéal et un élève purement théorique.

3La réalité de la classe met à mal bien des savoirs et des savoir-faire qu’on pensait suffisamment solides pour être dispensés simplement et pour être immédiatement acquis par des élèves dociles et bienveillants.

LE POIDS DU GROUPE-CLASSE

4Pour comprendre comment se déroulent les apprentissages, il faut compter avec le groupe-classe : comment il participe, comment il résiste. L’enseignement ne saurait se réduire à une simple maîtrise de la didactique. Définie dans la plupart des IUFM comme la méthode d’enseignement la mieux adaptée au stade de développement intellectuel de l’enfant, la didactique des disciplines réfère à un élève-standard et réduit les différences entre élèves à de simples niveaux de compréhension. Or tout praticien sait qu’un même enseignement ne se déroule jamais de la même manière selon le groupe auquel il a affaire. D’une année sur l’autre ou en présence de classes animées en parallèle, ce sont des expériences différentes qui sont vécues. Un même cours répété peut générer la lassitude de l’enseignant mais il se déroulera à chaque fois comme une nouvelle expérience.

5C’est pourquoi une leçon ne se passera jamais exactement comme on l’avait prévu. Parfois le groupe-classe est ressenti comme un obstacle à surmonter et il arrive qu’on se prenne à rêver d’une pédagogie destinée à un seul élève, une sorte d’Émile ressuscité. Tout enseignement se déroule dans un cadre qui exclut que seules des connaissances soient transmises. Enseigner c’est aussi imposer plus ou moins bien un ordre, une discipline. C’est veiller à maintenir l’attention de chacun. C’est aussi réglementer les rapports que les élèves entretiennent les uns avec les autres : interdire, autoriser ou tolérer les échanges.

6La tâche éducative ne saurait se réduire à dispenser des connaissances, elle comporte une tâche obligée de socialisation d’autant plus importante que l’enfant est jeune. Précisons même que cette tâche de socialisation s’impose encore plus quand on a affaire à un public peu ou mal préparé à se conformer aux exigences de l’institution. En bref la tâche de socialisation est inséparable de l’action d’enseigner quand bien même le maître se refuserait à l’assumer sous prétexte qu’elle n’entre ni dans sa formation initiale ni dans la définition de sa fonction.

7Et pourtant la socialisation des enfants apparaît officiellement déjà comme l’un des objectifs majeurs des instructions officielles concernant l’école maternelle. Une circulaire ministérielle (2005) précise même :

Apprendre à vivre ensemble est l’un des principaux objectifs de l’école maternelle qui offre à chaque enfant le cadre éducatif d’une collectivité structurée par des règles et encadrée par des adultes responsables.

8Les textes qui réglementent l’éducation civique confirment que l’objectif de socialisation accompagne tous les moments de l’école élémentaire. Au rang des apprentissages prévus par les textes officiels figure l’apprentissage social assimilé aux savoir-être, adjoints aux savoirs et savoir-faire. En d’autres termes, qu’on le veuille ou non, l’apprentissage social accompagne tous les autres apprentissages.

9Or il s’avère que cette tâche dévolue à l’École reste problématique. Elle l’est d’autant plus qu’on a affaire à un public d’adolescents. Des professeurs de collège se trouvent parfois désorientés face à des élèves qui semblent n’avoir pas acquis des règles élémentaires de civilité et qui perturbent le déroulement des cours au point de les rendre inopérants. Il arrive même que le cours se déroule sous la forme épuisante d’incessants rappels à l’ordre assortis de menaces inefficaces de sanctions.

10Le point le plus étonnant est bien que la formation initiale des enseignants ignore presque totalement cette mission de socialisation confiée à l’École. Tout se passe comme s’il ne s’agissait là que d’une dimension secondaire que chacun devrait se contenter d’assumer en n’usant que de son seul bon sens. Bien des recettes données en formation initiale ou continue s’avèrent inadaptées donc inopérantes. Qui plus est, cette priorité obstinément donnée à la didactique par les formateurs en IUFM suit les directives des autorités académiques qui se défient ouvertement des apports éventuels de la psychologie, de la psychosociologie ou des sciences de l’éducation. Tout se passe comme si la réflexion sur la complexité des situations éducatives risquait de compromettre la bonne compréhension du déroulement des apprentissages. J’ai constaté très souvent, lorsque j’étais formateur en IUFM, que les difficultés liées aux conduites perturbatrices de certains élèves étaient automatiquement imputées, le plus souvent par les inspecteurs de l’éducation nationale, à des erreurs pédagogiques de l’enseignant stagiaire.

11C’est ainsi que mettre l’accent sur la dimension sociale des apprentissages entraîne le soupçon de céder à la tentation du pédagogisme en recourant à un verbiage prétendu inutile passant à côté de l’essentiel : la transmission ou la construction du savoir.

12Si enseigner c’est, en général, pour le professeur, enseigner à plusieurs élèves tout en sachant ou en devant savoir que chacun en tirera un bénéfice variable, apprendre, pour l’élève c’est toujours apprendre avec les autres. Tâche parfois difficile lorsque l’ambiance de la classe ne le permet pas. Mais c’est aussi s’apercevoir que d’autres apprennent mieux et d’autres moins bien ou pas du tout et, en tous cas, qu’ils apprennent autrement. L’acquisition d’une compétence implique chez les élèves une comparaison entre leurs performances. Il n’est pas indifférent que cette comparaison s’oriente vers une compétition ou une collaboration. Les conclusions qu’en tire l’enseignant, quand bien même elles ne seraient pas formulées de façon explicite, ne sont pas non plus indifférentes ; elles auront infailliblement un impact sur le regard que les élèves porteront les uns sur les autres.

  • 1 . Debarbieux Éric, Dupuch Alain et Montoya Yves, « Pour en finir avec le “handicap socio-violent” : (...)
  • 2 . Carra Cécile et Sicot François, « Une autre perspective sur les violences scolaires : l’expérienc (...)
  • 3 . Ibid., p. 80.

13Un enseignement ne se dispense que dans un climat de classe particulier. Il s’agit là d’une notion particulièrement délicate que quelques études ont tenté de cerner1. Carra et Sicot2 se proposent ainsi d’estimer un indice « sentiment d’injustice » ; la définition du climat passerait alors « par le sentiment d’injustice et les conflits3 ». Encore faudrait-il comprendre comment l’enseignant parvient à s’adapter à ce climat et comment son attitude exerce en retour une influence sur les conduites du groupe-classe à son égard. Une bonne réponse donnée par un condisciple qu’on méprise ne peut être que dévalorisée. Dans une classe où règne une tension permanente, l’enseignant se heurte à une force d’inertie dont il ignore trop souvent la cause.

LE GROUPE-CLASSE OBJET DE DÉFIANCE

14Tout en se réclamant du respect d’une égalité de droit, au nom des principes républicains, l’École instaure et légitime entre les enfants qui lui sont confiés une inégalité de traitement notamment au cours des incessantes évaluations sommatives pratiquées au fil des années. Les compétences réelles ou supposées des élèves ne suscitent pas non plus chez l’enseignant les mêmes niveaux d’attention ou d’intérêt. En dépit de tous ses efforts et de son souci d’équité, il ne saurait accorder à chacun indistinctement une aide pédagogique d’égale qualité. Son efficacité pédagogique ne peut pas être uniforme.

15Or l’un des traits distinctifs des pédagogies novatrices, qu’il s’agisse de celle de Cousinet, de Decroly, ou encore de Freinet et d’Oury, porte précisément sur l’utilisation de la dynamique du groupe pour faciliter les apprentissages et aider en même temps à l’émergence d’une conscience civique.

16En dénonçant les habitudes néfastes de la pédagogie traditionnelle, Cousinet déplorait déjà que la vie sociale des enfants se vive principalement contre la discipline scolaire tandis que l’énergie du maître se déploie contre cette coopération. Le plus souvent l’action pédagogique a du mal à maîtriser le collectif dans sa diversité, elle se trouve bien plus à l’aise dans l’uniformité. Les réticences de nombreux enseignants à mettre en place, suivant les consignes officielles, une pédagogie différenciée, s’expliquent pour partie par le confort apparent des cours magistraux dispensés à des classes silencieuses. Pour une autre part, elles s’expliquent par le refus compréhensible d’un risque encouru à changer des méthodes qui donnent l’impression d’être globalement efficaces. C’est probablement pourquoi on a pu observer davantage d’initiatives innovantes dans les zones d’éducation prioritaires, là où les difficultés d’apprentissage étaient patentes.

17Bien entendu ces affirmations ne sauraient être prises à la lettre. Les façons de penser la pédagogie sont aussi multiples que les personnalités qui la pratiquent. Et, comme le faisait remarquer Ferrière, les enseignants appartenant à des types psychologiques différents, comment pourraient-ils appliquer les mêmes méthodes ? Il n’en reste pas moins vrai que s’adresser à une collectivité n’est pas une situation de communication ordinaire et que, sans formation préalable adaptée, rien ne nous assure que nous serons compris comme nous entendons l’être.

18La classe fonctionne très souvent comme un être collectif uniformisé et les différences entre enfants sont gommées au profit d’une entité abstraite : la classe. Dans un premier temps le groupe-classe est d’emblée perçu comme un ensemble informel qui n’existe que par la discipline imposée par le maître. Dans certaines situations extrêmes, on peut même avoir l’impression de se trouver en face d’une sorte de horde sauvage qui resterait totalement soumise à la loi de la jungle si l’on n’y mettait pas bon ordre. Plus généralement, on postule l’existence d’une sorte de résistance naturelle aux exigences de l’institution. Autrement dit, au travers de ses règlements, l’École traditionnelle agit comme si elle suspectait a priori tous les groupes d’enfants ou d’adolescents d’être potentiellement déviants, que ce soit dans la classe ou au dehors.

19Cette approche témoigne d’une double ignorance largement répandue :

  1. L’école n’est pas seule responsable de la formation du savoir-être des enfants. Ils n’arrivent pas vierges de toute éducation. D’autres instances s’en sont déjà chargées et continuent à s’en charger en parallèle.
  2. Des processus spontanés de socialisation dérivent du fonctionnement du groupe enfantin, et indirectement, des habitudes prises ailleurs. Et comme l’énonçait déjà Piaget4 : « Les notions fondamentales de la morale enfantine se partagent ainsi en notions imposées par l’adulte et en notions nées de la collaboration des enfants eux-mêmes. »

20Dans notre système scolaire, on observe ainsi en général deux systèmes de socialisation d’autant moins compatibles que leurs finalités sont différentes :

  1. Une socialisation par l’adulte dont la finalité est l’adhésion consentie à l’ordre institutionnel et à sa hiérarchie.
  2. Une socialisation par les pairs dont la finalité est le maintien de la spécificité du groupe, de son unité et de son indépendance.

21Dans le premier système, la valeur d’un individu lui est conférée par le nombre de ses compétences repérées et par la qualité de ses performances. Chacun se situe sur une échelle graduée où les différents degrés sont définis par la satisfaction ou la déception des attentes du demandeur. La notation issue des contrôles permet une numération et un classement ordinal au moins implicite. À mesure qu’ils avancent dans leur scolarité, les élèves sont entraînés dans une sorte de compétition permanente et ils encourent à tout instant le risque d’être mis hors-jeu.

  • 5 . Dubet François et Martucelli Danilo, Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Éditions du Seui (...)
  • 6 . Perrenoud Philippe, La Fabrication de l’excellence scolaire, Genève, Droz, 1984, p. 13.

22Dans le second système, la valeur reconnue à un individu dépend de la qualité de son intégration, de son niveau d’ouverture et de solidarité avec les autres, de son prestige, de son empathie et de son adhésion aux valeurs et aux normes du groupe. Et, comme le constatent Dubet et Martucelli5, « ce qui vaut dans la classe ne vaut pas dans la cour, ce qui vaut pour l’élève ne vaut pas pour la personne ». On pourrait même ajouter que « même si le maître s’abstenait de tout jugement public, cela n’empêcherait pas les élèves de se comparer et de fabriquer entre eux des hiérarchies informelles6 ».

23Cette distinction recoupe largement celle qu’on peut établir entre l’enfant et l’élève. La difficulté pour certains de s’assumer sur les deux registres ne saurait être minimisée. La question de la compatibilité entre les deux systèmes se pose pour tout enfant scolarisé. Elle implique des choix dont les conséquences peuvent être imprévisibles. Le premier système réfère à une échéance lointaine qui demeure problématique : la réussite ou l’échec des études ; le second réfère à une échéance immédiate : la qualité de l’intégration dans le groupe de pairs. Lorsque la vision à long terme s’obscurcit à la suite d’un cumul de difficultés, le repli exclusif vers les valeurs du groupe devient alors inéluctable au détriment de l’intérêt porté aux apprentissages.

24La plupart des enseignants sont bien entendu conscients que leurs élèves établissent entre eux des liens qui ne relèvent pas des seules exigences de l’institution. Et, dans tous les cas, des compromis plus ou moins heureux sont amorcés. C’est le cas lorsque le maître fait semblant de ne pas s’apercevoir d’un acte répréhensible pour éviter une perte de temps regrettable. C’est aussi le cas lorsque l’élève fait semblant de s’intéresser au déroulement de la classe. Et pourtant les enseignants sont invités à mobiliser occasionnellement la dynamique du groupe, comme le montre cet extrait des instructions officielles de 1995 :

Il appartient au maître de varier les situations d’apprentissage, de jouer entre les moments d’apprentissages collectifs, le travail individuel et le travail en petits groupes homogènes ou non, selon l’objectif visé.

25Nous disposons de nombreux témoignages d’expériences pédagogiques qui ont tenté d’amorcer une harmonisation entre les deux systèmes. C’est le cas lorsque la classe s’institue en tant que coopérative gérée conjointement par les élèves et les adultes. Par exemple à l’occasion de la dictée coopérative pratiquée dans les classes Freinet. L’élève n’est plus enfermé dans une démarche périlleuse solitaire ; il est conduit à confronter ses hypothèses à celles des autres. Pour que l’exercice ait un sens, pour qu’il soit vraiment formateur, les compagnons de classe s’interdiront de donner tout de suite la bonne réponse à celui qui hésite. On respectera la règle du jeu : réorienter celui qui s’égare sur des pistes permettant de la trouver. Une pédagogie de l’entraide suppose une prise en compte de la dynamique de socialisation du groupe. Elle repose sur la confiance dans les compétences spontanées d’organisation des enfants.

  • 7 . Ranjard Patrice, L’Individualisme, un suicide culturel, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • 8 . Debarbieux Éric et al., « Pour en finir avec le “handicap socio-violent”... », op. cit., p. 72.
  • 9 . Ibid., p. 16.

26L’obstacle principal à l’harmonisation de ces deux processus de socialisation réside dans la tradition individualiste de l’école. À ce sujet, Patrice Ranjard7 montre que l’individualisme fonctionne comme un principe directeur de notre système d’enseignement. Il n’hésite pas à le dénoncer comme un « suicide culturel ». Il existe une véritable « intériorisation d’un interdit de l’entraide8 » et pour le maître, « tout se passe comme si […] les interrelations n’avaient pas d’importance9 ». Pour l’école traditionnelle, une classe qui travaille est une classe où règne le calme. Comme si la parole du maître était la seule légitime. La parole de l’élève n’est admise qu’à la condition expresse d’être une réponse brève et pertinente au questionnement du maître. Adressée à un autre élève, elle est a priori perturbatrice, à moins d’être autorisée donc contrôlée. Le droit à la parole ne concerne trop souvent que la parole magistrale.

27La façon dont l’enseignant gère l’espace de sa classe indique déjà la conception qu’il se fait de cette harmonisation. À quelle logique se réfère le placement des élèves dans la salle de classe ? Le face-à-face maître-élèves laisse supposer que la parole sera monopolisée par le maître. Les élèves ne pourront communiquer entre eux qu’en se retournant ou bien on ne verra celui qui parle que de dos. D’autres aménagements rendent possibles d’autres modalités de communication. Hors du cadre de la salle de classe, par exemple à l’occasion des sorties ou en éducation physique et sportive, les modalités habituelles de communication sont souvent problématiques. Le groupe-classe est devenu moins aisément contrôlable. Autrement dit : la balle reste toujours dans le camp de l’enseignant qui doit choisir entre défiance, avec le risque de montrer une trop grande rigidité, et confiance, avec le risque de ne plus pouvoir contrôler l’exubérance du groupe.

AMBIVALENCE DE LA « SOCIALISATION »

  • 10 . Gayet Daniel, Les Performances scolaires, comment on les explique, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • 11 . Gayet Daniel, École et socialisation, Paris, L’Harmattan, 1998.

28Ce qui touche à la socialisation de l’enfant est tout à la fois de l’ordre de l’enseignement et de celui de l’apprentissage. Selon qu’on se représente l’enfant socialisé par l’action des adultes ou se socialisant au contact de ses pairs, on aboutira à des analyses très contrastées. À côté de la socialisation scolaire, programmée et organisée par l’institution, il faut parler d’une socialisation groupale10 qui conjugue l’ensemble des processus mis en œuvre par les enfants ou les adolescents souvent hors de la vigilance de l’adulte. Elle relève de stratégies appartenant en priorité à la sphère affective et aisées à cerner par des enquêtes sociométriques ou l’utilisation d’échelles du comportement social11.

29On distinguera notamment les sujets populaires, les sujets impopulaires, les sujets ambivalents (à la fois populaires auprès de certains et impopulaires auprès d’autres) et les sujets isolés. Sur un autre registre on différenciera les sujets selon leur degré d’agressivité ou leur niveau d’ouverture aux autres. Les questions de leadership ou l’examen des stratégies de séduction ou de domination seront l’objet d’autres approches relevant plutôt de l’éthologie.

  • 12 . Bagwell Catherine L., Newcomb Andrew F. et Bukowski William M., « Preadolescent friendship and pe (...)
  • 13 . Gayet Daniel, Les Performances scolaires, comment on les explique, op. cit.

30Déjà à ce niveau des corrélations avec la qualité des apprentissages peuvent apparaître. Par exemple, Bagwell et al.12 notent que les enfants présentant des troubles d’apprentissage sont plus négligés et rejetés par leurs pairs. D’autres recherches indiquent que le leadership et le charme sont, chez les filles, associés aux bons résultats scolaires13.

31Cette socialisation groupale deviendra de plus en plus prégnante et de moins en moins contrôlable à mesure que l’enfant grandira, pour devenir parfois exclusive chez des collégiens en grande difficulté. Le groupe adolescent fonctionnera comme le refuge ultime et unique de ceux à qui l’école a dénié toute valeur année après année. Il faut compter avec l’incidence d’une estime de soi qui ne peut se maintenir qu’au prix de choix qui peuvent amener l’adolescent à renoncer à tout projet lointain d’insertion sociale et professionnelle future, au profit de la satisfaction immédiate de se voir reconnu et accepté.

  • 14 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, Paris, INRP, 2003.
  • 15 . Gayet Daniel, « L’éducation et les pairs », in Traité des sciences et des pratiques de l’éducatio (...)

32L’élève examiné côté cour adhère à des valeurs propres au groupe enfantin, il se réfère dès le plus jeune âge à une culture spécifique que la plupart des adultes considèrent comme futile et passagère14. Cette culture nonmiqueacadémique n’a aucune place dans les programmes scolaires ; elle est systématiquement ignorée voire même dénoncée comme dénuée de tout intérêt. Il existe une réelle éducation par les pairs qui complète l’éducation scolaire et l’éducation familiale ou qui s’oppose à elles15. À l’école cette culture est bien vivante mais elle circule d’une façon clandestine. Il est vrai néanmoins que quelques enseignants « modernistes » tentent tant bien que mal de l’intégrer ou au moins de s’appuyer sur elle pour susciter l’intérêt de leurs élèves.

  • 16 . Osterrieth Paul, Introduction à la psychologie de l’enfant, Paris, PUF, 1970.

33L’étude approfondie du groupe-classe montre qu’il s’organise spontanément en sous-groupes avec ses leaders permanents ou occasionnels ; il oppose jusqu’au collège le clan des filles à celui des garçons. Il tolère mal que des couples se forment et risquent de mettre à mal une solidarité obligatoire. Cette vie intime des groupes est en grande partie ignorée des enseignants. « Au sein du groupe […] se déroule tout un processus complexe d’édification, d’influence et de régulation mutuelle, d’autant plus marquant, semble-t-il, que l’adulte y a moins part16 ».

  • 17 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, op. cit.

34Peu d’adultes savent ce qui est vraiment important pour les enfants. Ceuxci accordent aux uns et aux autres de leurs compagnons une valeur sociale qui ne dépend pas seulement de leur valeur scolaire, établie à partir des compétences reconnues, mais aussi d’autres traits particulièrement conventionnels comme la force physique pour les garçons et le charme pour les filles17.

35Le seuil de rupture est atteint quand, à l’arrivée au collège, apparaissent deux modèles extrêmes caricaturaux d’élèves : les pitres et les bouffons. Les pitres choisissent délibérément le groupe des pairs et espèrent tirer leur prestige de l’insolence qu’ils montrent à l’égard de l’institution. Quant aux bouffons ils sont accusés de choisir le clan des enseignants, ils sont désignés soit comme collabos, soit comme intellos. Dans les deux cas, il faudra s’attendre à une répression. Par l’institution pour les premiers, par le groupe pour les seconds.

36À la jonction de ces deux processus de socialisation, on peut repérer des points de friction. Il s’agit de faire fonctionner ensemble les règles imposées par le maître et celles exigées par le groupe. Par exemple, du côté élève, le détournement des consignes intègre le règlement en le ridiculisant. Mais côté maître aussi la tentation de la démagogie obéit au même souci de conciliation. Le rire que des enseignants peu consciencieux déclenchent dans leur classe en ridiculisant un bouc émissaire vise à acquérir une popularité facile moralement peu défendable.

SOCIALISATION ET PERFORMANCES SCOLAIRES

37La prise en compte du thème de la socialisation sous sa double dimension, scolaire et groupale, dans une réflexion sur son incidence sur les apprentissages conduit à envisager la question sous deux aspects. J’opposerai une perspective duelle à une perspective plurielle.

38La perspective duelle est l’objet de nombreuses recherches notamment conduites par la psychologie cognitive. Par exemple, en confrontant leurs réponses les enfants peuvent parvenir à maîtriser de nouvelles procédures. C’est ce que les chercheurs suisses, Perret-Clermont, Mugny et Doise ont appelé le conflit socio-cognitif. Arrivés au seuil d’un nouveau stade de développement intellectuel, deux enfants confrontés à un même problème résolvent les difficultés nées de leur désaccord en recourant à une équilibration majorante, selon l’expression de Piaget. Une autre situation duelle est celle du tutorat. Le déséquilibre vient de ce que l’un des enfants maîtrise une procédure que l’autre ne maîtrise pas. Quand un enfant en « tutore » un autre, on obtient un bénéfice cognitif pour les deux. Le « tutoré » bénéficie de l’aide d’un de ses pairs qui sait parfois mieux s’adapter, parce qu’il les a récemment rencontrées, aux difficultés de l’autre. Le tuteur quant à lui est poussé à verbaliser la procédure et à mieux la maîtriser.

  • 18 . Lorenzi-Cioldi Fabio, Individus dominants et groupes dominés. Images masculines et féminines, Gre (...)
  • 19 . Doise Wilhem, Logiques sociales dans le raisonnement, Neuchâtel/Paris, Delachaux/Niestlé, 1993, p (...)
  • 20 . Bressoux Pascal, « Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres », in Revue françai (...)

39La perspective plurielle correspond plutôt à d’autres domaines de recherche. Nous savons aujourd’hui que la façon dont les enfants vivent leur rapport au groupe aura un effet sensible sur leurs apprentissages. En nous inspirant de Lorenzi-Cioldi18, nous pourrions opposer deux attitudes que l’enfant peut adopter à l’égard du groupe de pairs. Pour les uns, le groupe a une importance limitée et ils se replient sur des positions individualistes. Pour les autres, le groupe revêt une telle importance qu’ils ont un vif sentiment de lui appartenir. Dans le premier cas, c’est le « je » qui l’emporte, dans le second c’est le « nous ». Ce serait alors l’autonomie par rapport au groupe qui est liée à la réussite des apprentissages ; à mettre probablement en rapport avec ce que les psychologues cognitivistes appellent l’« indépendance à l’égard du champ ». Une perspective éthologique distingue ici les premiers comme plutôt dominants et les seconds comme plutôt dominés. C’est ce que constate Doise19 : « La différenciation entre individus serait surtout recherchée par les membres du groupe qui occupent une position dominante dans un ensemble de rapports sociaux. » Pour Bressoux20, les élèves performants sembleraient moins sensibles que les autres au fait d’appartenir à une classe plutôt qu’à une autre. Selon ces auteurs, les « bons » élèves seraient donc plus souvent « dominants » et moins dépendants du groupe-classe.

  • 21 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, op. cit., p. 42.
  • 22 . Ibid.

40Il n’est cependant pas certain que l’assimilation entre « bons élèves » et « dominants » soit aussi attestée. Un examen plus détaillé indique en effet que la seule corrélation significative entre le leadership à l’école élémentaire et la réussite scolaire ne concerne que les filles. En revanche la popularité des bons élèves s’observe partout à l’école élémentaire, mais elle baisse progressivement vers le CM2 pour disparaître probablement au collège21. Remarquons en passant que cette corrélation entre la popularité et la réussite scolaire est curieusement encore plus sensible dans les écoles élémentaires situées en ZEP22.

CONCLUSION

41La question reste posée de savoir quelle influence peut avoir le groupeclasse sur le bon déroulement des apprentissages. Les stratégies de scolarisation de certaines familles indiquent que certains établissements sont plus souvent évités que d’autres en raison des risques supposés liés à de « mauvaises fréquentations ». Pour les parents, la rencontre avec des enfants suspectés d’être déviants induirait des conduites d’échec de leur propre enfant qui serait ainsi « tiré vers le bas ». Nos connaissances actuelles sembleraient indiquer que ce risque touche principalement les enfants qui se situent dans la « moyenne » et qui ont un rapport fort avec leur groupe d’appartenance. Il paraît aussi affecter davantage les garçons que les filles. Face à cette possibilité de dérive, le rôle du maître est essentiel. C’est à lui qu’il appartient de s’adapter aux particularités du groupe-classe dont il a la charge en proposant des activités diversifiées et adaptées.

  • 23 . Chauveau Gérard, «L’échec scolaire au quotidien », in Écoles et quartiers : des dynamiques éducat (...)

42Si la sensibilité à l’efficacité pédagogique du maître est plus marquée chez les enfants de milieu populaire23, elle l’est aussi auprès des enfants qui ont plus de difficultés à travailler en situation de visibilité sociale. C’est-à-dire ceux qui précisément sont les plus fragiles car les plus influencés par leur groupe d’appartenance.

Notes

1 . Debarbieux Éric, Dupuch Alain et Montoya Yves, « Pour en finir avec le “handicap socio-violent” : une approche comparative de la violence en milieu scolaire », in Violences à l’école, état des savoirs, Charlot Bernard, Emin Jean-Claude (dir.), Paris, Armand Colin, 1997, p. 17-40.

2 . Carra Cécile et Sicot François, « Une autre perspective sur les violences scolaires : l’expérience de victimisation », in Violences à l’école, état des savoirs, op. cit., p. 61-82, notamment p. 79-80.

3 . Ibid., p. 80.

4 . Piaget Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1995, p. 275.

5 . Dubet François et Martucelli Danilo, Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 146.

6 . Perrenoud Philippe, La Fabrication de l’excellence scolaire, Genève, Droz, 1984, p. 13.

7 . Ranjard Patrice, L’Individualisme, un suicide culturel, Paris, L’Harmattan, 1998.

8 . Debarbieux Éric et al., « Pour en finir avec le “handicap socio-violent”... », op. cit., p. 72.

9 . Ibid., p. 16.

10 . Gayet Daniel, Les Performances scolaires, comment on les explique, Paris, L’Harmattan, 1997.

11 . Gayet Daniel, École et socialisation, Paris, L’Harmattan, 1998.

12 . Bagwell Catherine L., Newcomb Andrew F. et Bukowski William M., « Preadolescent friendship and peer rejection as predictors or adult adjustment », in Child Development, no 69, 1998, p. 140-153.

13 . Gayet Daniel, Les Performances scolaires, comment on les explique, op. cit.

14 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, Paris, INRP, 2003.

15 . Gayet Daniel, « L’éducation et les pairs », in Traité des sciences et des pratiques de l’éducation, Beillerot Jacky, Mosconi Nicole (dir.), Paris, Dunod, 2006, p. 187-196.

16 . Osterrieth Paul, Introduction à la psychologie de l’enfant, Paris, PUF, 1970.

17 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, op. cit.

18 . Lorenzi-Cioldi Fabio, Individus dominants et groupes dominés. Images masculines et féminines, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988.

19 . Doise Wilhem, Logiques sociales dans le raisonnement, Neuchâtel/Paris, Delachaux/Niestlé, 1993, p. 83.

20 . Bressoux Pascal, « Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres », in Revue française de pédagogie, n o 108, 1994, p. 91-137, notamment p. 107.

21 . Gayet Daniel, L’Élève, côté cour, côté classe, op. cit., p. 42.

22 . Ibid.

23 . Chauveau Gérard, «L’échec scolaire au quotidien », in Écoles et quartiers : des dynamiques éducatives locales, Chauveau G. et Duro-Courdess L. (dir.), Paris, L’Harmattan/INRP, «Cresas, n°8 », 1989, p. 39-53, notamment p. 43.

Auteur

Professeur en sciences de l’éducation, Université de Franche-Comté Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CREF, EA 1589)

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