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La marche de 1983

 | 
Samir Hadj-Belgacem
, 
Foued Nasri

Des marches dans la Marche : de la diversité générationnelle aux singularités genrée et ethnique

Des marches dans la Marche : de la diversité générationnelle aux singularités genrée et ethnique

Texte intégral

  • 1 Le journal Libération, par son directeur de rédaction Serge July, a contribué à lancer et à imposer (...)
  • 2 Durmelat Sylvie, « Petite histoire du mot beur : ou comment prendre la parole quand on vous la prêt (...)

1Les enjeux autour de la mémoire d’une mobilisation sont inévitablement liés à la manière dont la lutte s’est achevée. Ainsi, sa mémoire publique et officielle est souvent le produit des luttes antérieures. Elle dépend des formes d’appropriation et d’instrumentalisation dont l’évènement a été l’objet. Si la Marche pour l’égalité et contre le racisme est encore très souvent présentée comme la « Marche des beurs », c’est en lien avec sa médiatisation et la mobilisation de différents agents sociaux pour définir, délimiter et donc in fine limiter la portée de l’évènement. Cette désignation a principalement été diffusée par les organes de presse1, qui ont repris une catégorie préexistante et auparavant mobilisée par les descendants d’immigrés de la région parisienne pour s’autodésigner dans un cadre « privé2 ». Cette opération symbolique a contribué à redéfinir l’évènement à la fois sociologiquement, en contribuant à déterminer et figer l’identité des acteurs mobilisés, et politiquement, en gommant la revendication de l’égalité des droits, en particulier les dénonciations des crimes à connotation racistes et des violences policières.

  • 3 Sayad Abdelmalek, « Les usages sociaux de la “culture des immigrés” », in Langage et société, vol. (...)
  • 4 Touraine Alain, Wieviorka Michel et Dubet François, Le Mouvement ouvrier, Paris, France, Fayard, 19 (...)
  • 5 Sayad Abdelmalek, « Le mode de génération des générations “immigrées” », in L’Homme et la société, (...)
  • 6 Cette appellation, sous des dehors « d’authenticité locale » à travers la reprise du verlan, comme (...)
  • 7 Zappi Sylvia, « La Marche des beurs veut entrer dans l’histoire de France », in Le Monde, 11/10/13.
  • 8 Le principe de la mobilisation générationnelle est employé d’autant plus facilement qu’il s’agit d’ (...)

2La mobilisation, résumée à la nature présumée de ses participants, se trouve à la fois homogénéisée symboliquement et vidée de ses revendications de justice et de traitement égalitaire pour être assimilée à une demande de reconnaissance « culturelle3 ». Cette interprétation culturaliste de l’évènement a même servi à étayer des théories sur des mouvements sociaux post-industriels, à savoir sur l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » visant des intérêts catégoriels ou identitaires4. Pourtant, le processus protestataire et les conditions de possibilité de cette mobilisation invitent à se distancier de telles analyses. Ces opérations de catégorisation sont aussi le produit des luttes politiques visant à unifier les acteurs et remplacent leurs revendications pour mieux les décrédibiliser ou les neutraliser. Comme l’a bien montré Sayad, la catégorie de « beur » contribue à faire perdurer le stigmate « immigré » sur les générations suivantes5 tout en le transformant6. Ainsi, la Marche est présentée comme le « cri d’une génération », qui serait à cette occasion sortie de « l’invisibilité7 ». L’analyse du processus de mobilisation et des groupes sociaux qui ont contribué à la Marche rend compte d’une diversité de composantes et de la cohabitation de plusieurs générations, et non d’une mobilisation générationnelle8. Cette perspective nous amène donc à identifier plusieurs marches au sein même de la Marche.

  • 9 Cordeiro Albano, « Convergence 84 : retour sur un échec », in Plein droit, 1er juillet 2005, n° 65- (...)

3L’objet de cette troisième partie est donc de revenir sur la dimension supposée « culturelle » de la Marche en montrant sa portée limitée. Elle s’emploie donc à déconstruire le mythe d’une « génération spontanée » qui aurait émergé au moment de la Marche et initié l’évènement. L’analyse sociologique des différentes composantes de la Marche rend compte de l’hétérogénéité, que cela soit du point de vue des histoires migratoires, des générations, ou aussi de certaines spécificités en termes d’origines ethniques ou de genre. Ainsi, les enfants de harkis ont tenu une place singulière parmi les Marcheurs, de même que les femmes. Elles sont en effet plusieurs militantes à avoir tenu les premiers rôles lors de cet évènement, posant la question du genre dans la représentation du mouvement. La Marche n’a pas touché seulement les enfants de l’immigration postcoloniale et maghrébine, mais aussi portugaise, bien que leur mobilisation n’ait pas eu la même ampleur9. La participation de militants de solidarité issus ou non d’organisations de soutien à la cause immigrée permet ainsi de prendre du recul par rapport à la catégorie commune de l’entendement de l’évènement.

  • 10 Hatzfeld Nicolas et Loubet Jean-Louis, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de (...)

4Décrire l’hétérogénéité de la Marche révèle en creux le rôle qu’a rempli la catégorie « beur » en divisant, tant d’un point de vue social que générationnel, les ouvriers immigrés et leurs enfants, les « jeunes » des chibanis. Ces ruptures apparaissent décisives lors des tentatives d’élargissement du conflit en janvier 1984 à l’usine de Talbot Poissy10, mais aussi au sein de l’espace militant entre la génération formée dans les luttes des années 1970 et celle qui a émergé dans les années 1980. Les différentes contributions permettent d’esquisser une sociologie fine des participants qui ont pu « contribuer » à la Marche non seulement en tant que marcheurs (temporaires ou permanents) ou organisateurs, mais, plus largement, comme des soutiens, des manifestants lors des étapes locales ou de l’étape finale à Paris ou lors des luttes qui se sont poursuivies au cours des années 1980 et 1990.

Le podium de l’arrivée de la Marche de 1983.

Le podium de l’arrivée de la Marche de 1983.

Notes

1 Le journal Libération, par son directeur de rédaction Serge July, a contribué à lancer et à imposer la catégorisation « beur ». Pérez Amín, « Comme des “Français”. Réflexions sur les mécanismes et enjeux de légitimation identitaire des “beurs” », in Migrance, 2013, no 41, p. 157-166.

2 Durmelat Sylvie, « Petite histoire du mot beur : ou comment prendre la parole quand on vous la prête », in French Cultural Studies, 1998, vol. 9, n° 26, p. 191-207.

3 Sayad Abdelmalek, « Les usages sociaux de la “culture des immigrés” », in Langage et société, vol. 9, no 1, 1979, p. 31-36.

4 Touraine Alain, Wieviorka Michel et Dubet François, Le Mouvement ouvrier, Paris, France, Fayard, 1984, 438 p.

5 Sayad Abdelmalek, « Le mode de génération des générations “immigrées” », in L’Homme et la société, op. cit., p. 155-174.

6 Cette appellation, sous des dehors « d’authenticité locale » à travers la reprise du verlan, comme « produit de la langue populaire, de l’argot des banlieues, territoire d’assignation offert à cette génération ». Sayad Abdelmalek, « Les maux-à-mots de l’immigration. Entretien avec Jean Leca », in Politix, vol. 3, no 12, 1990, p. 7-24.

7 Zappi Sylvia, « La Marche des beurs veut entrer dans l’histoire de France », in Le Monde, 11/10/13.

8 Le principe de la mobilisation générationnelle est employé d’autant plus facilement qu’il s’agit d’une mobilisation de la jeunesse. À ce titre, le mouvement de mai-juin 1968 constitue une illustration paradigmatique. Julie Pagis parle d’un « espace social des micro-unités de génération », quand Jean-François Sirinelli préfère évoquer la pluralité « des générations 68 » et qu’Alain Garrigou estime qu’il s’agit d’un mythe politique au service des détracteurs du mouvement. Sirinelli Jean-François, « Génération, générations », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 14 avril 2008, no 98, p. 113-124. Garrigou Alain, Génération 68, un mythe, in http://blog.mondediplo.net/2013-11-13-Generation-68-un-mythe, consulté le 10 octobre 2016 ; Pagis Julie, Mai 68, un pavé dans leur histoire : Évènements et socialisation politique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2014, 339 p.

9 Cordeiro Albano, « Convergence 84 : retour sur un échec », in Plein droit, 1er juillet 2005, n° 65-66, p. 59-63.

10 Hatzfeld Nicolas et Loubet Jean-Louis, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984) », in Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 84, no 4, 2004, p. 151.

Table des illustrations

Titre Le podium de l’arrivée de la Marche de 1983.
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