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Les Juifs d’Algérie

 | 
Joëlle Allouche-Benayoun
, 
Geneviève Dermenjian

Préface

Franklin Rausky

Texte intégral

1Dans la constellation des étoiles de la civilisation d’Israël, il y a des villes, des contrées et des pays qui, après avoir éclairé la culture universelle par la grâce d’un rayonnement intellectuel lumineux, ont décliné jusqu’à disparaître dans l’obscurité de la géographie planétaire. Ces astres morts, véritables trous noirs de l’esprit juif, ne vivent plus que dans les livres d’histoire, dans les tréfonds de la mémoire collective.

2Bagdad fut autrefois la Jérusalem de Babylone, le haut-lieu de la sagesse talmudique et rabbinique du monde, logé entre le Tigre et l’Euphrate, avant de disparaître totalement de l’histoire du judaïsme. Seuls les murs des anciennes maisons du quartier juif de Bagdad témoignent de cette extraordinaire vitalité de la judaïcité babylonienne.

3Cordoue fut dans l’Espagne médiévale la métropole du savoir judaïque, le berceau de Moïse Maïmonide (l’Aigle de la Synagogue) et le grand centre spirituel hébraïque de l’Andalousie et, au-delà, de la Péninsule Ibérique. Aujourd’hui, Cordoue n’a plus de population juive. Les derniers habitants juifs de la ville l’ont quittée au moment de l’édit d’expulsion de 1492. Seule la synagogue médiévale reconstruite, la place de Tibériade, la statue de Maïmonide et la Rue des Juifs permettent aux visiteurs de comprendre que dans cette glorieuse cité, des penseurs juifs ont écrit des pages exceptionnelles dans l’histoire de la philosophie, de l’éthique, de la théologie.

4Alexandrie d’Égypte, métropole illustre du judaïsme hellénistique, fut le berceau du théâtre juif avec Ézechiel le Tragique, de la littérature apologétique juive avec Aristeas, de la philosophie juive avec l’éminent Philon. Au xxie siècle, aucune présence juive ne témoigne de cette magnifique aventure culturelle de l’humanité antique.

5Je pense à Bagdad, à Cordoue, à Alexandrie en lisant les pages des actes du colloque : Juifs d’Algérie, une histoire de ruptures, organisé à l’initiative fort heureuse de Joëlle Allouche Benayoun, professeur à l’Institut universitaire d’études juives Élie Wiesel et chercheur au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS), une riche moisson de recherches de haut niveau où le lecteur trouvera les interventions prononcées au cours du colloque mais aussi des contributions recueillies plus tard (avec Geneviève Dermenjian de l’UMR Telemme) : un arc-en-ciel d’investigations savantes et de réflexions critiques sur un monde culturel disparu. De nos jours, nombreux sont les historiens, sociologues, anthropologues et psychanalystes qui réfléchissent à cette histoire à la fois illustre et traumatique avec ses heures de gloire et ses tournants douloureux car l’Algérie fait partie de ces énigmatiques trous noirs du firmament historique juif. Un lieu de haute culture où les Juifs ont vécu deux millénaires, depuis l’époque de l’Empire romain, avant de quitter précipitamment, dans les jours dramatiques de l’indépendance et de l’exode, le territoire où vécurent leurs ancêtres à travers les siècles.

6Or dans la liste d’étoiles disparues de la culture juive, l’Algérie occupe une place à part, dramatique, source de malaise et d’étonnement. Car partout dans le monde, dans toutes les contrées où les Juifs ont vécu et participé à l’histoire des nations, leur présence ancienne continue à être évoquée, voire célébrée dans les cités et les contrées de leur existence passée.

7À Troyes, en Champagne, le monument à Rachi, œuvre de l’artiste Raymond Moretti, trône au milieu de la place centrale de la ville rebaptisée Esplanade Salomon de Troyes, hommage de la ville contemporaine au grand talmudiste et exégète médiéval.

8À Tolède, l’ancienne synagogue médiévale El Transito présente à des milliers de visiteurs de la ville les vestiges de ce qui fut l’une des grandes communautés juives de Castille.

9Au Maroc, l’antique synagogue Ibn Danan, récemment restaurée, propose aux visiteurs de Fès, l’un des joyaux de l’architecture synagogale de l’extrême occident du Maghreb.

10Mais en Algérie, rien ne rappelle aux visiteurs que ce pays fut la terre des trois religions, un lieu où Musulmans, Chrétiens et Juifs ont vécu ensemble dans une coexistence parfois paisible, parfois tourmentée. Qui se rappelle dans la Tlemcen d’aujourd’hui que cette ville fut un grand centre des études talmudiques et rabbiniques sous la direction du célèbre Rabbin Ephraïm Enkaoua ?

11Les rares touristes qui visitent Oran contemplent un immense édifice, siège de l’autorité islamique régionale sans se douter le moins du monde qu’il s’agit de la grande synagogue d’Oran, l’un des plus beaux exemples de l’architecture sacrée judaïque en terre méditerranéenne.

12Les élèves étudiants de Constantine n’ont probablement jamais entendu parler d’un grand savant juif de cette ville : Sidi Fredj Halimi, précurseur méconnu du dialogue interconfessionnel en Afrique du Nord.

13À Colomb-Béchar, le Rabbin Shalom Abihassera, éminent érudit et héritier d’une longue lignée de savants du Tafilalet publia, dans les années tragiques et tourmentées de la Seconde Guerre Mondiale et de la décolonisation, le dernier grand commentaire exégétique juif du Pentateuque, le Keli Kessef (le Vase d’argent), belle synthèse des interprétations traditionnelles des cinq livres de Moïse. Mais dans sa ville, aujourd’hui privée de toute présence juive, qui se rappelle encore de son nom ?

14La scotomisation de la présence juive en Algérie, l’occultation de toute l’œuvre culturelle, artistique, littéraire, philosophique et politique des Juifs d’Algérie témoignent d’une étonnante résistance à contempler le passé, à regarder les contradictions et les paradoxes de l’histoire avec rigueur et sans complaisance.

15Un jour peut-être la société algérienne aura acquis la maturité intellectuelle et affective nécessaire pour se tourner vers son passé non pas pour le restaurer, tâche illusoire et sans lendemain, mais plutôt pour mieux comprendre l’itinéraire de sa vie collective. Intellectuels, enseignants, chercheurs, écrivains, artistes, militants associatifs, syndicalistes, journalistes, personnalités politiques d’Algérie apprendront alors d’où vient leur société. Quel fut l’itinéraire qui a conduit à terme à la construction d’une autre Algérie, l’Algérie actuelle ? Il y a une leçon que la psychanalyse contemporaine rappelle sans cesse à tous ceux qui vivent dans la tentation d’une confortable et chimérique amnésie : on n’efface pas le passé en tournant le dos aux événements de l’histoire.

16Les Juifs d’Algérie, selon toute vraisemblance, ne reviendront plus vivre dans la terre de leurs ancêtres, mais la mémoire juive algérienne, tôt ou tard, redeviendra une partie de la mémoire algérienne globale, une mémoire sans censure, ni exclusion, une mémoire qui rappelle l’extraordinaire pluralité des destins des habitants de ce pays.

Auteur

Directeur de Recherches doctorales en psychopathologie et psychanalyse à l’université Paris-Diderot,
Directeur des études de l’Institut universitaire d’études juives Élie Wiesel (Paris)

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