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La mort à l’œuvre

 | 
Anne Carol
, 
Isabelle Renaudet

Modes de représentations, normes esthétiques et sociales

"Modes de représentations, normes esthétiques et sociales"

Texte intégral

  • 1 Louis-Vincent Thomas, Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Complexe, 1980.

1 L’anthropologie nous enseigne que le cadavre possède une dimension répugnante universelle, que l’on associe spontanément à son aspect et à son odeur 1. Selon les défenseurs des « beaux-arts », sa représentation ou son usage n’iraient donc pas de soi dans une activité créatrice tournée vers l’expression d’un idéal esthétique. Le cadavre, défini comme laid, ne serait donc pas a priori un « sujet » d’ inspiration noble et légitime.

2 Une telle position est intenable : le corps mort peuple en effet de nombreuses œuvres d’art à travers les siècles, sans que cela ait posé problème. De ce point de vue, le cadavre est peut-être un cas particulier de la catégorie du laid : par la charge symbolique forte dont il est investi (longtemps, la représentation du cadavre vaut vanité : elle invite à réfléchir sur la mort et le salut), il a bénéficié d’une large tolérance dans ses représentations, car c’est de l’émotion négative (inquiétude, dégoût, étrangeté) qu’elles suscitent que sa présence tire sa légitimité.

  • 2 Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature, Paris, Denoël, 1977.
  • 3 Pierre Le Coz, « Pourquoi l’exhibition des cadavres a été interdite en France », in Anne Carol, Dav (...)

3 Tolérance ne signifie pas pour autant indifférence ou indépendance par rapport aux contraintes propres à chaque forme d’expression artistique, aux canons ou aux modes esthétiques, contraintes et canons qui varient dans le temps et l’espace. Si les représentations du cadavre peuvent – doivent ? – être laides, elles ne doivent pas être ratées ou déplacées ; elles doivent s’inscrire dans un système d’intelligibilité et un système moral propres à la fois à des disciplines artistiques et à des contextes sociaux et culturels. Elles peuvent même être belles, voire associées à un érotisme discret plus ou moins inscrit dans la tradition des « jeunes filles et la mort 2 ». Suivant quelles règles, à quelles conditions, selon quelles limites le cadavre peut-il être montré, utilisé dans l’art ? La « licence » artistique, le droit revendiqué au nom de l’art de tout montrer est une invention récente et qui trouve vite ses limites. Il est frappant, par exemple, que la représentation des cadavres ait entraîné non seulement des débats esthétiques attendus, mais aussi, ces dernières années des débats éthiques sur les outrances de l’art contemporain ou le non respect dû aux corps lorsqu’ils servent de matériau à la création même3.

4 Un première solution à la question de la représentabilité du cadavre consiste en une euphémisation de ses aspects répugnants, une banalisation, qui emprunte elle-même plusieurs voies : on peut choisir de le montrer selon des codes simples, connus et validés de tous : en peinture, la couleur de la peau par exemple ; on peut aussi user d’analogies, comme le sommeil. En se référant presque toujours au vivant, par un jeu d’oppositions, de contrastes, ou de défauts, de manques (de mouvement, de chaleur, de couleur), on évite de montrer le cadavre en tant que tel, en proie à la thanatomorphose, devenu une chose inhumaine, monstrueuse, radicalement étrangère. Comme le montre Magali Théron, les théoriciens et les praticiens de l’art du xviie siècle butent sur le problème de la représentation d’une chose inanimée et inventent des procédés soit acceptables, soit détournés pour suggérer la mort à l’œuvre sur le corps. Bruno Bertherat, de son côté, pointe l’importance des traditions et des héritages artistiques nationaux à travers la figure de la noyée, que la littérature laissée par les visiteurs de la Morgue de Paris s’efforcent, parfois, de poétiser par des réminiscences littéraires ou picturales.

5 Une autre solution consiste à lui conférer une forte valeur ajoutée morale, qui donne un sens à la représentation cadavérique et la transcende. Car la représentation du cadavre ne peut être pratiquée impunément, à partir du moment, au xixe siècle, où le culte des morts rend indécente l’exhibition publique de la dépouille non « préparée », à plus forte raison quand sa présence dans la réalité est moins familière. Montrer un cadavre sans raison valable (politique, par exemple, ou judiciaire) est devenu choquant. En historien spécialiste des images anatomiques, Rafael Mandressi compare deux modes d’exhibition contemporains de cadavres (Von Hagens et Witkin) qui, se réclamant d’une tradition iconographique solidement établie et acceptée (l’anatomie, les vanités), n’en dérangent pas moins les spectateurs, à la fois dans leur rapport à la mort et le statut artistique de l’œuvre.

6 L’ histoire des normes et des limites à la tolérance cadavérique est explorée par Anne Carol dans son application à un art mineur, mais grand consommateur de cadavres : l’art culinaire. Dans quelle mesure et sous quelle forme le corps mort a-t-il été consommable ? Quelles relations visuelles et intellectuelles la viande entretient-elle avec le cadavre ? Dans quelles limites anthropologiques et sociales a-t-on accepté d’être nécrophage ? Le faisandé, pratique extrême de cette nécrophagie (ici : sarcophagie) mérite d’autant plus une histoire qu’il est utilisé, comme le montre Frédérique Desbuissons, comme une catégorie dans la critique d’art au xixe siècle : c’est l’œuvre d’art, dès lors que l’activité artistique se prête au jeu de la consommation sociale, qui semble menacée de corruption. La métaphore du pourrissement, appliquée ironiquement aux œuvres nouvelles, trahit l’inquiétude des contemporains devant les transformations de l’art et de sa fonction sociale.

Notes

1 Louis-Vincent Thomas, Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Complexe, 1980.

2 Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature, Paris, Denoël, 1977.

3 Pierre Le Coz, « Pourquoi l’exhibition des cadavres a été interdite en France », in Anne Carol, David Le Breton, dir., Le corps mort, Corps. Revue interdisciplinaire, n° 11, 2013, p. 79-86.

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