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Le web français de la Grande Guerre

 | 
Valérie Beaudouin
, 
Philippe Chevallier
, 
Lionel Maurel

Deuxième partie. Explorations

Les circulations d’un corpus numérisé remarquable, l’exemple des Albums Valois

Lionel Maurel

Texte intégral

  • 1 Le Coz Laura, Patrimoine numérisé et Open Content : quelle place pour le domaine public dans les bi (...)

1Les études d’usages des bibliothèques numériques se sont multipliées ces dernières années, mais elles se concentrent encore souvent essentiellement sur la fréquentation et les pratiques de consultation des interfaces. Pourtant la numérisation des collections ouvre de nouvelles possibilités aux usagers, notamment en termes de réutilisation des contenus numérisés à l’extérieur des bibliothèques numériques. Les documents patrimoniaux peuvent ainsi être téléchargés et republiés en ligne, que ce soit sur des sites personnels, des blogs, des forums, des réseaux sociaux ou des plateformes. Ils peuvent aussi faire l’objet de rematérialisations et d’usages hors ligne, comme des réimpressions, des illustrations d’ouvrages, des expositions, etc. Toutes les institutions ne favorisent pas ce type de pratiques et certaines même l’interdisent par le biais des conditions d’utilisation de leurs sites. Mais on constate depuis plusieurs années une progression des établissements qui autorisent les réutilisations, parfois même les encouragent1. Pourtant, alors que de telles politiques innovantes se développent peu à peu, on constate qu’il n’existe que peu d’études consacrées à la circulation en ligne du patrimoine à partir des bibliothèques numériques.

  • 2 Library of Congress. For the Common Good : The Library of Congress Flickr Pilot Project, 30 octobre (...)
  • 3 CREATe. Copyright and The Value of Public Domain, février 2015 : https://zenodo.org/record/14975/fi (...)

2Quelques établissements pionniers – on songe par exemple à la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis ou à la bibliothèque municipale de Toulouse en France – ont produit des rapports pour rendre compte d’expériences de dissémination de photographies numérisées sur le site Flickr2. Mais ces études n’avaient pas pour objet la réutilisation des contenus en tant que telle, mais plutôt l’impact sur la fréquentation de leurs propres sites de cette diffusion déportée sur une plateforme extérieure. Au Royaume-Uni, un projet de recherche intitulé CREATe3 a été conduit de 2013 à 2015 pour mesurer la valeur du domaine public numérisé en termes d’usages. Il a notamment procédé à une série d’études de cas sur la façon dont les entreprises créatives pouvaient réutiliser des images numérisées. Mais ce projet s’est essentiellement concentré sur les images diffusées à partir de Wikipédia, et non sur celles mises en ligne par des institutions culturelles.

  • 4 Voir p. 11.

3Dans le cadre du projet « Le devenir en ligne du patrimoine numérisé : l’exemple de la Grande Guerre », une opportunité s’est présentée de pouvoir conduire une étude approfondie des circulations en ligne d’une collection de photographies numérisées par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), aujourd’hui dénommée La Contemporaine. À l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, l’établissement a en effet mis en ligne à partir de novembre 2014 un corpus de plus de 110 000 photographies tirées du fonds de la section photographique de l’armée (collection dite des « albums Valois »). Ces documents ont été proposés à travers une nouvelle bibliothèque numérique (« L’Argonnaute ») en faisant le choix d’autoriser explicitement la réutilisation des images, y compris à des fins commerciales. Ce contexte créait des conditions favorables à la mise en place d’une expérimentation, afin d’observer ce que devient sur le web une masse importante de documents remarquables, dans les jours et les mois qui suivent leur mise en ligne. Le comité de projet4 a défini une méthodologie de suivi des réutilisations des images et a dégagé des moyens humains afin d’assurer une veille systématique sur une durée de 14 mois (janvier 2015-mars 2016).

4Il nous est rapidement apparu que les outils à disposition des institutions patrimoniales sont pour l’instant assez rudimentaires et ne permettent d’assurer qu’un suivi partiel des réutilisations. Néanmoins, les réutilisations identifiées des images du fonds Valois furent suffisamment significatives, à la fois en nombre et en qualité, pour tirer quelques enseignements de cette expérience. Le premier est que, malgré le contexte du centenaire de la Grande Guerre, nous n’avons pas assisté, au cours de la période d’observation, à une diffusion virale des images, mais plutôt à des reprises ponctuelles, régulières et croissantes en nombre. La plus grande part, en volume, a été le fait d’internautes amateurs d’histoire ou de généalogie, confirmant la place importante de ce type d’acteurs dans le web de la Grande Guerre. Cependant certains acteurs professionnels, comme les médias traditionnels (presse) par exemple, ont pu jouer un rôle important en termes de diffusion et de relais auprès de publics qui auraient eu du mal sans cette médiation à entrer en contact avec les collections numérisées. Enfin, certains types de réutilisations, dont on aurait pu attendre qu’elles soient assez nombreuses – comme celles par exemple des enseignants ou des chercheurs – n’apparaissent pas significativement dans les résultats.

5Pour rendre compte de ces travaux, on commencera par présenter les grandes caractéristiques des images du fonds Valois et leur contexte de diffusion en ligne (partie 1). On détaillera ensuite la méthodologie de suivi des images mise en place dans le cadre de l’expérience (partie 2). On poursuivra en présentant les différents types de réutilisations dont les images ont pu faire l’objet, ainsi que les catégories d’acteurs les ayant opérées (partie 3). On terminera enfin en précisant la manière dont les images ont été réutilisées, notamment du point de vue de la mention de la source, en essayant d’identifier les facteurs qui ont pu freiner les réutilisations (partie 4).

Un nouveau contexte de diffusion des images numérisées

Le fonds des photographies de la section photographique de l’armée

  • 5 Voir Guillot Hélène, Photographier la Grande Guerre : les soldats de la mémoire, 1915-1919, Nanterr (...)

6La collection dite des Albums Valois a été constituée par la Section photographique de l’armée (SPA), organisme créé en 1915 par le ministère de la Guerre, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l’Instruction publique5. À partir de cette date, le gouvernement français dépêche sur les différents fronts occidentaux, puis d’Orient, des photographes, appelés « opérateurs », avec pour objectif de documenter tous les aspects du conflit et de produire des images pour alimenter la propagande par voie de presse. Portant plus spécifiquement sur les fronts en France et en Belgique, les albums Valois de la BDIC, classés systématiquement par département ou par thématique (aviation, hôpitaux, etc.), contiennent des tirages originaux. Les photographies conservées par la BDIC présentent la particularité d’avoir été montées sur des planches cartonnées et reliées en albums. Chaque planche est précisément localisée, parfois jusqu’au lieu-dit, datée et légendée. Elle porte également un numéro permettant d’identifier l’opérateur ayant réalisé le cliché ou le nom d’un photographe privé lorsque le cliché a été récupéré par la SPA pour être intégré à la collection.

7L’existence de ce fonds de photographies était connue avant sa mise en ligne. La consultation était possible sur place et sur rendez-vous au Musée d’histoire contemporaine (situé dans les locaux de l’Hôtel des Invalides à Paris), où la collection est conservée. Les albums Valois ont ainsi constitué une source régulièrement consultée par les chercheurs et les iconographes, à titre illustratif plus qu’informatif : les photographies font ainsi l’objet de nombreuses demandes de reproductions, à des fins de publication dans des ouvrages ou pour être montrées dans le cadre d’expositions. La période du centenaire de la Grande Guerre a d’ailleurs eu l’effet de multiplier ce type de demandes de réutilisation des images de la collection physique. La collection des albums Valois de la BDIC était donc déjà identifiée comme une source importante en matière d’iconographie de la Première Guerre mondiale et faisait l’objet de réutilisations (édition de livres, expositions, etc.) avant leur mise en ligne, mais au sein d’un cercle spécifique de professionnels capables de faire le déplacement ou de commander des images à distance.

Renouvellement de l’interface et des conditions d’utilisation des images

8La numérisation de la collection des albums Valois à la BDIC et sa mise en ligne avaient déjà commencé avant novembre 2014. Une partie de la collection (20 000 photographies environ) était disponible dans Flora, l’ancienne bibliothèque numérique de la BDIC. Cette interface avait néanmoins près de dix ans et commençait à arriver à ses limites par rapport aux standards du web actuel. La recherche des documents n’était pas aisée pour l’utilisateur, ni la récupération des fichiers des images numérisées. Il était également difficile de faire un lien hypertexte pérenne vers un document particulier figurant dans la bibliothèque numérique. Ces difficultés techniques étaient connues des utilisateurs et elles sont mentionnées par exemple dans certaines discussions sur le forum Pages 14-18.

Figure 1. Une planche typique issue de la collection des albums Valois : « Ypres. Brasserie bombardée. Eté 2015 ». Coll. La Contemporaine.

Figure 1. Une planche typique issue de la collection des albums Valois : « Ypres. Brasserie bombardée. Eté 2015 ». Coll. La Contemporaine.
  • 6 Voir https://argonnaute.u-paris10.fr. Ce nom de « L’Argonnaute » vient d’un journal de tranchées pu (...)

9L’établissement a donc décidé, à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, de mettre en place une nouvelle bibliothèque numérique, intitulée « L’Argonnaute6 », permettant la consultation des documents dans de meilleures conditions et bénéficiant de fonctionnalités plus avancées. Par rapport à l’interface précédente de la bibliothèque numérique Flora, L’Argonnaute présente des fonctionnalités plus poussées de recherche et d’exploration des documents numérisés. Le choix notamment d’utiliser le format EAD (Encoded Archival Description) pour la description des collections permet une navigation par arborescence, particulièrement adaptée pour un fonds comme celui des albums Valois, qui sont classés par département et par thème. L’Argonnaute propose aussi des moyens d’exportation des contenus par l’utilisateur, spécialement destinés à faciliter la réutilisation à l’extérieur de la bibliothèque numérique : possibilité de télécharger ou d’imprimer les documents (dans une résolution suffisante pour des usages professionnels), récupération d’un lien hypertexte pérenne, envoi des images sur les principaux réseaux sociaux, intégration des images sur des sites tiers via l’inclusion d’une portion de code html (embed).

10Avant 2014, la bibliothèque numérique Flora était placée sous des conditions d’utilisation qui soumettaient la réutilisation des documents à l’autorisation préalable de l’établissement ou des ayants droit.

REPRODUCTION : Toute reproduction ou représentation du contenu de cette base dans le cadre de communication, d’édition ou autres actions à caractère professionnel, doit faire l’objet d’une autorisation expresse de la BDIC et des auteurs ou ayants droit des œuvres.

  • 7 Voir Licence Ouverte / Open Licence : https://www.etalab.gouv.fr/en/licence-ouverte-open-licence [c (...)

11Ces conditions étaient connues des utilisateurs du forum Pages 14-18 et faisaient l’objet de discussions parmi ses membres, révélant qu’ils avaient du mal à déterminer ce qu’ils pouvaient exactement faire avec les images récupérées en ligne. Il est clair que ces conditions freinaient la réutilisation des images à l’extérieur de la bibliothèque numérique, y compris pour des usages non-commerciaux (même si les observations ont montré qu’elles n’étaient en fait pas toujours respectées, des images issues de Flora circulant déjà sur Internet avant novembre 2014, y compris sur le forum Pages 14-18). Pour L’Argonnaute, la BDIC a fait le choix d’abandonner cette politique de réutilisation en plaçant le site sous la Licence Ouverte / Open Licence7. Cette licence a été créée par la mission Etalab en 2011 pour accompagner la politique d’ouverture des données publiques (Open Data) des administrations françaises. Elle autorise la réutilisation libre et gratuite d’informations ou de documents mis à disposition par une administration, y compris à des fins commerciales, à la seule condition de citer la source. Cette licence est mentionnée clairement dans les conditions d’utilisation du site et elle est également répercutée sur les notices des documents, de manière à ce que l’utilisateur en soit informé.

12Il faut noter que même si les pratiques évoluent graduellement, ce type de politique ouverte de réutilisation des contenus numérisés est encore assez rare parmi les institutions culturelles en France. La plupart des services d’archives, de musées ou de bibliothèques soit interdisent purement et simplement la réutilisation des documents numérisés qu’ils diffusent, soit autorisent seulement les réutilisations à caractère non-commercial, y compris lorsque les images correspondent à des œuvres appartenant au domaine public. La politique de réutilisation de la BDIC constitue donc un trait distinctif et nous verrons plus loin que c’est bien un des motifs qui ont poussé certains acteurs (notamment professionnels) à réutiliser préférentiellement ces images.

Suivre la dissémination des images sur le web

Tests de différentes méthodes de suivi des images

13La principale difficulté de cette expérimentation résidait dans la mise en place d’une méthodologie de suivi des réutilisations à l’extérieur de L’Argonnaute, compte tenu des moyens humains et financiers dont disposait l’équipe. Le fonds des albums constitue en effet un ensemble de plusieurs dizaines de milliers d’images pour lequel il était bien entendu impossible d’assurer une veille manuelle à la pièce. Un utilisateur qui télécharge une image depuis un site Internet et la republie ailleurs sur Internet ne laisse aucune « trace » qui permette à l’établissement d’avoir connaissance de cette réutilisation, hormis dans les statistiques globales de consultation du site. Néanmoins, certains dispositifs techniques permettent de fournir des indices forts de présence d’une image à travers le web à partir de son fichier d’origine.

14Les moteurs de recherche inversée d’images fournissent notamment ce type de services et l’équipe projet s’est orientée vers leur utilisation pour conduire la veille sur les réutilisations des images du fond Valois. Ces outils comparent des images publiées sur le web avec l’image recherchée, en se basant sur un certain nombre d’éléments structurants et suffisamment discriminants : formes, couleurs, intensités, etc. C’est principalement le moteur de recherche Google qui a été retenu pour l’exercice. Connu et utilisé par tous, il est puissant et simple d’utilisation. Il offre en outre des fonctionnalités avancées permettant de préciser ses requêtes. Tineye, un autre moteur de recherche inversé, utilisé notamment par les photographes pour la lutte contre la contrefaçon en ligne de leurs clichés, a également été testé dans le cadre de ce projet. Des tests préalables à partir d’images Valois déjà repérées sur le web ont cependant montré qu’aucun de ces moteurs ne retrouvait systématiquement toutes les images.

15Une des limites de ces outils réside cependant dans le fait que les images doivent être chargées une à une avant de faire des recherches et ce processus ne peut que difficilement s’automatiser. Le groupe a donc décidé de sélectionner deux lots d’une dizaine d’images chacun, correspondant à de grandes thématiques. Le premier lot était destiné à être « poussé » – c’est-à-dire mis en avant sur Internet par la BDIC dans le cadre d’actions de médiation et de dissémination, tandis que le second, organisé selon les mêmes thématiques et aux contenus visuels aussi proches que possible que le premier, ne devait au contraire faire l’objet d’aucune action de ce type, de manière à servir de témoin, en espérant pouvoir ainsi évaluer l’incidence de la médiation sur la réutilisation. Une veille hebdomadaire a ensuite été conduite pour repérer des réutilisations de ces images.

16Il est assez rapidement apparu que cette méthodologie ne pourrait donner des résultats satisfaisants. Tout d’abord, le nombre d’images sélectionnées était trop réduit pour que les probabilités qu’elles fassent l’objet d’une réutilisation soient significatives. Pour que ce type de procédés soit efficace, il faudrait pouvoir l’appliquer à des centaines ou des milliers de documents, ce qui était hors de portée des moyens du projet. Ensuite, les actions de médiation n’ont pas été déterminantes pour les réutilisations, comme nous aurons l’occasion de le préciser. Il a donc été décidé assez rapidement d’abandonner cette méthode pour se replier sur une approche de recherche par mots-clés.

17Dès le départ, l’utilisation des moteurs de recherche inversée a été complétée par une veille plus traditionnelle par mots-clés dans le moteur de recherche Google. Un nombre relativement important de mots-clés ont été utilisés tout le long de la période : « Albums Valois », « Fonds Valois », « Collection Valois », « Argonnaute », « BDIC », « Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine », « Source BDIC », « Section Photographique de l’Armée », « Service Photographique de l’Armée », etc. Ces recherches permettaient de repérer des pages web où des occurrences de ces termes apparaissaient, souvent en regard de photographies issues de L’Argonnaute et réutilisées par des internautes. Cette méthode s’est révélée pertinente pour repérer de nombreuses réutilisations des images diffusées à partir de L’Argonnaute et l’essentiel des exemples qui seront présentés par la suite ont été obtenus par ce biais.

18Ce procédé présente néanmoins lui aussi plusieurs limites. Utiliser les moteurs de recherche de cette façon reste tout d’abord assez chronophage, étant donné la nécessité de procéder à des vérifications manuelles sur chaque site pour éviter les risques d’erreurs. Passée la première page des résultats de Google, la pertinence se dégrade en effet rapidement et la recherche renvoie un nombre important de résultats non pertinents, voire aberrants. Ensuite – et c’est la principale limite de cette étude –, cet usage des moteurs de recherche est par définition beaucoup moins exhaustif que ne peut l’être le recours à la recherche inversée d’images. Une réutilisation ne peut être repérée par ce biais que si l’utilisateur inscrit sur la page certains des termes recherchés. Cela signifie que seuls les cas où les images étaient sourcées ont pu être repérés dans le cadre de cette étude. Pour les cas où les images seules ont été réutilisées sans mention de source, il n’existe aucun moyen de les repérer. Or, au vu des usages sur Internet, on peut penser que ces réutilisations sans mention de source sont plus importantes en volume que celles qui mentionnent l’origine des photographies.

Communication institutionnelle, médiation et dissémination des images

19Au cours de la période d’observation, plusieurs actions de médiation et de dissémination volontaire des images du fonds Valois ont été mises en œuvre par les équipes de la BDIC. C’était en effet un des objectifs de cette étude de vérifier si les actions de médiation et de dissémination effectuées par les institutions culturelles ont une incidence sur la réutilisation des collections numérisées. Pour ce faire, un point de vigilance a été de ne pas promouvoir ces images sur le web au-delà de la médiation « normale » d’une institution comme la BDIC pour la mise en valeur de ses collections. En particulier, nous nous sommes interdit de solliciter directement des acteurs du web (blogueurs, communautés en ligne) pour ne pas forcer artificiellement la diffusion.

  • 8 http://cartablevirtuel.parisnanterre.fr [consulté le 18 juin 2018].

20Le corpus a tout d’abord été présenté par le biais du blog de la BDIC et de nouveaux billets ont été rédigés chaque fois que de nouveaux ensembles d’albums étaient mis en ligne. Par ailleurs, les images ont régulièrement été postées sur le compte Twitter et la page Facebook de l’établissement, souvent en phase avec les différentes étapes de la commémoration du Centenaire. Certaines images ont été intégrées au cartable numérique de la BDIC8 (un site distinct de la bibliothèque numérique, spécialement dédié aux enseignants des collèges et lycées) et d’autres ont fait l’objet d’expositions virtuelles réalisées à partir d’un module de la bibliothèque numérique.

21Outre les actions de communication et de médiation ci-dessus décrites, la BDIC a aussi volontairement disséminé un certain nombre de photographies sur des sites extérieurs, afin de favoriser leur exposition en direction de publics qui ne seraient pas venus d’eux-mêmes sur L’Argonnaute ou pour encourager des formes d’interactivité qui n’étaient pas possibles techniquement sur la bibliothèque numérique. La première de ces actions a consisté à poster des photographies du fonds Valois sur le compte Flickr de la BDIC, créé avant l’ouverture de L’Argonnaute, pour exposer des échantillons représentatifs des collections en lien avec la Première Guerre mondiale. Une seconde action de médiation a consisté à poster des images sur le site HistoryPin, qui propose à ses utilisateurs de géolocaliser des photographies historiques de manière collaborative sur des fonds de cartes Google Maps. Ce site est notamment spécialisé dans la « reconduction d’images », c’est-à-dire le fait de replacer une photographie ancienne dans le contexte actuel en utilisant pour ce faire les fonctionnalités offertes par le service Google Street View. La BDIC a ouvert un espace consacré aux albums Valois, en proposant aux utilisateurs de « partager leurs connaissances historiques et géographiques en localisant des photographies de la Grande Guerre ». Si l’initiative a été remarquée et relayée par l’équipe d’HistoryPin, elle n’a pas suscité de participation de la part des internautes, sans doute en raison de l’ergonomie complexe du service.

22Comme on le verra plus loin, ces actions de médiation ont eu des incidences diverses sur les réutilisations. S’il est incontestable que la communication régulière au sujet de la collection en ligne a permis de la faire connaître, le fait de pousser telle ou telle image sur les réseaux ou les plateformes n’en favorise pas directement la réutilisation.

Volume et types de réutilisations observées

Vue générale du nombre de réutilisations observées sur la période

23La veille conduite de janvier 2015 à début mars 2016 a permis de repérer un certain nombre de réutilisations, dont le tableau ci-contre [fig. 2] montre la répartition par mois. Compte tenu de la méthode utilisée, décrite dans la partie précédente, il ne s’agit que des réutilisations qui ont pu être repérées grâce à la présence de certains mots-clés employés sur les pages web où elles avaient été postées. D’autres réutilisations ont donc certainement dû avoir lieu, mais elles n’ont pu être observées dans le cadre de la veille exercée, faute de moyen technique permettant de les identifier (notamment les réutilisations opérées sans mention de la source du document). Au vu des résultats, on constate que la mise en ligne du fonds des Albums Valois n’a pas entraîné de propagation « virale » des images sur le web, mais que les photographies font l’objet d’une réutilisation régulière et croissante, de l’ordre de quelques dizaines de cas identifiés par mois.

24Le « pic » constaté en février 2016, avec plus d’une cinquantaine de réutilisations, s’explique par le fait que la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun a commencé à ce moment et a entraîné une réutilisation accrue d’images en lien avec cet événement. Il faut noter que, pour ce graphique, chaque réutilisation d’une photographie du fonds Valois sur une page web a été comptée comme un résultat, mais que, suivant les cas, la réutilisation pouvait concerner une seule image ou plusieurs (parfois dans certains cas plusieurs dizaines d’un seul coup). Au-delà de ce recensement purement quantitatif, il est intéressant de détailler ces résultats pour dresser une typologie de ces réutilisations et regarder comment les images ont été concrètement réutilisées et par quels acteurs.

Nombre de réutilisations constatées Figure 2. Nombre de réutilisations observées (janvier 2015-février2016).

Nombre de réutilisations constatées Figure 2. Nombre de réutilisations observées (janvier 2015-février2016).

Une nette prédominance des réutilisations par les amateurs

25Ce sont avant tout des internautes amateurs d’histoire, de questions militaires, de généalogie qui ont été les premiers réutilisateurs des images du fonds Valois, très loin devant des acteurs professionnels comme les journalistes et encore plus les chercheurs académiques.

  • 9 Gunthert André, « L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique », op (...)

26Un premier espace où les photographies ont circulé est le forum Pages 14-18, dont les membres ont rapidement repéré la mise en ligne du corpus, ainsi que l’assouplissement des conditions de réutilisation. Les usages observés reflètent les centres d’intérêt et la démarche des membres de ce forum, constitués pour la plupart par des « amateurs-experts » généralement spécialisés dans un domaine particulier. Les photographies du fonds sont utilisées principalement pour « documenter » des discussions sur le forum, soit comme point de départ pour poser une question aux autres utilisateurs, soit pour servir de preuve et apporter une réponse à une question posée ou faire état d’une découverte par recoupement d’informations. Il s’agit donc d’un usage « conversationnel » des images9, souvent lié aux formes de travail collaboratif que l’on rencontre parmi la communauté de Pages 14-18.

27Les réutilisations les plus nombreuses restent cependant celles effectuées sur des sites ou des blogs personnels. La reprise des photographies sert le plus souvent à illustrer des billets consacrés à un thème donné. Les internautes qui pratiquent ce type d’usages ont des profils proches de ceux des membres du forum, dans la mesure où ils sont souvent spécialisés dans un domaine particulier et font preuve d’une expertise relativement poussée sur leur sujet de prédilection. Ce type d’utilisateurs est généralement habitué à fréquenter des sources d’images en lien avec la Première Guerre mondiale. Ils sont capables de recherches poussées dans les fonds d’archives en ligne et d’analyses détaillées des photographies, allant souvent jusqu’à l’identification des lieux et des personnes représentées. On constate également que certains de ces sites ou blogs finissent, avec le temps, par devenir des réutilisateurs réguliers des photographies du fonds Valois et exploitent un « filon » comme par exemple des images en lien avec une ville, un régiment, une bataille, etc.

28La réutilisation sur les réseaux sociaux, type Twitter ou Facebook, ou sur des médias sociaux, type Pinterest ou Scoop-it, est quantitativement beaucoup moins importante que sur des blogs ou des sites personnels. Les photographies du fonds Valois semblent en effet moins partagées en elles-mêmes, de manière isolée, que réutilisées pour illustrer des textes ou des analyses produites par des internautes amateurs de la période 14-18. Certains utilisateurs peuvent cependant utiliser des plateformes de partage comme Pinterest pour se constituer des collections entières d’images du fonds Valois, pouvant parfois comporter plusieurs centaines de photographies.

Les réutilisations effectuées par des professionnels

29Le fonds Valois a fait l’objet de plusieurs réutilisations par des sites de grands médias qui avaient besoin d’images pour couvrir la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale.

  • 10 Trouillard Stéphanie, « Le “parcours du combattant” pour trouver des photos sur la Grande Guerre », (...)

30La première réutilisation de ce type a eu lieu avant même l’ouverture de L’Argonnaute, en août 2014, sur le site de France Télévision, pour illustrer un article relatif aux troupes coloniales. La photographie a été récupérée sur Flickr, où la BDIC avait déjà placé un lot d’images tirées du fonds Valois. Plus tard, c’est une journaliste de France24 qui a repéré les photographies du fonds Valois comme une source facilement réutilisable pour une série d’articles couvrant le Centenaire qu’elle devait réaliser pour le site de la chaîne. Fait intéressant, cette journaliste a éprouvé le besoin d’entrer en contact par mail avec les équipes de la BDIC, parce qu’elle avait du mal à trouver par elle-même dans L’Argonnaute des photographies en lien avec les sujets qu’elle souhaitait couvrir dans ses articles. Elle souhaitait aussi confirmer que les images étaient bien réutilisables dans un cadre professionnel. Ces échanges ont été l’occasion pour les équipes de la BDIC de l’orienter vers des photographies pertinentes, lui permettant de réaliser un premier article consacré au premier emploi des gaz de combat lors du conflit10. Plusieurs articles ont suivi, donc certains ont été traduits en anglais sur le site de France24. L’exposition de photos du fonds Valois sur le site de France24 et la traduction en anglais ont favorisé la reprise des contenus à l’étranger, comme par exemple en Serbie à propos d’un article consacré à l’alliance franco-serbe.

31La BDIC a demandé à cette journaliste d’écrire un texte dans son journal d’information pour expliquer pourquoi elle s’était tournée vers les images du fonds Valois pour illustrer ces articles. Ce témoignage met notamment en avant le fait que les photographies ont été placées en Licence Ouverte, autorisant la réutilisation gratuite y compris pour les usages professionnels, comme on le voit dans l’extrait suivant :

  • 11 Ibid.

[…] Ces albums réalisés par la section photographique de l’armée durant la Grande Guerre sont d’une qualité exceptionnelle et surtout, ils sont en « Licence ouverte » et peuvent donc être reproduits, copiés et diffusés sous réserve de mentionner leur source. Le site http://argonnaute.u-paris10.fr/​, sur lequel ils sont regroupés, est très simple d’utilisation et permet de découvrir des documents qui n’ont pas forcément encore été publiés jusqu’à présent.
Cet accès direct m’a permis d’enrichir considérablement mes derniers papiers, comme celui sur l’occupation allemande dans le nord de la France ou encore celui sur le ramadan dans les tranchées. Pour mieux promouvoir mes articles, j’utilise également les clichés des archives de la BDIC sur les réseaux sociaux et notamment sur mon compte Twitter consacré à la Grande Guerre (@stbslam). Une illustration inédite ou surprenante permet d’être beaucoup plus partagée par les Internautes. Grâce à la BDIC, je peux désormais poursuivre mon travail sur la Première Guerre mondiale avec beaucoup plus de facilité11.

32Le journal La Voix du Nord a lancé un ensemble d’opérations spéciales pour couvrir la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, dont le souvenir est encore particulièrement vif dans les départements du nord de la France directement touchés par les combats. Le journal s’est rapproché de la BDIC pour nouer un partenariat au sein duquel les photographies du fonds Valois ont joué un rôle particulier et qui a été l’occasion de favoriser grandement la diffusion et l’exposition des images.

  • 12 « Notre région dans la Grande Guerre », t. 4 : « Les trésors cachés de la BDIC », in La Voix du Nor (...)
  • 13 Voir : http://www.il-y-a-100-ans.fr [consulté le 18 juin 2018].
  • 14 Ces réutilisations ont d’ailleurs été exclues des chiffres présentés plus haut sur le graphique de (...)

33La Voix du Nord a d’abord publié un ensemble de quatre hors-séries en format papier « 14-18 : notre région dans la Grande Guerre », dont l’un était intitulé « les trésors cachés de la BDIC12 » et comportait plus de 200 photographies, dont la plupart étaient tirées du fonds Valois. Les photographies du fonds Valois fournies par la BDIC ont par ailleurs servi à alimenter un site « Il y a cent ans – la Grande Guerre13 » ouvert par La Voix du Nord et qui assure plusieurs publications hebdomadaires pour chroniquer les événements du conflit14.

  • 15 Voir page Facebook de La Voix du Nord : https://www.facebook.com/lavoixdunord/photos/a.101528398851 (...)

34Enfin, La Voix du Nord a aussi organisé, à partir d’images du fonds Valois, un concours photo sur sa page Facebook qui a constitué un des « pics » dans la diffusion des photographies durant la durée d’observation. Le 18 mars 201515, La Voix du Nord proposait à ses 480 000 abonnés sur Facebook de voter pour leur photographie préférée parmi un ensemble de 10 images sélectionnées dans le fonds Valois de la BDIC. Plus exactement, le journal invitait les abonnés de la page à dire « parmi elles lesquelles vous touchent le plus par un like sous la photo et pourquoi en quelques mots », en leur laissant environ un mois pour le faire. L’invitation mettait ainsi l’accent sur le rapport émotionnel aux images, qui s’est largement vérifié dans les commentaires postés en ligne (registre de la subjectivité, de l’intime, du souvenir, voire du ressentiment vis-à-vis des Allemands, etc.). Les photographies ont été détourées avant d’être postées dans un album Facebook et elles étaient simplement accompagnées des indications de date, de lieu et des légendes qui figuraient sur les planches originales.

  • 16 Bastard Irène, Bourreau Marc, Maillard Sisley et Moreau François, « De la visibilité à l’attention  (...)

35Bien que les abonnés de la page n’eussent rien de particulier à gagner en participant à cette élection, les votes et les commentaires furent très nombreux. L’album lui-même a été liké plus de 2000 fois et les photographies plus de 7000 fois. Les photos ont fait l’objet de plus de 1500 partages et ont généré presque un millier de commentaires. Dans les semaines qui ont suivi le concours, une veille particulière a été conduite, utilisant la recherche inversée d’images de Google pour vérifier si ce concours organisé sur Facebook avec un fort retentissement avait eu une incidence sur la réutilisation et la dissémination des images à l’extérieur de la plateforme. Pour certaines de ces photographies, cela a été effectivement le cas. On constate plusieurs reprises sur des sites et des blogs, y compris sur des sites anglais, ce qui était assez peu fréquent jusqu’alors pour les photos du fonds Valois. Nous vérifions ainsi la force de prescription des médias traditionnels sur la vie du web, ce que d’autres travaux du web ont par ailleurs vérifié. Une recherche menée sur les musiciens16 montre que ce sont les artistes à plus forte notoriété, présents dans les médias traditionnels, qui tirent le plus de bénéfices des formes de promotion décentralisée en ligne, montrant que le rôle de prescription des médias traditionnels est peu altéré par l’émergence de ces nouvelles formes de promotion.

  • 17 Histoire de couleurs : http://histoire.de.couleurs.free.fr [consulté le 18 juin 2018].

36La Licence Ouverte d’Etalab présente la particularité d’autoriser les réutilisations dans un cadre commercial, sans autorisation préalable et sans avoir à verser de redevances en contrepartie, à condition de citer la source. Les photographies du fonds Valois ont fait l’objet de telles réutilisations commerciales durant la période d’observation. Le site Histoire de couleurs17, spécialisé dans la recolorisation de photographies anciennes, est allé puiser à plusieurs reprises dans le fonds des photographies Valois pour réaliser des images retouchées, dont il vend des reproductions. Il diffuse ses réalisations sur sa page Facebook et sur son compte Pinterest, à partir desquelles elles sont souvent repartagées par des internautes. Il faut noter qu’Histoire de Couleurs mentionne toujours distinctement la source des images, comme l’y oblige la Licence Ouverte.

  • 18 Amato Alain (d’), 14-18. Les hommes, les mots, la guerre, Villeneuve-les-Béziers, Aldacom, 2015.

37Toujours dans le registre de la colorisation, des photographies du fonds Valois ont été réutilisées dans l’ouvrage 14-18. Les hommes, les mots, la guerre réalisé par Alain d’Amato18. Dans ce livre, les photos font l’objet de colorisation seulement sur certains détails, pour les mettre en valeur, accompagnées de citations de textes d’époque et de commentaires sur les scènes représentées. La parution de cet ouvrage particulier a attiré l’attention de plusieurs médias, avec notamment un passage dans un journal de France3 Languedoc-Roussillon et des articles sur le site de France3 ou du Figaro, sur lesquels figurent des photos recolorisées tirées des albums Valois.

  • 19 Collectif, Grande Guerre 14-18. Les chemins de mémoire des Flandres aux Vosges, Vanves, Hachette, « (...)

38Un autre usage par un acteur commercial montre la manière dont ce type de réutilisations peut conduire à des mises à disposition innovantes des contenus numérisés, avec une forte valeur ajoutée pour l’utilisateur. Le Guide du Routard est ainsi entré en relation à la fin de l’année 2015 avec la BDIC dans le cadre d’un projet de guide consacré aux lieux de mémoire de la guerre de 14-1819. Pour réaliser cet ouvrage, l’éditeur souhaitait réutiliser des photographies anciennes à des fins d’illustrations. Il a demandé à réutiliser des photographies du fonds Valois et la BDIC lui a précisé que, s’il récupérait lui-même les images depuis L’Argonnaute, cette réutilisation serait pour lui libre et gratuite, en conformité avec les termes de la Licence Ouverte. Le Guide du Routard a donc inséré dans son guide 200 photos du fonds Valois (sur les 5000 que contient en tout le livre). Par ailleurs, une application gratuite pour smartphone a été développée, qui permet à l’utilisateur de positionner son appareil sur le livre sur les pages où apparaissent des photos et d’obtenir la géolocalisation du lieu représenté.

  • 20 Application Programming Interface ou Interface de programmation.

39La réutilisation par les agrégateurs de contenus n’avait pas été envisagée à l’origine par le groupe projet. Elle découle du fait qu’un ensemble de photographies avait été volontairement disséminé sur la plateforme Flickr. En effet, ce site met à disposition des API20, permettant à des services tiers de récupérer ses données et de réutiliser ses contenus, notamment lorsque ceux-ci sont placés sous une licence ouverte permettant leur reprise. Un certain nombre de sites comme Flickrhivemind, Photopin ou Wer-ist. org sont connectés à ces API et ont donc récupéré automatiquement les photographies postées sur Flickr pour les proposer à leurs utilisateurs.

  • 21 http://www.tout-sur-ma-commune.fr [ce site n’existe plus au 18 juin 2018].

40Un autre exemple de ces réutilisations par agrégation automatique de contenus semble quant à lui basé sur la géolocalisation des photographies réalisée grâce à Flickr. Des images du fonds Valois ont en effet été reprises par le site Tout-sur-ma-commune21, réalisé par un internaute intéressé par la fouille de données. Ce site propose des regroupements de données publiques diffusées en Open Data, provenant notamment des sites de l’IGN, de l’INSEE, de Météo France ou de data.gouv.fr et qui sont agrégées avec d’autres informations ou documents, pour fournir un ensemble d’informations relatives à un lieu. On vérifie ici l’importance décisive des métadonnées associées aux images pour favoriser ces réutilisations.

  • 22 Europeana, la bibliothèque numérique européenne, propose par exemple de telles API : https://pro.eu (...)

41Ce type de réutilisations montre que les bibliothèques numériques patrimoniales auraient sans doute intérêt à mettre en place des API similaires à celles qu’offre un site comme Flickr, de manière à favoriser la récupération et la curation automatisées par des sites tiers22.

42C’est sans doute pour les chercheurs et enseignants, réutilisateurs en retrait, que les résultats de l’étude sont les plus surprenants. Très peu de réutilisations à des fins pédagogiques ou de recherche ont en effet pu être constatées sur la période d’observation. Celles-ci étaient pourtant les plus à même d’être identifiées par la méthode retenue, les usages pédagogiques et de recherche étant supposés clairement indiquer la source des documents utilisés. C’est une surprise dans la mesure où, avec la commémoration du Centenaire, on aurait pu penser que les enseignants aient besoin de trouver des images facilement réutilisables pour illustrer leurs cours ou organiser des activités avec les élèves, notamment pour produire des contenus en ligne. Par ailleurs, la recherche sur la période 14-18 a également connu un regain d’activité important avec la commémoration, et les albums Valois constituent une source iconographique importante.

  • 23 http://eduscol.education.fr/numerique/actualites/veille-education-numerique/archives/2015/juillet-2 (...)

43Concernant les usages pédagogiques, L’Argonnaute est pourtant référencé sur le site Eduscol, qui présente aux enseignants des ressources en ligne à réutiliser en classe23. Ce signalement date de juillet 2015, mais dès octobre 2014, l’ouverture de la nouvelle bibliothèque numérique avait fait l’objet d’une brève d’actualité, qui précisait le caractère librement réutilisable des images. Le faible nombre des réutilisations à des fins pédagogiques recoupe des observations déjà constatées à la BDIC. Il existe certes de vraies opportunités de travailler avec des enseignants autour de documents patrimoniaux numérisés, mais de telles actions nécessitent en général une médiation et un accompagnement spécifiques, nécessitant des rencontres en présentiel. Les réutilisations « spontanées » de documents numérisés sont pour l’instant rares.

44Concernant les usages à des fins de recherche, il n’y a pas réellement d’exemples de réutilisation en ligne qui ait été constaté durant la période d’observation. C’est un résultat d’autant plus surprenant que le fonds des albums Valois était relativement connu des spécialistes et qu’on aurait pu s’attendre à ce que les chercheurs s’en emparent avec sa mise en ligne. C’est d’autant plus surprenant que, sur la même période, le fonds physique a continué à faire l’objet de demandes de consultation par des chercheurs.

45Il y a peut-être un aspect de temporalité qui joue dans cette absence de réutilisation observée. Le fonds n’est en ligne que depuis octobre 2014 et la durée propre aux travaux de recherche fait que des articles réutilisant des images du fonds Valois n’ont peut-être pas encore été publiés. Par ailleurs, dans le domaine de l’histoire, les publications en ligne des résultats de recherche ne sont pas aussi fréquentes que dans d’autres disciplines. Néanmoins, même sur des plateformes de publications en ligne utilisées par des chercheurs, comme des blogs sur la plateforme Hypothèses.org sur CLEO (dont plusieurs sont consacrés à la Première Guerre mondiale), on ne constate pas de réutilisation du fonds Valois, alors même que ce sont des canaux de diffusion plus réactifs.

Pratiques de citation des images

Respect de la mention de source et formes de citation des images

46La Licence Ouverte est très libérale, mais elle maintient quand même l’obligation de mentionner la source de l’image pour le réutilisateur. Pour un établissement culturel, c’est un enjeu important que les images numérisées par ses soins puissent lui être attribuées et le lien avec ses collections maintenues. Dans le cas de la BDIC, le respect de cette condition nécessite que le réutilisateur reporte cette mention de source par le biais d’une action volontaire. L’établissement a en effet fait le choix de ne pas apposer de filigrane sur les images qu’il diffuse, afin de respecter l’intégrité des œuvres originales et ne pas entraver la réutilisation.

47La manière dont les images étaient sourcées a fait l’objet d’une attention particulière dans le cadre de cette étude, avec ce biais méthodologique que la présence d’un mot-clé pertinent à proximité de l’image – donc, dans certains cas, la mention de la source « BDIC » –, était précisément la condition de l’observation. Il faut néanmoins rappeler que « BDIC » n’était pas le seul des mots-clés utilisés pour la recherche et que des images pouvaient être correctement légendées sans être correctement sourcées.

48Sur les blogs et les sites personnels qui forment la plus grande masse des réutilisations observées, la mention de la source dans la légende des images est relativement systématique. L’indication de l’origine des images fait partie des pratiques qui attestent du « sérieux » de la démarche des chercheurs amateurs et c’est aussi un moyen de signaler à la communauté une source de documents exploitables. Rares sont les sites qui « cachent » leurs sources. L’absence de mention de la source paraît plus fréquente sur des sites collectifs comme le forum Pages 14-18, où les publications au fil de la discussion se font de manière plus rapide. La Licence Ouverte n’impose pas d’établir un lien hypertexte en retour vers le site de L’Argonnaute en cas de réutilisation, mais les conditions d’utilisation du site recommandent cet usage, afin d’assurer la traçabilité des images. L’insertion de liens hypertexte en regard des images est très variable selon les sites. On le trouve assez fréquemment pratiqué notamment sur le forum Pages 14-18.

49Concernant les images du fonds Valois, le détourage des images est également une pratique fréquemment constatée. Les photographies sont en effet collées sur des planches comportant un certain nombre d’informations importantes, mais nuisant parfois à l’effet esthétique recherché dans le cadre d’une publication en ligne. La BDIC évite de détourer elle-même les images lorsqu’elle diffuse les photos sur les réseaux sociaux ou sur ses dispositifs de médiation, afin de préserver l’intégrité de la source du document original, mais la pratique du détourage n’est pas interdite par la Licence Ouverte qui autorise la modification des contenus. Lorsqu’ils détourent les images, certains internautes font l’effort de reporter sous forme de légende les informations qui figuraient sur la planche, mais cet usage n’est pas majoritaire.

50Concernant le respect de la mention de source, on note aussi des cas, relativement fréquents, de « sur-correction » dans le respect de cette condition, où l’utilisateur va plus loin que ce qui lui est demandé. Par exemple, plusieurs internautes rajoutent d’eux-mêmes un filigrane « BDIC » sur les photos qu’ils réutilisent, alors que l’établissement a pourtant fait le choix de ne pas en appliquer. Dans d’autres cas, ces comportements de « sur-correction » prennent la forme d’une mention « © BDIC » rajoutée en regard des images réutilisées. Or la BDIC (à la différence de certaines institutions culturelles) ne revendique pas de copyright sur les documents numérisés qu’elle diffuse. Au contraire, elle a fait le choix de la Licence Ouverte pour garantir la libre diffusion de ces documents. En rajoutant un « © BDIC », ces internautes suppriment en fait pour des tiers la liberté dont ils ont bénéficié de leur côté pour réutiliser les images, ce qui « bloque » leur circulation.

Freins possibles à la réutilisation

51L’observation des réutilisations du corpus des photographies du fonds Valois a permis de montrer que l’appropriation des images patrimoniales numérisées par les internautes n’est pas un pari gagné d’avance. Il ne suffit de mettre en ligne des fonds pour garantir la réutilisation ; il ne suffit pas non plus d’ouvrir les conditions de réutilisation et l’effet des actions de médiation et de dissémination volontaire n’est pas non plus garanti. Dans un contexte comme celui de la commémoration du centenaire de la Guerre de 14-18 où on a pu assister à un véritable déferlement d’images d’archives en ligne, il existe une forte concurrence entre les différents corpus à disposition des internautes. Certains facteurs peuvent les conduire à en privilégier certains par rapport à d’autres.

52Le premier qui a pu être constaté concerne les difficultés techniques liées à la consultation d’un site ou à l’utilisation de ses interfaces de recherche. Au moment du lancement de L’Argonnaute, certains soucis techniques persistaient encore, notamment pour les lots d’images volumineux qui peinaient à s’ouvrir dans les navigateurs. Ces difficultés techniques initiales ont été corrigées ensuite par la BDIC, mais ce type de problèmes techniques génère un effet « d’aura négative » qui peut ensuite être difficile à rectifier par la suite une fois que les internautes ont partagé leur opinion avec la communauté.

53Les commentaires publiés en ligne soulignent fréquemment par ailleurs la difficulté à chercher efficacement dans un fonds aussi volumineux que celui des albums Valois. Le moteur de recherche de L’Argonnaute permet des requêtes ciblées, mais toutes les photographies du fonds n’ont pas fait l’objet d’une indexation à la pièce, avec reprise des informations figurant sur les planches des photographies pour les rendre interrogeables. Les chercheurs amateurs qui tiennent des blogs ou des sites personnels sur la Guerre 14-18 sont souvent des personnes ayant des champs d’intérêt précis portant sur une localité, des personnes, des unités, des types de matériels, des périodes déterminées. Pour trouver des images correspondant à leur besoin, elles ont donc besoin d’une indexation fine. Ce travail de reprise des informations figurant sur les planches des albums Valois est actuellement en cours à la BDIC et on peut penser qu’il facilitera l’exploration du corpus et favorisera les réutilisations.

  • 24 Arlandis Fanny, « Pourquoi il n’existe pas vraiment de photo emblématique de la Première Guerre mon (...)

54Enfin, nous nous sommes interrogés sur les freins liés au corpus lui-même, un corpus demandant un long temps de dépouillement et dont les images, prises séparément, ont un faible caractère « iconique », la constitution du fonds ayant eu pour finalité première de documenter les dommages de guerre, ruines et destructions – constat qui pourrait s’étendre à l’ensemble des photographies de la Grande Guerre24.

55La BDIC a assez largement communiqué sur le fait que les photographies du fonds Valois avaient été placées sous Licence Ouverte, autorisant la réutilisation libre et gratuite des images, sans nécessité de demander une permission préalable. Cette information figure aussi clairement sur le site de L’Argonnaute et elle est aussi reportée sur les notices des images du fonds.

56Malgré cela, on constate qu’un certain nombre d’utilisateurs, notamment professionnels, éprouvent quand même le besoin de revenir vers l’établissement pour être certains qu’ils auront le droit de réutiliser les photographies, ce qui revient à solliciter une autorisation préalable qui n’est pas requise.

57On peut sans doute expliquer ce phénomène par le fait que la mise à disposition d’images patrimoniales numérisées pour une réutilisation libre et gratuite, y compris à des fins commerciales est encore relativement rare. La majorité des services de bibliothèques, d’archives ou de musées appliquent des systèmes de redevances d’utilisation et imposent parfois des demandes d’autorisations préalables, y compris pour des usages non-commerciaux.

58Les principes mêmes de fonctionnement d’un instrument comme la Licence Ouverte ne sont donc visiblement pas encore connus d’une partie importante des réutilisateurs potentiels et c’est un enjeu dans la communication de faire clairement comprendre ces conditions de réutilisation.

59On notera cependant qu’il est des cas (voir ci-dessus celui de la journaliste de France24) où ces contacts noués d’abord pour préciser les conditions d’utilisation des images ont débouché sur des échanges fructueux qui ont facilité les réutilisations ensuite. Il serait par ailleurs regrettable que la Licence Ouverte exclue ou limite les contacts entre réutilisateurs et institutions culturelles, les secondes ayant le souhait d’apporter plus que des simples permissions d’usage.

Conclusion

60Ces résultats tendent à montrer que la simple mise en ligne d’un corpus numérisé de première importance – au regard des activités de recherche déjà observées – ne garantit pas qu’il soit effectivement réutilisé. Ce qui pourrait sembler une évidence ne l’est pas, si l’on se rappelle que l’injonction à exister à tout prix sur le web pour les établissements culturels a longtemps semblé se suffire à elle-même : comme si le web était immédiatement par lui-même son propre rayonnement. Un effort important de médiation reste à accomplir par les institutions culturelles si elles souhaitent voir apparaître une diffusion à travers les réutilisations. C’est particulièrement vrai dans un contexte comme celui de la Commémoration du centenaire de la Grande Guerre, où une profusion d’images patrimoniales a été mise en ligne partout dans le monde, créant une forme de « concurrence » entre les différentes sources.

61Par ailleurs, les institutions culturelles gagneraient à avoir une perception plus juste du profil des internautes susceptibles de jouer un rôle de premier relais pour leurs collections. Les amateurs semblent les plus actifs dans la dissémination et la réutilisation des contenus numérisés et mériteraient une plus grande attention de la part des établissements, qui ont tendance à valoriser en priorité les usages liés à la recherche académique. De manière surprenante, les publics de chercheurs et d’enseignants, que l’on serait porté à croire plus sensibles à ce type de contenus, ne réutilisent pas spontanément les contenus patrimoniaux. Les actions spécifiques en direction de ces publics ne peuvent faire l’économie d’une réflexion épistémologique sur la place de l’image dans la recherche historique en France : l’importance d’un usage « illustratif » (par exemple, pour une publication), encore majoritaire aujourd’hui dans les motifs de consultation du fonds physique des albums Valois, trahit un déficit du rapport à l’image comme source, y compris chez les enseignants et chercheurs professionnels (qui, pour la Grande Guerre, se focalisent encore sur l’écrit). Par ailleurs, nous avons vu que les médias traditionnels ont une capacité de dissémination beaucoup plus forte que les autres lieux de publication. Il semble même en réalité plus efficace de réaliser une médiation spécifique en direction de ce type d’intermédiaires que de consacrer trop d’énergie à des opérations de médiation générales, dont le résultat paraît plus incertain.

Notes

1 Le Coz Laura, Patrimoine numérisé et Open Content : quelle place pour le domaine public dans les bibliothèques numériques patrimoniales ?, Mémoire d’études DCB, Enssib, université de Lyon, janvier 2017. http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notices/67307-patrimoine-numerise-et-open-content-quelle-place-pour-le-domaine-public-dans-les-bibliotheques-numeriques-patrimoniales [consulté le 18 juin 2018].

2 Library of Congress. For the Common Good : The Library of Congress Flickr Pilot Project, 30 octobre 2008 : http://www.loc.gov/rr/print/flickr_report_final.pdf[consulté le 18 juin 2018].

3 CREATe. Copyright and The Value of Public Domain, février 2015 : https://zenodo.org/record/14975/files/CREATe-Working-Paper-2015-01.pdf [consulté le 18 juin 2018].

4 Voir p. 11.

5 Voir Guillot Hélène, Photographier la Grande Guerre : les soldats de la mémoire, 1915-1919, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, « Sources et travaux de la BDIC », 2017.

6 Voir https://argonnaute.u-paris10.fr. Ce nom de « L’Argonnaute » vient d’un journal de tranchées publié pendant la Première Guerre mondiale dans le secteur de l’Argonne et présent dans la bibliothèque numérique.

7 Voir Licence Ouverte / Open Licence : https://www.etalab.gouv.fr/en/licence-ouverte-open-licence [consulté le 18 juin 2018].

8 http://cartablevirtuel.parisnanterre.fr [consulté le 18 juin 2018].

9 Gunthert André, « L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique », op. cit.

10 Trouillard Stéphanie, « Le “parcours du combattant” pour trouver des photos sur la Grande Guerre », in Journal de la BDIC, n° 39, octobre 2015, p. 2. http://www.lacontemporaine.fr/images/journal/BDIC_Journal_39.pdf [consulté le 18 juin 2018].

11 Ibid.

12 « Notre région dans la Grande Guerre », t. 4 : « Les trésors cachés de la BDIC », in La Voix du Nord, Hors-série, mars 2015.

13 Voir : http://www.il-y-a-100-ans.fr [consulté le 18 juin 2018].

14 Ces réutilisations ont d’ailleurs été exclues des chiffres présentés plus haut sur le graphique de résultats, pour ne pas en fausser les résultats.

15 Voir page Facebook de La Voix du Nord : https://www.facebook.com/lavoixdunord/photos/a.10152839885184022.1073741868.76635774021/10152839885829022/?t ype=1 & theater

16 Bastard Irène, Bourreau Marc, Maillard Sisley et Moreau François, « De la visibilité à l’attention : les musiciens sur Internet », in Réseaux, vol. 175, n° 5, 2012, p. 19-42.

17 Histoire de couleurs : http://histoire.de.couleurs.free.fr [consulté le 18 juin 2018].

18 Amato Alain (d’), 14-18. Les hommes, les mots, la guerre, Villeneuve-les-Béziers, Aldacom, 2015.

19 Collectif, Grande Guerre 14-18. Les chemins de mémoire des Flandres aux Vosges, Vanves, Hachette, « Le Routard », 2015.

20 Application Programming Interface ou Interface de programmation.

21 http://www.tout-sur-ma-commune.fr [ce site n’existe plus au 18 juin 2018].

22 Europeana, la bibliothèque numérique européenne, propose par exemple de telles API : https://pro.europeana.eu/what-we-do/creative-industries [consulté le 18 juin 2018].

23 http://eduscol.education.fr/numerique/actualites/veille-education-numerique/archives/2015/juillet-2015/largonnaute-bibliotheque-numerique-de-la-bdic [consulté le 18 juin 2018].

24 Arlandis Fanny, « Pourquoi il n’existe pas vraiment de photo emblématique de la Première Guerre mondiale en France », Slate.fr, 7 mai 2014. http://www.slate.fr/story/83983/photographie-emblematique-premiere-guerre-mondiale [consulté le 18 juin 2018].

Table des illustrations

Titre Figure 1. Une planche typique issue de la collection des albums Valois : « Ypres. Brasserie bombardée. Eté 2015 ». Coll. La Contemporaine.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/22487/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 31k
Titre Nombre de réutilisations constatées Figure 2. Nombre de réutilisations observées (janvier 2015-février2016).
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/22487/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 21k

Auteur

Conservateur de bibliothèque, titulaire d’un DEA de droit public fondamental, est chargé de la valorisation de l’information scientifique et technique à l’université Paris Lumières.

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