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La Provence des rois de France

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Régis Bertrand

La Provence de Louis XI à Louis XVI Traits généraux

Chapitre IV. Ordres, corps et groupes sociaux

Texte intégral

1Dresser un tableau de la société provençale au cours des trois siècles de l’Ancien Régime reste une tâche difficile : certaines de ses catégories n’ont pas fait l’objet de recherches et les travaux d’histoire sociale ont surtout porté sur le xviiie siècle. Nombre d’aspects sont communs à la société française du temps : elle est organisée jusqu’à la Révolution selon le système juridique des trois ordres, le clergé, la noblesse et le tiers état (ensemble des laïcs roturiers). Les deux premiers étaient dits ordres privilégiés parce que seuls bénéficiaires de privilèges communs à l’ensemble de leurs membres. Des groupes du tiers état organisés en « corps » pouvaient bénéficier de privilèges soit sectoriels (catégories professionnelles), soit géographiques (des villes bénéficiant de privilèges fiscaux). On se bornera ici à souligner quelques caractéristiques des principales catégories et à décrire dans le chapitre suivant quelques éléments de différentiation et de dynamique sociale.

Le premier ordre

2Le premier ordre est dit couramment « le clergé », bien qu’il comprenne des femmes, qui ne peuvent canoniquement être des clercs. Nous ne disposons guère d’autre estimation du nombre de ses membres que celle du dénombrement dit d’Expilly en 1765 : il y aurait alors 9 195 membres du premier ordre, dont 3 729 pour le clergé séculier, qui vit « dans le siècle », parmi les laïcs, et 5 466 réguliers, membres d’instituts religieux et vivant pour la plupart en communautés monastiques ou conventuelles (3 183 hommes et 2 283 femmes) ; soit peut-être 1,3 % de la population. Expilly affirme que sur les 3 729 séculiers, plus de la moitié n’exerçaient aucune fonction paroissiale ou autre charge d’Église et vivaient du revenu de leur patrimoine (Expilly, 1768 ; Terrisse, 1989). Cette affirmation a paru exagérée mais Expilly, qui était chanoine de Tarascon et n’ignorait pas le droit canon (droit de l’Église catholique), a sans doute pris en compte tous ceux qui pouvaient exciper du statut de clerc, soit les simples tonsurés, les clercs minorés (qui n’ont reçu que les ordres mineurs) et pas seulement les prêtres. L’appartenance au premier ordre est un choix de vie effectué par l’intéressé ou son groupe familial puisque l’ordre est constitué d’hommes et de femmes venus des deux autres ordres – C. Dolan écrit que la carrière ecclésiastique est « un placement pour la famille » (Dolan, 1980).

3Le futur clerc recevait d’abord la tonsure, rite préparatoire qui pouvait être théoriquement conféré à huit ans et qui suffisait à le faire entrer dans le monde clérical. Dans le diocèse d’Arles (Roy, 1975), les âges des tonsurés sont notés entre 1771 et 1787 : sur 65 clercs, le plus jeune avait 13 ans, 49 l’ont reçue entre 15 et 18 ans et trois après 20 ans. Cependant dans le même diocèse, sur les 652 clercs tonsurés entre 1700 et 1790, seuls 371 recevront les quatre « ordres mineurs » (portier, lecteur, exorciste et acolyte), soit 56,9 %. La perte est ensuite faible (il peut y avoir eu des décès) : au total 52, 4 % des tonsurés accéderont à la prêtrise. J. Roy observe que « plus on avance dans le siècle, moins la cléricature intervient tôt dans la vie du jeune homme et comme corollaire, plus de clercs persistent dans leur résolution le siècle se déroulant ».

Les grands bénéficiers

4Le bénéfice est une notion capitale dans l’organisation ancienne de l’Église de France. Il s’agit du « droit de percevoir un revenu procuré par des biens appartenant à l’Église et attachés à une charge ecclésiastique remplie par le bénéficier ». Le bénéfice assure à ce dernier une existence matérielle et une aisance variable ; ses revenus peuvent provenir d’un capital foncier et aussi de rentes, de dîmes et de seigneuries. Le statut du prêtre est très différent selon qu’il est ou non titulaire d’un bénéfice.

L’épiscopat

5Le recrutement des titulaires des sièges épiscopaux et abbatiaux (abbés monastiques, dirigeants en titre des monastères bénédictins et cisterciens) est à la nomination royale à partir de 1516, non que la Provence ait été incluse dans le Concordat de Bologne, signé cette année-là entre François Ier et le pape, mais en vertu d’un induct pontifical accordé la même année par Léon X et renouvelé par Urbain VIII en 1644. Le roi y nomme, c’est-à-dire qu’en cas de vacance d’un siège, il propose le nom d’un candidat au pape, lequel, s’il l’agrée, confère à ce dernier l’investiture canonique, lui octroie les sept bulles qui lui permettront d’être sacré évêque. Ces prélats peuvent être étrangers à la région et même à la France. Entre le milieu du xvie et le milieu du xviie, sur 12 archevêques nommés au siège d’Aix, cinq sont italiens, dont un Médicis, le frère de Mazarin et le plus illustre des archevêques aixois du xviie, le cardinal Jérôme Grimaldi.

6La Provence renfermait quelques-uns des plus pauvres évêchés de France. L’estimation des revenus épiscopaux de 1760 a permis à Michel Péronnet de proposer naguère le tableau suivant, où il a classé ces revenus en fonction de la moyenne nationale (31 700 livres tournois) :

  • er groupe, entre 15 et 32 % de la moyenne nationale (soit de 5 100 à 9 400 lt) : 5 diocèses dont Vence, Digne et Grasse pour la Provence.
  • e groupe, entre 32 et 49 % (10 400 à 15 200 lt) : 14 diocèses dont Apt, Glandèves, Senez, Toulon et Sisteron.
  • e groupe, de 49 à 66 % (16 000 à 21 200 lt) : 23 diocèses dont Riez.
  • e groupe, de 66 à 83 % : 22 diocèses dont Fréjus.
  • e groupe, de 83 à 100 % (27 800 à 31 700 lt) : 17 diocèses dont Marseille et Arles.
  • e groupe, de 100 à 200 % : 34 diocèses dont Aix.
  • e, 8e et 9e groupes, entre 200 et 500 % : 12 diocèses dont aucun en Provence.

7L’évêque est à partir du xviie siècle un clerc instruit, qui doit être gradué voire docteur, en particulier de Sorbonne (faculté de théologie de l’université de Paris). Son origine sociale reflète en Provence un phénomène largement décrit pour la France entière : au xviie siècle, une partie de l’épiscopat est encore d’origine roturière, parfois de familles ayant des prétentions nobiliaires – mais les neveux de Jean Pélissier, évêque d’Apt de 1607 à 1629, devront désister les leurs en 1667 –, ou bien en situation de « noblesse commencée » (voir ci-dessous). C’est le cas de Jean Soanen, évêque de Senez de 1695 à 1740, fils d’un procureur du roi de Riom en Auvergne, d’André-Hercule de Fleury, évêque de Fréjus de 1699 à 1715, fils d’un receveur des tailles de Lodève (Languedoc) ; mais non en revanche de Jean-Baptiste Massillon, né à Hyères, illustre prédicateur, évêque de Clermont-Ferrand, fils d’un notaire, profession ignoble (incompatible avec la noblesse). Au cours du xviiie siècle, la noblesse accapare progressivement les charges épiscopales. Néanmoins la médiocrité des évêchés provençaux explique que les plus modestes aient été les derniers à être détenus par des clercs d’origine roturière : le dernier est l’abbé Debeauvais, prédicateur célèbre, promu en 1774 à Senez dont il fut évêque jusqu’en 1783. Lorsqu’il résigna son évêché, c’est un membre de la famille de Castellane qui lui succéda. En 1789 tous les évêques sont réputés d’origine noble ; il est cependant significatif que le seul dont la noblesse paraisse très douteuse, François de Mouchet de Villedieu, occupe l’un des évêchés les plus « crottés » de France, Digne.

Les chapitres de chanoines

8Les chapitres provençaux ont été très peu étudiés pour les xviie et xviiie siècles – en revanche pour le xvie, Dolan (1980) est essentiel. Des chapitres de chanoines existent dans les cathédrales et aussi dans des églises paroissiales importantes, les collégiales (exemples : les sept églises paroissiales d’Avignon ; à Marseille, la collégiale de Notre-Dame des Accoules, les collégiales de Fos, Barjols, Six-Fours, Tarascon, Pignans, etc.).

9Les chapitres comprenaient des chanoines et des bénéficiers (le bas-chœur), qui assistaient les chanoines dans les cérémonies mais n’avaient pas « voix au chapitre » ; ils entretenaient ordinairement une maîtrise (chœur). Le chapitre de Saint-Sauveur d’Aix comptait 20 chanoines dont quatre dignitaires (prévôt, archidiacre, sacristain, capiscol) et 20 bénéficiers. Un chapitre collégial n’avait souvent que sept chanoines. Les chapitres pouvaient posséder des seigneuries (le chapitre de la Major de Marseille possédait la seigneurie d’Allauch), des terres (un quartier du centre de Marseille, le Chapitre, tire son nom d’un domaine du chapitre cathédral) et ils percevaient aussi les dîmes de paroisses, dont le chapitre ou tel de ses membres était « curé primitif » et qu’ils faisaient desservir par un vicaire congruiste (voir ci-après). Les canonicats (charges de chanoines) étaient des sinécures (sine cura animarum, sans charge d’âme). Les chapitres salariaient des prêtres congruistes pour assurer les fonctions sacramentelles et catéchétiques auprès des fidèles de leur cathédrale ou collégiale.

10À Aix, la mense capitulaire (revenus collectifs du chapitre) était constituée, à la fin de l’Ancien Régime, par la dîme de tout le terroir d’Aix et de 7 villages ainsi qu’une portion d’un huitième, d’un domaine à Rognes, d’un fief, de terres diverses, de rentes et de directes sur des maisons et des terres. Soit en 1785 quelque 86 000 livres de revenu brut (la perception des dîmes entraînait des frais assez lourds) ; s’ajoutait la mense des anniversaires (fondations de messes pour les morts), soit un prieuré et des directes, en 1790, 7000 livres de revenus bruts. Enfin les prébendes, bénéfices affectés individuellement aux chanoines, très inégalement répartis entre eux, étaient composées de prieurés du diocèse d’Aix dont ils étaient curés primitifs, soit 50 000 livres en 1790 – mais ils devaient payer les portions congrues (salaires) des vicaires perpétuels.

11D’abord conseillers de l’évêque, les chanoines n’exercent plus après la Réforme catholique que les fonctions liturgiques, théoriquement astreignantes, du chant des heures de l’office canonial, pour lesquels certains faisaient preuve d’absentéisme. Les canonicats étaient des bénéfices intéressants pour cadets de familles que leurs parents voulaient mettre dans les ordres – d’autant que ceux qui venaient à vaquer étaient ordinairement pourvus par la cooptation. Au xviiie siècle, l’attraction du chapitre de Saint-Sauveur d’Aix sur les cadets des familles de parlementaires semble nette : sur 118 garçons puînés (nés après l’aîné) que M. Cubells a pu identifier dans l’Église, 55 ont été chanoines, soit 46 % (39, soit 33 % ont eu des bénéfices réguliers, abbés ou prieurs), un seul a été curé (Cubells, 1984). La lecture des signatures des délibérations capitulaires de Saint-Sauveur d’Aix suggère que l’on pouvait, grâce à la cooptation et surtout à la résignation, se succéder d’oncle à neveu et que d’autres familles nobles qui n’étaient pas parlementaires obtenaient aussi des canonicats pour leurs cadets.

Les curés, leurs secondaires et leurs auxiliaires

12Si la formation des clercs est souvent médiocre au xvie et au début du xviie siècle, la Réforme catholique impulsée par le Concile de Trente va faire du prêtre séculier un homme instruit, formé au collège ou si possible dans un établissement scolaire spécifique, le séminaire (chap. 10), ayant parfois même étudié à l’Université d’où il peut sortir « gradué » (diplômé). Être gradué est obligatoire pour pouvoir occuper une cure dans une « ville murée » (voir chap. 6).

13Au xviiie siècle, à l’issue de deux années de théologie accomplies au séminaire, le clerc minoré reçoit le premier des « trois ordres majeurs » (sous-diaconat, diaconat, prêtrise). Le dernier, la prêtrise, est conféré par le sacrement de l’ordination à partir de vingt-cinq ans (sauf dérogations), après une troisième année d’études théologiques. Seul le prêtre peut célébrer la messe. L’ordination est précédée d’un examen détaillé des connaissances du candidat et si nécessaire d’une enquête de moralité. Cependant les ordres majeurs ne sont conférés qu’à ceux qui ont fourni la preuve qu’ils jouissent d’un revenu annuel ; soit ils sont titulaires d’un bénéfice, soit ils reçoivent de leurs parents un « titre clérical » qui assure leur subsistance, constitué par un capital procurant un revenu d’au moins 150 livres en théorie (en fait 100 livres à Aix dès le début du xviiie siècle). Dans le diocèse d’Arles, sur les 371 clercs minorés suivis par J. Roy, 354 devinrent sous-diacres ; seulement 68, moins de 20 %, firent alors enregistrer la détention d’un bénéfice et les autres un « titre clérical ».

14Il n’est guère possible de connaître l’origine des clercs aixois qu’à partir des « titreurs », soit des membres de leur famille qui ont constitué le titre clérical. Les données de J. Roy sont pour le diocèse d’Aix les suivantes :

Catégories 1700-1717 1770-1787 Moyennes séculaires
noblesse 11 % 9 % 14 %
« bourgeois » 28 % 14 % 20 %
officiers roturiers et professions libérales 25 % 14 % 20 %
négociants et marchands 21 % 34 % 26 %
artisans 7 % 18 % 12 %
ménagers 1 % 10 % 5 %
ecclésiastiques 7 % 1 % 3 %

15En un siècle le recrutement a connu une relative ouverture sociale, surtout dans sa seconde moitié : le nombre des nobles, bourgeois et membres des professions libérales a globalement diminué. Ils totalisent 64 % des titreurs au début du xviiie et 37 % dans les années 1770-1780. En revanche, le commerce passe de 21 % à 34 %. On note enfin l’apparition et la montée discrète des ménagers. Les populations les plus modestes sont écartées du sacerdoce à la fois par la nécessité de faire des études au collège puis au séminaire, sauf à obtenir une bourse fondée par un bienfaiteur dans un collège ou un séminaire, et aussi l’obligation de fournir un titre clérical. Ces clercs sont massivement originaires des villes et des gros bourgs. Les villages du diocèse fournissent surtout quelques titreurs des métiers du commerce. Cependant Maurice Bordes (Recherches régionales Alpes Maritimes-Côte d’Azur, 1986/4), ne signale pas une telle évolution dans le diocèse de Grasse. Mais l’étroitesse de ce très petit diocèse a pu y encourager la reproduction sociale dans cette fonction. Dans le diocèse de Gap, fortement rural, T. Tackett observe qu’« un pourcentage minime de prêtres était issu de la noblesse, environ un quart de la paysannerie et le plus grand nombre, environ la moitié, de la bourgeoisie moyenne ». Il montre aussi la « ruralisation » croissante du recrutement, liée au déplacement des principaux centres de vocations ecclésiastiques du sud vers le nord du diocèse, soit de la Provence au Dauphiné (Tackett, 1977).

16Les curés bénéficiers ou prieurs-curés sont titulaires du bénéfice, dont les revenus sont en Provence ordinairement constitués par des dîmes sur les principales productions agricoles : ils sont donc curés-décimateurs. En général c’est le « patron » d’un bénéfice mineur (héritier des droits du fondateur de ce bénéfice) qui nomme son titulaire. Dans le cas des cures paroissiales, ce « patron » peut être un monastère (les moines médiévaux avaient créé de nombreux prieurés ruraux), un chapitre de chanoines, l’évêque (les chefs d’un diocèse ont pu créer autrefois des paroisses ou plus souvent hériter de patronages), le seigneur du village parfois. Dans le diocèse d’Aix au xviiie siècle, sur 95 paroisses, l’archevêque ne nomme qu’à 8 cures selon J. Roy, à 14 selon M. Vovelle (Prov. hist., 1972 : 90), soit au total une minorité ; en revanche le chapitre de la cathédrale a la collation de 23 cures ; l’abbaye de Saint-Victor de Marseille de 8 cures.

17Dans le cas de ces bénéfices mineurs, la nomination est fortement perturbée par la permutation et surtout la resignatio in favorem qui permet à un bénéficier d’abandonner son bénéfice au profit d’un successeur nommément désigné ; un oncle peut ainsi transmettre son bénéfice à un neveu. Le curé résignant demande en général une pension ; s’il résigne en faveur de son neveu, il devient le secondaire de celui-ci. À Aix, la statistique des années 1740-1789 est la suivante (131 actes) : résignation sans pension : 25 (19 %) ; résignation avec pension versée par le bénéficiaire : 66 (50,3 %) ; résignation en faveur d’un successeur désigné par l’archevêque mais contre versement d’une pension versée par ce dernier : 17 (13 %). Ce moyen permet à l’archevêque de libérer des cures occupées par des prêtres trop âgés ou malades et d’y établir un prêtre de son choix. C’est la prise en compte de cette solution qui doit expliquer les différences d’estimations de J. Roy et M. Vovelle signalées plus haut.

18Mais les prieurs-curés (titulaires du bénéfice exerçant réellement la cura animarum) sont minoritaires en Provence. En 1778-1782 le diocèse d’Aix renferme moins de 30 % de prieurs-curés, celui d’Arles environ 34 %, celui de Gap, 32 %. La majorité des paroisses sont desservies par un vicaire congruiste, prêtre salarié par le titulaire non-résident du bénéfice (dit alors « curé primitif ») pour accomplir à sa place les fonctions curiales. Ce dernier leur verse une somme fixe, la « portion congrue » de 300 livres minimum et lui laisse percevoir le « casuel » (formé des dons des fidèles recevant un sacrement) et les « dîmes novales » sur les terres nouvellement défrichées ; en 1768, les congruistes furent mis devant la possibilité d’être augmentés à 500 livres à condition d’abandonner les novales au curé primitif. La congrue fut portée à 700 livres en 1788 face à la « révolte des curés du Sud-Est » (voir chap. 12). Ces prêtres obtinrent ce que nous appelons la sécurité de l’emploi lorsqu’en 1675-1677 le cardinal Jérôme Grimaldi, archevêque d’Aix, parvint à les rendre « perpétuels », c’est-à-dire inamovibles, au terme d’un âpre conflit avec le chapitre de sa cathédrale, curé primitif de la nouvelle paroisse aixoise qu’il avait fondée. Le conseil royal, appelé à trancher, l’approuva et étendit cette décision à la France entière en 1676. D’autres prêtres sont « secondaires », c’est-à-dire qu’ils secondent le prieur-curé ou le vicaire congruiste. Ils sont logés ordinairement avec ce dernier dans la maison claustrale (la « claustro », maison du clergé paroissial ; on sait que le « presbytère » est le chœur liturgique dans la Provence d’Ancien Régime). Certains d’entre eux sont dans l’attente d’une résignation ou du décès d’un curé, d’autres ne disposent pas de réseaux de parenté ou des relations leur permettant d’espérer un bénéfice et peuvent être vicaires ou secondaires à vie. Certains prêtres survivent grâce au petit bénéfice mineur qu’est une chapellenie (voir chap. 3).

19D’autres prêtres sans bénéfices sont confesseurs de certaines communautés religieuses, chapelains de confréries et d’hôpitaux, célèbrent les messes de fondations : ce sont les « prêtres habitués », payés à la messe ou au service. Ils sont très difficiles à dénombrer : dans certains cas, il semble bien que des prêtres natifs d’un bourg ou d’une ville y soient « agrégés » à l’église paroissiale, où ils assistent aux messes et semblent parfois prêcher ou confesser. Certains font la classe dans quelque « petite école ». À en juger par un bon échantillon de communautés de Basse-Provence étudié par M. Vovelle, ces clercs constituent 35 % des « régents » d’école recrutés entre 1600 et 1650, 39 % entre 1650 et 1700, 40 % pour la période 1700-1750 mais seulement 17 % entre 1750 et 1785 (Vovelle, 1980).

20Les curés pouvaient-ils vivre décemment ? J. Roy observe que la congrue minimale pouvait permettre d’acquérir au début et à la fin du xviiie siècle une quinzaine de charges de blé (le prix du blé augmente au cours du siècle). Or R. Baehrel estimait à 11,5 charges le minimum nécessaire à un ménager pour vivre avec sa famille. Il faut ajouter le casuel (offrandes des fidèles lors de la réception des sacrements et des célébrations de messes) qui ne semble pas considérable (en moyenne à Aix 56 livres en 1728 et 78 livres en 1788), mais ces moyennes cachent des différences considérables selon la taille des paroisses : le casuel est surtout un complément de ressources. Le vicaire perpétuel semble donc être à l’abri du besoin. Il n’en est sans doute pas de même des prêtres habitués et de certains secondaires.

Le clergé régulier

21Le recrutement social des instituts religieux reste assez mal connu. L’exigence de la dot pour les religieuses et celle d’une certaine instruction pour les religieux devaient empêcher les populations modestes d’accéder au statut de religieux de chœur (mais non à celui de convers). L’une des rares études, celle de Claude-Alain Sarre (Sarre, 1997), fondée sur un corpus de plus de 3 000 religieuses de chœur ursulines entre 1592 et 1790, concerne un ordre aux exigences de dot très élevées : 72,9 % des recrues sont d’origine noble, 10 % filles d’hommes de loi, 9,1 % de bourgeois, 5,5 % de marchands, 1,9 % d’officiers de santé et 0,6 % d’artisans ou ménagers. P. Séty, étudiant le recrutement du Carmel d’Aix entre 1625 et 1792, indique que sur les 132 carmélites qui firent profession pendant cette période, avec des dots moins élevées que les ursulines, une vingtaine appartenaient à ce qu’il juge des « familles illustres de la Provence » ; une cinquantaine étaient filles de membres de cours souveraines et les autres venaient de ce qu’il appelle la « bonne bourgeoisie », soit officiers (notaires), professions libérales, commerce. L’évolution du xviiie siècle semble, dans le cas marseillais, marquée par l’accroissement du nombre des filles roturières issues du négoce et de l’artisanat et la baisse relative des religieuses de chœur nobles. Les convers et converses venaient en revanche de familles nettement plus modestes ; fait significatif, certains ne surent pas signer leur acte de profession.

22La clôture des couvents féminins est renforcée à partir de la fin du xvie siècle, par souci de moralité des moniales et religieuses, mais aussi sur la pression des familles qui craignent de voir ressurgir les filles cloîtrées lors des héritages. Elle devient totale, sauf exceptions remarquées mais opiniâtres. Moniales et religieuses y gagnent une longévité souvent remarquable : à la fois parce que la clôture les préservait de nombre d’infections microbiennes et surtout parce qu’elles constituaient une population doublement sélectionnée par la forte mortalité infantile de l’époque et par les critères d’admission, qui excluaient ordinairement les candidats semblant de faible santé. Au carmel d’Aix, mère Marguerite des Anges de Forbin d’Oppède entrée à 8 ans mourut à 88 ans ayant vécu 80 ans de vie conventuelle, record battu par une de ses parentes, Marie de Forbin-la Roque, morte chez les Clarisses de Marseille en 1717, nonagénaire après 83 ans de vie cloîtrée.

23Les ordres contemplatifs, cloîtrés dans un monastère, se consacrent à la louange de Dieu, à la prière et à la méditation, parfois à l’étude. Il s’agit des moines et moniales bénédictins, cisterciens et chartreux, membres des « ordres rentés » (qui vivent du revenu de leur temporel, constitué surtout de possessions foncières), fondés avant le xiiie siècle. Leur origine médiévale et la règle de leur ordre ont donné aux abbayes masculines cisterciennes et aux chartreuses une localisation rurale et même sylvestre qui contraste avec les quelques fondations périurbaines ou urbaines des Temps modernes (Aix et Marseille pour les chartreux). Il est souvent difficile de préciser les méfaits – vite postulés – de la mise en commende des maisons bénédictines et cisterciennes (qui s’accompagnait de l’élection parmi les moines d’un « prieur claustral » administrant effectivement l’établissement). Leur recrutement semble s’être fait fréquemment dans le milieu des notables des bourgs et villes des environs et est marqué parfois par le manque de vocation de religieux entrés dans ces établissements par décisions familiales, ce que suggèrent du moins l’hostilité et les oppositions auxquelles se heurtent, de la part de certains religieux mais aussi de notables laïcs, les tentatives de réformes – la principale est celle de la congrégation bénédictine gallicane de Saint-Maur, qui parviendra à s’implanter à Montmajour mais non à Saint-Victor de Marseille (chap. 10).

24Les ordres mendiants, nés au xiiie siècle, se caractérisent par leur localisation urbaine ou périurbaine et le nombre de leurs couvents après les nombreuses fondations de la première moitié du xviie siècle : aux Augustins, Dominicains, Carmes et aux diverses branches de la famille franciscaine, s’ajoutent les Trinitaires et Mercédaires (ordre de la Merci), deux ordres spécialisés dans le rachat des esclaves chrétiens en Barbarie (Afrique du Nord) qui sont assimilés aux mendiants au xviie siècle ; ainsi que les Servites, ordre italien né au xiiie siècle à Florence et qui n’aura guère d’autres établissements en France sinon un couvent en Cerdagne (Bernos, 1977). Les « quatre mendiants » établis depuis le Moyen Âge ont chacun leur branche féminine. D’autres ordres naîtront et se diffuseront à partir de la fin du xvie siècle (voir chap. 10). Les couvents de ces ordres s’établissent dans les villes et bourgs dont les catégories aisées ou riches leur procurent à la fois des recrues et des aumônes – la quête est indispensable à leur subsistance et leur action –, et les branches masculines y ont des activités apostoliques, enseignantes ou charitables auprès des laïcs. Les religieux dépendent dès lors de l’attitude à leur égard des catégories supérieures, qui sont plutôt dévotes au xviie siècle et très favorables aux « ordres les plus réformés », à leur action et à leur prière d’intercession et continuent d’apprécier la possibilité d’y faire entrer leurs cadets pour stériliser une partie de leur descendance et éviter la dispersion de leur patrimoine ; mais dont une partie s’avère de plus en plus réservée voire hostile à l’égard des religieux dans la seconde moitié du xviiie siècle (voir chap. 12).

25La très grande majorité des maisons se situe au sud de la diagonale Valréas-Nice (définie chap. 6). La Haute-Provence alpestre et le Dauphiné n’en ont guère qu’au niveau des sièges épiscopaux. Le vaste diocèse d’Embrun, fertile en clercs, n’a compté que 13 maisons religieuses et n’en renferme plus que 9 à la veille de la Révolution. Il était donc le cadre d’un exode de réguliers qui le quittaient pour s’établir en grand nombre dans des maisons du Sud-Est. 49 % des religieux originaires du diocèse en 1790 étaient des Capucins qui n’y avaient qu’un couvent mais offraient de nombreuses maisons dans toute la Provence et étaient très connus des populations grâce à leurs missions intérieures dans les villages.

26L’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, dit « de Malte » (il posséda cette île jusqu’en 1800), constituait le dernier ordre militaire et hospitalier existant en France. Ses chevaliers profès prononçaient des vœux mais n’étaient pas prêtres ; ils devaient être nobles « au moins à quatre quartiers » (quatre générations paternelles et maternelles). Ils étaient en général cadets de noblesse, souvent promis à l’ordre dès l’enfance – il compta entre le xvie siècle et la Révolution 94 Castellane, 27 Agoult, 16 Albertas, 15 Arbaud, 27 Barras, 32 Blacas, 36 Demandolx, 49 Forbin, 68 Glandevez, 44 Grasse, 14 Lestang-Parade, 14 Riquetti-Mirabeau (à partir de 1639, voir ci-dessous), 30 Simiane, 15 Valbelle, 29 Vintimille, et parmi ses navigateurs les plus célèbres, le bailli de Suffren (Gangneux, 1973). Il possédait des biens fonciers importants en Provence (Gérard Tenque, son fondateur légendaire, aurait été originaire de Martigues), répartis en « commanderies ».

La noblesse provençale

27La noblesse est à la fois une élite statutairement constituée et un groupe social dominant. À la différence d’autres monarques européens, le roi-comte a défini, à partir du xvie et surtout au xviie siècle, de plus en plus nettement le statut nobiliaire en le distinguant de celui de notable ; il est parvenu à faire reconnaître parmi ses droits régaliens celui de pouvoir conférer la noblesse en transformant un roturier en noble. Il a aussi le pouvoir de vérifier les titres de noblesse et de « décrier » ceux qui ne lui paraissent pas convaincants, ce que fera Louis XIV par les deux « réformations de noblesse » de son règne (chap. 9). La connaissance de la noblesse provençale a bénéficié des thèses de François-Paul Blanc et Monique Cubells, et plus récemment de celles de Valérie Pietri et Frédéric d’Agay.

Naissance, anoblissement, usurpation...

28Certaines familles appartenaient à la noblesse dite au xviie siècle « chevaleresque » ou « immémoriale ». On considérait qu’elles étaient nobles antérieurement à l’année 1400. Ainsi les Barras, Blacas, Castellane, Sabran, Villeneuve. Des preuves nobiliaires entre 1400 et 1560 situaient la « noblesse d’ancienne extraction ». Puis venait la « noblesse de race » au sens étroit. Lors de la première réformation de la noblesse provençale, celle de 1667, un arrêt du conseil d’État décida qu’elle devrait prouver être noble depuis l’année 1560, soit posséder au moins quatre degrés (générations du côté paternel) d’appartenance au second ordre, sans que l’on trouve trace de roture antérieure – cette dernière clause ne fut pas appliquée –, ni dérogeance depuis cette date. Cette règle des quatre degrés au minimum valait aussi pour qu’un noble soit dit « gentilhomme » ou pour déterminer les possédants-fiefs qui pouvaient siéger aux États de Provence. On sait que l’ordre de Malte exigeait de ses membres les « preuves » d’au moins quatre « quartiers » (noblesse du côté du père et de la mère), en théorie du moins.

29À partir du xviie siècle l’anoblissement put être obtenu par des lettres de noblesse ; ces lettres patentes individuelles étaient vénales jusqu’en 1715 ; elles furent ensuite octroyées « libéralement » par le souverain à un de ses sujets en récompense pour les services rendus – mais leur enregistrement était onéreux. Elles conféraient théoriquement au titulaire et à sa postérité la noblesse immédiate et héréditaire. En fait, les rois les révoquèrent à plusieurs reprises au xviie siècle et leurs détenteurs purent payer, dans le meilleur des cas, une « finance » (une taxe exceptionnelle) pour obtenir leur rétablissement ou leur maintien dans la noblesse.

30Henri III interdit définitivement en 1579 par l’ordonnance de Blois de considérer comme noble les roturiers possédant un fief, même depuis trois générations (noblesse obtenue à la « tierce foi »). En revanche, il est possible à partir du début du xviie siècle d’être anobli par détention de certains grands offices de robe : offices de magistrature ou judiciaire du parlement et de la cour des comptes, offices de finances des trésoriers généraux de France. Ces charges confèrent la noblesse en général après deux ou trois générations d’exercice ininterrompu au sein d’une même famille pendant un nombre minimal d’années pour chacun de leur détenteur (noblesse graduelle). Les offices de président de chambre conféraient la noblesse en une génération seulement – si du moins leurs titulaires n’étaient pas nobles ou réputés tels à l’entrée en charge – et ceux de conseiller au parlement ou de lieutenant de sénéchaussée en deux générations avec vingt ans d’exercice ou mort en charge. V. Pietri a montré que dans la sénéchaussée de Draguignan, la détention des offices du siège a été un moyen efficace de l’intégration au second ordre de familles de notables locaux.

31L’anoblissement par charge présentait deux particularités en Provence. En 1600, le parlement de Provence surinterpréta l’édit des tailles pris la même année, qui interdisait de se dire noble à quiconque n’était pas issu d’un père et d’un grand-père ayant fait profession des armes ou n’était pas revêtu d’un office conférant la noblesse graduelle, pour en conclure que certaines charges militaires conféraient la noblesse graduelle à la troisième génération. Ces fonctions étaient celles de capitaine, de gouverneur d’une place forte et de prévôt en chef de la maréchaussée. La première commission de réformation devait plus tard accepter cette interprétation et sa décision fit jurisprudence. Les officiers de la sénéchaussée de Marseille obtinrent en août 1700 que leur office confère la noblesse au premier degré (en une génération) et non plus en deux générations d’exercice de la charge, en compensation de la suppression des trois tribunaux de justice concédée de leur ressort (chap. 2). Louis XIV justifia cette exception unique en France par l’importance de la ville, mais en 1780 Louis XVI la supprima pour éviter des mutations trop rapides des titulaires de l’office.

32Au xvie et dans la première moitié du xviie siècle, des familles de roturiers aisés sont parvenues à s’agréger au second ordre de façon dite pudiquement « extra-juridique » ou « taisible », c’est-à-dire par usurpation, sans avoir été gratifiées par le souverain d’une forme d’anoblissement. L’usurpation de noblesse impliquait d’abord soit d’exercer la carrière des armes – au cours du xvie, nombre de « soldats de fortune » se font ainsi passer avec succès pour nobles – soit de « vivre noblement », c’est-à-dire de ses rentes, selon un mode de vie proche de celui de la noblesse foncière. M. Cubells a montré que nombre de ces dernières familles ont pour origine un bourgeois mis en vue par des charges municipales, dont la descendance s’insinue dans la noblesse en poursuivant l’exercice de ces charges et en concluant des alliances matrimoniales avec des familles déjà nobles (Cubells, 2002). La meilleure stratégie était d’acquérir une et surtout plusieurs seigneuries et d’obtenir de ne pas ou plus payer le « franc-fief » (droit que les seigneurs roturiers devaient acquitter). Il est des cas de promotion lente : cinq générations par exemple pour qu’une famille dont l’ancêtre achète un fief en 1577 et se dit « noble homme » obtienne une maintenue de noblesse en 1708. Plus rapide est celui des Riquetti de Mirabeau : Honoré Riquet ou Riquetti, maître d’écritures, né à Digne d’une famille sans doute originaire de Seyne, s’établit au début du xvie siècle à Marseille, épouse une aubergiste en 1515 et devient marchand. Son fils Jean élargit ses affaires, fait fortune. Il épouse une Glandevès, de noblesse chevaleresque, est en 1562 premier consul de Marseille, achète en 1570 le fief de Mirabeau. Il affirme descendre des Arigheti, nobles florentins qui auraient émigré à Seyne où les preuves d’une telle noblesse auraient été détruites par les guerres, et obtient d’être déchargé du franc-fief. Son petit-fils Thomas s’est allié aux Pontevès, autre famille chevaleresque. Il parvient à faire entrer en 1639 un de ses fils dans l’ordre de Malte grâce à des attestations de complaisance obtenues des vrais gentilshommes que sont ses parents par alliance. À cette occasion est peut-être inventée une aïeule maternelle de la famille des Médicis. Louis XIV érigera la seigneurie de Mirabeau en marquisat. Honoré de Mirabeau, député à la Constituante, se croyait de noblesse immémoriale ; il déclarait son « abjection de la noblesse achetée, vendue, commercée ». Ses ancêtres l’avaient de fait obtenue sans bourse délier, en l’usurpant ; mais il l’ignorait vraisemblablement.

Cas particuliers des enclaves rhodaniennes

33La noblesse avignonnaise et comtadine jouissait des privilèges des régnicoles (habitants du royaume), elle était en France assimilée à la noblesse française, pouvait servir dans l’armée ou acheter des offices. Les États pontificaux et la principauté d’Orange connaissaient la noblesse de race et l’anoblissement par lettres (par bulles dans le cas du pape), l’anoblissement par charge et sans doute l’usurpation – mais il n’y eut pas de réformation de noblesse. Le parlement d’Orange présentait la particularité de conférer à ses officiers la noblesse immédiate. Dans le Comtat et à Orange, l’anoblissement par achat de fief était reconnu, à la différence de la France. Le grade de docteur en médecine ou en droit de l’université d’Avignon conférait la noblesse personnelle, qui devenait héréditaire si le fils d’un avocat docteur en droit acquérait le même grade.

Structure de la noblesse provençale

34Quelle était l’origine réelle de la noblesse provençale à la veille de la Révolution ? Les données rassemblées par M. Cubells permettent de tenter un bilan dont le caractère reste cependant assez fortement hypothétique.

* : anoblis de fait, et peut-être dans certains cas nobles chevaleresques
** : cas de « noblesse commencée » (noblesse personnelle du premier titulaire de charges à noblesse graduelle ou exercice pendant une génération seulement)
*** : présentés comme nobles par le nobiliaire d’Artefeuil, sans que l’on ait la preuve que l’administration les considérait comme tels
**** : familles dont le statut nobiliaire n’est fondé que sur des indices (autres cas peut-être parfois de noblesse récemment commencée ?).

35L’ensemble forme 761 cas ; si l’on soustrait ceux de noblesse commencée et douteuse, le total est proche de l’évaluation proposée par C.-F. Bouche en 1785 : près de 700 familles. Expilly avançait en 1765 au moins 600 familles en tenant compte du fait que certaines avaient plusieurs branches ; il estimait la noblesse à 2 700 personnes, soit 0,4 % de la population provençale.

36La noblesse provençale comptait à la fin de l’Ancien Régime une faible minorité de nobles d’origine chevaleresque, mais le temps jouait contre elle en provoquant l’extinction des familles. Les anoblissements étaient à l’origine des sept dixièmes de la noblesse provençale. Mais le cinquième au moins de la noblesse de Provence résultait d’usurpations légalisées – estimation minimale, d’autres estimations vont jusqu’au tiers. L’importance du renouvellement nobiliaire au cours de l’époque moderne semble net : il semble très important, en Provence comme ailleurs, au xvie, lorsque la noblesse est encore affaire de notabilité et de genre de vie ; l’usurpation devient plus difficile au cours du xviie, mais la noblesse continue d’intégrer en son sein jusqu’au début du xviiie siècle une partie des familles riches du tiers état grâce aux offices anoblissants et, dans une moindre mesure, à des lettres de noblesse. Ce n’est plus aussi vrai ensuite.

Ce tableau anonyme, dont les copies gravées eurent une courte célébrité en 1789, disparut ensuite. Peint en 1589 lorsque la Ligue était maîtresse d’Aix, il symbolise la fidélité des trois ordres aux Valois, dont la Provence porte le manteau fleurdelysé, ce que suggère l’inscription « rien d’autre en nos cœurs ». Il procure une image rare d’un « travailleur ». À sa taillolo (ceinture) le voulame, faucille dentée de la moisson et la poudadouiro, serpette à tailler la vigne. Coll. part.

Les privilèges de la noblesse provençale

37Les nobles provençaux bénéficiaient, comme ceux des autres provinces, de privilèges honorifiques (port de l’épée au côté, préséance dans les cérémonies) et judiciaires : ils relevaient directement des sénéchaussées au civil et du parlement au pénal. En cas de condamnation capitale, ils étaient théoriquement « décollés » (décapités) et non pendus ; en fait, la décapitation ne laissant pas au coupable un temps suffisant pour expier son crime dans la souffrance, le parlement d’Aix a parfois préféré faire rouer un noble auteur d’un assassinat jugé particulièrement infamant (cas en 1714 de Jean-Baptiste de Sérignan, qui avait assassiné son père avec l’aide de sa mère et son frère, lesquels eurent la tête tranchée).

38Depuis le xvie siècle, la noblesse provençale avait obtenu le privilège d’une organisation en corps : elle formait un « syndicat », réglementé en dernier lieu par un arrêt du conseil de 1700. Elle tenait au xviiie siècle ses assemblées sur autorisation royale en présence de l’intendant ; on y élisait des syndics d’épée et de robe. Les deux syndics avaient délégation du second ordre provençal, en particulier en matière fiscale. Celui de robe prit de l’importance à cause de ses compétences juridiques. À partir de 1767 il devint perpétuel, ce qui assurait la continuité de son action. Le dernier fut Jacques Gassier, célèbre avocat aixois, pour qui le corps obtint et finança en 1777 des lettres de noblesse.

39Les privilèges fiscaux étaient assez restreints, la Provence étant un pays de « taille réelle » assise sur la valeur des terres, et non comme dans les régions de « taille personnelle » sur le statut du chef de famille. Les nobles provençaux n’étaient dispensés de la taille que pour les biens « nobles » (sur la définition de ces terres et le « procès des tailles » qu’elle suscitait, voir chap. 3 et 12) ; ils l’acquittaient sinon pour leurs biens « roturiers ». Les nobles contribuaient à la capitation, le dixième et les vingtièmes (impôts pour lesquels la Provence était « abonnée ») ; le rôle de répartition nobiliaire s’appelait, on le sait, l’« état de l’afflorinement » (chap. 2).

40Les exceptions à la dérogeance étaient, en matière d’activités artisanales, la verrerie, les mines et la métallurgie. La Provence a connu quelques familles de gentilshommes maîtres verriers – la principale est celle des Ferre ou Ferry, dont le statut fut reconnu en 1470 par le roi René. Quelques nobles ont participé à l’exploitation du « charbon de terre » (lignite), du gisement de Basse-Provence ou bien à celle des petites mines de plomb des Alpes de Haute-Provence. L’autre exception est constituée par les « nobles marchands » de Marseille : aux États généraux de 1560, le tiers s’était plaint du nombre des faux nobles qui se soustrayaient à la taille ; Charles IX avait rappelé les principes de la dérogeance et interdit aux nobles le trafic de marchandises. Les nobles qui participaient au commerce marseillais profitèrent du passage du roi en 1564 pour solliciter avec succès le droit de commercer en gros sans déroger, accordé en 1566 par lettres patentes. Ils auraient avancé que la médiocrité du terroir de la ville les obligeait à « labourer la mer faute de la terre ». De plus, se posait à Marseille, comme à Lyon, la question du statut des nobles marchands italiens établis à demeure et ayant fait souche, comme les Doria, d’origine génoise. Au xviie, les rois allaient considérer que le grand commerce maritime était permis à la noblesse française et tentèrent d’encourager une « noblesse commerçante ». Plusieurs négociants marseillais du xviiie siècle furent anoblis par lettres ou par charge – ainsi, Jean-Baptiste Bruny, seigneur de la Tour d’Aigues, et son frère Raymond, seigneur d’Entrecasteaux. Mais leurs descendants abandonnèrent pour la plupart le négoce. La noblesse de Grasse semblerait être restée davantage associée à des entreprises de commerce.

Le tiers état

41Le tiers (troisième) état est défini négativement : il rassemble qui n’est point d’Église et donc laïc et qui n’est point noble mais roturier. Réunissant l’essentiel en nombre de la population, il se caractérise par une extrême variété de statuts sociaux. Il peut être, dans les mondes urbains, segmenté en « corps », soit en groupes codifiés, rassemblant des individus en fonction de leur statut, de leurs activités professionnelles et de leurs intérêts. Certains de ces corps, les « corps constitués », ont la personnalité juridique : leur existence est reconnue par la royauté, qui dans le cas des corps de métier leur a en général accordé des privilèges, leurs statuts sont homologués par les parlements. D’autres sont des associations de fait, dites « corps spontanés », telles les confréries religieuses de dévotion. Ils sont tacitement tolérés, à condition de ne pas constituer un danger pour l’ordre public. Le roi peut les réformer ou les interdire.

42Ces « corps intermédiaires » (pour user d’un terme actuel) s’efforcent de rendre visible leur rang social. D’où l’importance des cérémonies publiques, processions, enterrements de notables, entrée d’un grand personnage, qui donnent à lire, à travers le défilé des corps, une stratification sociale strictement hiérarchisée et ordonnée. Et aussi la virulence des conflits de préséance qu’elles suscitent. Contester le rang qu’un corps occupe dans une procession revient à remettre en cause sa place et son statut dans la cité.

La hiérarchisation sociale : des représentations collectives

43La hiérarchie sociale d’Ancien Régime est suggérée par des textes normatifs de l’époque qui distinguent des catégories, dites « classes » ou « rangs », dans la variété sociale. Ainsi les rôles fiscaux d’impôts tels que la taille puis la capitation ou les vingtièmes. L’intendant La Tour entérine ces représentations collectives de l’élite de son temps quand il indique par exemple en 1756 dans une circulaire au sujet des rôles de la capitation destinée aux conseils des communautés :

Comme l’arrangement des redevables, chacun dans la classe où il doit être, est absolument nécessaire dans un rôle, et que le gentilhomme ne doit pas être confondu avec l’artisan, ni le bourgeois avec le paysan, vous voudrez bien à l’avenir pour ne plus tomber dans cette confusion, diviser votre état en six classes, ou plus s’il le faut [...].

44L’intendant ne prend en compte que les second et troisième ordres (le clergé était imposé à part) ; les catégories qu’il indique sont les suivantes :

Seigneurs et officiers du roi

45« La première, celle du seigneur ou des coseigneurs, leurs familles et domestiques ; vous ne les taxerez point (ils doivent l’être au niveau de la viguerie seulement), mais vous déclarerez leurs revenus » ; cette catégorie renferme donc des nobles ou des roturiers détenteurs de la seigneurie ou des seigneuries de la communauté d’habitants où le rôle est dressé.

46« La seconde sera celle des gentilshommes et officiers de justice » : il s’agit des nobles qui ne sont pas seigneurs dans la communauté ou qui n’ont aucune seigneurie et des officiers du roi, nobles ou roturiers (mais parfois de noblesse commencée).

47Les degrés de considération sociale les plus élevés du tiers correspondent à un statut juridique d’« homme du roi » – les détenteurs de seigneuries, et les officiers qui exercent une charge publique par concession ou délégation royales. Dans les principales villes, les officiers de judicature forment corps – on dit de façon plus flatteuse « compagnie » : ainsi la compagnie de messieurs du siège (de la sénéchaussée).

« Bourgeois » et professions « à talents »

48« La troisième [classe], celle des avocats, procureurs et bourgeois », soit les professions dites de nos jours libérales (le « procureur » est aujourd’hui un avoué), ayant un capital de savoir et de compétences en particulier des grades universitaires juridiques (avocats) ; on leur ajoutait dans les rôles les médecins. Le « bourgeois » n’est pas encore, sauf exception, en cette période préindustrielle l’entrepreneur capitaliste que définira au siècle suivant Karl Marx. Achard définit d’abord dans son Vocabulaire provençal-français le bourgeois comme « citoyen d’une ville », soit celui qui bénéficie d’un statut de citadinage, permettant au terme d’une résidence permanente d’assez longue durée dans une ville (dix ans à Marseille) de bénéficier de ses « libertés et franchises » (privilèges). Achard ajoute cette autre définition, plus large : « Nous comprenons sous ce nom provençal tous ceux qui vivent à leur aise, sans avoir une profession, tous les roturiers qui n’ont d’autres ressources que leurs revenus et ne pratiquent aucune vacation (occupation) lucrative », c’est-à-dire qui « vivent noblement », de leurs rentes. Achard précise dans son Tableau de Marseille que dans cette ville, « pour l’ordinaire cette classe est composée d’anciens négociants ou de fils de négociants », soit d’hommes d’affaires retraités au terme d’une carrière qui leur a permis d’amasser des capitaux, biens fonciers et immobiliers dont les revenus leur permettent de mener une vie oisive ou semi-oisive. Ils peuvent en effet diriger ou superviser la gestion de leurs domaines et surtout prendre « en ferme générale » la gestion des biens et des droits d’un seigneur absentéiste ou ecclésiastique, en échange d’une « rente » (loyer) fixe – activité souvent fort lucrative. Il est significatif que les bourgeois se retrouvent avec les avocats : certains ont une clientèle importante de « corps », couvents et surtout communautés d’habitants qui traînaient souvent quelque procès ; s’ils sont Aixois, ils peuvent être assesseurs de la ville et donc procureurs du Pays, voire accéder à une chaire de l’université. D’autres n’exerçaient en revanche qu’occasionnellement leur activité, soit qu’ils ne trouvaient pas de clients, soit qu’ils n’en cherchaient guère, et vivaient de leurs rentes, quitte pour les moins fortunés à tirer un complément de ressources de fonctions à temps partiel telles que lieutenant de juge d’une justice seigneuriale. Être avocat peut être dès lors moins une profession qu’un statut social de notable instruit.

La marchandise et la boutique

49« La quatrième [classe], celle des négociants et marchands » ; « La cinquième celle des artisans ». Soit deux groupes ayant rapport avec la marchandise : d’abord ceux qui en font commerce de gros et éventuellement en dirigent la fabrication, et ensuite ceux qui la fabriquent eux-mêmes (« artisans ») et souvent la « débitent » (la vendent au détail) dans le cas des « métiers marchands » de l’alimentation et du ravitaillement. La hiérarchie est nette : les gens de commerce exercent un métier moins manuel que les artisans et ils emploient davantage l’écrit dans les registres de comptabilité et la correspondance. Ils font figure d’hommes d’affaires, d’autant que le grand négociant marseillais pratique aussi l’armement, l’assurance maritime et la banque (Carrière, 1973). Selon l’édit de 1701, « seront réputés marchands et négociants en gros tous ceux qui feront leur commerce en magasins [entrepôt], vendant leur marchandise par balles, caisses ou pièces entières, qui n’auront point de boutiques ouvertes, ni aucun étalage et enseignes à leurs portes et maisons ». La différence connote la longue dépréciation de la production et de l’élaboration des biens matériels, plus largement des métiers manuels de la construction, des métaux, du textile et du vêtement, de l’alimentation et aussi du transport (muletier) et de l’accueil (aubergiste), soit la plupart des métiers non agricoles qui imposent des efforts physiques.

50De surcroît, dans les dernières décennies du xviiie siècle s’est imposée dans la catégorie des commerçants une hiérarchie entre « négociant » et « marchand », encore qu’un monde sépare les grands négociants marseillais qui sont polyvalents des grossistes des bourgs et villages qui se parent de ce titre flatteur en ajoutant leur spécialité (« négociant en bestiaux, en grains ») et sont plutôt des paysans aisés (ménagers) en cours d’ascension (chap. 12). Une distinction moins tranchée tend alors à s’imposer également entre « manufacturiers » (en produits textiles, en faïence, en verre, en savon, en produits du cuir, etc.) et artisans. Les premiers, détenteurs de « fabriques », seraient plutôt à ranger dans la classe des « gens de commerce », d’autant qu’ils en sont parfois issus : gérant un personnel nombreux (pour l’époque), ils ne pratiquent que très partiellement ou nullement le travail manuel. « En Provence au xviiie siècle, négociant n’est pas un terme de profession mais un terme de classe » (Agulhon, 1970).

51La caractéristique de ces catégories médianes de la société est souvent en milieu urbain la réglementation et l’organisation que nous disons « corporative » – anglicisme qui n’apparaît que sous Louis XVI. Les corps de métier ont en Provence une structure confraternelle. Les « confréries de métier » peuvent n’être que de simples corps spontanés n’ayant qu’un rôle de solidarité religieuse, autour de la chapelle de leur saint patron dans une église paroissiale ou conventuelle. Ces confréries peuvent regrouper un ensemble de corps de métier (le bâtiment, la santé). Leur existence est significative de la conscience d’une spécificité professionnelle et sociale au sein d’une communauté – c’est sans doute le cas de cette confrérie de la Nativité de la Vierge des « traceurs de pierres » ou carriers, fondée en 1664, qui existait dans l’église succursale de La Couronne, hameau de Martigues célèbre pour ses carrières qui fournissaient des pierres de taille à Aix et Marseille. Dans les villes les plus importantes, Marseille, Aix, Toulon, certaines professions correspondent à des « métiers jurés », corps constitués érigés par lettres patentes ; ce sont des métiers honorés (drapiers, merciers) ou devant être surveillés (serruriers, apothicaires – les professeurs de la faculté de médecine d’Aix et les jurés du corps des apothicaires visitaient depuis 1557 « les drogues et médicaments » de chaque « boutique » de la ville) ou très réglementés par la royauté (imprimeur-libraire) ; pour les autres métiers et dans les villes plus modestes, les statuts confraternels sont homologués par le parlement. Dans les deux cas, la profession est à numerus clausus, et sa hiérarchisation est nette (les maîtres, détenteurs des moyens de production, les compagnons, ouvriers qualifiés, et les apprentis) ; elle peut réglementer strictement la fabrication et la vente d’un produit dont elle a le monopole dans le « lieu ».

« Peuple » villageois et urbain

52Enfin les statuts professionnels les plus dépréciés sont ceux qui imposent des efforts physiques, liés en particulier à un contact direct avec la terre, et ceux qui relèvent du salariat ou d’une rémunération aléatoire – les deux pouvant se conjuguer. Latour s’en tient à deux classes rurales, sur lesquelles je vais revenir : « la sixième celle des rentiers (ceux qui payent des rentes, sont locataires de terres), fermiers et ménagers », soit la paysannerie économiquement indépendante ; « la septième celle des paysans » ; ce mot désigne le cultivateur économiquement dépendant que l’on nomme en général « travailleur » dans la Provence d’Ancien Régime. Ces derniers représentent souvent les deux tiers de la population d’un petit village à la fin de l’Ancien Régime, ce que suggère leur nom générique de paysan. Néanmoins la distinction avec les ménagers peut être mince dans la réalité et relever d’une gradation ou plus précisément d’un seuil.

53On peut ajouter plusieurs autres catégories « populaires ». La frange inférieure de la marchandise et des services, dépourvue de boutiques, revendeurs ambulants, réparateurs itinérants (rétameurs) colporteurs transportant toutes sortes de produits dans leur balle ou leurs caisses, vendant dans les marchés, visitant aussi fermes et hameaux. Dans les villes-ports, une large partie du groupe des gens de mer, marins et pêcheurs (Buti, 2010 ; Faget, 2011) et les mariniers (« ribeyriers ») du bas Rhône (Payn-Echalier, 2007), voire les « radeliers » de la Durance (Lonchambon, 2000). Et également le « salariat de clientèle » urbain qui attendait un emploi temporaire en un lieu traditionnellement voué à l’embauche occasionnelle, la « place des hommes » – à Marseille la « place des fainéants », au sens strict, ceux qui sont désœuvrés et donc disponibles pour une tâche (aujourd’hui place des Capucines). Ils constituaient un volant de main d’œuvre disponible pour des travaux réclamant souvent plus de force physique et d’efforts que de savoir-faire : ainsi les « gagne-deniers », chargés de commissions de toutes sortes, porteurs d’eau, de bois, livreurs de victuailles dans les étages, déménageurs de meubles.

54Particulier était le cas des ouvriers de l’arsenal de Toulon, le plus gros employeur régional à partir du milieu du xviiie siècle : le travail y fluctuait en fonction de l’entretien, du renouvellement ou de la reconstitution de la flotte, en liaison avec la politique extérieure royale. L’administration employait un noyau permanent d’ouvriers et de maîtres qualifiés, dits « entretenus », soumis à une rude discipline, payés à la journée avec retard et mis parfois en chômage technique ou licenciés. Elle « levait » et renvoyait selon ses besoins des inscrits maritimes amenés de force à Toulon et logés dans des pontons et elle passait des contrats forfaitaires (à prix faits) avec divers artisans et des « escouades » d’hommes de peine.

55Manquent à l’énumération de Latour les indigents, soit les catégories assistées qui, ne possédant rien, ne sont pas soumises à l’impôt. Rappelons enfin l’existence d’exclus et de marginaux, vagabonds, prostituées (Riani, 1982 ; Lambert, 2012), boumians – « bohémiens », on dit aujourd’hui gens du voyage –, galériens marseillais (Zysberg, 1987) et bagnards de Toulon, voués aux tâches pénibles et répugnantes de l’arsenal.

56Latour indique enfin une dernière catégorie sociale : « En observant d’imposer toujours les domestiques à la suite de leurs maîtres dans la même classe ». Le service domestique est fort développé sous l’Ancien Régime mais très divers. Dans les grandes maisons, certains tirent partie de la cohabitation et de la familiarité, voire l’intimité avec des maîtres aristocratiques, pour acquérir un capital culturel par mimétisme social ; ils peuvent placer quelques économies. Beaucoup constituent cependant une population modeste de « garçons » ou « servantes », médiocrement logée dans l’entresol de la boutique, voire la « soupente » (sorte de mezzanine des cuisines ou étables). Le service domestique peut aussi constituer un état temporaire pour les jeunes servantes « gavottes » venues se placer à la ville le temps de gagner leur dot.

Complexité du groupe majoritaire, la « paysannerie »

Le « ménager », un homme qui ne travaille que dans son bien ?

57Les « ménagers » constituent le groupe minoritaire, mais à peu près partout présent, des paysans aisés ou relativement aisés, pourvus des capitaux et moyens de production nécessaires pour mettre en valeur les biens qu’ils possèdent ou qu’ils prennent à ferme. Ils possèdent en particulier un train de labour, araire ou charrue, et les animaux susceptibles de le tirer, d’où leur nom de « laboureurs » en France du Nord. A. Servel signale qu’ils sont désignés ainsi dans la région d’Apt au xvie, mais que ce terme disparaît dès le début du siècle suivant (Servel, 2009). À la fin de l’Ancien Régime Achard définit le ménager comme « un homme qui, quoique dans la classe des paysans, ne travaille que dans son bien et ne se loue pas au service des autres ». G. Pichard propose de définir le ménager d’Arles comme un « gestionnaire et entrepreneur de travaux ruraux », qui arrente (prend à ferme) des terres du vaste terroir où les propriétaires non-exploitants sont majoritaires. Dans les villes et bourgs, la médiocrité dans les représentations collectives du statut de quiconque cultive lui-même la terre tend à classer en bas de l’échelle le « ménager », même très aisé, alors que dans les très petits villages, il fait figure de micro-notable et peut accéder au conseil de la communauté. Au xixe siècle, le ménager sera désigné en français par « agriculteur » ; il s’opposera alors au « paysan », le travailleur économiquement dépendant. Frédéric Mistral en fera dans ses Mémoires et récits un portrait nostalgique et idéalisé en évoquant son père.

58Le ménager cultive ordinairement des pièces de culture polyvalentes et des parcelles spécialisées. À la différence de celle du journalier, la maison du ménager renferme une écurie, pour un ou deux mulets ou des chevaux ou des bœufs. Le gros ménager est à la tête de salariés permanents (les valets de ferme), peu nombreux en général. Il emploie aussi à la journée pour la moisson ou les récoltes des « travailleurs » dont il laboure en échange le maigre bien et à qui il consent quelques avances qui accentuent leur dépendance à son égard. Des ménagers peuvent aussi avoir des activités complémentaires de marchands grossistes de céréales, laine, vin, huile, en collectant les excédents de plusieurs terroirs pour les revendre sur les marchés urbains. G. Pichard a montré la part croissante qu’ils prennent dans les coupes de bois au xviiie siècle, servant d’intermédiaires entre les propriétaires des forêts et les marchands. Un certain nombre des villageois qui sont qualifiés de « bourgeois » ou « marchands » voire « négociants » peuvent être d’anciens ménagers qui dirigent désormais leur exploitation sans y mettre la main eux-mêmes et s’adonnent au commerce de gros. Mais M. Derlange a aussi montré que le ménager moyen est en de nombreux endroits victime au xviiie siècle d’une appropriation des meilleures terres arables et des prés irrigués par la noblesse ou la bourgeoisie au sens large. Il tend souvent à privilégier l’autoconsommation familiale.

Le « bastidan » ou « rentier »

59Le bastidan est dit en français régional du xviiie siècle le « rentier », soit celui qui verse une rento (fermage) à titre de loyer au propriétaire des terres qu’il cultive. Il est propriétaire des outils, de l’attelage et du bétail et responsable de l’exploitation. C’est donc le fermier d’un domaine agricole, bastide ou mas, appartenant souvent à un propriétaire « forain » qui vit à la ville. On sait qu’il est désigné comme « ménager », dans le terroir d’Arles, où il commande des exploitations importantes. Ailleurs, il s’agit ordinairement d’agriculteurs économiquement autonomes plus qu’indépendants. A. Collomp a noté leur mécontentement au xviiie siècle : les bastides sont isolées du village et des hameaux (voir chap. 6) et le bastidan profite mal de la sociabilité et de la solidarité villageoise ; la lourdeur de la rente l’empêche de s’enrichir ; aussi reste-t-il rarement dans la bastide plus d’un ou deux baux de six ans.

Le « travailleur de terre dans son bien »

60Il s’agit d’un petit possédant parcellaire qui travaille pour l’essentiel « à bras ». Propriétaire de parcelles dispersées qu’il cultive en polyculture, il peut faire localement figure de petit ménager. Il refuse en effet de se louer et peut augmenter ses revenus en améliorant son fonds au prix d’un travail personnel considérable pour qu’il produise davantage (épierrage, qui constitue les « clapiers », arrosage manuel d’un jardin), ou en « arrentant » (louant) des parcelles, ou bien encore par une activité artisanale ou commerçante de complément. Cette couche supérieure des « travailleurs » atteint souvent l’autonomie au prix d’une vie très frugale. Elle habite presque toujours le noyau villageois ou urbain – parfois dans ce dernier cas en louant des « parties de maison » (un étage) et une cave pour ses outils, sa chèvre, parfois son âne.

61M. Derlange et A. Collomp ont rencontré des artisans ou boutiquiers qui cultivaient aussi des parcelles. La différence peut être faible entre travailleur-tisserand et artisan du textile possédant quelques terres. Certains de ces derniers sont d’anciens travailleurs ayant conservé leur petit patrimoine foncier ; d’autres des artisans candidats à l’arrentement de parcelles, en particulier de jardins et terres arrosables, qui améliorent leur ordinaire grâce aux « herbes » (légumes) qu’ils cultivent ou se garantissent une autosubsistance partielle. A. Collomp cite l’exemple des maréchaux-ferrants vétérinaires de Haute-Provence qui combinent ces deux sources de revenus avec un peu d’agriculture. G. Buti a montré que « dans le cadre d’une pluriactivité présente dans les sociétés des petits ports, la pratique de la pêche n’est incompatible ni avec le petit cabotage, ni avec l’exploitation d’un lopin de terre ».

Variété des « travailleurs »

62Les « travailleurs » sans autre indication sont ainsi définis par Achard en 1787 : « trabailhadou, travailleur à la journée, paysan qui se loue pour travailler la terre ». Il s’agit souvent d’un micro-propriétaire parcellaire, aux petits lopins souvent très éparpillés et médiocres qui ne peuvent suffire à lui fournir des ressources. Il doit louer sa force de travail et celle de sa famille pour subsister ou bien être tisserand à temps partiel. Il peut réaliser pour de grands propriétaires ou ménagers des tâches à façon : « rompre » (défoncer), semer, etc. Certains sont spécialisés dans les travaux de la vigne. Il peut aussi être meger (métayer, de miege, demi), on écrivait dans le français châtié de l’époque « colon partiaire », d’une terre à défricher ou d’un jardin périurbain, partageant avec le propriétaire les récoltes. En général le bail, fréquemment oral, était à court terme, 4 à 6 ans au plus, et à forte redevance, souvent la moitié pour les produits de labour et davantage au profit du propriétaire pour les produits de cueillette. Il peut aussi être meger d’average, berger métayer de troupeau d’ovins, par exemple pour le compte d’un de ces entrepreneurs d’élevage que l’on appelait « nourriguiers » à la fin du Moyen Âge (le terme semble disparaître aux Temps modernes mais non l’activité). Existe même le modeste « meger de mouches à miel » (métayer de ruchers).

63Le « travailleur du jour à la journée » est essentiellement un salarié journalier. Il constitue « une demande permanente d’emplois, prête à répondre à toute offre de travaux physiques non spécialisés » (M. Agulhon). Dans l’actuel département du Var, la journée était ordinairement payée à la fin de l’Ancien Régime 24 sous (une livre tournois et 4 sous) pendant l’hiver et en dehors des gros travaux, mais 30 sous (1 livre et demie), voire trois livres (60 sous), parfois davantage, au moment de la moisson. Certaines journées étaient payées en nature ou en prestations (le ménager labourant en échange les parcelles que peut avoir le travailleur). La durée de la journée a donné lieu à conflit entre les travailleurs et leurs employeurs, d’autant que ces derniers soupçonnaient parfois ceux qu’ils embauchaient de l’écourter pour travailler leurs modestes terres. Elle était parfois réglementée par des décisions municipales. Celle de Saint-Maximin en 1774 modulait les horaires et les temps de repos en fonction de la saison : pour la période comprise entre le 15 avril et le 30 septembre, départ 5 h du matin ; retour à 5 h ; trois repos – de 9 h à 10 h, de midi à 1 h et de 3 h à 4 h. Le règlement prévoyait que la cloche communale serait sonnée à chacune de ces heures, ce qui était, on le sait, une de ses principales fonctions (chap. 3).

Le salariat agricole

64On désignait par « bourgeois » l’employeur type de main-d’œuvre rurale. Un propriétaire résident sur place ou bien « forain » d’une localité proche qui, sans cultiver personnellement, tenait à diriger lui-même son domaine, ou encore un roturier aisé et parfois instruit qui gérait en « ferme générale » les biens fonciers d’un noble ou d’une abbaye. Était ainsi constituée une moyenne ou grande exploitation en partie d’un seul tenant, rassemblant des terres de qualité, vouées de préférence aux cultures spéculatives, le froment, le foin, la vigne et l’olivier.

65Le « granger » ou « grangier », qui était salarié par lui pour diriger techniquement l’exploitation, était perçu comme une sorte de premier valet sur les rôles de la capitation où il est fréquemment inscrit après son « bourgeois ». En pays d’Arles, son équivalent pour les grands troupeaux est le baile-berger, régisseur d’élevage. Les autres valets sont mal connus. Souvent engagés verbalement, logés et nourris par le maître, leur condition put être variée : fils aîné de ménager allant se former chez un gros ménager ou un « bourgeois » avant de se marier et de retourner dans la « maison du père » (voir chap. 5) ; travailleur à la journée qui a trouvé un emploi stable, parfois seulement saisonnier ; fils de ménager ruiné parfois. Dans la grosse exploitation, le valet de charrue qui conduit l’attelage est le plus considéré. En bas de la hiérarchie sont les bergers, salariés d’un domaine à troupeau très important, pratiquant assez souvent la transhumance, qui vivent à proximité immédiate des bêtes, ont un contact particulier avec elles et avec la nature sauvage et à qui on attribue parfois des savoirs ou des pouvoirs magiques. Mais nombre des bergers du pays d’Arles étaient en fait des travailleurs qui s’étaient spécialisés dans l’« avérage » et prenaient à bail les troupeaux d’autrui tout en possédant quelques bêtes. Sinon, être berger ne correspond pas un statut social mais à une fonction qui peut être exercée par un membre d’une famille paysanne, et en particulier par des enfants ou adolescents des deux sexes.

Du mendiant domicilié à l’errance

66Au village comme à la ville existent des « mendiants domiciliés », parfois victimes d’accidents du travail ou veuves. Ils tirent parti de liens de solidarité et parenté avec les villageois et des quelques droits d’usage qu’un travailleur pouvait avoir sur le terroir. Les archives révèlent l’écroulement de maisons du haut pays non entretenues par des indigents ou abandonnées par ceux qui ont déguerpi. A. Collomp a signalé les cas de déménagement furtif, la nuit, d’une famille couverte de dettes. Certains paraissent se marginaliser en des refuges improvisés de la gasto (l’incult), grottes, huttes, cabanes, ruines. Ils pratiquent des activités forestières (vannier, charbonnier) ou une économie de cueillette, récoltent la rusco, écorce du chêne pour le tannage, des fruits rouges, ils taillent des échalas, ramassent des plantes médicinales. Le déracinement peut être ensuite lourd de dangers : ils glissent alors au vagabondage et parfois, lorsque les mendiants s’attroupent, à la délinquance : une bande de brigands est arrêtée en 1783 dans les environs de Toulon ; ils étaient tous « de misérables paysans des environs ».

67La plupart des communautés provençales connaissent la présence des trois ordres, même si le tiers y est partout numériquement prépondérant. Il y a au village un ou quelques représentants du premier ordre (curé et secondaire) ; le second ordre peut y être saisonnièrement représenté par le seigneur et sa famille, ou même par un cadet nobiliaire y habitant en permanence ; des roturiers rentiers peuvent y former un petit groupe « bourgeois » parfois instruit ; on peut y trouver des gens de plume et de savoir (chirurgien, instituteur, notaire) et des artisans. Partout, un laïc alphabétisé a su tenir dans un français honorable les registres de délibération du conseil de la communauté.

Table des illustrations

Légende * : anoblis de fait, et peut-être dans certains cas nobles chevaleresques** : cas de « noblesse commencée » (noblesse personnelle du premier titulaire de charges à noblesse graduelle ou exercice pendant une génération seulement)*** : présentés comme nobles par le nobiliaire d’Artefeuil, sans que l’on ait la preuve que l’administration les considérait comme tels**** : familles dont le statut nobiliaire n’est fondé que sur des indices (autres cas peut-être parfois de noblesse récemment commencée ?).
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/13468/img-1.jpg
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Légende Ce tableau anonyme, dont les copies gravées eurent une courte célébrité en 1789, disparut ensuite. Peint en 1589 lorsque la Ligue était maîtresse d’Aix, il symbolise la fidélité des trois ordres aux Valois, dont la Provence porte le manteau fleurdelysé, ce que suggère l’inscription « rien d’autre en nos cœurs ». Il procure une image rare d’un « travailleur ». À sa taillolo (ceinture) le voulame, faucille dentée de la moisson et la poudadouiro, serpette à tailler la vigne. Coll. part.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/13468/img-2.jpg
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