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Les Juifs d’Algérie

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Joëlle Allouche-Benayoun
, 
Geneviève Dermenjian

L’antisémitisme, une constante 1830-1943

La presse antijuive (1870-1940)

Geneviève Dermenjian

Texte intégral

  • 1 Les sources de cette étude comprennent les périodiques rassemblés aux Archives nationales d’Aix-en- (...)
  • 2 Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, De l’insurrection de 1871 au décl (...)

1Avant les années 1920 et la création de la radio, la presse1 est le seul moyen d’atteindre en masse les populations européennes d’Algérie et elle demeure ensuite un moyen essentiel d’information et de propagande. De façon générale, ces populations ne se disent pas grandes lectrices mais les journaux, notamment antijuifs, sont bien présents dans les villes et les villages, ils sont affichés et visibles par tous à la devanture des kiosques, on les lit chez soi en famille ou entre amis et éventuellement dans les cafés. En 1899, l’Algérie aurait compté 149 quotidiens (dont 6 conservateurs) et seulement 13 en 1936, date à laquelle il faut compter en tout « 110 hebdomadaires politiques sur un total de 297 périodiques déclarés2 ». Mais la presse reste malgré tout très vivante au xxe siècle et continue de jouer dans la vie politique un rôle important.

  • 3 Voir dans cet ouvrage le chapitre sur Les Juifs d’Algérie entre deux hostilités (1830-1943).

2La culture antijuive3 des Européens explique la précocité et le renouvellement dans le temps de la presse antijuive. Dès 1830, les Français sont affrontés aux populations très différenciées présentes dans le pays, auxquelles s’ajoutent rapidement les Européens. L’observation négative des Juifs provoque le développement d’un antijudaïsme renforcé, non réellement d’essence religieuse car la religion compte peu parmi les Français, mais défini principalement comme « racial », c’est-à-dire concernant les Juifs d’Algérie comparativement aux autres « races » ou groupes sociaux dénombrés et porteurs d’altérité. Après 1870, l’antijudaïsme prend une forte connotation nationaliste, s’amplifie et se transforme jusqu’à éclater en véritable antisémitisme à la fin du xixe siècle. Remisé pendant les deux premières décennies du xxe, il renaît dès les années 1920, puis à nouveau dans les années 1930, pour culminer avec la période de Vichy. Entre ces périodes de crise, l’antijudaïsme perdure dans les diverses tendances politiques qu’il cimente entre elles, dans les rapports sociaux, les comportements au travail et dans la rue, dans la convivialité, dans les journaux.

3S’il reste difficile de mesurer leur influence exacte auprès du lectorat de toutes origines et formations politiques, les journaux représentent l’un des moyens d’expression et de diffusion des idées les plus efficaces et les plus répandus. Les antijuifs en profitèrent largement, les périodiques devenant dès la seconde moitié du xixe siècle, un de leurs lieux privilégiés de débat et de propagande, jouant un rôle essentiel dans l’information et, si l’on ose dire, la formation continue des antijuifs.

Le journal antijuif

Une abondance de titres

  • 4 Ainsi, L’Éclair d’Alger se déclare organe du national-socialisme français.
  • 5 Voir Pascal Blanchard, 2003.

4Si l’on excepte quelques moments d’interruption, par exemple de façon perlée dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et vont jusqu’à 1920, les périodiques antijuifs sont présents ici ou là depuis les années 1870 et surtout 1890, et sans interruption jusqu’en 1943. Ceci même en dehors des périodes de crise ouverte où ils se multiplient. De plus, toute la presse d’Algérie est imprégnée de cet antijudaïsme : petites feuilles éphémères, journaux des grandes tendances politiques du moment : modérés, conservateurs et libéraux avant la Première Guerre mondiale, nationalistes, modérés, extrême-droite entre les deux guerres, etc. Divisés sur le plan politique, les partis et les mouvements d’opinion se tiennent la main lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux Juifs et aux « enjuivés », mot qui signifie « amis des Juifs » ou « agissant comme des Juifs ». Cet engouement n’est pas fortuit, il répond notamment à la composante antijuive pérenne d’une très grande partie de la population européenne d’Algérie. Et les partis à la recherche d’électeurs n’y font jamais appel en vain. Si bien que la propagande des journaux purement nationalistes ou réactionnaires et même fascisants4 cohabite sans problème avec l’antijudaïsme. Pour l’historien Pascal Blanchard5 cette presse d’extrême-droite regrouperait selon les années de 65 à 80 % du lectorat, essentiellement formé d’Européens.

  • 6 Quelques journaux fragilisés sont périodiquement retirés de la consultation pour réfection.

5Une recherche empirique concernant la liste des journaux d’Algérie conservés aux Archives Nationales d’Outre-Mer et à la Bibliothèque Nationale de France fait apparaître l’importance en nombre des journaux se définissant eux-mêmes comme antijuifs entre 1898 et la Première Guerre mondiale. Sur environ cent cinquante périodiques d’informations générale ou humoristique disponibles6 en 2012, plus d’une trentaine contiennent le mot antijuif dans le titre ou le sous-titre et plusieurs dizaines sont antijuifs dans le contenu sans le déclarer dans le titre ou le sous-titre. Avant 1914, on comptait parmi les principaux journaux antijuifs, Le Petit Colon (1888- ?) édité à Alger par Charles Marchal, Le Radical algérien (1888-1906) fondé à Alger par Fernand Grégoire, considéré comme ayant ravivé l’antijudaïsme dans les années 1880, L’Antijuif, (1897-1904), L’Union Anti-juive, organe du parti anti juif algérien, (1903-1904) fondés à Alger par Max Régis, Le Petit Africain (1882-1898), avec le journaliste Paul Bidaine en 1895-1898 à Oran, Le Républicain de Constantine (1878-1942) d’Émile Morinaud (1865-1952) à Constantine.

  • 7 Qui prend diverses appellations : Libre Parole d’Alger, Libre Parole nord-africaine, Libre Parole d (...)
  • 8 Henry Coston (1910-2001), journaliste et éditeur antimaçonnique et antisémite, membre du Parti Popu (...)

6Pendant l’entre-deux-guerres paraissent environ trois cents périodiques dont plus d’un tiers s’intéressent à la politique. Sauf exception, le mot antijuif n’est plus employé dans la titraille, mais l’antisémitisme peut apparaître sous une autre forme comme pour L’Éclair algérien (1936-1938), « organe national- socialiste français d’union contre la domination juive ». Et le contenu antijuif est encore répandu dans de nombreux journaux : à Alger La Libre Parole7 d’Henry Coston8 (1936-1938), Dissous (1936), La Croisade (1938), La Parole enchaînée (1936-1938), Le Talion (1937) ; à Oran Le Petit Oranais (1903-1938), Oran-Matin (1931- ?) qui devint le journal de l’abbé Lambert (1900-1979) ; à Constantine LÉclair (1936-1938), dirigé par Henri Lautier devenu conseiller général en 1935 sur un programme antijuif, Le Tam Tam (1927-1938), Le Républicain de Constantine.

Qu’est-ce qu’un journal antijuif ?

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  • 9 Pour les généralités sur l’histoire culturelle, voir Pascal Ory, 2011.

Le journal est un objet culturel9 de l’antijudaïsme au sens défini aujourd’hui par les chercheurs comme étant un objet actif qui travaille son lectorat, le modèle, le transforme, suscite des pratiques et des comportements. Il est le produit d’une construction idéologique au service de la propagande, chaque lecteur se l’appropriant, et l’interprétant ensuite en fonction de ses présupposés et de sa compréhension personnelle de l’idéologie antijuive. Ainsi le journal contribue-t-il à l’élaboration, aux modifications et au maintien de la culture et de la personnalité antijuives de son lectorat.

  • 10 Cf. Geneviève Dermenjian, 2005, 2007. De façon générale, les dimensions de ces caricatures rectangu (...)

8La presse antijuive est à elle seule un condensé complet d’antijudaïsme. Grâce à elle, les lecteurs ont une plus large connaissance de ses fondements et de ses diverses applications. Le journal permet non seulement de déprécier et marginaliser les Juifs auprès du public, ce qui est son objectif idéologique et tactique prioritaire, mais aussi d’informer les lecteurs sur « la Cause » – dite aussi « l’Idée antijuive » – et son évolution, à l’intérieur comme (beaucoup plus rarement cependant) à l’extérieur du territoire algérien. Ce qui concerne non seulement l’implantation de l’antijudaïsme sur le territoire algérien mais aussi ses chefs, ses organisations, sa doctrine, ses mots d’ordre. D’ailleurs, il existe une certaine complémentarité et circularité entre ces organes de presse qui échangent des caricatures10 et des articles directement entre eux, sur le sol algérien ou parfois avec les journaux de la métropole. Cette presse martèle les idées de base de l’idéologie, diffuse les mots d’ordre, fournit des idées pour les actions concrètes. C’est donc non seulement un organe de combat qui répond à des visées électorales manifestes, mais aussi un important révélateur et concepteur de doctrine et de pratiques. C’est enfin un signe de connivence et d’appartenance, autour duquel se rassemblent les militants et sympathisants, grâce auquel on vibre, on rit, on se met en colère et qui finit par déclencher la haine des adversaires. En somme, la presse est un des moyens d’action les plus efficaces et les plus violents de l’antijudaïsme.

9Ces journaux antijuifs sont comme les autres journaux d’opinion en Algérie, au service d’une faction et d’un homme politique qui les subventionnent en général, et le but qui leur est assigné en priorité est le plus souvent de préparer les élections en faisant utilement appel aux sentiments antijuifs des électeurs. Leurs commanditaires au xixe siècle sont des républicains et des radicaux antijuifs marqués généralement par l’anticléricalisme, et dans l’entre- deux-guerres, des nationalistes voire des fascisants. Ce sont plus rarement des cléricaux, bien qu’on en rencontre parmi les rangs des antijuifs, et parfois de première importance. En 1897-1898, La Libre Parole d’Alger soutient le catholique Édouard Drumont, fondateur du journal La Libre Parole et auteur de La France juive (1886). Le célèbre polémiste était venu à Alger en 1898 sur la proposition de Max Régis de se faire élire député. Cependant, ni le journal ni Drumont ne font une campagne centrée autour de la religion, ce qui est prudent en Algérie, l’anticléricalisme de nombreux électeurs étant chose admise. D’ailleurs, le catholicisme de Drumont se retourne contre lui en cours de mandat. Caricaturé dès 1898 en pèlerin de l’antisémitisme par ses adversaires, Drumont est rapidement déconsidéré comme homme politique incapable de faire progresser les dossiers à l’Assemblée Nationale. Les journaux antijuifs l’abandonnent dès 1900 et les journaux non antijuifs redoublent d’articles ironiques ou exaspérés à son égard. Il est battu lors du premier tour des élections d’avril 1902.

  • 11 « En Espagne, on pille, on brûle les églises. À-t-on entendu dire qu’on avait pillé, brûlé, une ban (...)

10La Libre parole d’Alger et du Nord de l’Afrique d’Henry Coston propose à son tour en 1936, mais sans trop insister, quelques caricatures ou sentences11 d’essence religieuse, accompagnant ou non quelques rares articles de même essence. Finalement, rarissimes sont les journaux antijuifs qui se déclarent nommément catholiques et affichent constamment ou non leurs opinions religieuses. C’est cependant le cas, en 1900 et 1901 de La Jeune fille antijuive, journal publié à Alger. Le journal est d’une grande violence antijuive (il est hostile également aux Européens non naturalisés), et réclame « la disparition complète des juifs du sol algérien ». Il reprend aussi les slogans habituels : « À bas les juifs », « n’achetez rien aux juifs », « La France aux Français », « Arrière les cosmopolites et les juifs »… Ce positionnement ne lui porte pas plus bonheur qu’à la plupart des organes de presse antijuifs n’affichant aucune propagande religieuse et contraints, comme lui, de disparaître après une courte existence.

ANOM, photographies, Algérie,1898

Audience et tirage

  • 12 Charles-Robert Ageron donne ces tirages de grands périodiques pour l’entre-deux-guerres : L’Écho d’ (...)

11Certains journaux d’opinion se vendent en nombre. Ainsi, Oran-Matin, le journal d’extrême droite antisémite (et fascisant) de l’abbé Lambert créé en 1931, atteint le chiffre de 40 000 exemplaires en 1936 et 50 000 en 193812. De son côté, Le Petit Oranais tire à 18 000 en 1936 et à 10 000 en 1938. Mais, de façon générale et quel que soit leur bord politique, les journaux ont le plus souvent un faible tirage, si l’on se réfère aux statistiques officielles et aux rares évaluations des journaux eux-mêmes. Le journal d’Oran, Le Petit Africain, déclare en 1897 vendre plusieurs milliers d’exemplaires au numéro (les détracteurs disent 1 500), l’Avenir de l’Oranie 4 000 exemplaires par jour en 1905, le journal humoristique d’Alger La Silhouette 12 000 à ses plus beaux jours. Dans les années 1936-1938, La Libre parole d’Alger tire à 2 000 exemplaires.

12Ces chiffres ne doivent cependant pas laisser penser que l’influence des principaux journaux antijuifs est nulle, puisque chaque exemplaire est lu généralement par plusieurs personnes et que les positions antijuives circulent ensuite aisément dans la société, très conviviale.

La durée de vie

13Les journaux antijuifs vivent de quelques mois à quelques années mais un certain nombre ne dépasse pas les premiers numéros. Ils disparaissent en général après un échec électoral car le nombre de lecteurs n’est jamais suffisant pour permettre la continuation de la publication en cas d’échec du candidat et quand l’argent vient à manquer. La Libre Parole d’Alger et du Nord de l’Afrique survécut un an et demi à l’échec aux législatives de 1936 de Henry Coston (il recueillit moins de 10 % des voix), qui retourna déconfit en métropole.

14Malgré tout, quelques organes de presse connaissent une durée de vie plus longue. Le Républicain de Constantine (journal antijuif ou non selon les alliances politiques) paraît pendant plus de cinquante ans. De même, Le Petit Oranais, avatar du Petit Africain, devenu antijuif dans l’entre-deux-guerres sous la direction du docteur Jules Molle, considéré comme le rénovateur de l’antisémitisme en Algérie, paraît pendant plus de trente ans.

15Le faible nombre de lecteurs rend les périodiques antijuifs très dépendants des annonceurs légaux et locaux et des imprimeurs. Quand les annonces légales, les petites annonces ou les publicités font défaut, quand le journal doit trop d’argent à celui qui l’imprime ou encore quand celui-ci se trouve en trop grand désaccord avec les articles parus, il réclame son argent et le périodique est contraint de disparaître. C’est ce qui arrive quand Le Petit Africain perd les annonces légales (en 1898) ou lorsque l’imprimeur juif de La Jeune fille Antijuive, lassé des injures antijuives du journal, exige le règlement de ses dettes. Ce périodique est alors contraint de mettre la clef sous la porte malgré ses menaces non voilées et surtout inopérantes et dérisoires à l’égard de cet imprimeur. Un cas identique survient en 1932 avec une revue, Le Cri Social, paraissant à Alger. Son imprimeur juif, Tabet, n’étant pas payé, décide de ne plus l’imprimer.

  • 13 Cf. le Complément illustré du Réveil algérien, organe anti juif du 14 juillet 1898.

16D’autres disparitions tiennent à l’impossibilité des organes de presse de devenir des journaux d’information générale, dépassant le seul cadre de l’antijudaïsme, manquant d’appuis et finissant par lasser leurs lecteurs. Ce fut le cas du Petit Africain de Paul Bidaine et de La Libre Parole d’Alger et du Nord de l’Afrique d’Henry Coston qui périrent, selon nous, principalement de l’orientation exclusivement antijuive de leur contenu, de la déconsidération de leur rédacteur en chef et de leur peu d’influence dans les milieux politiques. Plus anecdotiquement, Le Cri social, organe des travailleurs, annonce parmi les raisons de son forfait (30 juillet 1898), qu’il reçoit quotidiennement des menaces de mort13.

Les journalistes

17La carrière des journalistes et caricaturistes à l’intérieur des journaux antijuifs ou humoristiques est de durée très variable, mais certains écrivent plusieurs années dans les mêmes organes de presse. Le dessinateur de presse Sirat à Oran resta ainsi au Charivari oranais et algérien de 1895 à 1899, ce qui est déjà notable à l’époque. Hugolin (pseudonyme de P. Guilhon) écrivit de son côté dans plusieurs publications antijuives de la fin du xixe siècle à 1905, notamment : La Libre Parole, Le Réveil algérien, l’Avenir d’Oran. Mais le cas le plus remarquable est celui d’Émile Morinaud qui reste rédacteur en chef du Républicain de Constantine pendant plus d’une quarantaine d’années.

18Les journaux antijuifs circulent en général à l’intérieur d’un département, voire d’un canton ; quelques-uns, de plus grande audience, et pas seulement auprès des autres rédactions qui les citent fréquemment, débordent pour une période de quelques mois à quelques années les limites de ce territoire. C’est par exemple, le cas du Petit Africain d’Oran entre 1895 et 1898 environ, de La Libre Parole d’Alger (1897- ?), et en 1936-1938, de La Libre Parole d’Alger et du Nord de l’Afrique.

19Une fois les périodiques antijuifs disparus, les journalistes se replient souvent sur des organes de presse de différents courants politiques comme le courant républicain, puisque, comme certains hommes politiques, ils font au besoin des allers et retours entre l’antijudaïsme « pur » et d’autres formations de l’échiquier politique, elles-mêmes étant d’ailleurs le plus souvent de culture antijuive. Ce qui fait que l’expression des opinions antijuives est souvent une question d’opportunité. Ainsi, un périodique tel que Le Cri d’Alger dont le premier numéro paraît en mai 1932 ne devient antijuif qu’avec le numéro 33 du 11 décembre 1932. La rédaction explique avec emphase que « le journal avait été sacrifié sur l’autel électoral par le glaive inexorable de l’ingratitude », – comprenons que les Juifs avaient changé d’alliance –, et désormais les publicités antijuives s’installent dans ses pages. Toutefois, l’exemple le plus emblématique d’allers et venues entre les partis reste encore à nos yeux celui du Républicain de Constantine d’Émile Morinaud, dont le journal se fait régulièrement le champion de l’antijudaïsme à Constantine. Mis en veilleuse au début du xxe siècle en raison d’une alliance électorale avec certains responsables juifs qui lui avait permis d’être réélu député en 1919, l’antijudaïsme revient dans le journal et chez Morinaud quand le poids croissant des antijuifs en ville et le changement d’alliance des Juifs le conduisent à reprendre des positions antijuives. Ce retour à ses premières idées politiques lui permet d’être facilement réélu à la mairie et à la députation de 1924 à 1942.

Le contenu

20Par leur propagande violente et continue et par leurs analyses politiques, les journaux contribuent aussi bien à maintenir éveillé un puissant sentiment antijuif qu’à témoigner de l’attrait constant pour cette idéologie d’une partie au moins de la population européenne. Le journal antijuif fait appel à la subjectivité et même à l’émotivité du lecteur en le soumettant à une information partisane intense, qui fait très souvent passer au second plan les informations de type généraliste. Son parti pris fait à la fois sa force, puisqu’il draine une clientèle convaincue, mais aussi sa faiblesse car il ne parvient en général pas à élargir et fidéliser son audience, ce qui le contraint, comme on l’a dit, à disparaître en cas de revers politique ou financier.

La présentation

21Les journaux comprennent généralement quatre pages et suivent une disposition et un ordre fixé par les objectifs de propagande. Un certain nombre de moyens sont employés dans la titraille pour mettre constamment l’antijudaïsme au premier plan, ce qui en fait de vrais journaux de combat. Le titre peut donner le ton, comme c’est le cas avec L’Antijuif Algérien (1897-1904), mais il est souvent plus neutre avec Le Petit Africain, La Libre Parole d’Alger et du Nord de l’Afrique (1936-1938), Le Petit Oranais (1903-1936), Le Républicain de Constantine (1878-1942) ou La Silhouette, L’Éclair, Le Tam Tam (1927-1938), qui est un hebdomadaire humoristique constantinois. Leur contenu est suffisamment explicite et connu pour que chacun, après et même avant une première lecture, sache ce qu’il fait en l’achetant. De son côté, La Libre parole est précédée à la fin du xixe siècle de la réputation de l’organe de presse métropolitain du même nom.

22Sous le titre du journal ou l’encadrant, les phrases mises en exergue par ces journaux antijuifs réduisent de toutes façons le champ des possibles. Ainsi L’intransigeant Algérien (1897-1912) dispose de ce sous-titre : « L’antijuif intransigeant » avec en dessous, ces phrases qui excluent non seulement les Juifs mais aussi ceux qui sont situés à la gauche de l’échiquier politique, essentiellement les socialistes et les communistes, voire les anarchistes : « À la porte les Juifs et les sans-Patrie ; Pour la France ! Pour l’Algérie ! » Le titre de L’Union Anti-juive est encadré de ces deux phrases qui se complètent : « Pour toutes les libertés », « Contre toutes les tyrannies ». En ce qui concerne Le Petit Oranais, les choses sont claires dès 1920, à une époque considérée comme d’accalmie dans les crises antijuives au niveau algérien. Le journal possède, inscrit sous le titre, ces mots de Luther :

Il faut mettre le soufre, la poix et s’il le faut le feu, aux synagogues, aux écoles juives, détruire leurs maisons et les chasser dans la campagne comme des chiens enragés. Voilà comment il faut agir pour glorifier Notre Seigneur, et afin que Dieu s’aperçoive que nous sommes chrétiens.

Contraint de retirer cette phrase à connotation antisémite, le journal la remplace par une croix gammée, elle aussi interdite à son tour.

23La Libre Parole d’Alger et du Nord de L’Afrique tenue par Henry Coston, indique en encadré de part et d’autre du titre : « La Libre Parole est pour tout ce qui est dévoué à la France et La Libre Parole est contre tout ce qui est hostile à la France ». Entendons, les sous-entendus sont totalement clairs à l’époque et constamment employés, la France est contre tout ce qui est du côté des Juifs mais aussi des membres des partis de gauche, socialistes et communistes, supposément vendus aux bolcheviques.

Les articles

24La première page des périodiques est généralement consacrée aux articles de fond : attaques des Juifs sur tous les plans – personnel, moral, économique, politique… –, attaques politiques contre les « enjuivés », exposé doctrinal, mots d’ordre. Le tout étalé sur deux ou trois colonnes avec un titre explicite barrant toute la page et souvent complété par une caricature en lien ou non avec l’actualité. Parfois à court d’arguments nouveaux, certains journaux de l’entre-deux-guerres comme La Libre Parole d’Alger et du Nord de L’Afrique reprennent les photos, les articles, les poèmes et les chansons de la fin du xixe siècle. Les journaux d’information générale et les journaux humoristiques, comme Le Tam-Tam, contiennent, tant au xixe qu’au xxe siècle, des pamphlets, des nouvelles, des feuilletons, des textes de chansons adaptés à des airs connus, des poèmes, des histoires drôles, des caricatures, un courrier des lecteurs. Le tout agrémenté d’un florilège de propositions, d’arguments et de stéréotypes antijuifs.

25Comme dans les autres journaux algériens de seconde importance, les informations générales de pages intérieures sont relativement peu nombreuses.

Prise de la Bastille juive, Le Réveil Algérien,14 juillet 1898.
Caricature de Sirat (longueur 60 cm, largeur 48 cm environ). Collection particulière.

Sur cette caricature, le président du Consistoire d’Oran Simon Kanoui et le grand rabbin Moïse Netter, entourés de la population juive de la ville, défendent leur Bastille contre les antijuifs. Parmi les assaillants, Hugolin porte le drapeau du Réveil algérien, le Commandant Peffau celui de la Ligue anti-juive, Paul Bidaine celui du Petit Africain. Un homme politique local, Hippolyte Giraud, est coiffé d’un casque colonial, le maire antijuif Gobert dirige les antijuifs vers la Bastille à l’aide de son clystère de pharmacien. Dans l’angle inférieur droit, Alexandre Ayribier, propriétaire du Petit Africain est assis, les mains liées. Ne pouvant dédommager les cochers israélites dont le numéro avait été fourni par le journal pour provoquer leur boycott, il a fait faillite et démissionné de son poste de conseiller municipal. La caricature en fait un martyr de la cause anti-juive, une victime des youpins.

La Libre Parole Nord-africaine,14 juillet 1936 (extrait du journal d’environ 48 cm sur 30)

La Libre Parole Nord africaine,14 juillet 1936, page 1 (longueur19 cm, hauteur 18,5 cm)

Des Juifs caricaturaux sont assaillis au sommet de leur Bastille (un coffre-fort) surmontée d’un drapeau rouge, par des représentants de toutes les populations algériennes (ouvriers, bourgeois, agriculteurs, fellahs, ménagère européenne…).

  • 14 « Algérois. Assistez nombreux à la réunion que notre ami Raoul Follereau donnera dimanche matin à l (...)
  • 15 « Sous sa caresse de Judith… Mme Simpson, une juive… », La Libre Parole d’Alger, 14 et 17 décembre  (...)
  • 16 « Françaises, n’allez pas acheter dans cette maison de tolérance », « n’allez pas chez le “youtre” (...)
  • 17 L’Antijuif algérien du 5 août 1897 donne des listes de « bouchers non-juifs » et de tailleurs « fra (...)

On trouve principalement des annonces et nouvelles locales, des brèves intéressant un village et rédigées localement, l’annonce et le déroulement d’une fête, d’une réunion tenue par un antijuif ou un sympathisant14, la présentation d’une tournée de conférences antijuives, etc. Les articles sont plus courts qu’en première page et peuvent informer sur la situation de l’antijudaïsme dans les autres régions d’Algérie. Ces articles mettent en scène des antijuifs aux prises avec les Juifs ou les enjuivés et appellent à l’action antijuive. Ils répandent, sous forme de phrases encadrées, des rumeurs assaisonnées de faits vrais pour établir une vraisemblance ou de toutes façons stigmatiser un adversaire ; ils pratiquent la délation15, l’amalgame et le mensonge dans un langage souvent ordurier16. Tout le monde peut être la cible de ces articulets : Juifs, non-juifs, antijuifs des deux sexes d’une autre tendance et que l’on souhaite éliminer. La délation est aussi encouragée et pratiquée jusqu’à ce qu’une pluie de procès en interrompe le processus. Par exemple, au xixe siècle, il est fait régulièrement appel aux lecteurs pour fournir des listes de Juifs occupant n’importe quelle fonction dans n’importe quel domaine (économie, politique, administration, éducation, presse). Et les journaux publient eux-mêmes le nom et l’adresse de commerçants juifs – ou autre – qu’ils veulent épingler. Ces listes ouvrant la voie à des suites judiciaires17, elles sont remplacées par des listes de commerçants non-juifs.

  • 18 Par exemple : « Ces citations montrent que les Juifs ne sont pas seulement des étrangers mais qu’il (...)

26Il est à remarquer que les fins d’articles importants sont destinées à marquer les esprits. Elles résument le propos, présentent quelques idées ou propositions antijuives fortes. Un lecteur pressé peut se contenter de lire les titres et la fin de ces articles pour se faire une idée de ce qui est écrit, pour raffermir son état d’esprit18, sa proximité avec le milieu antijuif et trouver des occasions d’agir, telles que le boycott des magasins appartenant à des Juifs ou des « enjuivés », les manifestations de rue…

L’idéologie

  • 19 Cf. Pascal Blanchard, op. cit.

27L’idéologie antijuive est teintée au xixe comme au xxe siècle, d’accents patriotiques, de défense des valeurs et de l’esprit républicains. Elle prend son inspiration dans les périodiques algériens et les ouvrages antijuifs des époques précédentes. Elle se raffermit aussi avec les nouvelles parutions, telles que le livre de Fernand Grégoire La Juiverie algérienne paru en 1888 ou celui de Charles Hagel, Le Péril juif, paru en 1934. L’idéologie est encore tenue en éveil à toute époque par les questions politiques qui agitent l’Algérie : le nationalisme, le séparatisme à la fin du xixe siècle, les tentations fascistes de l’entre-deux-guerres19, toutes questions qui trouvent leur dimension antijuive.

  • 20 La Libre Parole d’Alger, 16 avril 1936.
  • 21 Claude Martin, 1950, p. 312.

28Les rédacteurs de journaux, les lecteurs qui envoient une lettre, un poème ou une chanson teintés d’antijudaïsme, utilisent souvent des pseudonymes connotés idéologiquement. L’auteur d’une Marseillaise anti-judéo-bolchevique signe François Pursang20 ; un antijuif d’Oran qui envoie un commentaire au Petit Africain, se qualifie du pseudonyme de « 10 mai », qui rappelle la victoire des antijuifs aux élections législatives de 1898. Lucien Chaze, théoricien de l’antijudaïsme, publie dans L’Antijuif algérien sous le pseudonyme de Jacques Defrance. Pour lui, les Juifs doivent être expulsés sous les huit jours, les possesseurs de grosses fortunes jugés et leurs fortunes vérifiées, les coupables (Juifs ou non) exécutés publiquement21.

  • 22 « Ils ne l’auront pas, la Belle Algérie, ces étrangers infâmes, tant que devant eux se dresseront d (...)
  • 23 Le 25 avril 1900, La Jeune Fille Antijuive s’adresse aux électeurs : « Ce que nous voulons […] depu (...)
  • 24 Cf. C.-R. Ageron, 1968, p. 606, et dans cet ouvrage, l’article Les deux hostilités…, p. 105 et suiv (...)

29Vues de l’esprit, espoirs, projet réel en attente de réalisation ? Comment trancher dans le contexte de l’époque ? Ce qui est certain, c’est que tout au long de la période, le langage des journaux habitue les lecteurs aux idées d’exclusion et d’expulsion qui trouveront leur application pendant les crises antijuives et surtout pendant la période de Vichy. L’antijudaïsme s’adapte à son époque. Il change de thèmes d’accusation en fonction de l’évolution sociale, économique ou politique de l’Algérie, quitte à dire un jour l’inverse de ce qui était défendu quelques années auparavant. Jusqu’aux premières années du xxe siècle, la presse, antijuive ou non, regorge par exemple d’articles hostiles aux étrangers22 européens dont on craint qu’ils ne prennent trop d’importance en Algérie. C’est le « péril étranger » ressenti parallèlement avec le « péril juif » puisque les étrangers, eux aussi, « envahissent tout23 ». Toutefois la révolte de Margueritte24 (26 avril 1901) donna ensuite la première place au « péril arabe ».

30Les caricatures antijuives sont elles-mêmes très évolutives en fonction de l’évolution même de la population juive algérienne, hier trop « indigène », aujourd’hui mal « francisée ». Au xixe siècle, les articles présentent les Juifs comme de « vieux turbans » aux pieds traînant « dans la barbarie ». Les pauvres sont sales, ridiculement habillés « à l’Indigène », menteurs et voleurs avant tout. Les femmes sont malhonnêtes, sournoises, intéressées, les enfants vite dépravés. Les plus riches des Juifs sont gens néfastes en tant qu’usuriers, ploutocrates, profiteurs et menteurs, francs-maçons, internationalistes, magouilleurs. Ils composent la classe des nouveaux maîtres de la France et sont destructeurs de l’ordre établi. Très nombreux, ils envahissent tout, leur religion est méprisable, on parle à l’occasion de peuple déicide et la vieille accusation d’infanticide est parfois même reprise. On les présente aussi comme de mauvais soldats. Responsables de tous les maux de la société, on propose de les marginaliser, de les exclure, de les « renvoyer en Palestine ». Dès le dernier tiers du xixe siècle, l’antisémitisme moderne et racial fait son entrée, les Juifs deviennent les organisateurs et profiteurs du capitalisme mondial, ils sont, comme en métropole, l’hydre, la pieuvre qui enserre le globe de ses tentacules. Politiquement, ils sont tous dénoncés au xxe siècle comme communistes, crypto-communistes, soutiens des socialistes.

31Dans l’entre-deux-guerres, grimés en Français aux yeux de leurs adversaires, les Juifs restent responsables de tous les maux de la société, ils demeurent viscéralement Juifs et inassimilables. La participation des hommes à la Première Guerre mondiale n’est pas comptabilisée en leur faveur. On ne les déclare plus guère mauvais soldats ou lâches puisqu’ils ont donné des signes incontestables de patriotisme et que près de deux mille d’entre eux sont morts au champ d’honneur, mais on leur refuse le qualificatif de patriotes car on considère qu’ils n’ont fait que leur devoir, le minimum exigible dans leur cas. L’antijudaïsme se complète à cette époque de nouveaux angles d’attaque : la question de Palestine est problématisée, le fascisme et le nazisme s’invitent dans les journaux et les réunions et influencent les leaders antijuifs comme leur idéologie.

De l’antijudaïsme partout

32Les périodiques utilisent un ensemble de procédés pour que la propagande antijuive ne faiblisse pas au cours de la lecture. Selon les époques et les opportunités, les journaux présentent en première page une ou deux caricatures, sur une ou deux colonnes dans le dernier tiers du xixe siècle, et davantage dans l’entre-deux-guerres. Dès la fin du xixe siècle, une ou deux photos viennent compléter ou varier les propos. Au xxe siècle et surtout pendant l’entre-deux- guerres, les photographies sont naturellement plus nombreuses. On montre par exemple les salles de réunion où se retrouvent les sympathisants et sympathisantes pour écouter une conférence ou participer à un meeting antijuif. Comme nous l’avons évoqué, La Libre Parole d’Alger et du Nord de L’Afrique publie, par respect filial et surtout par manque d’articles de fond, des articles, des chansons, des photographies d’antisémites notoires du xixe siècle, principalement celles de son vieux maître Drumont et des personnalités antijuives d’Algérie qui l’entouraient.

  • 25 « Allons commerçants d’Alger, ne vous laissez pas ruiner par les juifs qui emploient des moyens cra (...)
  • 26 « Un véritable NATIONAL ne peut admettre l’omnipotence juive. Il doit donc voter avant tout pour ce (...)
  • 27 « Que tu sois de droite ou de gauche tes intérêts sont les mêmes et ce qui les menace est l’éternel (...)
  • 28 « L’internationale du sang et l’internationale de l’or sont les deux faces de l’internationale juiv (...)
  • 29 « – Notre devise sera : l’Algérie à la France, Arrière les juifs, À la porte les juifs !
     – Notre bu (...)

33À toute époque, des mots d’ordre appellent à la mobilisation25 contre les Juifs, en particulier au moment des élections26 où ces derniers sont toujours suspectés de pratiquer le vote bloqué et où l’antijudaïsme est présenté comme un intérêt commun à toutes les fractions de la population27. À moins qu’on ne rappelle l’opposition fondamentale entre droite et gauche, sur fond d’antijudaïsme28. Plus définitifs, certains slogans, par exemple dans un journal catholique comme La Jeune fille antijuive de 1900-1901, ou dans un organe purement politique comme L’Antijuif algérien de 1936, rappellent en termes très clairs la volonté constante d’exclusion29 et de départ contraint des Juifs hors d’Algérie.

Remplissage et idéologie

  • 30 L’antijuif, 30 septembre 1897.
  • 31 La Jeune France antijuive, 15 mars 1900.

34À toute époque, les journaux parsèment leurs pages d’encadrés appelant au boycott des magasins juifs. À côté d’un traditionnel « Françaises, européennes, non-juives, arabes, n’achetez rien chez les juifs ! Achetez français30 », d’autres slogans peuvent creuser le sens d’un appel à toutes les « bonnes françaises » : « Françaises d’origine et anciennes naturalisées qui avez choisi librement la France pour patrie, soutenez les Français en n’achetant rien chez les Juifs31 ».

35L’expression « d’anciennes naturalisées » regroupe dans l’esprit du rédacteur toutes celles qui sont devenues Françaises par amour librement choisi de la patrie, donc avant la loi de naturalisation automatique de 1889. Inversement, les Juifs et les Juives étant devenus Français par obligation suite au décret Crémieux de 1870, leur degré de patriotisme est considéré comme indéterminé et de toutes façons dénié. Acheter chez un Français signifie donc ne pas acheter chez un Juif à qui l’on ne reconnaît pas la qualité de Français.

  • 32 1er août 1897.
  • 33 La Libre parole d’Alger, 3 décembre1936.

36Les publicités, on disait à l’époque les réclames, sont présentées en général en quatrième page mais parfois aussi dispersées dans les pages intérieures. Elles émanent de publications antijuives diverses (livres et brochures, périodiques) qui se font connaître des lecteurs d’un journal en vantant leurs productions antijuives. On trouve également des publicités présentées par les journaux et recommandant un commerçant « bien français ». Ce qui donne par exemple une « Maison française recommandée par l’Antijuif32 » ou cette précision : « Voulez-vous une bonne montre française ? Adressez-vous en toute confiance à notre ami Gaillard, 14 rue Naudot, Alger. Convoquez-le33 ».

37On remarquera dans la réclame ci-dessus trois expressions qui se renvoient de l’une à l’autre et forment un tout idéologique. L’expression « bonne montre française » veut tout simplement dire montre non-juive c’est-à-dire fabriquée ou vendue par des non-juifs. L’expression « en toute confiance » souligne qu’à l’inverse d’un Juif un non-juif vend lui, nécessairement des produits de bonne qualité et l’expression « à notre ami » renforce l’être-ensemble des antijuifs et la connivence idéologique entre le journal et le commerçant.

38Ainsi le langage des antijuifs est-il réellement et constamment fait de sous-entendus qui ne trompent personne, de mots innocents qui renvoient en fait à des positions antijuives bien connues, de clins d’œil avec les lecteurs, de provocations envers ceux qui ne pensent pas comme eux. C’est ce que l’on pourrait appeler l’humour discutable des antijuifs, qui permet aussi, en fonction de l’époque, de ne pas tomber sous le coup éventuel de la loi.

  • 34 La Libre Parole d’Alger, 21 mai 1936.

39L’espace resté vacant par les articles, les images et les sentences idéologiques est comblé par des encadrés ou de petits articles. Des extraits supposés exacts du Talmud, de divers discours ou ouvrages écrits par des Juifs vivants ou non, généralement très connus, sont présentés d’une façon partisane, déformée ou tronquée. D’autres encadrés sont occupés par des sentences et des apologues, des questions perverses : « Qui pourra dire si Marcel Lambert Salomon dit Marcel Léon est Juif ou Normand34 ? », des dénonciations de faux antijuifs (c’est-à-dire qui achètent chez des Juifs) et des attaques nominatives :

  • 35 La Libre parole d’Alger, 21 mai 1936.
  • 36 La Libre Parole d’Alger, 21 janvier 1937.

Les échappés des ghettos et mellahs vont pouvoir franciser leurs noms : Blum, fleur ; Rosenfeld, champ de fleurs et Herzog André Maurois35.
Bellaïche, tu n’es pas encore maire d’Alger36.

  • 37 « Quand les juifs se groupent dans les élections, c’est normal. Quand on adresse un appel pour se g (...)
  • 38 Le Cri d’Alger, 17 décembre 1932.
  • 39 Le Cri d’Alger, 24 décembre 1932.

On trouve aussi en abondance des vœux pour la réussite de l’antijudaïsme, des rappels de doctrine, le refus réitéré dans n’importe quel contexte de considérer les Juifs comme des patriotes et comme des Français, de la mauvaise foi37, des paradoxes tels que celui-ci : « Les juifs seuls provoquent l’antisémitisme38 ». Ou cet autre : « l’antisémitisme devient un levier pour les arrivistes juifs. Dès qu’on fait un procès à un arriviste juif, les juifs crient à l’antisémitisme et l’antisémitisme sert de levier quand on leur refuse quelque chose39 ».

  • 40 « En achetant le timbre antituberculeux, vous contribuez à guérir les Français atteints par cette c (...)

40Sont également constants les slogans traditionnels tels que « À bas les juifs », « À la porte les juifs », « n’achetez rien chez les Juifs ». Des encadrés formulent des invitations à rejoindre les rangs des partis antijuifs, à financer les journaux, toujours à court de trésorerie, en achetant des timbres40 antijuifs ou des actions ou encore en envoyant une contribution financière. Enfin, des extraits de lettres de lecteurs – supposées car les rédacteurs, selon une formule courante dans le journalisme, en composent eux-mêmes qu’ils font paraître sous un autre nom que le leur – achèvent de remplir d’antijudaïsme l’esprit des militants ou des sympathisants qui ouvrent le journal.

41Rares sont les lignes qui échappent à cette tension antijuive constante. Ce sont les annonces légales et, sans doute plus étonnant, les feuilletons, qui déploient parfois un registre moins sectaire de sentiments antijuifs et d’actions partisanes que dans le reste du journal, alors qu’ils sont au moins tout aussi propices que les autres textes à la mise en scène de situations antijuives fictives à vilipender.

L’abondance et le retour périodique des journaux antijuifs témoignent bien de l’existence du sentiment antijuif dans la population européenne d’Algérie. Une population que les hommes politiques cherchent à toucher par un de ses points faibles, même si les résultats ne sont pas toujours conformes aux espérances.

42Par la variété de ses moyens d’approche et la constance de ses attaques, le journal antijuif remplit parfaitement son rôle de séduction auprès des sympathisants et militants antijuifs en divisant la population entre Nous, les bons (Français, voire Européens) et Eux, les méchants ennemis (Juifs et judaïsants en permanence, Européens au xixe siècle). Il remplit aussi constamment au mieux son rôle de persuasion des lecteurs par la répétition massive des arguments idéologiques antijuifs, variables sur la forme en fonction de l’époque mais intangibles sur le fond : les Juifs d’Algérie ne seront jamais Français car ils sont intrinsèquement des étrangers dangereux. D’où les conclusions habituelles : il faut les isoler, les ruiner, les faire partir. Toutefois, ce programme ne peut résister dans la durée, même quand les antijuifs sont au pouvoir local et régional, tant que les barrières démocratiques nationales fonctionnent. Tout ce que montre en creux la période de Vichy.

Notes

1 Les sources de cette étude comprennent les périodiques rassemblés aux Archives nationales d’Aix-en-Provence (ANOM) et à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Les séries sont lacunaires mais permettent une étude qualitative précise. Je remercie Joëlle Allouche-Benayoun et Maryse Clary pour avoir relu et corrigé le texte.

2 Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954), Paris, PUF, 1979, p. 377.

3 Voir dans cet ouvrage le chapitre sur Les Juifs d’Algérie entre deux hostilités (1830-1943).

4 Ainsi, L’Éclair d’Alger se déclare organe du national-socialisme français.

5 Voir Pascal Blanchard, 2003.

6 Quelques journaux fragilisés sont périodiquement retirés de la consultation pour réfection.

7 Qui prend diverses appellations : Libre Parole d’Alger, Libre Parole nord-africaine, Libre Parole d’Alger et du nord de l’Afrique.

8 Henry Coston (1910-2001), journaliste et éditeur antimaçonnique et antisémite, membre du Parti Populaire fasciste (PPF) de Jacques Doriot.

9 Pour les généralités sur l’histoire culturelle, voir Pascal Ory, 2011.

10 Cf. Geneviève Dermenjian, 2005, 2007. De façon générale, les dimensions de ces caricatures rectangulaires varient de 8 cm de longueur sur 6 cm de hauteur à 20 cm de longueur sur 19 cm de hauteur environ.

11 « En Espagne, on pille, on brûle les églises. À-t-on entendu dire qu’on avait pillé, brûlé, une banque juive ou une synagogue ? », La Libre Parole d’Alger, 2 mai 1936.

12 Charles-Robert Ageron donne ces tirages de grands périodiques pour l’entre-deux-guerres : L’Écho d’Oran (fondé en 1844) qui était le plus important journal d’Algérie, tirait à 80 000 exemplaires en 1936 et 93 000 en 1938 ; La Dépêche algérienne (fondée en 1885) tirait entre 50 000 et 70 000 exemplaires, La Dépêche de Constantine (fondée en 1908), tirait de son côté à 40 000 et L’Écho d’Alger, fondé en 1892 seulement 20 000 exemplaires en 1936-1938. Cf. op. cit., p. 376-378.

13 Cf. le Complément illustré du Réveil algérien, organe anti juif du 14 juillet 1898.

14 « Algérois. Assistez nombreux à la réunion que notre ami Raoul Follereau donnera dimanche matin à l’Empire. Le succès considérable qu’il a obtenu en Oranie, pays du nationalisme et de l’antisémitisme est le plus sûr garant de son talent et de son courage », La Libre Parole d’Alger, 17 décembre 1936.

15 « Sous sa caresse de Judith… Mme Simpson, une juive… », La Libre Parole d’Alger, 14 et 17 décembre 1936.

16 « Françaises, n’allez pas acheter dans cette maison de tolérance », « n’allez pas chez le “youtre” Lévy et sa concubine ». La Trique antijuive, 1 novembre 1901.

17 L’Antijuif algérien du 5 août 1897 donne des listes de « bouchers non-juifs » et de tailleurs « français ».

18 Par exemple : « Ces citations montrent que les Juifs ne sont pas seulement des étrangers mais qu’ils sont des étrangers dangereux, parce qu’ils poursuivent un plan d’hégémonie mondiale et forment au sein de la nation française UN ÉTAT DANS L’ÉTAT ». La Libre Parole d’Alger, 23 avril 1936. Plus classique est le triptyque : « À bas les Juifs. La France aux Français. Vive l’Algérie française », La jeune France antijuive, 18 mars 1900.

19 Cf. Pascal Blanchard, op. cit.

20 La Libre Parole d’Alger, 16 avril 1936.

21 Claude Martin, 1950, p. 312.

22 « Ils ne l’auront pas, la Belle Algérie, ces étrangers infâmes, tant que devant eux se dresseront de véritables français prêts à donner leur sang et leur vie pour la conserver à la France, notre patrie. », dans L’Algérie Française, Supplément illustré à l’Antijuif algérien, 30 juillet 1898.

23 Le 25 avril 1900, La Jeune Fille Antijuive s’adresse aux électeurs : « Ce que nous voulons […] depuis longtemps, c’est l’Algérie aux Français. Arrière les cosmopolites et les juifs ».

24 Cf. C.-R. Ageron, 1968, p. 606, et dans cet ouvrage, l’article Les deux hostilités…, p. 105 et suivantes.

25 « Allons commerçants d’Alger, ne vous laissez pas ruiner par les juifs qui emploient des moyens crapuleux pour vous faire concurrence et vous empêcher de vous livrer à vos honnêtes opérations. […] n’hésitez pas à écraser la pieuvre juive qui déshonore le commerce algérien et sème dans nos rangs la haine et la misère. Commerçants français, défendez-vous donc ! Nous vous aiderons de tout notre pouvoir. À bas les juifs ! », L’antijuif algérien, 1er février 1900.

26 « Un véritable NATIONAL ne peut admettre l’omnipotence juive. Il doit donc voter avant tout pour celui qui s’élève contre la dictature de la JUIVERIE. Voter anti-juif est pour tout électeur NATIONAL est un DEVOIR. », La Libre Parole d’Alger, 23 avril 1936.

27 « Que tu sois de droite ou de gauche tes intérêts sont les mêmes et ce qui les menace est l’éternel youpin. », La Libre parole d’Alger, 2 mai 1936.

28 « L’internationale du sang et l’internationale de l’or sont les deux faces de l’internationale juive. Théoriquement, adversaires farouches, mais en fait alliés. », La Libre Parole d’Alger, 16 avril 1936.

29 « – Notre devise sera : l’Algérie à la France, Arrière les juifs, À la porte les juifs !
 – Notre but : Nous voulons la France aux Français, c’est-à-dire débarrassée des Juifs et des Métèques.
 – Nos vœux pour 1937 : renvoyer les juifs en Judée et Blum au diable », La Libre Parole d’Alger, 11 décembre 1936.

30 L’antijuif, 30 septembre 1897.

31 La Jeune France antijuive, 15 mars 1900.

32 1er août 1897.

33 La Libre parole d’Alger, 3 décembre1936.

34 La Libre Parole d’Alger, 21 mai 1936.

35 La Libre parole d’Alger, 21 mai 1936.

36 La Libre Parole d’Alger, 21 janvier 1937.

37 « Quand les juifs se groupent dans les élections, c’est normal. Quand on adresse un appel pour se grouper et contrebalancer la puissance d’Israël, c’est de l’antisémitisme. Pourquoi ? », Le Cri d’Alger, 31 décembre 1932.

38 Le Cri d’Alger, 17 décembre 1932.

39 Le Cri d’Alger, 24 décembre 1932.

40 « En achetant le timbre antituberculeux, vous contribuez à guérir les Français atteints par cette cruelle maladie. En achetant le timbre anti-juif vous contribuerez à guérir la France et l’Algérie du cancer juif et maç (on). », La Libre Parole d’Alger, 29 avril 1937.

Table des illustrations

Légende ANOM, photographies, Algérie,1898
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/18337/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 112k
Légende Prise de la Bastille juive, Le Réveil Algérien,14 juillet 1898.Caricature de Sirat (longueur 60 cm, largeur 48 cm environ). Collection particulière.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/18337/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 159k
Légende La Libre Parole Nord-africaine,14 juillet 1936 (extrait du journal d’environ 48 cm sur 30)
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/18337/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 62k
Légende La Libre Parole Nord africaine,14 juillet 1936, page 1 (longueur19 cm, hauteur 18,5 cm)
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/18337/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 95k

Auteur

Maître de conférences HDR,
Chercheure associée à l’UMR Telemme, Aix-Marseille Université

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