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Aux marges de la médecine

 | 
Olivier Faure

Professions voisines et formations marginales

Chapitre II. Les pharmaciens et le médicament1

Texte intégral

  • 1 Article publié dans Christian Bonah, Anne Rasmussen, dir., Histoire et médicament aux xixe et xxe s (...)

1Contrairement à ce que disent tous les travaux qui y sont consacrés, l’histoire des pharmaciens français au xixe siècle n’est plus totalement terra incognita, même si les travaux dispersés sont loin d’être aussi nombreux que ceux qui ont été consacrés aux médecins et officiers de santé de la même époque.

  • 2 Georges Dillemann, Henri Bonnemain, André Boucherle, La pharmacie française ; ses origines, son his (...)
  • 3 Cités tout au long de ce texte auxquels il faut ajouter, même s’il porte surtout sur le xxe siècle, (...)

2La littérature disponible se répartit en deux catégories. Les ouvrages rédigés par les professionnels sont moins nombreux mais plus solides et moins hagiographiques que ceux écrits par les médecins sur leur corporation. Ils permettent de faire clairement le point sur les aspects juridiques fort complexes qui régissent l’enseignement et la pratique de la pharmacie2. Il s’y ajoute depuis quelques années des travaux d’historiens, essentiellement des thèses et des articles3, plus souvent centrés sur le médicament que sur une étude sociale classique des professionnels. Ces travaux ont solidement établi deux faits majeurs. La pharmacie connaît tout au long du xixe siècle une croissance importante de ses effectifs. Cet essor est l’un des signes parmi d’autres du succès phénoménal que rencontre le médicament auprès d’un très large public qui n’hésite pas à se le procurer ailleurs que dans les officines légales. Ce médicament est de plus en plus et très vite fabriqué en dehors des officines qui se convertissent partiellement en simples comptoirs de vente de produits dont elles ne contrôlent plus la qualité.

  • 4 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, op. cit., p. 41-52. Id., « Le succès d (...)

3 Pour ne pas répéter les éléments déjà établis ailleurs4 et dans l’ouvrage dont est tiré cet article, celui-ci délaisse le statut juridique du médicament et l’essor des officines pour se focaliser sur les stratégies de la profession face aux problèmes nouveaux qu’elle doit affronter. Plus que sur le détail des débats, le texte souhaite en proposer une lecture interprétative.

Une profession subalterne mais dynamique

4Malgré les apparences, la loi du 21 germinal an XI qui réglemente l’enseignement et la pratique de la pharmacie n’est pas le pur décalque de celle votée le mois précédent (19 ventôse) qui réorganise l’exercice de la médecine.

Un statut modeste

  • 5 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 41-47.

5Certes, les parentés sont nombreuses. La loi confie aux pharmaciens légalement reçus le monopole de la vente des médicaments au public. Elle confie aussi à l’État la surveillance de la formation et de la réception au grade de pharmacien. Comme pour la médecine, elle établit deux catégories hiérarchisées de pharmaciens, même si la distinction officielle entre la première et la deuxième classe n’est introduite qu’avec le décret d’août 1854. La première est constituée par les pharmaciens reçus dans trois écoles établies là où sont les facultés de médecine (Paris, Montpellier et Strasbourg). À l’issue de trois années d’études après le baccalauréat et de trois années de stage dans une officine, le pharmacien ainsi reçu peut exercer dans l’ensemble du territoire national. D’autres pharmaciens sont, comme les officiers de santé, reçus par des jurys départementaux après avoir effectué huit années de stage. Aucun diplôme préalable ni études ne sont dans ce cas exigés. Si les examens sont moins nombreux et moins coûteux que dans les écoles, le lauréat ne peut exercer que sur le territoire du département pour lequel il a été reçu. Comme en médecine, la loi prévoit la création d’un troisième « corps » de professionnels, les herboristes, dont l’exercice est si limité qu’il risque d’introduire de nombreux empiétements. À l’image des sages-femmes en médecine, les herboristes ne peuvent théoriquement exercer qu’une partie de l’art pharmaceutique et ne vendre que des plantes médicinales, simples et indigènes. Comme celle de ventôse, la loi de Germinal veut à la fois limiter le nombre des pharmaciens tout en les mettant à la portée du plus grand nombre des habitants5.

  • 6 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 51-56 et 62.

6Pourtant, les différences l’emportent sur les parentés. De façon symbolique, la loi refuse d’appeler facultés les écoles supérieures de pharmacie. Sans changer de nom, celles-ci n’intègrent le giron de l’Université qu’en 1840. La loi dénie aux pharmaciens qui y seront reçus le droit de porter le titre de docteur. Ils devront se contenter longtemps de l’appellation officielle de pharmacien de première classe même s’ils ont soutenu une thèse, officieuse de 1803 à 1841, facultative de 1841 à la fin du siècle, ou d’université à partir de 1898. Le doctorat d’État en pharmacie n’est officiellement créé qu’en 1939 alors qu’il existe quatre facultés mixtes de médecine et de pharmacie depuis 1875 (Lyon, Bordeaux, Toulouse et Lille) et quatre facultés de pharmacie depuis 1920 (Paris, Montpellier, Nancy, Strasbourg6).

  • 7 Ibid., p. 41-46.

7La législation ne se contente pas de marquer les hiérarchies mais introduit la subordination du pharmacien au médecin. Quel que soit leur grade, les pharmaciens sont reçus par des instances dans lesquelles les médecins ont le rôle majeur. Dans les écoles, les professeurs de pharmacie se voient adjoindre deux collègues de la faculté de médecine lorsqu’il faut délivrer les diplômes de pharmaciens. Les jurys départementaux sont présidés par un professeur de la Faculté de médecine à laquelle chaque département est rattaché. Il est composé de deux médecins auxquels on adjoint quatre pharmaciens reçus dans les écoles supérieures lorsqu’il s’agit de recevoir les pharmaciens de la seconde catégorie. Le jury ainsi composé, accompagné éventuellement d’un commissaire de police, est aussi chargé d’inspecter chaque année les officines et de saisir l’autorité judiciaire s’il y a lieu. Cette disposition, qui n’a pas d’équivalent chez les médecins, montre que, si les pharmaciens sont une profession libérale – il n’existe pas de limitation des officines avant 1941 –, celle-ci est soumise à un contrôle. L’inspection a pour objet de vérifier que les pharmaciens ne vendent que des remèdes prescrits par le médecin (remèdes magistraux) ou conformes au Codex (remèdes officinaux), les uns et les autres ne pouvant être vendus que sur ordonnance. L’inspection doit dénoncer la vente de remèdes secrets par le pharmacien et dénoncer la publicité qu’il en ferait, les deux activités étant formellement interdites par la loi. Si l’exercice de la pharmacie est théoriquement soumis à l’ordonnance du médecin, la loi laisse libre le commerce de gros des drogues simples et des remèdes composées. Les droguistes sont si peu exclus de l’univers de la pharmacie que la loi prévoit leur inspection par le jury médical. Celui-ci doit aussi visiter les épiceries, boutiques de liquoristes dans lesquelles risquent de se trouver des remèdes. Contrairement à la médecine, la loi n’instaure pas un monopole strict et fait une large part aux intérêts du commerce et de l’industrie7.

Des pharmaciens d’origine modeste

8En faisant de la pharmacie une profession ouverte aux jeunes gens dépourvus de formation intellectuelle, en les subordonnant aux médecins et en les assimilant peu ou prou à de simples commerçants, la loi rendait théoriquement la profession peu prestigieuse. En permettant un recrutement large par le biais des jurys, elle renforçait les risques de voir la profession envahie par des aventuriers et perdre encore d’un prestige limité.

  • 8 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 69-70.
  • 9 Muriel Salle, Les pharmaciens à Lyon dans la seconde moitié du xixe siècle, mémoire de maîtrise, Ly (...)
  • 10 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 70-71.
  • 11 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 188.

9Plus encore que la médecine et l’officiat de santé, la pharmacie voit ses effectifs croître vigoureusement. En l’espace de dix ans les trois écoles à elles seules recrutent près de 600 nouveaux pharmaciens. En un demi-siècle plus de dix mille jeunes hommes embrassent la profession, soit plus de 200 par an. Une nette majorité (57 %) des nouveaux diplômés sont reçus par les jurys8. Malgré les réformes dont on reparlera, la situation ne change pas après 1854. Dans les vingt années qui suivent, le nombre annuel de réception atteint 367 et la proportion des pharmaciens de seconde classe devient écrasante (75 %9). Aux débuts de la Troisième République, les secondes classes représentent les deux tiers des 6 000 pharmaciens de France et même 40 % des 820 pharmaciens parisiens10. La vigueur du recrutement des diplômés de seconde classe est en grande partie responsable de la croissance des effectifs de la profession. Si les pharmaciens sont rares au début du siècle, ils sont au moins 4 000 en 1847, 6 000 en 1875, plus de 11 000 à la veille du premier conflit mondial11.

  • 12 Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814-1851)(...)
  • 13 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens français au xixe siècle : des débats natio (...)
  • 14 Ibid., p. 172-173.
  • 15 Olivier Faure, « Les sages-femmes en France au xixe : médiatrices de la nouveauté », dans Patrice B (...)

10Ce recrutement massif opéré en priorité dans les rangs de la seconde classe ouvre la profession à des catégories sociales modestes. Si la sociologie des pharmaciens du xixe siècle est loin d’être parfaitement connue, tous les résultats partiels et tous les indices indirects mettent en valeur l’importance des recrutements dans le monde du petit commerce et de l’artisanat. Certes la reproduction sociale n’est pas absente mais elle touche surtout les pharmaciens du premier ordre, en particulier les élèves de l’école supérieure de Paris. Sous la monarchie censitaire un élève sur cinq y est fils de pharmaciens12. Cette proportion passe en dessous du dixième (8 %) chez les 300 pharmaciens qui ont exercé en Saône-et-Loire pendant tout le siècle13. En tenant compte des collatéraux, on arrive péniblement dans ce département à un quart de pharmacies acquises par héritage et la transmission ne dépasse pas la deuxième génération. On ne trouve qu’une seule véritable dynastie, celle des Grataloup-Lacroix, qui s’étend sur quatre générations14. À Lyon comme en Saône-et-Loire, ce sont les fils de boutiquiers et d’artisans qui l’emportent même si l’étroitesse des échantillons ou la maladresse des regroupements ne permettent pas de rentrer dans le détail. À titre d’hypothèses, il semble que les pharmaciens se recrutent surtout dans les professions qui ont affaire au public. Cela va de soi pour les commerçants mais se confirme pour les artisans chez qui les « indépendants » en contact avec un public varié, comme les maréchaux-ferrants, quincailliers, horlogers, semblent l’emporter sur les artisans intégrés dans le système proto-industriel comme les chapeliers ou les tisseurs. L’importance des instituteurs, et derrière eux des facteurs, gendarmes, percepteurs et greffiers laisse deviner un recrutement au sein de familles dynamiques assez semblables à celles que l’on trouve chez les ascendants des sages-femmes de la même époque15. Les origines géographiques et le déroulement des carrières confirment cette impression.

  • 16 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 161.
  • 17 Olivier Faure, La médicalisation de la société française au xixe siècle dans la région lyonnaise th (...)
  • 18 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 222-223.

11Les pharmaciens de Saône-et-Loire viennent plus volontiers des régions ouvertes (le couloir séquanien, le vignoble, le Brionnais-Charolais) ou en mutation (la région du Creusot Montceau-les-Mines) que des régions rurales isolées16. Issus de familles dynamiques, les pharmaciens sont aussi très mobiles. Sans que l’on sache ce qui est dû aux traditions corporatives, aux difficultés de la profession ou au goût de l’aventure, on doit noter la très grande mobilité qu’implique la pratique du stage préalable en officine. Il n’est pas rare qu’un futur pharmacien de province parcoure la France et fréquente différentes grandes villes (en priorité Lyon et Paris) lors de ses stages. Cette mobilité affecte aussi le pharmacien installé. Si le recrutement local tend à s’imposer, il n’est jamais total et souffre des exceptions nombreuses. Ainsi, les pharmaciens lyonnais du début du siècle sont majoritairement nés hors de l’actuelle région Rhône-Alpes17. L’attraction du marché lyonnais n’est pas la seule raison de cette migration puisqu’on trouve quand même 10 % de réels forains parmi les pharmaciens d’une Saône-et-Loire beaucoup plus rurale et moins attractive. Dans une moindre mesure, les changements dans le cadre d’un même département ne sont pas rares et affectent un pharmacien de Saône-et-Loire sur sept. La gestion simultanée de plusieurs pharmacies, plus rare, peut aussi être attribuée à la recherche du gain qu’impose la modestie des origines sociales. La mobilité est aussi largement due aux disparités qui règnent entre les officines. Les chiffres d’affaires annuels et les prix de vente des pharmacies peuvent varier de 3 000 à 80 000 francs dans le dernier tiers du siècle. Même dans une région délimitée le prix peut aisément varier du simple au triple lors de la même période selon que l’officine se trouve dans une préfecture où un simple chef-lieu de canton18. Jointes à la modestie des origines, ces disparités n’encouragent pas seulement la mobilité géographique, elles poussent au dynamisme et à l’innovation. Les conditions dans lesquelles s’exerce le métier accentuent encore le mouvement.

Une profession dans la tourmente

12Le pharmacien n’est pas seulement confronté à la croissance des effectifs mais aussi au déferlement de l’exercice illégal. Celui-ci est beaucoup plus développé qu’en médecine pour plusieurs raisons et pas seulement parce qu’il est plus simple, plus anodin de vendre des produits venus d’ailleurs plutôt que de poser des diagnostics et de pratiquer des actes thérapeutiques. En créant une profession tout en lui interdisant les moyens de vivre décemment, la loi de Germinal condamnait les herboristes à l’illégalité. Dès le début, et de façon apparemment systématique, les herboristes (essentiellement des femmes installées dans des grandes villes) tiennent des pharmacies complètes dans leurs arrières boutiques.

  • 19 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 49-58.

13Laissant libre le commerce de gros des drogues médicinales, la loi ne pouvait empêcher les droguistes de livrer leurs produits au poids médicinal et surtout de les vendre à d’autres. Profitant du flou de la frontière entre le produit alimentaire et le médicament, les épiciers, les liquoristes, les confiseurs vendent très vite des substances que l’on trouve aussi en pharmacie. Dans les campagnes encore peu desservies par un réseau commercial, la concurrence vient plutôt des religieuses dont le nombre s’accroît de façon vertigineuse. Fortes des traditions soignantes propres au clergé, encouragées par les administrations hospitalières à ouvrir des pharmacies illégales qui leur feront faire des économies, les religieuses bénéficient aussi de la tolérance voire du soutien à peine voilé des autorités administratives et judiciaires. En effet alors que les religieuses profitent de leur aura charitable et cléricale, les pharmaciens ont mauvaise presse et souffrent tout autant de leurs manœuvres souvent intéressées que de leurs origines sociales obscures qui les tiennent en marge du monde des vrais notables. Au-delà, la tolérance et le laxisme s’étendent à tous les contrevenants19. À l’heure où la liberté et la concurrence sont la règle absolue, où le commerce et l’industrie deviennent les moteurs de la croissance, il n’est pas évident de traiter le médicament différemment des autres produits. Le contrôle de ce commerce est d’autant plus mal compris que l’on ignore la nocivité du médicament dont on moque l’inutilité et l’innocuité.

  • 20 Sophie Chauveau, « Les origines de l’industrialisation de la pharmacie avant la première guerre mon (...)
  • 21 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 73-74.

14Le recours aux droguistes et grossistes, et la généralisation des remèdes secrets, devenus spécialités, bouleversent totalement la pratique de la pharmacie. Les recherches de terrain démentent les discours dénonciateurs qui décrivent toujours la spécialité comme une nouveauté pour mieux faire miroiter la possibilité d’enrayer sa marche et de revenir aux pratiques traditionnelles qui auraient disparu depuis peu. Répété tout au long du siècle, ce discours démontre ainsi lui-même son inanité. On sait que les premières drogueries en gros de Paris se créent entre 1815 (Ménier) et 1834 (Dausse)20. Josée Lasselain a découvert plus récemment que ces maisons existent aussi en province dès le début du siècle, non seulement à Lyon (Debar en 1801) mais aussi à Autun, Chalon, Louhans et sans doute dans beaucoup d’autres petites ou très petites villes21. Ces créations accompagnent et encouragent le recours des pharmaciens aux grossistes. Là aussi, le mouvement est très vite général et dépasse les seules grandes agglomérations. Dès 1816, les pharmaciens de Mâcon regrettent que « toutes les préparations chimiques et la plupart des médicaments officinaux sont achetés à Lyon chez des droguistes ou des pharmaciens ». La pratique est si répandue que dès 1825, le rapport Corbière à la Chambre des Pairs signale déjà que :

  • 22 Ibid., p. 98 et 229.

Depuis quelques années, le pharmacien s’adresse presque toujours au commerce pour se procurer les matières dont il a besoin pour exécuter les ordonnances des médecins. Ce qui se passait sous les yeux des élèves ne se fait qu’au loin dans quelque manufacture de produits chimiques22.

  • 23 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 306 et suivantes.

15Le décalage entre le discours et la pratique est encore plus flagrant en ce qui concerne la vente des remèdes secrets puis des spécialités. Là aussi le problème majeur n’est pas celui de l’opposition entre, d’un côté une minorité de « spécialistes », voués au commerce et aux gémonies et de l’autre une majorité de pharmaciens restés d’honnêtes artisans. Malgré des différences évidentes et des conflits entre ceux qui les produisent et ceux qui les achètent, tous les pharmaciens ont affaire très tôt aux spécialités. À nouveau l’exemple de la Saône-et-Loire montre à merveille la précocité et l’ampleur du problème. Au moins dès les années 1830, les dépôts-ventes de remèdes secrets ne se trouvent pas seulement dans les villes principales mais ils pénètrent dans les bourgs et les chefs-lieux de canton. Si les pharmaciens n’en sont pas les seuls tenanciers, ils sont majoritaires. Trente ans plus tard, plus du quart des pharmaciens acceptent le dépôt d’un produit. La baisse ultérieure du nombre de pharmaciens nommément cités dans les publicités ne saurait masquer la banalisation du dépôt-vente dans les pharmacies. Désormais, les principaux produits sont systématiquement disposés dans toutes les pharmacies23. Parmi les dépositaires, on retrouve aussi bien des pharmaciens débutants que ceux qui ont pignon sur rue et dénoncent officiellement les remèdes secrets. Selon toute vraisemblance, tous les pharmaciens de la fin du siècle sans exception ont vendu des spécialités.

  • 24 Ibid., p. 312-313.
  • 25 Ibid., p. 314.
  • 26 Ibid., p. 224. Sur la Pharmacie centrale de France : Nicolas Sueur, La pharmacie centrale de France (...)
  • 27 Josée Lasselain, La professionnalisation…, op. cit., p. 211.

16La fabrication des dits remèdes secrets est à peine moins répandue. Certes on les connaît surtout par les publicités qui accentuent le poids des fabricants installés dans les grandes villes. Néanmoins la publicité est très tôt à la portée des pharmaciens d’officine même s’ils résident dans de modestes bourgs. Au moins quinze pharmaciens de Saône-et-Loire y ont recours à partir de 1817. Si les premiers résident à Chalon ou Mâcon, des pharmaciens de Marcigny, Chagny, Cluny accèdent à la publicité dès les années 184024. À partir de ces données départementales, et si l’on tient compte des spécialités destinées à la clientèle locale, connues par le seul bouche à oreille, il n’est pas exclu qu’une majorité, ou au moins une forte minorité, des pharmaciens français du xixe siècle aient produit un jour ou l’autre une spécialité. Parfaitement illégal, ce commerce est soumis aux seules règles de la concurrence la plus débridée. Celle-ci opère naturellement une sélection mais la concentration est loin de régner à la fin du xixe siècle. La concurrence semble laisser ses chances à chacun. Au-delà des réussites bien connues des grossistes parisiens ou lyonnais dont sortirent les laboratoires, des pharmaciens de province sans doute dépourvus de capitaux réussissent à dépasser le stade de l’artisanat. Installé à Mâcon en 1879, Jean-Pierre Dubost se lance dans la publicité dès l’année suivante. Dix ans plus tard, grâce aux bénéfices sans doute considérables que lui a fourni une politique systématique de bas prix, il publie un Agenda de la santé de 254 pages, dans lequel il vante plus de 150 spécialités dont une centaine produites par ses soins25. Son confrère Amédée Jeandet suit une autre voie. Après avoir tenté de faire breveter sans succès deux remèdes de son invention, il quitte Chalon-sur-Saône pour le bourg voisin de Verdun-sur-le-Doubs où il se spécialise dans la fabrication des mouches de Milan, célèbre et antique vésicatoire. Son succès ne tient ni à son génie technique, ni à son entregent publicitaire mais au contrat de sous-traitance qu’il passe avec la puissante Pharmacie centrale de France26. Sans s’intégrer aussi nettement aux structures capitalistes, d’autres pharmaciens, comme Besson à Chalon-sur-Saône, s’associent avec des négociants pour constituer des sociétés (au moins en nom collectif) vouées au commerce de la droguerie, des produits chimiques et de pharmacie27.

Une situation sociale médiocre

  • 28 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments en France au xixe siècle », Bulletin de la s (...)
  • 29 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 60 et 75-76.
  • 30 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 224.

17On peut largement attribuer à ces transformations à la fois la croissance du nombre des pharmaciens et le maintien voire l’amélioration de la situation matérielle de chacun. L’impression d’une aisance globale croissante émise il y a longtemps semble confirmée28. À Lyon la presse syndicale, peu suspecte d’optimisme, signale dès 1875 un chiffre d’affaires moyen de 14 à 15 000 francs. Dans la même ville, plus de la moitié des pharmaciens de la deuxième moitié du siècle ont un domestique et un sur dix en emploie deux. 30 % des officines salarient au moins un employé et 7 % deux ou trois29. En Saône-et-Loire un quart des pharmaciens de la première moitié du siècle sont inscrits sur les listes électorales censitaires, ce qui les classe dans une large aisance30. Présentes, les faillites sont rares et la fuite du métier limitée.

  • 31 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 113-114.
  • 32 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 259-260.
  • 33 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois et leurs organisations professionnelles », Revue dr (...)

18Néanmoins, les pharmaciens sont loin d’atteindre le prestige social des médecins. Faute de disposer d’études solides sur le devenir des fils et filles de pharmaciens, la rareté des positions électives occupées par les pharmaciens peut provisoirement servir de révélateur des limites de l’ascension sociale des pharmaciens. À Lyon, qui passe, peut-être à tort, pour une ville médicale, le conseil municipal ne compte entre 1870 et 1914 que huit pharmaciens dont le rôle est des plus discrets. Un seul, Paul Cazeneuve (1852-1934), joue un rôle politique important comme député, sénateur, président du Conseil général mais il est bien peu représentatif de la profession puisqu’il est aussi docteur en médecine et professeur de faculté31. Dans le département voisin de Saône-et-Loire, 15 pharmaciens sur 346 (4 %) sont élus dans les instances locales. Parmi eux, trois seulement dépassent la fonction de conseiller municipal. Deux siègent dans un conseil d’arrondissement et un seul au conseil général32. Dans la Drôme aussi, les pharmaciens, politiquement engagés à gauche dès 1848, ne jouent pas les premiers rôles et trois d’entre eux seulement occupent des responsabilités électives qui ne dépassent pas le conseil d’arrondissement33.

  • 34 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 259.
  • 35 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois… », art. cit.

19Au niveau national, on ne compterait, outre Cazeneuve, que trois députés pharmaciens (Hippolyte Faure [1816-1907], César Duval [1841-1910], Placide Astier [1856-1918]) dans les années où sont débattus les projets de réforme de la loi de Germinal34. Le nombre de parlementaires pharmaciens ne s’est pas réduit aux trois personnages précédemment cités. Faute d’enquête systématique sur ce point, on peut seulement ajouter à la liste le député socialiste de l’Hérault élu en 1910, Édouard Barthe (1882-1949), pharmacien de seconde classe et fier de l’être35. Cette faible représentation dans les instances politiques est souvent invoquée pour expliquer l’incapacité des pharmaciens à se faire entendre. Pourtant, plus que leur faiblesse sociale, ce sont leurs divisions et plus encore leurs hésitations qui peuvent rendre compte de l’impossibilité de réformer pendant plus d’un siècle une loi bafouée depuis le début.

Une profession hésitante

20Dans la France du xixe siècle, la situation « morale » des pharmaciens, devient de plus en plus inconfortable. D’un côté, ils vivent de plus en plus de la spécialité qu’ils fabriquent ou vendent. Ils en tirent des moyens d’existence plus ou moins confortables. De l’autre, ils ont le sentiment d’appartenir à une profession honorable qui ne saurait ériger le profit et le commerce en valeur. La loi inspirée du prestigieux modèle médical les empêche de calquer leur discours sur la réalité. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les hésitations de la profession ne s’expliquent pas seulement par le conflit qui opposerait une minorité de spécialistes puissants à une majorité de praticiens restés d’honnêtes artisans. La frontière entre le « spécialisme » et la tradition passe à l’intérieur de chaque pharmacien. Le fait est particulièrement net chez ceux qui prétendent parler au nom de la profession et dont le discours devient vite inaudible pour les autorités chargées d’arbitrer et de décider. Ainsi s’expliquerait l’impossibilité d’aboutir durant plus d’un siècle à la réforme d’une loi dont chacun sait très vite qu’elle n’est ni respectée ni adaptée.

Une unanimité de façade

21En apparence tout est clair. Face à des problèmes proches de ceux que connaissent les médecins, l’encombrement, la concurrence et les dérives qu’ils entraînent, les pharmaciens éprouvent les mêmes sentiments et, en léger décalage, optent pour les mêmes institutions, les mêmes discours et les mêmes stratégies. Au sein de la profession pharmaceutique, des voix s’élèvent très vite pour dénoncer l’exercice illégal et les méfaits de l’encombrement, stigmatiser les dérives commerciales de certains de ses membres et revendiquer un retour aux traditions corporatives.

  • 36 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 341.
  • 37 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 144-158.

22Les sociétés de pharmacie apparaissent dans les grandes villes dès le début du siècle (Paris en 1803, Lyon en 1806) sous l’impulsion des membres des anciennes communautés. La stratégie consiste à asseoir le prestige de la nouvelle profession en encourageant les recherches scientifiques et en se mettant au service des autorités pour améliorer la santé publique. Très vite, la défense des intérêts professionnels immédiats semble prendre la première place. Cette préoccupation apparaît dès 1825. À Paris, elle se traduit par la création d’une association spécifique, la Société de prévoyance de la Seine36. À Lyon, la Société de pharmacie crée la même année une commission du contentieux qui adresse trois ans plus tard aux autorités un mémoire « sur les abus, délits et contraventions qui compromettent de plus en plus l’art de la pharmacie, l’intérêt des pharmaciens, la santé et la vie de nos concitoyens37 ». Au milieu du siècle, dans le sillage du Congrès médical de 1845 apparaissent d’autres associations de défense professionnelle comme la Société d’émulation et de prévoyance des pharmaciens de l’Est fondée en 1847, la Société de l’Ouest et de multiples regroupements départementaux (Haut-Rhin, Bas-Rhin, Haute-Garonne, Indre-et-Loire).

  • 38 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments… », art. cit., p. 35.

23Outre ces sociétés, la profession voit naître des ouvrages ou revues professionnelles comme l’Officine (1844) ou le Répertoire de pharmacie lancé en 1845. Cette première mobilisation, encore peu connue, culmine dans la pétition adressée en 1850 au ministre du commerce, le chimiste Jean-Baptiste Dumas (1800-1884) et signée par la moitié des praticiens, soit 2 000 individus38. Imitant leurs consœurs médicales, les sociétés pharmaceutiques se réunissent en de multiples congrès (1856, 1867, 1876) dont le dernier cité débouche sur la création de l’Association générale des pharmaciens de France (1878), fidèle copie de son équivalent médical créé vingt ans plus tôt.

  • 39 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 292-299.

24Comme les médecins toujours, les pharmaciens créent très vite des syndicats dès que la loi de 1884 les autorise. La Saône-et-Loire crée le sien dès 188439 la Drôme et l’Ardèche créent les leurs après 1886 avant de les fusionner en 1895. Au congrès national tenu à Lyon en 1887, 24 syndicats départementaux sont présents ou représentés. Dans les deux départements de la Drôme et de la Saône-et-Loire, le taux de syndicalisation est d’emblée très important puisqu’il s’établit très vite autour de 50 %, chiffre qui semble rester stable. Au total, avec un léger décalage, la profession s’organise presque aussi vite et aussi bien que la profession médicale.

25Cette organisation puissante est au service d’un programme en apparence clair. De façon permanente, toutes ces associations dénoncent l’exercice illégal mais aussi la publicité, la vente des remèdes secrets, le compérage (association secrète entre un médecin et un pharmacien), la pratique des prête-noms (pharmaciens couvrant de leur diplôme l’existence d’une pharmacie illégale). En apparence, les revendications pharmaceutiques sont unanimes et parfaitement parallèles à celles des médecins. Outre une répression impitoyable de l’exercice illégal, l’interdiction absolue de la spécialité et de la publicité, les sociétés réclament de plus en plus la limitation du nombre des officines. La revendication apparaît à Lyon dès 1807. Elle est reprise par la Société d’émulation de l’Est en 1852. Elle s’accompagne très vite d’autres exigences corporatives comme l’instauration de chambres de discipline organisées par la profession.

L’échec des revendications

26Malgré la mobilisation, aucune de ces revendications essentielles n’aboutit dans l’immédiat. Si les pouvoirs publics tentent d’appliquer à la pharmacie les recettes élaborées pour la médecine, les résultats sont bien plus timides.

27Les mesures principales visent à limiter le recrutement de la profession et accessoirement à dégager une élite de façon à redorer le blason de la pharmacie. Des ordonnances de 1840 intègrent les écoles de pharmacie à l’université et transforment en écoles préparatoires de médecine et de pharmacie les écoles de médecine créées depuis le début du siècle. Quelques années plus tard, les trois écoles de pharmacie originelles sont qualifiées de supérieures et leurs professeurs doivent désormais être munis d’un doctorat d’État-ès-sciences. Ces mesures, qui flattent la fierté de l’élite de la profession ont pour effet pervers d’élargir considérablement les possibilités de recrutement en ajoutant vingt-trois écoles aux trois existantes sans supprimer la filière de l’apprentissage qui mène devant les jurys médicaux. Malgré l’obligation préalable de disposer d’un baccalauréat pour accéder aux deux grades de la profession et l’augmentation des droits d’examen fixés à 1 200 francs pour les deux classes, les effets ne se font pas attendre. Le nombre annuel des diplômes augmente jusqu’à dépasser les 300 (contre 200 en moyenne de 1803 à 1854).

  • 40 Georges Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 70-72.

28Le décret du 22 août 1854 tente de remédier à la situation en supprimant la réception par les jurys et en rendant moins attractive ce qui devient officiellement la deuxième classe des pharmaciens. Pour y accéder, il faut désormais effectuer six ans de stage et une année d’études dans une école supérieure (dix-huit mois dans une école préparatoire) avant de passer trois épreuves devant un jury siégeant dans une école. De plus, la réception de ces pharmaciens « au rabais » n’est pas possible dans les départements munis d’une école supérieure. En revanche, ils ne peuvent exercer que dans le département dans lequel ils ont été reçus. Pourtant, le décret reste ambigu puisqu’il supprime l’exigence du baccalauréat pour l’accès à la deuxième classe dont les examens deviennent aussi moins coûteux (800 francs). En 1867, l’interdiction de recevoir des pharmaciens de deuxième ordre dans les trois départements de la Seine, de l’Hérault et du Bas-Rhin est levée40. Visiblement, sans que l’on connaisse la situation en détail, les autorités sont partagées entre la volonté de satisfaire les demandes de l’élite de la profession et celle de mettre le plus de pharmaciens possibles à la disposition du public modeste.

29De toute façon, le décret de 1854 n’empêche pas l’augmentation du nombre annuel des diplômes majoritairement de seconde classe. Autant qu’on puisse le déduire de la statistique pharmaceutique, les mesures ultérieures n’ont pas plus d’effets. En 1875, il devient tout aussi difficile et presque aussi coûteux (1 150 francs contre 1 400) d’accéder à la seconde classe qu’à la première alors que les conditions d’exercice sont plus défavorables. La suppression de la deuxième classe des pharmaciens, six ans après la suppression de l’officiât de santé, l’allongement à quatre ans des études (1909), rien ne semble décourager les candidats à la pharmacie. Le seul résultat tangible de ces mesures est bien de satisfaire les professeurs de pharmacie qui semblent de plus en plus étrangers à la marche d’une profession pour qui la question du diplôme n’est pas fondamentale. Les effets symboliques sont en revanche plus nets. En flattant ainsi l’amour propre de la profession, les pouvoirs publics se dispensent de céder aux revendications les plus difficiles à satisfaire. Outre qu’il est bien difficile de rétablir le corporatisme dans une société libérale, ils sont d’autant moins tentés de le faire dans le domaine de la pharmacie que le catalogue corporatif ne fait pas l’unanimité des pharmaciens et qu’il cache d’autres solutions envisagées par les organisations professionnelles elles-mêmes.

La querelle des spécialités

  • 41 Sur l’organisation de la profession médicale Jacques Léonard, Les médecins de l’Ouest au xixe siècl (...)
  • 42 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 349.

30En effet, les pharmaciens apparaissent plus divisés que les médecins et aucun groupe n’est capable d’imposer un point de vue, contrairement à ce qui se passe en médecine autour d’Amédée Latour (1805-1882)41. L’interprétation de certains contemporains, comme le député Alfred Naquet (1834-1916) qui résume le débat par la formule souvent citée à juste titre : « La réforme législative était l’étiquette du vase. Le contenu c’était le désir des non-spécialistes d’étrangler les spécialistes et le désir bien légitime des spécialistes de ne pas se laisser étrangler42 ». Reprise par les historiens, la présentation d’une pharmacie divisée entre traditionalistes et modernistes ne manque pas de fondements.

  • 43 Patrice Boussel, Dorvault : sa vie son œuvre, Paris, La Porte verte, 1979, 301 p. On le connaît mie (...)
  • 44 Ibid., passim.
  • 45 Cité par Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 333.

31On connaît encore mal les différents protagonistes du débat. François Dorvault (1815-1879) passe volontiers pour le leader de la frange moderniste43. Dès 1844, il publie un mémento annuel, l’Officine qui « résume tous les ouvrages nécessaires à l’exercice de la pharmacie et où le pharmacien peut trouver tous les renseignements nécessaires à l’exercice quotidien de sa profession ». L’initiative revient à admettre que le pharmacien préparant seul les médicaments est devenu un mythe. En 1852, il est le principal instigateur de la Pharmacie centrale de France44, société coopérative de pharmaciens chargée de produire des médicaments et de les distribuer aux officines qui deviennent de simples dépôts de remèdes préparés à l’extérieur. Fumouze, président du Congrès pharmaceutique de 1867 est un moderniste encore plus affirmé. Dès 1863, il ose vanter la publicité en affirmant « qu’elle divulgue et affermit les inventions utiles, stimule la concurrence et active la consommation ; elle sert merveilleusement l’intérêt des masses en indiquant à chacun ce qui peut lui être utile ou agréable45 ».

  • 46 Ibid., p. 344-346.
  • 47 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois… », art. cit.
  • 48 Josée Lasselain, « Le rôle du pharmacien dispensateur et l’introduction du médicament industriel : (...)

32Majoritaires dans les instances professionnelles locales, les traditionalistes ne disposent naturellement pas de personnalités aussi emblématiques que leurs adversaires mais d’une multitude de responsables locaux dont les biographies mériteraient d’être faites à l’image de ce qui a été esquissé pour Sibourg et Caprais-Favier par Philippe Bouchardeau. Le conflit divise la profession. À Paris, au milieu du Second Empire, la Société de prévoyance, ouverte à la spécialité, s’oppose à la Société de pharmacie de Paris. Constituée en 1878 pour refaire l’unité brisée lors du congrès de 186746 l’Association générale des pharmaciens de France échoue très vite dans cette ambition. Dès que les tendances ouvertes à la reconnaissance de la spécialité l’emportent, les minoritaires quittent l’association, fondent des syndicats départementaux et tentent de créer d’autres regroupements comme la Fédération des syndicats des pharmaciens du Sud-Est en 189547. Ces divisions affaiblissent la profession. Ce sont elles qui expliqueraient l’échec au Parlement des multiples propositions et projets visant à réformer la loi de Germinal48. Les pouvoirs publics auraient renoncé à arbitrer pour ne pas s’aliéner un segment de la profession.

  • 49 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments… », art. cit., p. 35.
  • 50 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 148.
  • 51 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 338
  • 52 Olivier Faure, « Les officines pharmaceutiques françaises… », art. cit.

33Les choses sont pourtant moins simples et la frontière entre le « spécialisme » et la tradition passe à l’intérieur de chaque pharmacien. Même les leaders d’un courant ont des positions hésitantes. Pratiquement au moment où il crée la Pharmacie centrale de France, François Dorvault rédige un projet de loi inspiré par le plus pur corporatisme49. Même dans les sociétés les plus traditionnelles, les projets de création de magasins généraux, autrement dit de groupements d’achats, émergent précocement. Dès les années 1820, la Société de pharmacie de Lyon discute de la création d’un magasin général des drogues capable de fournir à bon marché des médicaments de qualité aux officines50. En 1846, un simple pharmacien de Mâcon projette de créer une pharmacie centrale hospitalière qui pourrait étendre son rayon d’action aux officines privées. Quelques années plus tard, la Société de l’Est, qui centralise déjà pour ses membres les achats d’eau de Saint-Galmier, projette d’englober d’autres produits51. Les syndicats opposés à l’Association générale des pharmaciens de France tentent aussi de mettre en place des coopératives de fabrication et de vente. Les sociétés professionnelles les plus traditionnelles ont en réalité des positions moins tranchées que ne le laisse supposer leur discours public. Lors du conflit de 1863, la Société de pharmacie de Paris, théoriquement opposée à la spécialité, demande néanmoins un assouplissement de la prohibition à la condition expresse que l’annonce soit fermement interdite. Dans l’autre « camp », l’Association générale, théoriquement ouverte à la spécialité émet parfois des vœux qui lui sont très hostiles, comme au congrès de 188952.

  • 53 Catherine Arnaud, « Un pharmacien lyonnais au xixe siècle : Alexandre Guilliermond », Cahiers d’his (...)
  • 54 Anne Rasmussen, « La résistible ascension du comprimé : pharmaciens, médecins et publics face aux n (...)
  • 55 Olivier Faure, « Les officines pharmaceutiques… », art. cit.
  • 56 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 229.

34Ces apparentes contradictions sont celles de tous les pharmaciens, comme le démontre à l’envi la carrière d’Alexandre Guilliermond53. Membre de l’élite de la profession, chercheur scientifique fécond, il a tout pour incarner l’image du pharmacien idéal. Il devient pourtant le fondateur d’une entreprise qui commercialise à grande échelle des spécialités vantées par une publicité menée à l’échelle planétaire. Fils de pharmacien lyonnais, diplômé de l’école supérieure de Paris en 1835, il participe tout naturellement à la défense de la profession en dénonçant la spécialité et la publicité. Très vite aussi, il s’investit dans la recherche scientifique. Associé à des médecins, il pratique l’expérimentation animale et les essais cliniques à l’hôpital avant délivrer le fruit de ses recherches dans les seules revues médicales. « Scientifiquement établie », sa découverte de la conicine, principe actif de la cigüe, ses perfectionnements dans le dosage de la quinine, le font entrer dans le Panthéon des « grands pharmaciens » retenus par l’histoire officielle de la profession. Pourtant, il utilise les mêmes méthodes rigoureuses pour proposer des nouveautés pratiques. Toujours avec un médecin, il invente un mélange qui évite les effets secondaires de l’iode en l’associant au tanin. Plus tard, il a l’idée d’intégrer les substances amères entre deux pains azymes. Sans doute plus pour maintenir la qualité de ses inventions que par appât du gain, il fabrique et commercialise lui-même ses sirops et solutions iodo-taniques, ses préparations à base de quinquina et de conicine. Le voilà donc rentré par mégarde dans le monde de la spécialité qu’il dénonçait peu avant. Celui-ci le dévore très vite tout entier. Ayant négligé de déposer un brevet pour protéger son procédé de cachets enazymes, il est menacé de se voir dépossédé de ses trouvailles par des concurrents comme Stanislas Limousin (1831-1887) qui se présente comme l’inventeur du procédé qu’il fait breveter54. Sans doute ulcéré et piqué au vif, l’honnête scientifique se lance dans le commerce. Il s’engage pleinement dans la publicité malgré ses pudeurs initiales (1854). D’abord limitées aux seuls journaux professionnels, les publicités Guilliermond sont diffusées dans les journaux du monde entier. Le succès aidant, il recourt à des dépositaires revendeurs qui partagent avec lui les bénéfices et doit bien vite quitter son officine pour ouvrir un laboratoire de fabrication (1872-1873). À l’autre extrémité du kaléidoscope professionnel, l’obscur Georges Milan illustre une autre voie d’entrée dans les stratégies industrielles et commerciales. Médiocre scientifique, incapable de vivre de l’exploitation classique des officines qu’il gère dans le Gard, la région parisienne puis la Drôme, il ne voit de salut que dans la spécialité que, tour à tour, il fabrique, diffuse, tantôt seul, tantôt associé, tantôt simple agent d’une grande marque55. Au-delà de ces exemples extrêmes, dès le début du xixe siècle, tous les pharmaciens s’approvisionnent auprès de grossistes, comme à Mâcon en 181656 et vendent des spécialités, que ce soit par choix ou, le plus souvent, par nécessité.

35Nombreux, issus de milieux modestes, soumis de plein fouet aux logiques capitalistes dans la mesure où ils vendent des produits, les pharmaciens, suivis par les pouvoirs publics, mettent près d’un siècle à l’admettre. Ils ne renoncent néanmoins pas complètement au discours idéologique qui les assimile aux médecins.

36Profession médicale à accès codifié et limité, dotée d’un monopole comme la médecine, la pharmacie est néanmoins une profession subalterne tenue en état d’infériorité et de suspicion soumise à une double tutelle administrative et médicale. La pharmacie n’a donc pas le prestige de la médecine. Elle attire dans ses rangs des individus d’extraction modeste qui doivent vivre du seul produit de leur activité professionnelle. Soumis à la concurrence qui fait rage sur le marché de la santé, ils sont beaucoup plus souvent tentés que les médecins de céder aux tentations commerciales. Du coup, les divisions s’accentuent et le prestige de la profession diminue encore. Les revendications malthusiennes calquées sur celles des médecins et présentées par les sociétés professionnelles ne convainquent pas les pouvoirs publics. Ceux-ci ressentent confusément puis clairement que la dénonciation de la spécialité n’est qu’un discours qui ne correspond ni aux intérêts de la majorité de la profession ni même aux pratiques de ceux qui prônent un exercice purement artisanal et affirment, malgré l’évidence qu’ils ne « vendent pas des produits mais leur talent ». Néanmoins, au siècle suivant la profession réussit à faire passer cette fiction pour une réalité. Néanmoins beaucoup reste à faire pour élucider cette étrange opération qui s’amorce au xixe siècle. L’étude précise des protagonistes semble pour cela une piste à suivre en priorité.

Notes

1 Article publié dans Christian Bonah, Anne Rasmussen, dir., Histoire et médicament aux xixe et xxe siècles, Paris, Glyphe, 2005, 273 p., p. 157-174 et 331-332.

2 Georges Dillemann, Henri Bonnemain, André Boucherle, La pharmacie française ; ses origines, son histoire, son évolution, Paris, Lavoisier, 1992, 150 p.

3 Cités tout au long de ce texte auxquels il faut ajouter, même s’il porte surtout sur le xxe siècle, Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique : la pharmacie française entre l’État au xxe siècle, Le Plessis Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1999, 720 p.

4 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, op. cit., p. 41-52. Id., « Le succès du médicament en France et ses significations », dans Jean-Claude Beaune, dir., Philosophie du remède, Seyssel, Champ Vallon, 1993, 376 p., p. 216-225. Id., « Le rôle du médicament dans la médicalisation en France au xixe siècle », dans François-Olivier Touati, dir., Maladies médecines et sociétés, Paris, L’Harmatan, 1993, 2 vol., 294 et 339 p., vol. 2., p. 197-205. Id., « Les officines pharmaceutiques françaises : de la réalité au mythe (fin xixe-début xxe siècles), Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, n° 43, p. 672-685. Id., « La consommation de médicaments : essai d’approche historique », dans Alain Ehrenberg, dir., Drogues et médicaments psychotropes ; le trouble des frontières, Paris, Esprit, 1998, 264 p., p. 143-170. (texte repris dans la quatrième partie de ce volume, chapitre 14)

5 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 41-47.

6 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 51-56 et 62.

7 Ibid., p. 41-46.

8 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 69-70.

9 Muriel Salle, Les pharmaciens à Lyon dans la seconde moitié du xixe siècle, mémoire de maîtrise, Lyon III, 2000, 177 p. + annexes, dactyl., p. 26.

10 George Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 70-71.

11 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 188.

12 Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814-1851), Paris, Armand Colin, 1991, 435 p.

13 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens français au xixe siècle : des débats nationaux aux pratiques officinales (Saône-et-Loire), thèse, Paris XII, 1994, 2 vol., 413 p. + annexes, dactyl., p. 251.

14 Ibid., p. 172-173.

15 Olivier Faure, « Les sages-femmes en France au xixe : médiatrices de la nouveauté », dans Patrice Bourdelais, Olivier Faure, dir., Les nouvelles pratiques de santé xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2005, 383 p., p. 157-174. Article repris dans ce volume, chapitre suivant.

16 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 161.

17 Olivier Faure, La médicalisation de la société française au xixe siècle dans la région lyonnaise thèse d’État, Lyon 2, 1989, 3 vol., 879 + 432 p., dactyl., vol. I, p. 114.

18 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 222-223.

19 Olivier Faure, Les Français et leur médecine…, op. cit., p. 49-58.

20 Sophie Chauveau, « Les origines de l’industrialisation de la pharmacie avant la première guerre mondiale », Histoire, économie, société, 1995, n° 4, p. 627-642.

21 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 73-74.

22 Ibid., p. 98 et 229.

23 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 306 et suivantes.

24 Ibid., p. 312-313.

25 Ibid., p. 314.

26 Ibid., p. 224. Sur la Pharmacie centrale de France : Nicolas Sueur, La pharmacie centrale de France : une coopérative au service d’un groupe professionnel (1852-1879), thèse Lyon III, 2012, 2 vol., 756 p., dactyl.

27 Josée Lasselain, La professionnalisation…, op. cit., p. 211.

28 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments en France au xixe siècle », Bulletin de la société d’histoire moderne et contemporaine, n° 44, 1989, p. 31-39.

29 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 60 et 75-76.

30 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 224.

31 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 113-114.

32 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 259-260.

33 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois et leurs organisations professionnelles », Revue drômoise, 1989, n° 453-454, p. 546-566 et 614-636.

34 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 259.

35 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois… », art. cit.

36 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 341.

37 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 144-158.

38 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments… », art. cit., p. 35.

39 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 292-299.

40 Georges Dillemann, et alii, La pharmacie française…, op. cit., p. 70-72.

41 Sur l’organisation de la profession médicale Jacques Léonard, Les médecins de l’Ouest au xixe siècle, Lille, ART, 1978, 3 vol., 1570 + CCXLVIII p., p. 787-822 et 1003-1084.

42 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 349.

43 Patrice Boussel, Dorvault : sa vie son œuvre, Paris, La Porte verte, 1979, 301 p. On le connaît mieux désormais grâce à la thèse de Nicolas Sueur, La pharmacie centrale de France…, op. cit., p. 39-58.

44 Ibid., passim.

45 Cité par Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 333.

46 Ibid., p. 344-346.

47 Philippe Bouchardeau, « Les pharmaciens drômois… », art. cit.

48 Josée Lasselain, « Le rôle du pharmacien dispensateur et l’introduction du médicament industriel : analyse des rapports parlementaires », dans Josée Lasselain, dir., Profession pharmacien : le regard des sciences sociales, Paris, Imhotep, 1995, 128 p., p. 23-28.

49 Olivier Faure, « Officines, pharmaciens et médicaments… », art. cit., p. 35.

50 Muriel Salle, Les pharmaciens de Lyon…, op. cit., p. 148.

51 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 338

52 Olivier Faure, « Les officines pharmaceutiques françaises… », art. cit.

53 Catherine Arnaud, « Un pharmacien lyonnais au xixe siècle : Alexandre Guilliermond », Cahiers d’histoire, 1992, n° 3-4, p. 309-325.

54 Anne Rasmussen, « La résistible ascension du comprimé : pharmaciens, médecins et publics face aux nouvelles formes pharmaceutiques », dans Patrice Bourdelais, Olivier Faure, dir., Les nouvelles pratiques de santé (xviiie-xxe siècles) Paris, Belin, 2005, 383 p., p. 103-123.

55 Olivier Faure, « Les officines pharmaceutiques… », art. cit.

56 Josée Lasselain, La professionnalisation des pharmaciens…, op. cit., p. 229.

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