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Soigner et être soigné sous l’Ancien Régime

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Judith Aziza

Préface

Régis Bertrand

Texte intégral

1Le beau livre de Judith Aziza est bien davantage qu’une importante monographie hospitalière, celle du principal établissement d’assistance d’une ville qui est, à la veille de la Révolution, la troisième de France par sa population. À travers une étude globale conduite sur la longue durée de deux siècles (de 1593, fondation de l’hôpital à 1793, réorganisation des hôpitaux), cette chercheuse passionnée démontre avec brio une thèse qui emporte la conviction : l’Hôtel-Dieu de Marseille est devenu, dès l’Ancien Régime, un lieu de médicalisation de la société, un véritable centre de soins – du moins pour les maladies alors curables. Ajoutons que, de façon plus classique, il a comme d’autres grands hôpitaux urbains fait bénéficier d’une réelle thérapeutique alimentaire des populations modestes, momentanément fragilisées, leur évitant de sombrer dans la misère et il a permis à leur membres, une fois guéris, de reprendre leurs activités, jouant ainsi le rôle d’un outil de régulation sociale. Et qu’il a aussi servi de centre de formation pour des chirurgiens et des apothicaires.

2Judith Aziza a eu le courage de se plonger avec persévérance dans l’énorme fonds d’archives de l’Hôtel-Dieu, qui avait sans doute découragé beaucoup de ses prédécesseurs à en juger par le faible nombre des études antérieures. Elle a dû affronter des sources à l’abord austère, dépouillant intégralement les registres de délibérations du bureau des recteurs et leur correspondance ou tirant habilement parti du précieux coutumier de l’hôpital. Elle a osé surtout affronter les sources massives que sont les registres des entrées des malades et ceux du personnel, les registres de comptes, les journaux quotidiens de présence des malades. Elle a procédé à des sondages et su établir des échantillons, faisant un usage exemplaire de l’outil informatique pour en proposer une analyse sérielle. L’approche qualitative est, quant à elle, particulièrement illustrée par un chapitre fort neuf sur les principales pathologies et la nature des soins prodigués où Judith Aziza aborde directement la question de l’efficacité curative de l’hôpital en définissant des critères d’appréciation tout en tenant compte des limites des sources.

3 Sans négliger l’organisation de cette institution située au cœur de la cité, marquée par un investissement croissant des recteurs et leur souci de maintenir leur autonomie, ni l’évolution de ses bâtiments et moins encore celle de ses ressources et dépenses – qu’elle a clarifiée au prix d’un considérable travail d’analyse documentaire, Judith Aziza a décidé d’étudier plus particulièrement les malades et les soignants. Elle a voulu considérer l’Hôtel-Dieu comme un lieu de vie et de thérapie et s’est efforcée de définir les liens spécifiques qui unissaient les Marseillais à leur grand hôpital « généraliste ».

4À certains égards, la clientèle hospitalière du xviiie siècle siècle, la mieux connue, reflète l’envers de ce grand siècle portuaire de Marseille. Ce travail est aussi un hommage rendu à des silencieux de l’histoire – aucun témoignage de malade n’est parvenu jusqu’à nous et la relation entre malades et soignants n’est pas perceptible à travers la documentation disponible. Pour bien marquer qu’ils sont la raison d’être de l’hôpital, Judith Aziza a tenu à présenter à son lecteur les patients avant le corps médical et les soignants. Ce personnel soignant, dans lequel elle a inclus le personnel de service, présente l’originalité d’être entièrement constitué de laïcs, comme celui de la plupart des autres établissements d’assistance de l’espace régional – l’Hôtel-Dieu marseillais n’a tenté qu’une très brève expérience d’implantation de sœurs hospitalières, entre 1713 à 1716. Dès lors qu’ils ne sont pas encadrés par une communauté religieuse, il revient aux recteurs de recruter et gérer ses membres, de surveiller l’accomplissement de leurs tâches, de vérifier leur honnêteté et de s’efforcer de les fidéliser. Judith Aziza juge que l’hôpital leur impose « une vie quasi monastique ». En fait, on retrouve à la même époque semblables organisations strictement régies dans d’autres collectivités vivant ou agissant en milieu fermé, tels les arsenaux ou les casernes. L’emploi du temps des malades n’est pas moins rigoureux et précis. Mais Judith Aziza sait se démarquer des règlements et des textes normatifs pour reconstituer la complexité d’un quotidien marqué, en dépit des injonctions des recteurs, par la présence, durant un siècle et demi, de visiteurs à toute heure du jour et où des dysfonctionnements affleurent parfois – ainsi des vols et mauvais traitements imputables au personnel de service.

5Certains des traits relevés à travers cette étude minutieuse de ce lieu de vie et de travail spécifique se retrouvent en d’autres hôpitaux urbains d’Ancien Régime et Judith Aziza apporte sur ce point des confirmations et des nuances. À certains égards l’Hôtel-Dieu est aussi à l’image de Marseille. L’hôpital semble peu pourvu de biens fonciers ou immobiliers en regard d’autres hôpitaux français. En un temps où l’idéal social est la détention de rentes, ses revenus patrimoniaux ne constituent en rien pour lui un volant de sécurité financier, à la différence des hôpitaux de la France du Nord. Une part importante des revenus de l’Hôtel-Dieu marseillais dépend de la conjoncture, à travers les droits sur les spectacles, les droits de chaise ou d’enterrement et même les quêtes. C’est là une fragilité que Marcel Courdurié avait déjà signalée naguère. Autre trait bien marseillais, même si l’hôpital double de superficie en deux siècles, l’ambitieux projet de reconstruction ne sera jamais entièrement mené à bien, signe révélateur à la fois de l’ampleur de la générosité marseillaise et des limites de la charité ou de l’évergétisme de cette ville dont l’élite est en cours d’ascension sociale et qui est livrée aux aléas de la fortune de mer.

6Ce travail dense et riche précise tout un pan de l’histoire de Marseille. Il concerne l’histoire sociale et celle de la promotion individuelle d’êtres initialement déshérités avec le corps des « gagnants-maîtrise », l’histoire de l’enseignement médical avec les cours d’anatomie, de la religion avec d’intéressantes confréries de bénévoles auprès des malades. Et, bien sûr, l’histoire économique et financière – jusqu’à l’étude des rythmes de la construction et de la réparation navale à travers l’évolution des « droits de brusque » perçus par l’Hôtel-Dieu. Il constitue surtout, au premier chef, un apport d’importance à une histoire de la médecine largement entendue. Ce livre devrait désormais constituer une référence majeure pour qui s’intéresse à l’histoire des grands hôpitaux urbains d’Ancien Régime.

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