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Industrie entre Méditerranée et Europe

 | 
Mauve Carbonell

II. Entreprises, stratégies et marchés

Worms en 1914-1918

La logistique maritime dans la Grande Guerre

Hubert Bonin

Texte intégral

  • 1 Nous utilisons tout au long de ce texte les magnifiques archives numérisées de la maison Worms (ANW (...)

1Pendant la Grande Guerre, nombre de branches d’activité, notamment la sidérurgie, ont besoin d’importer du charbon, tout comme les flottes d’armateurs, telles celles actives à Marseille, activité et cité-port chères à Philippe Mioche. La maison Worms & Cie est une spécialiste confirmée du négoce transmaritime des sources d’énergie, de l’armement maritime, de l’agence pour groupage et expédition (forwarding agent ou agent maritime, représentant des industriels pour leurs flux import-export) et du négoce de charbon lié à l’alimentation des steamers, tout en commençant aussi à traiter les hydrocarbures utilisés de plus en plus par les navires à moteur diesel. Elle dispose au début du xxe siècle de dépôts de charbon (ou stations) tout le long des lignes maritimes importantes, en autant d’escales de ravitaillement, au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui « la première mondialisation ». Premier négociant français de charbon anglais, elle possède 21 succursales dans l’Hexagone auxquelles s’ajoutent les établissements d’Alger, de Pasajes (Espagne), de Port-Saïd, de Suez, du Caire et d’Alexandrie (Égypte) ainsi que de Buenos Aires (République argentine). Dix-huit cargos-vapeur composent sa flotte en 1914 et relient régulièrement les ports français à l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne et la Scandinavie1.

2Elle est donc un symbole de cette intégration pacifique et harmonieuse de l’économie maritime, au-delà du patriotisme des pavillons nationaux, de la concurrence entre armements et des enjeux de patriotisme économique à propos des constructions navales. Aussi Worms subit-elle de plein fouet le choc de la guerre en 1914 : la coupure européenne en deux camps, la guerre maritime, les blocus, la mainmise sur les concessions allemandes en Chine et sur les colonies du Reich, la mise au ban des armateurs allemands, si puissants avant-guerre, l’entrée en guerre des États-Unis et ses effets sur les flux transatlantiques. Ce sont autant de facteurs de rupture dans l’harmonie qui régnait entre les thalassocraties de la Belle Époque.

  • 2 Hubert Bonin, La France en guerre économique (1914-1919), Genève, Droz, 2018.

3Il faut saisir comment Worms a été victime de ces tensions et a fait preuve de réactivité. Mais il faut aussi déterminer comment, aux côtés d’autres armateurs (Mory, Affréteurs réunis, etc.), elle est parvenue à répondre à la demande croissante des économies de guerre et des flottes alliées en charbon, comment elle s’est insérée dans les flux d’approvisionnement des cités-ports érigées en pôles-relais décisifs du ravitaillement en sources d’énergie – et ce fut en particulier le cas à Bordeaux, étudié dans un autre texte2.

Le capitalisme familial de Worms

4Worms pratique le négoce de charbon anglais depuis 1848 et l’armement maritime depuis 1856, ainsi que la gestion logistique portuaire (stocks en dépôts et « stations-magasins ») – avant la banque par surcroît en 1928. Alors même que le conflit se déclenche se produit une relève au sein de la direction familiale :

« Je pris la barre du navire dans une période qui ne le céda à aucune autre pour les difficultés », indique Hypolite Worms dans ses souvenirs en 1949. Lucien Worms décède le 22 juillet 1914 ; ses parts dans le capital de Worms & Cie reviennent à son épouse, à son fils, Hypolite, et à ses trois filles ; Hypolite Worms II (1889-1952) est le petit-fils du fondateur de la firme Hypolite Worms I. Le manageur Henri Goudchaux, quant à lui, rejoint le port de Bordeaux et confie la direction du siège social au jeune Hypolite Worms ; mais il se retire dès 1915, « en raison de graves problèmes de santé ».

5Puis, en décembre, Paul Rouyer cède à Michel Goudchaux et à Georges Majoux, directeur des services maritimes de la maison, la totalité de ses droits dans le capital. Celle-ci devient, à compter du 1er janvier 1916, une « société en nom collectif à l’égard de » Hypolite Worms, Henri Goudchaux, Michel Goudchaux et Georges Majoux et une « société en commandite à l’égard de » Mme Delavigne et des héritiers de Lucien Worms. La fluidité du capital entre les dynasties parties prenantes et le respect de l’autorité exécutive s’équilibrent. On le perçoit au décès d’Henri Goudchaux, le 25 avril 1916 : « Ses droits sont répartis entre son fils, Michel Goudchaux, déjà associé en nom collectif, et sa fille, Marie Labbé. » Et Hypolite Worms lui succède à la tête de la maison, comme prévu, pour plusieurs décennies.

6Une telle forme de capitalisme constitue une force car elle permet de mobiliser rapidement les processus de décision, mais aussi une faiblesse relative car on doit veiller à ne pas faire courir de risques excessifs une maison dont le capital de gestion et le patrimoine dynastique s’entrecroisent. Face à des événements de guerre aussi dramatiques, il faut donc faire preuve de réactivité et de discernement ; en effet, tout relève de la « spéculation » dans une maison de négoce et d’armement maritime, du pari sur les circonstances à venir, puisqu’elle « spécule » ou parie sans cesse sur les cours des matières premières et sources d’énergie, des navires, des commissions de fret. On est loin des valeurs stables prévues contractuellement par les centaines de marchés de guerre conclus par les entreprises industrielles au même moment ; on reste dans l’imprévisible, le fluctuant, donc le spéculatif, au sens courant du terme – d’où les discussions incessantes du Syndicat central des négociants importateurs de charbons en France avec la puissance publique.

7Le rôle clé joué par Worms est confirmé par la nomination d’Hypolite Worms comme trésorier-adjoint du Comité central des armateurs de France en 1917, présidé par Jules Charles-Roux. De même, quand est décidée, le 14 juillet 1917, la création du Comité des Cinq, chargé d’assister le sous-secrétaire d’État dans toutes les questions se rapportant aux transports par mer, il est composé des directeurs de la Compagnie générale transatlantique, des Messageries maritimes, des Chargeurs réunis, des Affréteurs réunis et de Worms. Le 30 avril 1918, Worms entre au comité exécutif des transports maritimes, qui réunit les présidents des principaux armements commerciaux français.

Une économie maritime confrontée à la guerre

8De multiples freins sont apposés au déploiement des flux maritimes et du négoce par un conflit aux ramifications nombreuses.

Worms face aux aléas banals de la guerre

  • 3 ANW, 1er août 1914.
  • 4 Ibid., 8 août 1914.

9Worms subit les aléas courants du conflit. Le premier survient au moment de la déclaration de guerre ; en effet deux navires (Michel et Séphora-Worms), au Havre, et le Haut-Brion à Dunkerque ne peuvent plus faire route vers Hambourg avec leur cargaison, qui contient des produits interdits à l’exportation et qui risqueraient surtout d’entrer dans un processus de commerce avec l’ennemi ; de même, « nous sommes sans nouvelle du Listrac qui devait quitter Hambourg hier au soir3 » ; et il devient impossible de récupérer les sommes dues par les correspondants hambourgeois. « Nous sommes désolés d’apprendre par le boulevard Haussmann, que, suivant toutes probabilités, Listrac a été saisi par les Allemands. Ceci nous paraît un véritable attentat au droit des gens, car Listrac devait quitter Hambourg le 31 juillet, d’après vos feuillets de mouvements, et la guerre n’a été déclarée par l’Allemagne à la France, que le 5 août à 18 h 45. Il est donc certain pour nous que nous aurons droit à des réparations après la fin des hostilités4 ».

10Un deuxième aléa est constitué par les effets des réquisitions de charbon effectuées en urgence :

  • 5 Ibid.

À Bordeaux nous avons été réquisitionnés non seulement de notre Cardiff, mais encore d’une partie de notre Écosse et, à l’heure qu’il est, nous venons d’être invités par la Compagnie générale transatlantique à constituer de forts approvisionnements de Cardiff pour elle et également pour Sud Atlantique que son fournisseur anglais ne semble pas pouvoir approvisionner. À Marseille, on nous a pris tout notre Cardiff5.

  • 6 Ibid., 20 août 1914.

11Un troisième aléa est constitué par l’appel sous les drapeaux des réservistes, à Paris et dans les succursales ; la Marine marchande est confrontée à une pénurie du personnel navigant, note-t-on en avril 1915. Quand Worms fait part de la « résolution que nous venons de prendre de maintenir entre tous les ports français compris depuis Dunkerque jusqu’à Bayonne les services réguliers qui permettront d’assurer les approvisionnements des points desservis et vous avez bien voulu donner votre approbation à cette décision », elle constate que « nous nous trouvons maintenant entravés dans la réalisation de notre projet par le fait que la Marine lève une partie de nos équipages appartenant aux dernières classes de mobilisation pour les verser dans l’armée de terre » et elle souhaite que soient donnés « les ordres nécessaires pour que les équipages des navires qui sont ou vont être affectés à ces lignes régulières de cabotage soient traités comme ceux appartenant aux armements au long-cours, telles que la Compagnie générale transatlantique et la Compagnie des chargeurs réunis qui se trouvent maintenus temporairement à leur bord6 ». Pour compenser la mobilisation de nombreux inscrits maritimes, on doit former du personnel au fil de l’eau.

Worms incertaine quant aux disponibilités de la flotte de commerce

  • 7 ANW, Analyse chronologique, année 1914.

12Un quatrième aléa est la réquisition des navires eux-mêmes, tant en France – d’après les décrets du 31 juillet 1914 et du 12 janvier 1917 – qu’en Angleterre, ce qui rend parfois délicat la planification de l’utilisation de la flotte, celle détenue en propre ou celle affrétée. Aussi le principal souci de Worms est la réquisition intermittente de la flotte au gré des besoins de l’Administration : « Les navires réquisitionnés assurent le transport de matières premières pour la Marine militaire et les services publics ainsi que le ravitaillement des soldats7 ». Cela explique le projet d’entente avec la Marine, les ministères du Commerce et des Travaux publics et les Chemins de fer de l’État afin de ne plus réquisitionner les vapeurs affectés au transport des charbons en octobre 1916. De même, Worms se conforme à l’interruption des lignes sur la mer du Nord, l’Allemagne et la Baltique – tandis que son Listrac se trouve bloqué à Hambourg avec son équipage.

  • 8 Ibid.

13« Le reste de la flotte continue à desservir les ports de l’Atlantique et de la Manche, pour approvisionner les populations civiles, en complément des chemins de fer dont l’activité est ralentie ou perturbée8 ». Par chance sont mis en service en octobre le Château-Palmer et en novembre le Château-Yquem, puis en 1915 le Château-Lafite, en mars 1916 le Château-Latour. Cela procure plusieurs cargos qui s’avèrent fort utiles quand s’intensifient les échanges intra-européens. Précisons que ce texte ne parlera pas de la construction des Ateliers & chantiers de la Seine-Maritime dont Worms est l’un des piliers, au Trait, à partir de l’automne 1916.

Worms face à la guerre sous-marine

14Quand se déploie la guerre maritime et sous-marine, notamment avec le renforcement du blocus des ports allemands par les Anglais (en janvier-mars 1915), Worms se retrouve au cœur du conflit et est victime de la désorganisation des échanges commerciaux provoquée par le blocus allemand. Elle est symboliquement victime du torpillage par un sous-marin allemand, entre Bordeaux et Dunkerque, du vapeur Emma, premier navire perdu par faits de guerre (31 mars 1915). Le Léoville est coulé par une mine flottante, entre Dieppe et Grimsby (19 janvier 1916), tout comme le Michel (19 mars 1917). Aussi procède-t-on à partir de 1917 au camouflage des bateaux de commerce français en vue de lutter contre les attaques croissantes des sous-marins allemands, ainsi qu’à l’organisation de convois dûment protégés.

  • 9 Le Barsac transportait un chargement de nickel entre Brest et Le Havre.
  • 10 ANW, 19 février 1918.

15Cela n’empêche pas le coup de massue reçu en 1917 avec la perte successive des cargos Château-Yquem (30 juin), Saint-Émilion (24 juillet), Sauternes (5 août) et Thérèse- &-Marie (9 août). Cela explique d’ailleurs que le contrat conclu avec la Marine en vue d’assurer entre le Pays de Galles et le port de Brest un transport mensuel de 8 000 tonnes de charbon soit ramené en novembre 1917 à 6 000 tonnes en raison du grand nombre de navires Worms torpillés ou coulés par mines. L’année 1918 commence mal, avec le torpillage du cargo Barsac en rade du Havre (11 janvier 1918)9 et du Château-Lafite, à Penmach (12 janvier), puis du Pontet-Canet au nord des Sept-Îles (25 août 1918). « En tenant compte de la réquisition du Fronsac le 6 mai 1916 (655 tonneaux), le tonnage de la flotte Worms glisse, du 26 septembre 1916, d’une portée en lourd de 33 755 tonneaux à 24 430 au 1er novembre 1917 à 19 380 tonneaux au 1er février 1918, soit une réduction de 42,5 % du tonnage par rapport à celui existant au 26 septembre 1916 et de 62 % du tonnage par rapport à celui existant au début des hostilités10 ».

  • 11 ANW, Lettre du président de la Chambre de commerce d’Oran, 1er février 1917.

16Ces aléas ne manquent pas de renchérir les primes d’assurance à verser par l’armateur : « L’action des sous-marins ennemis se fait sensiblement sentir depuis quelque temps surtout par l’élévation des assurances de guerre dont le taux très élevé pèse lourdement sur les affaires et contribue à aggraver les conditions actuelles de la vie11 ». Les contrats de représentation ou d’armement sont sans cesse remis en cause par les fluctuations des cours des matériaux, du fret ou des opérations portuaires, au gré des incertitudes (blocus, etc.), des réquisitions, du manque de dockers, de la saturation des moyens de transport terrestres.

Une centralisation croissante

17L’ultime obstacle aux activités de Worms est l’intensification de la centralisation des informations quant aux besoins d’approvisionnement, puis de la répartition des tonnages importés : les affectations dépendent de plus en plus, à partir surtout du second semestre 1917, d’un relatif arbitraire de la part du Bureau national des charbons et de ses représentants portuaires. Worms se trouve confrontée au débat de plus en plus vif entre les praticiens d’une gestion décentralisée et les responsables d’un pouvoir exécutif de plus en plus interventionnistes, désireux de gérer en direct les affectations de navires. Comme l’ensemble des branches d’activité, l’armement maritime est intégré de plus en plus à ce système centralisé, ce qui suscite les réserves de Worms.

18Elle se plaint en effet d’une gestion brouillonne de sa flotte de cabotage :

  • 12 ANW, Lettre de l’agence du Havre au commissaire aux Transports maritimes & à la Marine marchande, 3 (...)

Nous nous étonnons que des gens raisonnables aient pu concevoir un seul instant qu’il fut au pouvoir de trois ou quatre personnes de réaliser, pour un très grand nombre de vapeurs, ce qu’une maison comme la nôtre arrive tout juste à faire, pour une flotte considérablement moindre, avec une très vieille organisation et un personnel nombreux […]. Le résultat de ce système c’est que nos navires sont utilisés dans des conditions déplorables à tous les points de vue. Nous n’avons pas manqué de vous signaler cet écueil dès le premier jour ; nous avons le sentiment que nous faillirions à notre devoir en laissant, par notre silence, se perpétuer un tel état de choses. Nous vous demandons donc de placer entièrement entre nos mains l’organisation et l’exploitation de vos services de cabotage : vous nous ferez connaître tous les besoins que vous avez à satisfaire, leur ordre d’urgence, c’est nous qui choisirons les navires, composerons leurs chargements et fixerons leurs itinéraires. Nous vous donnerons toutes les facilités que vous exigerez pour exercer votre contrôle sur nos opérations, mais vous nous ferez confiance et nous pouvons vous affirmer que dans ces conditions-là – mais dans ces conditions-là seulement –, le pays sera bien servi12.

19A contrario, malgré ses origines entrepreneuriales, le ministre Louis Loucheur incarne la mise en œuvre de cette économie mixte dont Worms devient partie prenante :

  • 13 ANW, Lettre de Louis Loucheur, sous-secrétaire d’État des fabrications de guerre, au président de l (...)

Je ne crois pas que l’initiative privée puisse réussir à faire venir le combustible nécessaire. Il n’y a pas, vous le pensez bien, de plus grand partisan que moi de l’initiative privée, et si j’y voyais la solution de la question du charbon, je serais trop heureux de me reposer sur elle. Malheureusement, il n’en est rien, et c’est précisément en laissant faire l’initiative privée qu’on est arrivé à la confusion actuelle. Certes, elle peut, dans certains cas particuliers, comme celui des industries de la région du Havre, résoudre très heureusement et très complètement le problème, mais il vous apparaîtra, comme à moi, que nous avons à faire face aux intérêts généraux du pays et que, par conséquent, il faut bien équilibrer nos besoins avec la totalité des ressources dont nous disposons, qu’elles soient sous le contrôle de groupes privés, ou sous le contrôle des administrations. Or cette initiative privée n’a réussi à introduire, en charbons domestiques, que la moitié des quantités nécessaires, parce qu’elle s’est appliquée à solutionner des cas particuliers, auxquels elle s’est trouvée plus spécialement intéressée, ou qui étaient plus lucratifs. Il vous aura certainement échappé, par exemple, que, malgré le plus large appel fait à cette initiative privée, un déficit important subsiste en charbon à gaz, et qu’il faut bien trouver quelque part les bateaux nécessaires pour importer ces qualités13.

Worms en pivot de l’axe franco-britannique

20Historiquement, Worms est bien enracinée outre-Manche, surtout pour le charbon, mais aussi pour des exportations de benzol ou de kérosène, et du commerce général ; elle y est présente en effet à Cardiff, Goole (Yorkshire), Grimsby, Hull et Newcastle. Au tout début, l’éclatement du conflit suspend les flux habituels, notamment à Cardiff :

  • 14 ANW, 1er août 1914.

C’est de ce quartier-ci que les vaisseaux de guerre tirent presque la totalité des charbons nécessaire à les faire marcher, et c’est ici par conséquent que la crise est plus fortement montrée : hier et encore ce matin tout est chaos. L’Amirauté anglaise arrête même la mise en charge de tonnage, a pris possession non seulement des spouts [machines à charger] pour son propre tonnage, mais aussi les charbons sur place destinés à ces autres bateaux. Ainsi dépourvu desdits spouts et charbons, on n’est certain de rien, et en outre il est rapporté que même des bateaux chargés, et sur le point de partir, ont été empêchés de le faire14.

  • 15 ANW, Analyse chronologique, année 1914.
  • 16 Ibid.
  • 17 Ibid.

21Certes, « la priorité donnée aux navires de l’Amirauté empêche de plus en plus les approvisionnements en charbon à Cardiff15 ». C’est que « la forte augmentation de la demande en Cardiff, combustible approprié à la propulsion des navires de guerre, ouvre une crise et crée la confusion16 ». « Du fait de son implantation historique en Grande-Bretagne, la maison participe activement à l’exportation du charbon anglais, dont le volume augmente dans des proportions considérables, [d’où le] doublement du tonnage de charbon anglais importé dans l’Hexagone, en raison de l’occupation du bassin houiller du Pas-de-Calais et de l’arrêt des importations de Belgique et d’Allemagne : à la flambée des prix s’ajoute l’inadaptation des infrastructures portuaires qui ne permettent pas de réceptionner et d’évacuer le fret vers l’intérieur17 », ainsi que l’encombrement récurrents des docks de Cardiff, qui freine le chargement des minéraliers.

  • 18 ANW, 6 avril 1916.

22Worms devient un rouage de plus en plus essentiel, en intermédiaire entre les fournisseurs britanniques, leurs représentants en France (telle la Compagnie française des Mines Powell Duffryn) et les industries consommatrices. Ainsi, en décembre 1914, quatre vapeurs relient Cardiff à Bordeaux, au service de l’industrie et des services publics ; en aval, des envois de charbon y sont effectués au profit de la Poudrerie nationale de Toulouse18.

  • 19 ANW, Lettre de la Poudrerie de Toulouse à Worms-Bordeaux, 24 avril 1916.

Service du coton poudre. Le ministre m’informe qu’en raison des difficultés rencontrées auprès du Coal Export Committee pour obtenir les licences d’exportation des charbons calibrés d’Écosse pour grilles mécaniques, il ne lui a été possible de demander, en ce qui concerne la fourniture que votre maison doit faire à la poudrerie de Toulouse, que les licences suivantes : mai : 5 000 tonnes, juin : 5 000 tonnes, juillet : 5 000 tonnes, août : 5 000 tonnes, septembre : 6 000 tonnes. Si ces licences sont accordées, elles vous permettront de satisfaire à une bonne partie de nos besoins à l’aide de grains ou Trebles d’Écosse dont vous n’avez pu, jusqu’ici, faire aucune importation. Pour le surplus, nous vous avions demandé environ 7 000 tonnes par mois, jusque fin juillet, et il y aura lieu de continuer sur le même pied après juillet ; il sera nécessaire que vous cherchiez à exporter d’autres charbons calibrés que ceux d’Écosse, par exemple des Trebles du Fifeshire si on peut les avoir à assez bon compte19.

23L’agence de Rochefort traite le charbon destiné à la Poudrerie nationale de Bergerac :

  • 20 ANW, Lettre de l’agence de Rochefort, 14 août 1916.

M. le sous-secrétaire d’État de l’Artillerie et des Munitions, direction générale des fabrications des poudres & explosifs [précise] que nous aurions à fournir à cette poudrerie, 6 000 tonnes de Trebles par mois au minimum, dans le 4e trimestre 1916, et à partir du 1er janvier prochain, 12 000 tonnes par mois, correspondant à une consommation de 400 tonnes par jour. Le directeur de cette poudrerie aurait demandé également que les vapeurs charbonniers (affrétés au nom de Worms) aient la priorité d’accostage au bassin 3, ou à défaut au bassin 2, et que nous puissions utiliser au moins une des grues à grand débit de l’État20.

  • 21 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 13 septembre 1916.
  • 22 ANW, Lettre du ministère de l’Armement au représentant du Groupement des importateurs charbonniers (...)
  • 23 ANW, Lettre de l’agence de Dieppe, 1er août 1917.

24Au tournant de 1917, Worms obtient aussi l’approvisionnement de la nouvelle poudrerie d’Oissel, par le port de Dieppe21. Celui-ci s’est vu en effet promu au rang d’intermédiaire d’une vaste région d’activités (sur six départements22), d’où plus de transit : en juin 1917, il accueille ainsi « 18 cargaisons pour un total de 5 619 tonnes, transportées par des navires affrétés (dont le Volscian – quarante voyages depuis le début de l’année) et les cargos Cantenac (9 voyages) et Pessac (douze voyages)23 ».

25En 1916 est signé un contrat avec le ministère de la Marine aux termes duquel elle assure un transport mensuel de 8 000 tonnes de charbon entre le Pays de Galles et Brest. En 1918, l’État lui confie l’importation de charbon à Rouen pour les services publics de Paris, et, en particulier pour les secteurs électriques. En septembre 1918, elle négocie la gérance des trois vapeurs de la Société nantaise d’éclairage & de force par l’électricité, correspondant à un ravitaillement de 50 000 tonnes par an. Elle fait aussi tourner ses usines d’agglomération du charbon et de fabrication de briquettes :

  • 24 ANW, Lettre du président de la commission centrale des marchés de la Marine à Worms, 20 décembre 19 (...)

La Marine se trouve dans la nécessité de conclure d’extrême urgence un marché ayant pour objet la fourniture, pendant la période des hostilités, du charbon de terre aggloméré nécessaire aux torpilleurs du Havre. Il serait évidemment désirable qu’en raison de sa destination, ce charbon fût de la qualité dite 3 %, mais les installations de votre usine ne permettraient pas sans doute d’obtenir cette teneur en cendres ; nous nous contenterions en conséquence d’agglomérés à 7 % dont la fabrication devra être soignée24.

  • 25 ANW, 13 mars 1917.

26L’agence du Havre du transporteur approvisionne en houille les clients directs de la maison de négoce, telles la Compagnie française des extraits tinctoriaux & tannants et la Société des chantiers A. Normand – elle-même à la tête du Groupement des constructeurs mécaniciens qui, avec la sienne, représente sept maisons25 » – ou ceux d’autres maisons, telles les Corderies de la Seine :

  • 26 ANW, 6 mars 1917.

Toutes les trois travaillent pour la Défense nationale : à la construction et à la réparation des navires de guerre, à la fabrication d’obus, à la fabrication de cordages et de câbles destinés aux services de la Guerre, de la Marine et à celle d’extraits tannants pour l’Intendance. L’arrêt de ces usines causerait à la population ouvrière et surtout à la Défense nationale un préjudice considérable26.

  • 27 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 24 mars 1917.

27L’usine normande de Schneider (à Harfleur) reçoit également du charbon par Worms, mais il faut dénicher les péniches circulant depuis Le Havre27.

  • 28 ANW, Lettre de l’agence de Marseille, 10 janvier 1917.
  • 29 ANW, Lettre de l’agence d’Alger, 24 mars 1917.

28La Méditerranée s’insère elle aussi dans le réseau Worms : son agence de Marseille gère l’approvisionnement de navires en charbon – dont ceux de la compagnieanglaisePeninsular & Oriental – ettraiteparexemple102 000 tonnes dans le second semestre 1916 ; elle alimente entre autres l’usine gardoise (Salindres) de produits chimiques, dont alumine, d’Alais & Camargue28. L’Algérie dépend elle aussi de l’intermédiaire logistique et maritime de Worms pour ses approvisionnements en charbon britannique, tant pour sa vie courante que, surtout, pour le chargement des soutes des steamers qui fréquentent ses ports. Devant la protestation à propos de la réquisition de 400 tonnes de charbon en mars 1917, le « fonctionnaire nous a dit qu’il la comprenait parfaitement, mais qu’on ne peut admettre l’arrêt du réseau [des chemins de fer] de l’État dans la province d’Oran, celui-ci allant très loin dans le Sud et la sécurité de la colonie étant en jeu. Il n’y avait rien à répondre à cet argument et nous avons seulement émis le regret d’être obligés de suppléer les négociants en charbon d’Oran alors que nous avons à peine de quoi faire face à nos affaires29 ».

29Pourtant, en 1915-1917, on évoque les retards de plus en plus longs dans les livraisons de charbon à la clientèle industrielle ou l’épuisement des stocks (comme dans la province d’Oran en 1917) : c’est que la mécanique des flux d’affrètement, de chargement et de transport s’enraye souvent, faute de navires et de charbon disponible pour la France.

  • 30 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 13 mars 1917.

Ayant de très gros retards dans les livraisons attendues par tous nos clients industriels, et les lots que nous allons recevoir par les SS Tunisie et SS Acadian ne représentant que des parties de chargement, nous sommes dans l’impossibilité de mettre à votre disposition la plus minime quantité du charbon de Cardiff qui va venir par SS Tunisie puisque déjà ce faible réapprovisionnement ne nous permettra que de donner des acomptes sur les licences nominatives dont nos clients ont obtenu l’inscription30.

30Le négociant-transporteur est souvent confronté à des incertitudes difficiles à maîtriser :

  • 31 ANW, « Another factor that gives us much anxiety is our inability to say well in advance what steam (...)

Un autre facteur qui nous donne beaucoup d’anxiété est notre incapacité à dire à l’avance quels vapeurs nous aurons finalement et si les houillères fournissant ces cargaisons exigeront un paiement à quatorze jours ou en espèces avec un rabais de 0,25 %. Tout dépend de leurs exigences une fois les navires chargés31.

  • 32 ANW, Analyse chronologique, année 1915.
  • 33 ANW, Lettre de Cardiff, 27 mars 1915.

31Worms subit la « crise des transports » dénoncée sans cesse par toutes les entités responsables de la guerre économique : en 1915, « l’utilisation par l’armée et le ministère de la Guerre du matériel nécessaire au déchargement des navires provoque l’encombrement des ports et le paiement de surestaries par les armateurs32 ». « Pendant toute la semaine dernière et probablement pendant quelque temps, les opérations commerciales sont pour ainsi dire complètement interrompues, car l’Amirauté britannique continue à avoir des besoins si impérieux que tous ses bateaux passent avant les autres. On paie des surestaries de tous les côtés, et pas mal de gens ont des bateaux en surestaries avant de continuer à les charger par suite du manque de spouts et de charbon. On ne peut absolument plus obtenir de charbons de première classe ou même de qualité secondaire et il en sera ainsi pendant longtemps. On peut acheter seulement quelques petits lots de charbon Cardiff de qualité très inférieure et des charbons médiocres de Newport ou Swansea33. »

  • 34 ANW, Lettre de Cardiff à Paris, 9 septembre 1916.

Nos docks se trouvent surchargés de bateaux dont la plupart attend des cargaisons impossibles à obtenir étant donné les besoins urgents des autorités navales en ce moment. Il n’est pas possible non plus d’acheter des charbons pour livraison immédiate sauf des lots isolés de qualités inférieures à des prix variant de 42/ à 47/6 pour les gros et 25/ à 31/ pour les menus. Les briquettes et les fontes sont [inaccessibles] à n’importe quel prix34.

32La puissance de Worms dans les ports d’outre-Manche est confirmée et utilisée tout à la fois le 28 décembre 1917 : en effet, la Marine lui confie un mandat

  • 35 ANW, Analyse chronologique, année 1917.

aux termes duquel la maison met à la disposition de cette administration son organisation dans tous les ports du Royaume-Uni comme agent général pour la prise immédiate des vapeurs alloués à la France par le Comité interallié et leur gérance jusqu’au moment où ils seront rétrocédés en time charter35.

33En 1918,

en dépit de la réquisition de certains navires et de la destruction de dix de ses unités, la maison réussit à maintenir un trafic aussi régulier que possible entre les ports de l’Atlantique et de la Manche, remplissant ainsi un rôle prédominant dans le ravitaillement des populations civiles et des industriels ; de cette période, date la création de la « ligne du canal de Bristol », reliant Le Havre et Caen à Bristol, Swansea et Newport.

34On peut aussi supposer que c’est ce portefeuille de talents qui explique le développement des affaires de Worms à partir de mars 1918, pour les affrètements de navires et les relais de « charbonnage », pour l’Afrique du Sud, le Mozambique (Delagoa Bay) et Ceylan (Colombo), en association avec les Messageries maritimes.

35Worms soutient les flux du commerce général :

  • 36 ANW, 23 novembre 1915.

Haut-Brion dessert, avec Hypolite-Worms, la ligne hebdomadaire que nous avons créée en juillet dernier entre Bristol-Swansea et Le Havre, dont le trafic est constitué uniquement par des marchandises destinées soit à la Guerre, soit à des fournisseurs travaillant pour son compte. Ces deux vapeurs sont devenus insuffisants pour enlever tout le tonnage qui se présente et après leur départ, il reste sur les quais de Bristol et de Swansea autant de marchandises qu’il en a été embarqué36.

36Sur ce Haut-Brion, par exemple,

  • 37 Ibid.

en cours de débarquement et que la Marine songe à réquisitionner, il y a : 210 tonnes de fonte pour la fabrication d’obus, 18 tonnes de tubes en fer pour des lits d’hôpitaux, 300 paquets de tôles qui doivent servir à la confection d’emballages de grenades destinées à la Serbie, 3 tonnes de clous de fers à cheval, 42 tonnes de coton pour la fabrication de tissus commandés par l’Intendance, huit tonnes de tôles ondulées pour le Génie, 400 tonnes de tôles noires à destination des Ateliers de Besançon et de Saint-Dié, 39 tonnes de bois de pin pour la construction des avions (Établissements Nieuport), sans parler d’un lot de planches réclamé par le Génie britannique et de tôles pour l’armée belge. De lourdes plaques d’acier à l’adresse de la Société de construction des Batignolles sont si impatiemment attendues qu’un convoyeur militaire est venu ici pour en prendre livraison avec des ordres spéciaux émanant du 4e Bureau37.

37Worms se retrouve au cœur des flux interalliés alimentant la machine de guerre grâce à ses trois services entre l’Angleterre et la France : Grimsby-Dieppe, Bristol-Swansea-Le Havre et Newport-Le Havre. En sens inverse, elle bénéficie en 1918 de l’affrètement de ses navires pour des transports de poteaux de mines entre Bordeaux et Bristol pour le compte de la Marine marchande française, puisque Gironde et Landes exportent beaucoup de bois de pin vers le Royaume-Uni.

Worms au service de l’économie du ravitaillement de guerre

  • 38 ANW, Château-Palmer, Suzanne-et-Marie, Château-Yquem, Château-Lafite, Margaux, Hypolite-Worms, Thér (...)

38Worms accentue sa vocation de transporteur assurant du cabotage entre les ports français de l’Atlantique (Dunkerque, Boulogne, Dieppe, Le Havre, Rouen, Brest, Nantes, La Rochelle, Rochefort, Bordeaux, Bayonne), ce qui permet d’alléger la pression mise sur des réseaux ferroviaires surchargés, tant pour les marchandises ou denrées que pour la redistribution de charbon. Il faut un peu de temps pour que les pouvoirs publics comprennent l’importance de ce cabotage, dégagent le personnel nécessaire, à bord et dans les ports (surtout les arrimeurs). Ce sont en particulier entre neuf et quatorze bateaux que Worms utilise entre Bordeaux et le Havre en 1916, par le biais de rotations par navire de douze à quinze jours38.

  • 39 ANW, 16 décembre 1914.

Les neuf vapeurs que nous avons à recevoir à la fin du mois représentent en chiffres ronds 13 000 tonnes ; déjà, le retard de plusieurs de ces navires a accumulé sur la fin du mois des cargaisons que nous aurions dû recevoir plus tôt, et si nous n’avons pas pour chaque arrivage les wagons qui vont nous être nécessaires nous risquons d’avoir un chiffre de surestaries [frais de retard] considérable […]. Nous avons fait ici [au Havre] tout ce qu’il était indiqué de tenter pour obtenir une amélioration, et nous sommes profondément découragés de voir que toutes les autorités qui nous accablent de demandes de renseignements, de statistiques, de déclarations journalières, etc., ne peuvent pas arriver à aboutir à cette solution, cependant simple, puisqu’on dit que le matériel abonde dans bien des gares de triage sur la ligne de Paris, de faire affluer tous les jours un grand nombre de wagons vides et assurer par le nombre de manœuvres nécessaires l’enlèvement des wagons pleins et leur remplacement par ce matériel prêt à charger39.

39Malgré ces cahots, cette économie maritime monte en puissance rapidement.

  • 40 Cf. Claude Malon, « Le Havre important port charbonnier loin derrière Rouen », section in : Claude (...)
  • 41 ANW, Analyse chronologique, année 1915.

40Certains flux classiques d’avant-guerre sont sérieusement perturbés : ainsi, en 1915, on décide l’arrêt de l’exploitation de la ligne entre Bordeaux et Rouen du fait de la diminution du tonnage de marchandises à transporter. En revanche, on crée une ligne hebdomadaire entre Bristol-Swansea et Le Havre40 (juillet 1915), « dont le trafic est constitué uniquement par des marchandises destinées soit au ministère de la Guerre, soit à des fournisseurs travaillant pour son compte41 ». En mai 1915 se produit la reprise du transport de denrées au départ de Bordeaux.

41Worms affirme son rôle clé dans le ravitaillement en charbon, soit par le biais des flux anglo-français, soit par la diffusion par mer du charbon le long des côtes, soit enfin parce qu’elle est capable d’approvisionner la Marine en briquettes de cendres de charbon fabriquées par son usine du Havre. Elle travaille en effet souvent, au sein du ministère de la Marine, avec la direction militaire des services de la flotte, son service central de l’Intendance maritime et son Bureau des approvisionnements de la flotte, des transports généraux et des affrètements. À partir de 1916, elle assure notamment l’approvisionnement des usines d’éclairage et les fournitures de charbon à gaz dans la région de Bayonne et de Pau. Cette fonction d’intermédiaire explique d’ailleurs qu’elle soit elle aussi impliquée, comme toute la filière du négoce charbonnier, dans les polémiques entretenues autour de la forte hausse des cours du charbon quand « la cherté du charbon » devient objet de débat en 1916-1917.

  • 42 Ibid., année 1917.
  • 43 Ibid., année 1918.

42Worms ne se concentre pas seulement sur le transport charbonnier : elle reste une « généraliste », apte à assurer tout type de transport sur ses cargos (ce qu’on appelle general cargo), des cargos affrétés ou remis en gérance par les Autorités. Ainsi, en janvier 1917, elle conclut « une convention avec l’État par laquelle elle s’engage à affecter treize navires à des voyages entre Bordeaux et Dunkerque et à des services de cabotage entre ports français42 ». En 1918, une nouvelle convention est signée avec l’État « aux termes de laquelle la maison s’engage à affecter dix navires à des voyages entre Bordeaux et Dunkerque et au cabotage entre ports français43 ». De même, elle offre à la Marine d’organiser des services de cabotage entre Dunkerque et Bayonne (mai 1918).

  • 44 ANW, 28 août 1918.

Cabotage. La gérance des vapeurs Brésil et Pérou nous a en effet été donnée. Ils doivent assurer le transport de Harfleur à Caen de 2 000 tonnes de tournures métalliques pour le compte de MM. Schneider & Cie puis de Caen à Dieppe de 2 000 tonnes de macadam, le retour de Dieppe au Havre devant se faire soit sur lest soit avec le peu de marchandises diverses que l’on pourra leur donner44.

  • 45 ANW, Thérèse-Marie, 17 mars 1915.
  • 46 ANW, 8 mai 1915.

43Le contenu des cargaisons est en soi banal, dès lors qu’elles sont destinées au ravitaillement courant des régions alimentées par les cités-ports desservies. On relève ainsi sur un navire Bordeaux-Le Havre en 1915 « 300 tonnes foin, 63 tonnes bois, 46 tonnes sucre, 35 tonnes haricots, 32 tonnes tabac, 25 tonnes sel, 6 tonnes bougies45 »« Thérèse-et-Marie. Ce vapeur est parti cette nuit à 11 heures avec 1183 tonnes qui se décomposent comme suit : 848 tonnes farine, 90 tonnes sucre, 81 tonnes café, 41 tonnes lard, 37 tonnes riz, 35 tonnes haricots, 31 tonnes avoine, 9 tonnes sanitaire46 », complétées par 500 tonnes de rails destinés à l’établissement d’une ligne stratégique en Belgique. Du rhum antillais s’ajoute souvent aux cargaisons…

  • 47 Pierre Chancerel, Le marché du charbon en France pendant la Première Guerre mondiale (1914-1921), t (...)

44Quels que soient les types de transport à effectuer, Worms doit s’insérer dans l’économie mixte et de plus en plus « administrée » ou « organisée », comme l’a étudié Pierre Chancerel47 : l’État français définit une organisation centralisée du marché du charbon, par la loi du 22 avril 1916 « sur la taxation et le transport du charbon sous pavillon français », tandis que l’accord Sembat-Runciman (25 mai 1916) impose une taxation du fret et du charbon anglais ; on institue des licences d’importation et d’affrètement, tandis que se crée le Bureau des charbons qui adresse aux autorités anglaises les demandes d’importation et délivre les autorisations. Il faut bien gérer ce qu’on appelle dorénavant « l’économie de pénurie ».

45La nécessité d’une soumission aux carcans de l’économie organisée s’impose de plus en plus fortement ; le contrôle exercé en Angleterre et en France par les autorités et la douane sur les achats de charbon se renforce en juin 1916, et cela impose de mettre en application des mesures adoptées par l’Administration dans l’ensemble des succursales (juillet-août 1916). Worms éprouve notamment des difficultés en 1916 pour obtenir auprès du Coal Export Committee les licences d’exportation des charbons calibrés d’Écosse servant à approvisionner les poudreries nationales de Toulouse, de Bergerac et d’Oissel.

  • 48 ANW, 26 février 1917.

46Worms aide au bon déroulement des échanges transatlantiques et à l’approvisionnement de la France en produits américains et antillais. Ainsi, son dépôt de Bordeaux fournit en charbon de soute, en février 1917, les « vapeurs Europe, des Chargeurs réunis, 1100 tonnes, Sequana, de la Compagnie Sud-Atlantique, 1 200 tonnes, Amiral-Latouche-Tréville, des Chargeurs réunis, 600 tonnes, Espagne, de la Compagnie générale transatlantique, 300 tonnes48. » Il faudrait mesurer le rôle joué par Worms dans les tout nouveaux flux enclenchés par l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 : aucune pièce d’archive n’aborde ce sujet. Mais on sait seulement que, en 1918, elle obtient consignation au Havre des navires de l’American Metal Transport & Cy, de New York.

Le recours à la décentralisation de la manutention et du transit portuaires

47Fort investie dans le transport et l’armement maritimes, Worms dépend fortement des opérations de transit et de logistique dans les ports d’arrivée. Il lui faut sans cesse « mettre de l’huile dans les rouages », tenter de réduire les temps d’attente, d’améliorer le mode de traitement des minéraux et des cargaisons. La pénurie des moyens de transport devient inquiétante :

  • 49 ANW, 30 septembre 1915.

Nous vous communiquons la lettre de la direction des Chemins de fer de l’État à Paris. Vous verrez que le matériel est utilisé aux transports militaires et aux établissements qui travaillent pour la guerre, et le peu qui reste disponible est réparti entre les nombreux expéditeurs placés dans une situation semblable à la nôtre. Le premier navire chargé de charbon pour les établissements de la Marine est arrivé ce matin dans notre port [Rochefort]. Ces charbons seront expédiés avec droit de priorité à Ruelle, Indret, Châtellerault, Le Ripault. C’est le premier arrivage des 37 000 tonnes dont nous vous avons parlé il y a quelque temps. Avec ces arrivages et ceux de l’État, les postes de déchargement seront la plupart du temps occupés par ces deux administrations aussi bien au bassin 2 qu’au bassin 3, et tous les wagons disponibles seront réservés pour ces navires. La situation devient de plus en plus mauvaise49.

  • 50 ANW, 2 octobre 1915.

48Par suite du manque de wagons, la Marine de Rochefort aurait l’intention de réquisitionner les gabares faisant le service des eaux-de-vie entre Cognac et Tonnay-Charente, afin de se servir de ces moyens de transport pour envoyer du charbon à Ruelle des navires attendus ici. Cette administration aurait demandé également la priorité des places à quai pour le déchargement de ses navires50.

49Parfois, la puissance publique décide de prendre en charge elle-même ces flux, comme quand est mise en œuvre la prise de contrôle complet par l’Administration de la réception à Dieppe et de la distribution des charbons domestiques dans les départements limitrophes en août 1917.

50Généralement, Worms reste au cœur des dispositifs logistiques. Mais, en 1917, elle décide de transférer les opérations sur marchandises (pour compte de la Marine notamment) à des filiales spécialisées, du fait de l’importance croissante de ces activités, qui ne permet plus leur exploitation par les simples succursales portuaires. En juillet 1917, elle monte la Compagnie charbonnière des appontements de Bassens et de Lagrange (près de Bordeaux), dédiée à la manutention et au transbordement de matières pondéreuses et de marchandises diverses dans les ports français et étrangers. Elle entre au capital de Basile Have & Cie (à Rouen), lors de la transformation de cette commandite en société anonyme, rebaptisée Compagnie charbonnière de manutentions & de transports en août 1917. Worms déploie ainsi ses ramifications en un groupe confédéral, par le biais de ces filiales installées sur le métier de transitaire. Ce mode de déconcentration de la gestion doit procurer plus d’efficacité à ces entreprises spécialisées, avec des processus de décision de proximité et une offre des prestations à d’autres maisons que Worms elle-même, d’où une meilleure rentabilité.

51La guerre industrielle a surtout reposé sur des entreprises de grande taille et leurs réseaux de fournisseurs, sur les arsenaux, sur les systèmes productifs cristallisés dans chaque branche ou région, ainsi que sur d’intenses flux ferroviaires. Pourtant, à son échelle, la maison Worms est particulièrement représentative de la guerre économique puisqu’elle constitue un rouage de la grande machine de circulation maritime des matériaux, sources d’énergie, matériels et hommes. Ce n’est pas un géant du négoce ou de l’armement maritime à la dimension des océans mondiaux ; mais c’est une grande société française.

  • 51 Faire figurer un peu d’histoire du secteur tertiaire dans ce livre d’Hommages permet de rappeler co (...)

52Ce n’est pas seulement une entreprise de services, dotée d’un capital immatériel – portefeuille de savoir-faire dans le transport, la manutention et le transit, le stockage – et d’un réseau relationnel – armées, administrations publiques, industriels, chantiers navals. C’est aussi un groupe fort de ses participations ou de ses succursales qui gèrent des entités de manutention dotées d’équipements de bonne taille (grues portuaires, etc.), fort bien entendu de sa propre flotte de cargos et minéraliers – malgré les pertes subies dans la guerre maritime – et enfin, hors de notre champ d’étude, fort de son rôle dans le programme d’installation d’un grand chantier naval à Rouen-Le Trait51.

Notes

1 Nous utilisons tout au long de ce texte les magnifiques archives numérisées de la maison Worms (ANW). Voir le site [http://www.wormsetcie.com/en/Table/Archives/], animé par Christian Lebailly [christian.lebailly@phoramm.lu]. Ces archives numérisées contiennent 483 textes pour la période 1914-1918.

2 Hubert Bonin, La France en guerre économique (1914-1919), Genève, Droz, 2018.

3 ANW, 1er août 1914.

4 Ibid., 8 août 1914.

5 Ibid.

6 Ibid., 20 août 1914.

7 ANW, Analyse chronologique, année 1914.

8 Ibid.

9 Le Barsac transportait un chargement de nickel entre Brest et Le Havre.

10 ANW, 19 février 1918.

11 ANW, Lettre du président de la Chambre de commerce d’Oran, 1er février 1917.

12 ANW, Lettre de l’agence du Havre au commissaire aux Transports maritimes & à la Marine marchande, 30 mai 1918.

13 ANW, Lettre de Louis Loucheur, sous-secrétaire d’État des fabrications de guerre, au président de la Chambre de commerce du Havre, 11 septembre 1917.

14 ANW, 1er août 1914.

15 ANW, Analyse chronologique, année 1914.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 ANW, 6 avril 1916.

19 ANW, Lettre de la Poudrerie de Toulouse à Worms-Bordeaux, 24 avril 1916.

20 ANW, Lettre de l’agence de Rochefort, 14 août 1916.

21 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 13 septembre 1916.

22 ANW, Lettre du ministère de l’Armement au représentant du Groupement des importateurs charbonniers du port de Dieppe, 6 août 1917.

23 ANW, Lettre de l’agence de Dieppe, 1er août 1917.

24 ANW, Lettre du président de la commission centrale des marchés de la Marine à Worms, 20 décembre 1914.

25 ANW, 13 mars 1917.

26 ANW, 6 mars 1917.

27 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 24 mars 1917.

28 ANW, Lettre de l’agence de Marseille, 10 janvier 1917.

29 ANW, Lettre de l’agence d’Alger, 24 mars 1917.

30 ANW, Lettre de l’agence du Havre, 13 mars 1917.

31 ANW, « Another factor that gives us much anxiety is our inability to say well in advance what steamers we shall have finishing and whether the collieries supplying said cargoes will or will not at the last moment want payment at 14 days or in cash less a 1/4 per cent, discount ; so much depends on how their requirements may stand when vessels are loaded », lettre de Worms-Cardiff à Worms-Paris, 17 avril 1916.

32 ANW, Analyse chronologique, année 1915.

33 ANW, Lettre de Cardiff, 27 mars 1915.

34 ANW, Lettre de Cardiff à Paris, 9 septembre 1916.

35 ANW, Analyse chronologique, année 1917.

36 ANW, 23 novembre 1915.

37 Ibid.

38 ANW, Château-Palmer, Suzanne-et-Marie, Château-Yquem, Château-Lafite, Margaux, Hypolite-Worms, Thérèse-et-Marie, Sauternes, Pontet-Canet, Michel, 21 février 1917.

39 ANW, 16 décembre 1914.

40 Cf. Claude Malon, « Le Havre important port charbonnier loin derrière Rouen », section in : Claude Malon, « Travailler à l’arrière. L’économie havraise et l’effort de guerre de 1914 à 1918 », Cahiers havrais de recherche historique, no 73, 2015, p. 245-276.

41 ANW, Analyse chronologique, année 1915.

42 Ibid., année 1917.

43 Ibid., année 1918.

44 ANW, 28 août 1918.

45 ANW, Thérèse-Marie, 17 mars 1915.

46 ANW, 8 mai 1915.

47 Pierre Chancerel, Le marché du charbon en France pendant la Première Guerre mondiale (1914-1921), thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Michel Lescure, soutenue à l’Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense le 12 novembre 2012. Voir aussi : Georges Sardier, Le ravitaillement en charbon pendant la Guerre, Paris, L. Barnéond, 1920. Maurice Olivier, La politique du charbon (1914-1921), Paris, Alcan, 1922.

48 ANW, 26 février 1917.

49 ANW, 30 septembre 1915.

50 ANW, 2 octobre 1915.

51 Faire figurer un peu d’histoire du secteur tertiaire dans ce livre d’Hommages permet de rappeler combien la coopération intellectuelle, historienne et amicale entre le spécialiste de l’industrie qu’est Philippe Mioche et celui des services que je suis aura été un long compagnonnage de route, en particulier au comité historique de la Société générale ou même autour de l’histoire économique de La Guadeloupe par le biais de la lecture d’archives à Bordeaux.

Auteur

Professeur émérite en histoire économique à Sciences Po Bordeaux, & à l’umr Gretha-Université de Bordeaux

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