Transhumance et estivage en Occident
|Brebis de montagne … pâturages de plaine
Élevage ovin et agriculture dans les terres de Trévise à l’époque moderne1
Texte intégral
Avant de partir…
- 1 La traduction a été assurée par Benoît Cursente, cnrs, framespa.
1Nous pourrions prendre pour point de départ le dernier troupeau, tel que nous l’avons rencontré dans les derniers jours d’avril, alors qu’il se « relaxait » sous les ombrages de la Piave, après avoir fait enrager le petits entrepreneurs du nord-est, frénétiquement plongés dans leurs affaires, tout au long des drailles asphaltées menant du Frioul à la Vénétie. Et raconter les mille réactions suscitées par le passage de cet ultime fragment d’archéologie pastorale : de l’émerveillement des bambins gavés de dessins animés, à la peur des paysans résiduels soucieux de défendre leurs champs voués au maïs et à la soie…
2Les bergers, le troupeau, les chiens, les ânes… Eh bien oui, ils sont encore là ; encore à tourner le long les digues, là où ils sont stationnés, et encore ils parcourent une centaine de kilomètres, peut-être suivis par un camping-car et par des machines à tondre alimentées par un générateur… Et de sentir monter des flots de rhétorique nostalgique et de curiosité bucolique, que l’on a peine à retenir.
3Mais nous pourrions aussi partir d’un de ces multiples mémoires, lus et récités lors des concours organisés par les nombreuses académies d’agriculture, alors que l’esprit des Lumières semblait illuminer les campagnes de la Vénétie. Par exemple, fut posée en 1784 aux académiciens de Vicenza la question suivante : « Quelles mesures et quels avantages pourrait-on imaginer pour persuader les bergers de la montagne de stationner hors des plaines, même l’hiver, en gardant leur troupeau alimenté dans les étables… ». Pour la chronique, une des réponses les mieux argumentées et les plus équilibrées fut présentée par l’avocat Giovanni Francesco Scola, propriétaire à Creazzo de 329 champs. Tout en partageant l’opportunité d’abolir une institution archaïque, il se préoccupait du sort des bergers et des retombées de cette réforme sur un secteur aussi stratégique que l’était l’activité lainière. Mais sa dénonciation allait plus loin : « On laisse un petit cercle de beaux esprits se livrer à les observations minutieuses, à les expériences limitées, et à des inventions souvent d’utilité équivoque… C’est la misère, funeste cause de l’avilissement et de l’ignorance, qui abâtardit et empoisonne les germes de la végétation. » L’avocat avait donc mis le doigt sur la plaie, par une dénonciation forte des racines sociales de l’arriération des campagnes. Pourtant, c’est Piero Caronelli qui fut couronné : un habitant de Conegliano qui, lui, ne s’était pas égaré dans le « hors-sujet », et qui avait proposé une exploitation plus rationnelle des ressources naturelles des pays d’origine des pasteurs. L’archiprêtre de Ponte di Piave, don Girolano Davanzo s’était quant à lui montré d’un cran plus brutal : « Les bergers, comme les forains, qui n’ont pas de liens ni d’intérêts là où ils passent la nuit et où ils stationnent, sont souvent peu honnêtes. Ils apportent furtivement à leurs bêtes du foin pris dans le pays des cultivateurs, ou se le font donner par ceux-ci à l’insu de leurs patrons. » Et il conclut en alourdissant encore la charge : « L’extrême lenteur de leur passage provoque de grands dégâts. Les prairies, mêmes encloses, ne sont pas en sûreté. Mais chacun supporte le dommage plutôt que de risquer sa vie en affrontant ces puissants personnages. »
4La délibération du Sénat de Venise du 8 juin 1765, qui comptait 23 chapitres, avait cherché à endiguer le mouvement de protestation qui montait du milieu des propriétaires (mais pas uniquement), et qui s’alimentait par l’idée diffuse d’une incompatibilité entre l’agriculture et l’élevage ovin, entre les troupeaux sédentaires et ceux qui descendaient de la montagne. Il s’agit là d’un thème brûlant qui court durant tout le second xviiie s., et qui résonne dans les pages du belliqueux Giornale d’Italia publié à Venise : d’aucuns y voient la cause première du retard de l’agriculture vénitienne et l’illustration de l’incompatibilité séculaire entre pasteurs et paysans.
5Dès 1963 Marino Berengo avait déjà rendu compte du débat. À la suite, L. Arduino, L. Crico, A. Gloria, A. Fapanni et bien d’autres l’avaient mis en discussion et avaient accompagné avec un corpus de mémoires, enquêtes, et une érudite moisson de textes de lois toutes les polémiques qui, une fois allumées, s’étaient poursuivies tout au long du premier xixe siècle. Ainsi que nous l’apprennent les chroniques, ces vicissitudes s’achèvent avec l’abolition – la loi du 25 juin 1856 – de ce droit « soudé par les coutumes, mais souvent d’origine incertaine et seulement fondé sur son caractère immémorial ». S’ensuivirent des désordres, des occupations de terres, des violations, l’accroissement de la vaine pâture, et des protestations qui allaient s’affaiblissant au fur et à mesure que s’accomplissait la diminution drastique du cheptel.
6Au terme de son évolution, le pensionatico constitue un revenu qui est progressivement approprié par les paroisses (et notamment par les œuvres du luminaire). Mais d’autre part, le pensionatico continue à être un droit des bergers de la montagne à faire paître leurs troupeaux entre le 11 novembre et le 23 avril. Il faut entendre par là le droit de les faire paître dans les propriétés privées, selon un ordre et un calendrier préétablis, de famille en famille et de maison en maison avec obligation faite aux paysans de leur offrir l’hospitalité, de faire paître les troupeaux dans les prairies, sur les chaumes, le long des berges des fleuves, sur les terrains incultes. Les bergers acquittaient une redevance fixe, presque toujours en nature : du fromage (une livre soit 0,516 kg par tête) ou bien de la laine, à charge pour les paysans de garantir au berger un abri, avec du vin et du bois. L’origine de ce droit et sa codification se situent dans la seconde moitié du xve s., lorsque le grand Conseil de Trévise obligea les propriétaires urbains à verser la moitié à la cité pour financer la construction du lazaret et l’autre moitié au luminaire. Cette distorsion des droits fut fortement contestée par les propriétaires urbains. En fin de compte, chacun des propriétaires se réserva la liberté et le droit de louer ses propres terres aux bergers. Et ce droit, une fois approprié par le Luminaire a été défendu par cette institution et transformé en coutume.
7La pratique de la transhumance – à faible rayon –, était déjà connue à l’époque romaine. Padoue était un centre important de production lainière et les « troupeaux de Padoue » étaient renommés dans tout le monde romain : en été des milliers de têtes remontaient le cours de la Brenta pour gravir les monts de l’Alpitiano d’Asiago et du massif du Grappa. À la fin du xviiie s. encore, selon les données publiés par Walter Panciera, on comptait 150 000 têtes de bétail qui séjournaient sur les estives pour ensuite descendre en novembre et se disperser dans la plaine de Vénétie, jusqu’au Pô.
8Nous présentons ici un point de départ avec un certain nombre de données relatives à la seconde moitié du xve s. se rapportant surtout à la région de Trévise. Ces données permettent de camper, d’une part, une intense et substantielle invasion saisonnière des ovins venus de la montagne, et d’autre part un élevage local d’une importance telle qu’il peut apparaître comme une alternative ou un concurrent du premier. Cette dualité se situe dans le cadre d’une conjoncture bien particulière : délocalisation de l’activité lainière hors des murs de la cité, et étalement sur un large faisceau piémontais, des prodromes de l’implantation d’un district textile lainier appelé à se perpétuer dans la longue durée.
Les faits, les épisodes, les conjonctures…
9Les contextes qui ont vu l’augmentation de l’élevage transhumant dans une bonne partie de l’Europe méditerranéenne sont connus. On peut étendre à tous les cas les conditions qui ont présidé au développement de la Mesta espagnole et à l’extension des drailles et des voies moutonnières dans toute l’Italie méridionale. On se trouve en présence des signes les plus évidents d’une rétraction des cultures avec pour corollaire l’extension de l’inculte et des terrains de parcours, phénomènes qui découlent de la crise du xive s. Le fait est que le mécanisme mis en branle a reconditionné tout le secteur agricole, poussant vers l’élevage, avec de nouveaux protagonistes, des aires et des territoires nouveaux, ce qui n’est pas allé sans compliquer les intérêts préexistants des villes sur les montagnes et les pâturages, comme l’a bien montré G. Maria Varanini pour Vérone.
10En simplifiant, deux éléments de ce tableau sont à retenir :
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l’augmentation considérable du nombre de têtes d’ovins stationnant dans les campagnes et dans les zones collinaires. Ce fait suppose l’existence d’amples aires de pâturage et, en quelque sorte d’un certain degré de « supportabilité » du territoire en adéquation avec un marché en expansion (de la laine, de la viande, des produits laitiers) en mesure de dynamiser tout le secteur ;
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l’augmentation et le renforcement de la présence d’une transhumance hivernale « alpine » attestée dans la basse plaine, dans certains secteurs du pays de Trévise, tout le long du réseau fluvial de résurgence du Marzenego au Sile jusqu’à la gouttière lagunaire, dans tous ces vastes territoires où règnent les paluds et les pâturages que l’on a encore du mal à différencier. Cette présence construit et alimente tout un tissu de revenus et de droits contestés.
11Il s’agit là de deux modèles de gouvernement des campagnes et du territoire qui « doivent » coexister et s’adapter, fut-ce en manifestant en certains moments des signes de précoce et significative incompatibilité, ainsi qu’on pourra le voir.
Les troupeaux de la plaine
12Transportons nous en 1490 à Castelfranco, en pleine tentative d’actualisation, pour la énième fois, des estimes de la ville. Tous les contribuables sont tenus de présenter leur propre acte de reconnaissance dans lequel ils doivent déclarer leur situation économique personnelle : le patrimoine immobilier, les maisons, les terres, les dettes et les créances, la composition de la famille, la valeur de leur marchandise et aussi, pour finir, leurs animaux. Guglielmo, Antonio et Zuanbon Laner, originaires de Bergame, riches marchands, fournissent à la fin de leur déclaration la liste détaillée du bétail qu’ils donnent en cheptel, au quart ou à la moitié : 3 637 têtes, ce qui n’est pas rien, compte tenu du fait que le seul Guglielmo en déclare 1 631, baillés à 25 partenaires, paysans de villages de la campagne voisine. Si nous remontons un instant la plaine, à Godego, nous trouvons en position inverse un Perin de Zanperin qui tient pour sa part à cheptel 50 ovins de Francesco Piasentin, citoyen de Castelfranco. Entrons dans le détail des faits pour mieux saisir la géographie et les dimensions de cette présence des troupeaux de plaine.
133 637 têtes : voilà des chiffres très élevés. Observons la répartition géographique de cette présence : à partir de Castelfranco, nos marchands envahissent les villages circumvoisins dans une aire très restreinte. À Castello di Godego et dans toute la zone située au sud d’Asolo, la cartographie plus tardive, commentée par G. Cechetto, révèle une vaste zone marquée par la présence de biens communaux qui résistèrent durant tout le xviie s. À Castello di Godego, notamment, existent les Prai, vaste zone de prairies permanentes, dont la présence est liée à des conditions pédologiques particulières et dont ont subsisté quelques fragments qui font l’objet d’attentions conservatoires.
14Trente années auparavant, Trévise avait procédé à des enquêtes fiscales à répétition : des estimes générales et particulières, des milliers de déclarations qui tracèrent un cadre persistant et vivace des campagnes de Trévise. Il conviendrait ici de procéder à un dénombrement, tant exhaustif que ponctuel. Le panorama serait complet et nous aurions sous les yeux des milliers de têtes de moutons vaquant à travers les plantations et les breuils, à travers les paluds : une campagne comportant de vastes espaces abandonnés où à conquérir, particulièrement dans la haute plaine où l’on était en train d’amener l’eau avec, par exemple, la construction d’une dérivation de la Piave, à Visnà di Pederobba.
15À l’approche de l’estive, la saison de l’alpage, les Statuti Comunali de Trévise établirent que « … potestas conzari facere debeat et aptari montes comunis tarvisinii… ita quod pecudes super ipsos montegari possint et stare et quod nulla persona districtus tarvisinii pecudes vel multones bestiamque aliud ad montegandum ducat vel duci faciat extra districtus tarvisii… ». On voit donc que les montagnes se trouvent sous le contrôle direct de la cité, un processus de mise en district des campagnes qui date du plein Moyen Âge.
De Feltre, de Castel Tesino… en passant par Castelnuovo et Quero
16Voici un autre scénario. Au mois de mai 1488, le notaire chargé de tenir le livre de la « Muda Magna » de Trévise, décrit méticuleusement le passage de 26 troupeaux se rendant vers Feltrino et le Primerio, soit 4 197 têtes plus 10 ânes et 3 chevaux. À peu de distance, à Noale, même rituel : 4 672 têtes allant vers Castel Tesino. Il s’agit de troupeaux qui ont hiverné dans les emplacements situés dans les villages le long du Sile et en dessous de la ligne des résurgences, selon une coutume antique, dont les fondements juridiques restent à éclaircir, et qui est source d’importants revenus pour les fabriques et les paroisses. Ici se fait jour une sensibilité toute contemporaine, puisque au long des siècles l’apport fertilisateur du pâturage d’hiver était bien perçu : « Je ne recommande pas de rompre la terre durant l’hiver dans ces pays, car le gel, les pluies et la neige délavent les terres et les rendent sablonneuses et légères. On me rétorquera que, en labourant en hiver on met sous terre la paille et les chaumes qui servent ensuite de fumure ; mais qu’en serait-il si on ne les enfouissait pas déjà bien décomposées, bien fumées par les moutons et autre bétail ? »
17Il importe ensuite de souligner le fait que l’offre locale de laine, face à une forte demande urbaine, était insuffisante, ce qui donna lieu à des tentatives réitérées de contrôler le marché par voie légale. Telle est la tonalité d’une lettre du podestat de Trévise envoyée en 1370 au capitaine de la cluse de Quero ; il l’enjoint « de la part de la seigneurie et de la sienne propre, de ne pas laisser pénétrer en son district par la cluse de Quero aucun animal (brebis, agneau, mouton) qui soit déjà tondu, ni de laisser sortir par la dite cluse aucun desdits animaux qui n’ait été tondu, sous peine d’une amende égale au tiers de la valeur de l’animal. (Et il lui commande encore) de ne laisser sortir aucune laine produite à l’intérieur du district dans une destination autre que Venise, sous peine de la même amende ». Le ton est péremptoire : toute la laine, hivernale et de printemps, devait rester à disposition des marchands locaux. En 1398, en l’espace d’un mois, entre le 17 avril et le 14 mai, sont passés par la cluse de Quero, de retour des pâturages de la plaine, 16 023 ovins répartis en 42 troupeaux, tous rigoureusement tondu. C’est à cette occasion qu’est mise au jour l’active présence des agents du commerce local, comme Francesco Sugana, un notaire, qui monopolise des années durant le marché de la laine de Trévise (voir à ce propos la contribution de Matthieu Scherman).
18Il nous serait possible de multiplier les citations permettant d’étayer une géographie de l’élevage ovin de la région de Trévise. Celle-ci apparaît ainsi construite : d’une part la longue bande du piémont et des Préalpes, s’étendant d’Asolo à Serravalle apparaît comme une aire privilégiée vouée à l’élevage sédentaire, et d’autre part la basse plaine, qui suit à peu près la ligne des résurgences, est le lieu de prédilection d’une intense transhumance qui suivait des itinéraires séculaires. Ce sont surtout les sources fiscales qui viennent donner corps à cette hypothèse ; la scansion chronologique situe la seconde moitié du xve s. comme le moment fort de l’expansion de l’élevage ovin. Dans les villages de l’Asolano de Liedolo, etc. nombreux sont les contribuables qui, dans leur déclaration, dès 1454, avouent quelques dizaines d’ovins, et chacun d’eux précise à la suite qu’il « pratique l’art de la laine seulement à partir de son propre troupeau ».
19Une activité d’élevage aussi intensive ne peut se concevoir que dans le cadre d’un paysage agraire fortement diversifié dans lequel existent encore de vastes aires de pâturage communautaires, des terres incultes, et des secteurs de vegri, principalement dans la haute plaine sèche.
20Dans une estime contemporaine, les citoyens d’Asolo, en 1472, déclarent 8 762 ovins : soit en moyenne 40 têtes pour chacun des 219 noyaux familiaux assujettis. Toute cette laine est achetée par les marchands dès avant la tonte à vue d’œil « sur l’échine des animaux ». S’y ajoute un intense trafic d’agneaux : « L’Asolano abondait en viande plus qu’aucune autre localisé du Trévisan, surtout en agneaux, dont toutes les localités voisines venaient s’approvisionner et dont beaucoup allaient en Vénétie. » Ce trafic fait l’objet d’un affermage partiel lors d’une séance du conseil urbain de 1543.
21Et puis, en se déplaçant vers l’est, tous les villages de la Valdobbiadene, du Solighese, du Quartier del Piave, de la Valmareno et du Coneglianese « pullulaient » en ovins, dont beaucoup étaient la propriété des citoyens des Trévise qui investissaient d’énormes capitaux dans les sociétés de cheptel. En 1605 encore, ce ne sont pas moins de 7 805 têtes qui sont dénombrées dans la Podesteria de Conegliano et, vers le milieu du xviie s., près de 7 000 sont attestées dans le Valmareno. Il manque à ce jour une évaluation complète et assurée du patrimoine ovin dans l’ensemble de l’aire considérée. Par projection, on parvient à une estimation qui dépasse les 100 000 têtes.
Place de l’élevage
22Les résultats de la recherche engagée par la Fondazione Benetton Studi Ricerche sur « Les campagnes trévisanes à l’époque Moderne (xve-xvie s.) », en cours de publication, permettent de mieux préciser cette géographie ; en tout état de cause, ces résultats confirment le caractère non marginal de l’élevage dans l’agriculture de ce temps.
- 1 G. Cagnin, « I mercati di Treviso e del suo territorio nel Medioevo » Cassamarca, 3-4, 1990, p. 87- (...)
- 2 Marin Sanudo, I Diarii, 50, p. 65 (1529/16/III), estimait les besoins de Venise à 14 000 bœufs, 13 (...)
23Nous pouvons affirmer que tout l’élevage ovin ressortit à l’époque moderne à deux secteurs : la florissante industrie lainière et le marché de la viande d’agneau (avec pour important appendice, le tannage des peaux). Ce que pouvait représenter le Trévisan pour l’annone de Venise apparaît dans les chiffres : de juin 1441 à juin 1442 furent conduits à Venise par le Sile et le long du Terraglio 5 576 bœuf et veaux, et 11 102 ovins, moutons et agneaux. Pour nourrir une population aussi nombreuse que la sienne, Venise se trouvait dans l’obligation d’acheminer ses bêtes par le Trévisan en suivant la voie du Terraglio reliant Trévise aux ports de Mestre et Marghera – par ailleurs places de marchés hebdomadaires de bovins1, ou bien par le Sile, fleuve qui se jette dans la lagune nord-orientale. Ainsi plus de 38 500 têtes de bétail, dont plus de deux tiers d’ovins, parcourent-elles cette distance de juin 1445 à août 1446. Si l’on en croit les affirmations de Marin Sanudo, moins d’un siècle plus tard, plus du tiers des besoins en viande de la capitale passerait par ce territoire2.
- 3 Ainsi, les bouchers vénitiens Matteo di Felleto et Pietro Palmarolo envoient leurs bêtes paître dan (...)
24Les mouvements sont aussi saisonniers pour ce type de déplacement. La période la plus intense se concentre entre les mois d’août et octobre, soit environ 48 % des mouvements annuels. Viennent ensuite deux périodes équivalentes, représentant environ 28 %, où ce trafic décroît (novembre à janvier et mai à juillet). Ces périodes sont entrecoupées par un moment de très faible intensité, de février à avril, insignifiant pour le mois de mars (241 arrivées à Venise via le Trévisan, ce qui correspond au temps du Carême). Ces bêtes ne faisaient pas que transiter ; elles allaient également paître dans les plaines aux abords immédiats de Trévise3.
25La dépendance de tout ce secteur d’activité par rapport à la demande urbaine est claire et évidente. Durant une bonne partie de la période moderne, et jusqu’à la fin du xviie s., la Terre ferme vénitienne, et plus particulièrement le Trévisan, avaient un des taux d’urbanisation les plus élevés d’Europe. Dans un système polycentrique tel qu’était le système vénitien, fondé sur le marché et le réseau relationnel de la ville de Venise, l’effondrement démographique des années trente du xviie s. a eu une répercussion directe sur ce secteur. Mais bien des informations, quantitatives, font défaut pour aller plus loin.
26On ne peut dissocier le problème lié à la production du fromage de brebis dont la vente, jointe à celle de l’ensemble des produits laitiers, disposait avec le marché de Montebelluna d’une des places les plus importantes de toute la période moderne, surtout pour Venise.
27Plus complexe à bâtir est le discours relatif à la laine. À partir du milieu du xve s., la longue révolte du contado en confrontation avec Trévise part véritablement de l’Asolano, dans le but, notamment, de se libérer des normes coercitives et astreignantes de l’Arte della lana. Nous pouvons fixer le point d’inflexion au milieu de ce siècle quand le doge Francesco Foscari, dans son décret de 1454, édictait qu’il « était possible à toute personne de venir travailler du dehors », libéralisant ainsi de fait la production, avec une forte présence de Bergamasques, simplement soumise à l’obligation de ne produire qu’à l’intérieur des murs de Trévise et des villes closes du contado. S’enclenche alors un processus long qui à partir de la seconde moitié du xviie s., connaîtra aussi un succès notoire dans le transfert d’une partie de la production vénitienne vers la Terre ferme. Crespano, Pieve di Soligo, Follina pour ne citer que les cas les plus éclatants, constitueront des sites de cette « révolution industrielle » toute trévisane, à laquelle l’historiographie n’a prêté que récemment l’attention qu’elle méritait. C’est ainsi que, par exemple, dans le courant du xviie s., l’Asolano parvient à produire 28 à 30 000 draps par an, sans tenir compte de ceux qui échappaient au marquage. Le patrimoine ovin local ne pouvait satisfaire un tel rythme de production.
28C’est ici que le discours relatif à l’usage de la laine du pays se greffe sur celui qui traite de l’élevage. Les conditions du milieu sont bien connues : présence de vastes pâturages communautaires, d’énergie en abondance (bois et eau), d’une main-d’œuvre disponible dans le cadre d’une agriculture « marginale ». Durant cette période, un certain nombre de choix stratégiques concernant la production drapière eurent des conséquences notables sur l’élevage. Ainsi, par exemple, on eut recours, afin d’améliorer la qualité du produit et d’aiguillonner le secteur, aux laines du Latium, des Pouilles, d’Albanie, de Turquie, ou d’Espagne. Pour les années 1567-1568, grâce à une source rare, le livre de comptes d’un marchand de Follina, Jacomo de Laydo, nous disposons aussi des données relatives aux laines acquises à Fontane et à Lancenigo, hors de Trévise. S’y trouve une mention de 141 toisons dont le poids moyen était de 1,2 kg, renseignement remarquable.
29En outre, la gestion conflictuelle des pâturages communaux a produit, au cours des siècles – et pour le Trévisan à la Valmareno – une documentation bien plus intéressante, les Ordini di montagna destinés à l’organisation du calendrier agricole et à la gestion du territoire. Il s’agit d’un dispositif normatif rigide et astreignant destiné à préserver les cultures et à sauvegarder le difficile équilibre entre agriculture et pastoralisme. Cet équilibre était rendu possible grâce au gouvernement communautaire de l’immense patrimoine de biens communs, sauf aux frontières du Feltrino, dont la vente, dans la seconde moitié du xviie s., va provoquer des altercations et des conflits.
30Grâce à un volume conservé dans les archives privées de la famille Brandolini, à Cison di Valmarino, intitulé « Volume per mandar pecore e armente in montagna e socede », il est possible, sur une décennie de la fin du xviie s, d’évaluer la gestion d’un patrimoine ovin d’environ 700 têtes, et le revenu en laine et en fromage. Sont particulièrement intéressantes, à ce propos, les clauses qui règlent les rapports entre propriétaires et preneurs à bail.
31Il est certain qu’au déclin de l’époque Moderne le paysage se transforme. En 1807, existaient encore dans la province 47 230 ovins. Quarante années auparavant, selon les « Anagrafi venete », c’étaient 71 000 têtes qui étaient dénombrées dans le Trévisan avec, toujours en première position, Asolo et ses 14 548 brebis, soit 21 % de la totalité du patrimoine ovin. Grosso modo, on retrouve le même patrimoine à la fin du xixe s. : en 1876, le nombre de têtes s’élevait à 67 684 brebis et à 2 087 chèvres. En accompagnement des données du recensement de 1881, le docteur Antonio Barpi, vétérinaire de la province de Trévise, écrivait : « Après les bovins, viennent les ovins, dont la production se restreint de plus en plus en raison des dommages que cette espèce d’animaux cause à l’agriculture, laquelle tend à devenir de plus en plus intensive. » Et de poursuivre ainsi « les ovins sont élevés uniquement pour leur laine, que les paysans utilisent pour tisser les étoffes qui doivent servir à confectionner leurs vêtements ». Et de plus « la laine est grossière et aussi peu abondante. Les troupeaux sont petits et peu productifs en laine. Leur élevage est tout à fait négligé ; aucun soin n’est mis au choix des reproducteurs, aucun soin non plus à l’allaitement des agneaux, ni dans le mode d’alimentation et d’hébergement du troupeau ». Il se faisait ainsi l’écho de A. Bacega qui, dans les pages de Il Contadino s’exprimait ainsi : « Par contre, pour ce qui est des ovins, nous ne trouvons rien qui soit aussi bon que notre activité bovine. C’est pourquoi, il est urgent d’améliorer le secteur ovin en suivant la même voie que pour les bovins : en déterminant, en fin de compte, la quantité et la qualité des produits animaux sur nos places, c’est-à-dire la laine et les agneaux de boucherie, le lait et le fromage, puisque les moutons et les ovins sont peu productifs, particulièrement ces derniers temps. » Les Atti della giunta per la inchiesta agraria confirment l’état d’abandon de cette activité. Dans la monographie consacrée au district de Conegliano, Oderzo et Vittorio, les auteurs, L. Alpago-Novello, L. Trevisi et A. Zava soulignent les retards du système d’élevage : « … presque tous élèvent leur propre troupeau au pâturage, et très peu en bergerie », et ils notent l’absence d’amélioration des races puisque « c’est une espèce indigène, résultat d’un croisement avec la race du Lamon qui est élevée du côté de Feltre ; elle laisse beaucoup à désirer en raison de l’inertie et de l’imprévoyance qui ont toujours prévalu dans cette activité. Au vu de la dégénérescence continue de cette race, personne ne s’est donné la peine d’importer de nouvelles bêtes d’une race distincte pour les acclimater, ou bien de croiser nos brebis avec de bons moutons de meilleure race ». On se trouve en présence du désolant tableau d’un secteur abandonné et marginalisé. Les données de 1908 confirment la chute : 28 184 têtes, qui se réduisent à 10 200 en 1926, puis à 11 057 dans les années trente, et à 3 150 en 1964.
32Les exceptions, sans doute, ne manquent pas ; on tiendra pour représentative l’œuvre du comte Marco Giulo Balbi Valier qui, à propos de l’élevage ovin aimait à dire « Petit capital et grand profit », et encore « Si elles sont gérées dans un système rationnel, les brebis fournissent un revenu supérieur à tout autre animal… ».
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33On a ici présenté quelques points d’ancrage, une sorte d’inventaire des différentes sources possibles, des itinéraires de recherche et des problèmes qui se posent. Il est certain que beaucoup reste à faire. Nous ne savons que rien ou peu de chose, par exemple, sur les races existantes et sur d’autres questions relatives à un secteur qui, de nombreux siècles durant, a trouvé un espace, des ressources et un rôle significatif dans la société et dans l’économie.
- 4 Pour la bibliographie et les sources :
D. Gasparini, « Pecore di montagna… poste di pianura : alleva (...)
34On a la consolation, aujourd’hui, d’assister à une vive reprise de l’élevage ovin et de la transhumance liée à la forte consommation en viande de la part de la communauté musulmane présente en Italie, en expansion. Ce phénomène aide à conserver et à défendre une pratique séculaire riche en histoire4.
Notes
1 G. Cagnin, « I mercati di Treviso e del suo territorio nel Medioevo » Cassamarca, 3-4, 1990, p. 87-96, p. 95.
2 Marin Sanudo, I Diarii, 50, p. 65 (1529/16/III), estimait les besoins de Venise à 14 000 bœufs, 13 000 veaux et 70 000 têtes de petit bétail ; cité par Philippe Braunstein, « Guerres, vivres et transports dans le Haut-Frioul en 1381 », dans Erzeugnung, Verkehr und Hande in der Geschichte der Alpenländer, Innsbruck, 1977, (Tiroler Wirtschafsstudien, 33), p. 85-106, p. 102 n. 64.
3 Ainsi, les bouchers vénitiens Matteo di Felleto et Pietro Palmarolo envoient leurs bêtes paître dans le Trévisan ASTV, Comunale, b. 302, respectivement f. 134v le 22/06/1446 et f. 152r le 18/10/1446. Pour une récente contribution sur les bouchers vénitiens voir Fabien Faugeron, « Nourrir la ville : l’exemple de la boucherie vénitienne à la fin du Moyen Âge », à paraître dans la Revue d’histoire urbaine.
4 Pour la bibliographie et les sources :
D. Gasparini, « Pecore di montagna… poste di pianura : allevamento ovino e agricoltura nelle terre trevigiane in età moderna », dans Montagna e pianura. Scambi e interazione nell’area padana in età moderna, a cura di A. Gardi, M. Knapton, F. Rurale, Udine, 2001, p. 19-37.
Notes de fin
1 La traduction a été assurée par Benoît Cursente, cnrs, framespa.
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