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Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre

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Raymond Verdier

Témoignages

Le droit à distance

Jacqueline Costa-Lascoux

Texte intégral

1Le doyen Carbonnier était un maître au sens socratique du terme. Lorsqu’il animait les réunions du Laboratoire de sociologie juridique et criminelle, le plus souvent avec le co-directeur, le professeur de droit pénal Georges Levasseur, le débat démocratique était la règle. Le doyen Carbonnier écoutait, parfois les paupières mi-closes, avec une attention qui obligeait les intervenants à aller à l’essentiel. Chacun prenait la parole selon le thème à l’ordre du jour, sans protocole. Mais les participants étaient invités à distinguer les concepts clés des idéologies, les finalités de la recherche des objectifs du commanditaire, afin de ne pas céder à des a priori de départ. Il s’agissait de préciser les conditions du choix et de l’analyse des sources, du recueil et du traitement des données, en s’émancipant des discours abscons sur les vertus supposées de telle ou telle méthode. Et, partant de ces diverses catégories d’analyse, la discussion était ouverte au jeu des correspondances et des contradictions, fréquemment complétée par des incursions en droit comparé. « L’humilité du chercheur, remarquait le doyen Carbonnier, est de s’adapter aux spécificités de l’objet étudié, de prendre en compte les zones d’ombre, en se méfiant des reliefs soulignés par un éclairage trompeur. L’invisible contient parfois une vérité plus profonde. » Rien de didactique, mais un enseignement dont la rigueur intellectuelle était particulièrement exigeante. La répartition des rôles, des fonctions et des compétences au sein du laboratoire se faisait dans une relation de confiance et de respect. Le Laboratoire méritait son nom : un petit groupe de réflexion démocratique passant les idées au crible de la complexité du droit et des réalités sociales. La proposition la plus pertinente, quelle que soit la personne qui en était porteuse, était retenue et, par la suite, éprouvée.

2Le Laboratoire de sociologie juridique était modeste par le nombre d’enseignants et de chercheurs qui le composait ou qui y étaient associés. Pourtant, il a été à l’origine de la plupart des enquêtes sur la famille et sur la Justice, sur le droit des mineurs, puis sur les procréations médicalement assistées, et il fut à l’initiative de nombreux projets de réforme qui ont transformé des pans entiers du droit privé. Le doyen Carbonnier fut un législateur remarquable, à qui certains ont parfois reproché un travail de rédaction solitaire ; ils oubliaient que la formalisation ultime avait été précédée par la concertation la plus large, y compris auprès de spécialistes de l’enfance, de psychiatres et psychanalystes, d’anthropologues, de comparatistes. La mise en regard des avis des experts et des conclusions d’enquêtes d’opinion favorisait une approche plurielle et, là encore, avec la distance qui évite les truismes ou les contresens. Lors de la grande enquête du Laboratoire de sociologie juridique sur « L’opinion publique française et la Justice », le doyen Carbonnier rappelait toujours la nécessité de distinguer les enquêtés qui avaient déjà eu affaire à la Justice pour étudier leur connaissance et leur perception du fonctionnement judiciaire : « Dans un procès, il y a toujours un des plaideurs qui estime avoir perdu son procès par le parti pris ou l’incompétence des juges ! » Les débats du Laboratoire de sociologie juridique et criminelle se prolongeaient dans les séminaires du Centre d’études sociologiques de la rue Cardinet, avec Raymond Boudon et André Davidovitch et dans les réunions de l’Année sociologique. C’était l’époque où le plaisir intellectuel nous conduisait sans contraintes académiques, en auditeurs libres, à la Sorbonne ou au Collège de France, où les recherches étaient collectives, sans la préoccupation de savoir si les rapports de recherche resteraient de la « littérature grise » ni quel serait l’ordre des signatures. Prendre sa part aux discussions et aux travaux du Laboratoire de sociologie juridique pendant plus de vingt-cinq ans fut le plus bel apprentissage d’une vie de chercheur. Nous faisions fréquemment référence à la « Thémis », ce séminaire réunissant au XIXe siècle des professeurs de droit, des magistrats, des avocats, des médecins, des psychiatres, des anthropologues, des philosophes, des historiens, pour débattre des grandes questions de société.

3L’autorité de Jean Carbonnier venait de son goût de la chose intellectuelle, celui d’un érudit qui était aussi un humaniste, dans la grande tradition du protestantisme et des Assemblées du Désert. Le visage impassible, dont le profil était ciselé comme une médaille d’empereur romain, une prononciation très reconnaissable par un léger accent du sud-ouest, Jean Carbonnier ne pratiquait pas les effets de manche, ni les intonations tonitruantes de certains ténors de la Faculté ou du Barreau. Il avait, simplement, le mot juste. Il surprenait par des citations puisées aux sources les plus diverses de l’histoire ou de la littérature, et par des métaphores ou des anecdotes « à l’anglo-saxonne », plus éloquentes que de longues digressions. Il osait des comparaisons pour mieux faire apparaître à la fois la trame commune des sociétés humaines et leur capacité infinie à dessiner leur histoire propre, mythique ou événementielle. L’auctoritas, la dignitas et la potestas, les trois qualités requises des dignitaires de la Rome antique, étaient réunies dans la figure si proche et, pourtant si réservée du Doyen. Ses remarques incidentes étonnaient dans un premier temps. Puis, elles prenaient sens en prolongeant la réflexion vers d’autres voies à explorer, de nouvelles pistes de recherche, découvrant des terres plus fécondes encore.

4De nombreux chercheurs se réclament aujourd’hui de l’héritage de Jean Carbonnier pour valoriser leurs propres écrits. Pourtant, la volonté de prolonger son œuvre à travers des disciples ne semblait pas relever de la philosophie du Doyen. Susciter, certes, de nouvelles réflexions, mais non pas perpétuer un cénacle à sa gloire. Dans la grande lignée du calvinisme, chacun trace son chemin. Ce sont souvent ceux qui ont le moins connu Jean Carbonnier qui s’arrogent le privilège de son enseignement, alors que celui-ci gardait une part d’ineffable, de secret, que ceux qui l’ont côtoyé durant de longues années, ont respectée. Si les écrits appartiennent à tout le monde, ils ne sauraient traduire ce que fut cette pédagogie du droit, par petites touches, n’imposant ni dogme ni doctrine. Combien de sourires et de remarques amusées, par exemple, lorsque commencèrent les joutes verbales entre sociologues « bourdieusiens » et « tourainiens », entre les tenants et les détracteurs du structuralisme, les défenseurs des méthodes quantitatives et les spécialistes des histoires de vie et des analyses qualitatives. Au laboratoire, toutes les contributions étaient accueillies avec leurs apports et leurs limites, dans le souci de construire une interdisciplinarité qui transcende les frontières didactiques. Marx était convié avec Freud ou Françoise Dolto, Durkheim ou Gabriel de Tarde avec Marcel Mauss, Lévi-Strauss ou Henry Lévy-Bruhl, pour mettre à distance un objet de recherche souvent emprisonné dans le carcan des idéologies dominantes ou des modes intellectuelles. Le doyen Carbonnier restait attaché aux bibliothèques silencieuses, tel Montaigne dans sa tour, et il était fort peu enclin au parisianisme de certaines réunions.

5Avec malice, le doyen Carbonnier aimait surprendre ses interlocuteurs par un rappel historique, qui démontait la prétention de chacun à se croire un héritier légitime ou un inventeur – « le premier à... ». La course à la modernité, notamment, chez ceux qui prônaient, après Mai 68, la table rase pour mieux valoriser l’originalité de leur pensée, s’arrêtait net devant l’évidence historique. Jean Carbonnier pratiquait la mise à distance de l’objet de recherche, la relativité des points de vue. Il se plaisait à décentrer le propos et les proclamations que nous qualifierions aujourd’hui, de « politiquement corrects ». Il remercia un jour un intervenant bavard et content de lui d’un « Il paraît que ce propos est au goût du jour ». Et lorsque ses proches regrettaient que tant de chercheurs jusque-là silencieux se réclament soudain de son œuvre, il déclarait « Dieu y reconnaîtra les siens ». Cependant, il s’agaçait parfois, en tapotant des doigts sur la table, lorsqu’on lui prêtait un propos qu’il n’avait pas tenu. Ainsi, « l’infra-droit » fut l’une des notions les plus pillées et détournées de son sens initial. Le succès fut à la mesure de la passion des défenseurs des droits des immigrés. L’infra-droit fut utilisé pour dénoncer le « droit du guichet », analysé par ailleurs par le doyen Carbonnier pour décrire l’application que les services de l’administration peuvent faire d’une loi ou d’une ordonnance, et pour désigner les circulaires ou autres instructions non publiées dont certains ministres ont usé et abusé au détriment du droit des personnes. Or l’infra-droit développé par Jean Carbonnier signifiait bien autre chose : les droits des minorités qui continuent à être appliqués, formant des sous-cultures juridiques diront certains ou des sous-ensembles marqués par leur extranéité au sein d’un système juridique majoritaire. Le meilleur exemple en est le statut personnel des étrangers en France, comprenant le droit du nom, du mariage, de la filiation, de l’autorité parentale, des successions, que le juge français est tenu d’appliquer sous la réserve d’une atteinte à l’ordre public. Le faux sens sur l’infra-droit s’est finalement imposé en dehors des écrits de Jean Carbonnier.

6Quant à la pléthore de disciples qui se réclamaient de sa pensée, le doyen Carbonnier remarquait que, « la destinée d’une œuvre est rarement prévisible et toujours fluctuante, les engouements retombent aussi rapidement que naissent les critiques ou que s’installe l’oubli. » Il exhumait souvent des auteurs qui avaient eu leur heure de gloire et qui n’étaient plus cités, parfois très injustement. Il a ainsi permis de relire les ouvrages de Gabriel Tarde. Jean Carbonnier était conscient d’avoir ouvert, avec l’entrée officielle de la sociologie dans la faculté de droit, une boîte de Pandore qui, à l’instar de l’anthropologie juridique obligerait à « réinterroger les fondements du droit, à exhumer les liens avec la philosophie et avec toutes les sciences humaines ». « Cette nouvelle science ancillaire du droit allait permettre de nombreuses découvertes à venir ! » Dans les années 60, les étudiants désirant s’inscrire à la faculté de droit du Panthéon avaient la possibilité de suivre des cours d’initiation aux disciplines juridiques dans les deux mois précédant le début des cours. Les sommités de l’université comme Jean Carbonnier, Henri Lévy-Bruhl, Pierre Timbal ou Georges Vedel, défrichaient les champs du droit devant des étudiants tout juste sortis du lycée. Mais il ne s’agissait pas d’inculquer un savoir ou une technique juridique, qui nécessitait de nombreuses années d’apprentissage. Le but était de montrer « la vie du droit », ses racines, le déploiement de l’ensemble de ses branches, le droit comme un fait de civilisation et de société. Ces enseignements, gratuits, jouaient le rôle d’une propédeutique, à laquelle les plus grands juristes contribuaient avec leur passion de la chose juridique et le désir de susciter des vocations chez les jeunes générations. Les cours du Doyen Carbonnier opérèrent comme un dévoilement pour des adolescents qui craignaient d’être confrontés à une technique rébarbative ; c’est un univers de savoirs et de sens qui se révélait à eux.

7Fin connaisseur de l’histoire du droit et des institutions, des logiques systémiques aussi bien que de la rhétorique juridique, dans les domaines les plus variés des obligations, des contrats, du droit de la famille ou de la propriété, Jean Carbonnier savait analyser les règles « en situation », interprétées dans leur contexte. Il en vantait l’élégance formelle tout en s’interrogeant sur leurs dysfonctionnements, avec un intérêt prononcé pour les dérives d’une application jurisprudentielle ou le passage à la désuétude. « Le flou du droit » comptait autant que l’architecture d’un code civil construit au cordeau (et Jean Carbonnier s’intéressait aussi aux versifications du Code civil qui ont eu cours au XIXe siècle). Les écarts entre la motivation affichée du législateur, l’expression normative retenue par le Parlement et leurs traductions dans des décrets ou circulaires, les aléas du devenir des règles à tous les niveaux jurisprudentiels devenaient l’occasion d’une analyse sémantique qui obligeait à peser chaque mot, chaque phrase, pour souligner les liens logiques ou les détournements.

8Le regard porté sur un droit vivant est comme le regard du peintre peignant un paysage : celui-ci s’éveille progressivement aux sens par la magie d’une lumière ou d’une perspective donnant à voir l’essentiel. Cette mise à distance du droit, qui en donne toute la profondeur, révèle l’apparition de la norme, ses transformations et parfois ses mutations en des expressions ludiques et festives, sortes de mises entre parenthèses d’un droit devenant coutumes, tels ces charivaris, carnavals ou jeux de cours d’école, qui ont traversé les siècles. En comparant les lieux et les époques, Jean Carbonnier était intarissable lorsqu’il s’agissait de décrypter les troubles de voisinage et les conflits de bornage, illustration à la fois du caractère sacré de la propriété dans un pays de droit romain habité par des paysans attachés à leur terre, et de la « processivité » inventive des justiciables. Mais l’analyse se faisait jugement pour critiquer la prolifération actuelle des règles au détriment des principes, l’inflation législative et réglementaire que Jean Carbonnier fut l’un des premiers à nommer et à dénoncer.

9Les différentes sources d’inspiration et de réflexion étaient mobilisées pour atteindre une connaissance du droit aux multiples facettes. Le doyen Carbonnier, helléniste, latiniste, hébraïsant, était maître dans la lecture des sources bibliques. Il aimait la beauté d’un raisonnement autant que ses aberrations, la rigueur autant que les arguties de la doctrine. La complexité de ses analyses en a dérouté plus d’un. L’indépendance de la pensée n’a pas toujours été appréciée, y compris chez les doctes professeurs.

10Les chercheurs du Laboratoire de sociologie juridique et criminelle sont infiniment redevables à celui qui leur a fait aimer le droit comme édifice intellectuel, ensemble normatif, construction arrimée au réel, jeu de pouvoir et rapport de forces, instrument précis de l’évolution des mœurs. Chacun y a trouvé un champ d’investigation particulier dans les domaines les plus classiques du droit privé ou dans les sociétés lointaines. Jean Carbonnier pouvait passer des heures à s’intéresser à l’acculturation juridique vécue dans les pays africains durant la colonisation et, par la suite, à l’expérience historique des droits du développement ou dans des débats avec Joseph Chelhod sur le droit des Bédouins du désert. Le droit hébraïque, le droit canon, le droit musulman, mais aussi l’Édit de Nantes, la Déclaration de 1789 ou la loi de 1905 sur la laïcité dans leurs incidences sur les droits fondamentaux des personnes alimentaient une curiosité intellectuelle sans préjugés. « On vieillit des livres que l’on aurait aimé écrire et qui sont restés dans les cartons », disait-il à la fin de sa vie. L’auteur d’une œuvre aussi dense nous rappelait notre juste place. Son art de la mise perspective jouait souvent de la dérision contre tous les dogmatismes. Après une analyse du droit de propriété chez Marx, très respectueuse des écrits du philosophe allemand, il lui suffisait de terminer par un sourire sur le danger de pronostiquer le devenir des sociétés humaines : « Malgré les prophéties marxistes, le dépérissement du droit se fait attendre ».

Auteur

Directrice de recherche honoraire au CNRS, ancienne Directrice-adjointe du Laboratoire de sociologie juridique de l’université Paris II

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