L’Émancipation scolaire
|Chapitre II. Histoire et sociologie de l’enseignement professionnel : le processus de scolarisation de la formation professionnelle dans un contexte économique instable
Texte intégral
- 1 J.-P. Briand, « L’enseignement technique dans le développement de la scolarité prolongée (fin du x (...)
« Un des problèmes récurrents que fait apparaître le développement de la scolarisation (d’abord la généralisation du primaire puis l’expansion de la scolarisation prolongée au-delà de l’âge obligatoire) est celui des enfants qui ne s’adaptent pas bien à cet enseignement, qui sont loin des normes intellectuelles ou comportementales permettant d’atteindre le niveau du certificat d’études. Très tôt, la recherche de formes d’enseignement adaptées s’est faite dans la direction des travaux manuels (atelier fer et bois pour les garçons, coupe et couture ou sténodactylo pour les filles, etc.), donc une sorte d’apprentissage (en école) ou, comme on le disait dans les débats autour de 1900, de “préapprentissage” (un terme apparu alors, qui sera repris pour désigner certaines classes du collège après 1975)1. »
1Pour bien comprendre l’expérience des élèves et les multiples épreuves qui la traversent, pour rendre compte du travail quotidien des enseignants de lycée professionnel, un détour socio-historique est nécessaire. L’enseignement professionnel a connu une histoire non linéaire, alternant reconnaissance et disqualification, valorisation et relégation sans que jamais son identité ne soit bien stabilisée.
Une brève histoire d’une institution en quête de reconnaissance
2Le lycée professionnel a connu de profonds changements depuis un peu plus de trois décennies. Les élèves qui le rejoignent ressemblent peu aux anciennes générations qui aspiraient à devenir ouvrier qualifié, à un moment où la classe ouvrière était organisée en mouvement aspirant à des valeurs collectives et solidaires. Dans un contexte économique marqué par le chômage et la précarité, le rapport aux études devient plus complexe et le travail des enseignants apparaît comme suspendu à la qualité des relations qu’ils instaurent avec un public ayant souvent connu l’échec ou des difficultés scolaires au collège. Certes, l’enseignement professionnel assure de moins en moins des chances de promotion sociale mais il serait réducteur de ne penser l’expérience scolaire des élèves que sous l’angle de l’accès à l’emploi salarié auquel le LP est censé préparer.
L’essor d’un système de formation original
3L’institutionnalisation de l’enseignement professionnel s’est opérée vers la fin du xixe siècle pour se consolider au milieu du xxe, et donner ainsi lieu à une structure de formation originale. Ainsi, et après avoir été l’apanage d’écoles et de contextes proches des milieux patronaux et artisanaux, l’essentiel de la formation professionnelle allait dès la fin des années 1950 se dérouler dans le cadre scolaire. L’institutionnalisation de l’enseignement professionnel a été précédée par celle de l’enseignement technique. Celui-ci a bénéficié non seulement d’écoles sélectives et prestigieuses, mais aussi d’appuis politiques et associatifs, sur fond d’industrialisation et de transformation des modes d’encadrement du travail ouvrier.
4La véritable institutionnalisation et consécration de l’enseignement professionnel formant des futurs ouvriers n’a vu le jour qu’à partir de 1911, avec la création du Certificat de capacité professionnelle (CCP) et, plus encore, avec la loi Astier qui crée en 1919 le CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) et met en place des cours professionnels obligatoires destinés aux jeunes âgés de 13 à 18 ans et ayant quitté l’école. La loi Astier
est historiquement importante. Elle pose le principe d’un enseignement technique de masse, gratuit et obligatoire. Le savoir professionnel s’ajoute à l’instruction primaire dans la formation de base du jeune ouvrier. En outre la loi définit l’instruction professionnelle comme devant durer trois ans et déboucher sur le CAP, conception que l’on retrouvera dans l’organisation des centres d’apprentissage. (Charlot, Figeat, 1985, p. 249.)
5Cette loi répondait aux inquiétudes des industriels et de l’État devant la pénurie en main-d’œuvre qualifiée. Ainsi, dans la deuxième moitié des années 1930, la signature de conventions entre branches professionnelles et syndicats, sous le contrôle de l’État, inaugure un nouveau partenariat. L’État va progressivement étendre son emprise sur le champ de la formation des futurs ouvriers. Sous Vichy, et notamment à partir de janvier 1942, les centres de formation professionnelle (CFP) vont avoir pour mission de former professionnellement et moralement la jeunesse. Le gouvernement de Vichy va unifier l’enseignement professionnel – en particulier la normalisation des contenus de formation du CAP et l’exclusivité accordée au ministère de l’Instruction publique dans la délivrance des diplômes professionnels et techniques –, et consacrer le rôle de l’État dans un domaine qui fut longtemps laissé à l’initiative d’autres acteurs, patronat, associations et syndicats notamment.
Un enseignement en lien étroit avec les besoins économiques et le marché du travail
6À la Libération, les besoins économiques et les efforts en vue d’une reconstruction des infrastructures industrielles favorisent un consensus entre le patronat, les syndicats ouvriers et les partis politiques (notamment de gauche) qui défendent une intervention étatique plus ambitieuse dans les domaines de l’emploi et de la formation. Les diplômes sont alors mis en équivalence avec les salaires, le CAP est alors fortement reconnu au sein des grilles à « critères classants » (Jobert, Tallard, 1997). Les centres de formation professionnelle, devenus les centres d’apprentissage (CA), sont rattachés à la direction de l’Enseignement technique. En 1949, ils se voient explicitement affectés à la mission de former des futurs ouvriers et employés : il s’agit de dispenser un « enseignement technique, théorique et pratique d’une profession déterminée et un enseignement général comportant la formation physique, intellectuelle, morale, civique et sociale des jeunes gens complétée, pour les jeunes filles, par une formation ménagère ». De fait, le CAP se prépare à l’école et l’accès à cette préparation reste encore soumis à un concours sélectif. Un corps d’inspection, créé dès 1946, est chargé de coordonner les actions entre les métiers et l’administration. La mise en place des commissions nationales professionnelles consultatives – appelées aujourd’hui commissions professionnelles consultatives (CPC) – visait à rapprocher différents acteurs, fonctionnaires de l’administration, fédérations patronales, syndicats des salariés et des enseignants, afin de créer, rénover ou supprimer des diplômes. Les centres d’apprentissage ont contribué au processus de massification, d’autant plus que la demande sociale de qualification va s’affirmer, portée aussi bien par les entreprises que par les familles, en l’occurrence celles de milieu populaire. On note un accroissement du nombre d’élèves scolarisés dans les CA : leur nombre passe de 45 000 en 1944 à près de 100 000 en 1946. L’intégration de l’enseignement professionnel à l’Éducation nationale débute par l’intégration, en 1949, des centres d’apprentissage à l’enseignement technique. Mais dans les faits, les collèges techniques et les écoles nationales professionnelles (futurs lycées techniques) ont continué à recruter leurs élèves parmi une élite sociale, tandis que les centres d’apprentissage vont accueillir essentiellement un public issu de milieu populaire. Aux premiers établissements revient la formation des futurs techniciens tandis qu’aux seconds revient celle des futurs ouvriers. Dans les années 1950 et alors que la population active était à près de 86 % sans diplôme professionnel, les besoins en qualification assuraient aux titulaires d’un CAP une insertion professionnelle doublée d’une reconnaissance sociale. Celle-ci était matérialisée par une mobilité ascendante relativement fréquente au sein des entreprises.
Innovation pédagogique et promotion d’une culture ouvrière de métier
7La formation des futurs ouvriers dans les centres d’apprentissage, qui deviennent des collèges d’enseignement technique (CET) en 1963, puis des LP en 1975, s’est effectuée en prenant appui sur de nombreuses innovations pédagogiques. Ces innovations ont su tirer profit des valeurs promues par l’éducation populaire. Celle-ci privilégie la catégorie de « formation » sur celle d’« école » puisqu’elle considère les élèves ou les jeunes dans leur globalité, irréductible à leur seul « niveau scolaire », même si elle continue à viser des objectifs normatifs, proches de ceux affirmés explicitement par l’institution scolaire.
La formation remplit la même fonction que l’école, mais elle en refuse le mode de fonctionnement et les rôles. Le vocabulaire en témoigne, où les formateurs, instructeurs ou animateurs remplacent les professeurs, les stagiaires les élèves, les sessions, stages ou séminaires, les cours. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la formation, c’est l’école sans la forme scolaire, et son développement participe du même mouvement général que l’extension de la scolarisation. (Prost, 2004, p. 670.)
8Héritière d’une histoire où se confondent émancipation ouvrière et encadrement extra-scolaire des jeunesses, l’éducation populaire visait davantage à former le caractère et les attitudes et moins à transmettre des connaissances. À la Libération, des associations telles que Peuple et Culture, Travail et Culture… œuvrent afin de promouvoir une éducation populaire et former à cette fin des animateurs et des éducateurs spécifiques. Elles jugeaient inacceptable que l’ouvrier soit privé de culture et n’accède pas au patrimoine légué par le passé. L’éducation populaire a été porteuse d’un projet culturel et d’idéaux pédagogiques. Elle a incarné un projet collectif visant à l’émancipation des populations dominées, populations qu’il convenait de socialiser par d’autres modes de formation et de pratiques pédagogiques (Troger, 2000). Ainsi, et bien que les raisons amenant les enseignants de LP à innover pédagogiquement, ou du moins à réinventer leurs pratiques ordinaires, tiennent à l’échec scolaire, l’histoire de cette innovation puise son origine dans l’éducation populaire qui fit de la formation un instrument d’émancipation des individus et non une soumission à la seule forme scolaire.
9Les centres d’apprentissage ont mobilisé des enseignants de matières professionnelles issus pour une majorité d’entre eux du monde de l’usine (ouvriers ou techniciens). Ce profil d’enseignants provenant de l’entreprise sera dominant jusqu’au milieu des années 1970. Ce sont les anciens salariés des industries mécaniques et métallurgiques qui avaient l’expérience la plus longue et la plus stable avant d’intégrer l’enseignement. La spécificité sociologique de cette catégorie d’enseignants résidait dans leur habitus professionnel qui en faisait des acteurs socialisés aux exigences professionnelles, à la culture ouvrière, tout en vivant leur nouveau métier comme une promotion sociale. Si les interactions entre les enseignants et leurs élèves comportaient des effets de violence (Grignon, 1971), les valeurs portées par les premiers conservaient une légitimité face à un public identifiant sa formation à la réalisation d’un projet professionnel et social. Une proximité culturelle a rapproché les anciens enseignants des CET de leur public. Dès lors que l’enseignement professionnel sera intégré à l’Éducation nationale, il va subir un discrédit lié à l’asymétrie avec le lycée général et technologique. Mais paradoxalement, si l’émancipation des enfants issus de la classe ouvrière ne peut plus reposer sur une culture professionnelle qui fut longtemps associée à des valeurs telles que la solidarité, l’entraide et une certaine politisation, elle peut désormais se construire à travers la maîtrise de nouveaux savoirs qui constituent autant d’occasions susceptibles de réhabiliter une expérience de l’échec connue au collège.
Des ouvriers devenus professeurs : quand l’enseignement professionnel assure une promotion sociale
10Les professeurs de l’enseignement technique et professionnel ont eu progressivement un statut de fonctionnaire. La direction de l’Enseignement technique décide en 1950 de fonctionnariser les enseignants du technique et du professionnel par tranche de 10 % ; ceux de l’enseignement général le sont à partir de 1951. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on dénombre plus de 800 centres de formation professionnelle qui sont mis à contribution par une politique étatique soucieuse de promouvoir la formation des ouvriers et des techniciens. Les besoins économiques – en matière d’équipement et de consommation – sont identifiés et la politique interventionniste de l’État-providence accélère l’institutionnalisation de la formation des ouvriers. L’enseignement professionnel devient un objet de consensus entre les différents partis politiques, même si le parti communiste est le seul à y voir un « enseignement de la classe ouvrière » (Troger, Ruano-Borbalan, 2005).
11La professionnalisation du corps enseignant exerçant dans les collèges d’enseignement technique (CET) s’est opérée avec le concours des ENNA (Écoles normales nationales d’apprentissage), rompues à la psychopédagogie de l’enfant et de l’adolescent et aux pédagogies du projet. Les ENNA ont su véhiculer une culture à la fois professionnelle et humaniste, en étroite cohérence avec les valeurs de la culture ouvrière. Durant leur existence – pendant près de quarante-cinq ans –, les ENNA ont valorisé une éducation populaire doublée d’un humanisme technique. La culture enseignée dans les ENNA était basée sur la valorisation du travail en commun, une certaine collectivisation du travail, pendant d’une culture ouvrière solidaire (Gonin-Bolo, 2003). L’enseignement aux élèves ne devait pas séparer la dimension éducative de l’acte de formation. L’accès à la culture humaine était perçu comme une manière permettant d’atténuer les effets hiérarchiques et différenciateurs liés à la division du travail en milieu professionnel. Ce faisant, les ENNA convergeaient vers l’idéal défendu par le plan Langevin-Wallon, et dans lequel on pouvait lire : « La culture générale représente ce qui rapproche et unit les hommes, tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare. »
12Mais la suppression en 1967 de l’examen d’entrée dans les CET va favoriser l’identification sociale de cette filière à une voie de relégation pour élèves « en échec scolaire ». C’est cette perception des élèves qui prévaut dans le discours des enseignants de collège et de manière plus nuancée chez les professeurs de lycée professionnel. Par ailleurs, la crise du marché du travail qui affecte la France et les pays européens au début des années 1970 va peser sur le crédit accordé à la voie professionnelle, d’autant plus que celle-ci sera déstabilisée avec la tertiarisation de l’emploi. La visibilité des métiers n’en sera que plus déstabilisée (Prost, 2004).
De l’école des ouvriers à celle des employés : tertiarisation du marché du travail et développement du chômage
13Ce qui caractérise principalement le lycée professionnel au sein de l’enseignement secondaire, c’est sa forte proximité avec les entreprises et les milieux professionnels. L’enseignement professionnel s’est institutionnalisé historiquement à l’aune de l’émergence de nouveaux besoins en main-d’œuvre et en qualification. Le code de l’éducation indique que les LP doivent assurer l’accès à la qualification et surtout conduire leurs publics à l’insertion professionnelle : « Principalement organisées en vue de l’exercice d’un métier, elles [les formations professionnelles du second degré] peuvent permettre de poursuivre une formation ultérieure » (article L337-1). C’est cette ouverture du LP sur le monde du travail qui explique partiellement la fragilité de son identité car en temps de pénurie d’emplois, le diplôme fait l’objet de critiques acerbes lui reprochant son « inefficacité ». Cette proximité entre le LP et les milieux professionnels participe de l’élaboration des référentiels des activités professionnelles donnant lieu à des référentiels de certification et de formation. La mise en place en 1949 des commissions professionnelles consultatives (CPC) visait à rapprocher différents acteurs, fonctionnaires de l’administration, fédérations patronales, syndicats des salariés et des enseignants, afin de créer, rénover ou abroger les référentiels des diplômes professionnels et technologiques. Il existe aujourd’hui 14 CPC couvrant tous les secteurs professionnels.
La tertiarisation des emplois et le « brouillage » de l’identité professionnelle ouvrière
14La recomposition de la classe ouvrière, annonçant le déclin de son unité (Alonzo, Hugree, 2010), la scolarisation de la formation professionnelle des ouvriers, et le développement massif d’un chômage touchant fortement les milieux populaires, ont conduit au discrédit de ce que l’on appelait « l’enseignement technique court ». Est-il alors possible de conclure à l’idée que le LP n’est plus « l’école des ouvriers » ? L’évolution du marché du travail et de la population active a vu s’accroître le nombre d’employés au détriment des ouvriers, ce qui rend compte de la création de plusieurs sections du tertiaire (ou des services) dans les LP. Et au regard des travaux historiques et sociologiques dont on dispose (Pelpel, Troger, 1993 ; Brucy, 1998 ; Jellab, 2009 ; Prost, 1981), l’expérience des élèves devient largement marquée par des incertitudes. Ces incertitudes ne tiennent pas seulement à la précarité des statuts professionnels et au chômage structurel qui touche davantage les ouvriers et les employés. Elles réfèrent aussi à l’invisibilité des métiers, à l’éclatement des activités professionnelles dans le secteur du tertiaire, de sorte que de nombreux élèves peinent à identifier leur devenir professionnel au sein d’une entreprise ou d’une administration. Cela contraste avec l’expérience des anciennes générations d’élèves destinés à devenir ouvriers de l’industrie et se rattachant à des figures professionnelles constituées (dans la mécanique, la métallurgie, le bâtiment…). La désaffection relative des familles populaires à l’égard de l’enseignement professionnel a été favorisée tout autant par la dégradation du marché du travail que par la quête d’une promotion sociale, désormais arrimée aux études longues.
15Les données de l’INSEE montrent une diminution du nombre d’ouvriers au profit des employés. Les ouvriers occupés étaient de l’ordre de 7,5 millions en 1975, pour avoisiner les 6,2 millions en 2002. De fait, non seulement l’emploi ouvrier diminue mais le taux de chômage croît dans cette catégorie. Le recul de l’emploi industriel, concomitant du développement des emplois non industriels, redéfinit la configuration de la catégorie « ouvriers ». Paul Bouffartigue montre, sur une durée de quarante ans, comment la population active a connu une recomposition au profit de l’essor de la catégorie des employés et des cadres.
16On observe que la part relative des ouvriers au sein de la population active connaît une diminution au milieu des années 1970, pour se confirmer de manière significative à la fin des années 1990. Ce sont essentiellement les métiers de la production industrielle, en particulier dans la mécanique, la métallurgie, le montage et l’électricité, qui voient baisser leur part parmi l’effectif ouvrier. Tandis que les fonctions annexes à la production – comme la maintenance, le nettoyage, le transport routier et la manutention – résistent mieux à cette baisse (Gollac, 1998). Dans le même temps, les « cadres supérieurs » et « cadres moyens » (professions intermédiaires) comme les employés augmentent de manière considérable.
17La tertiarisation des emplois introduit une certaine invisibilité des métiers, une faible unité et cohérence entre la formation et l’activité exercée. Les emplois de services ne sont pas toujours bien identifiés par rapport aux emplois du secteur de la production. La distribution de l’électricité relève-t-elle d’un bien ou d’un service ? La même question peut être formulée concernant les métiers de la restauration. On peut, en suivant Jean Gadrey, considérer que la « galaxie des services » recouvre quatre sous-ensembles :
1) le commerce (ou distribution) sous toutes ses formes (gros et détail) ; 2) les transports et télécommunications ; 3) les (autres) services marchands aux ménages (par exemple : hôtels, cafés et restaurants, réparations de toutes sortes, cliniques et médecine libérale, services culturels et de loisirs…) et aux entreprises (conseils, publicité, gardiennage…) ; 4) les services non marchands (ceux des administrations publiques, des collectivités locales, incluant l’enseignement et la santé publique). (1998, p. 83.)
18Même lorsqu’ils sont formés dans les lycées professionnels industriels, les ouvriers tendent progressivement à exercer des emplois non industriels. Si la part des ouvriers de l’industrie diminue depuis plus de trois décennies, la productivité horaire du travail industriel augmente. Ainsi, les cadences de travail que les élèves de LP découvrent lors des stages en entreprise, comme la fragilité des statuts qui font que de nombreuses entreprises recourent à l’intérim, peuvent avoir un effet dissuasif et expliquer en partie pourquoi le public des LP industriels aspire souvent à d’autres métiers qu’à celui d’ouvrier de production.
Population en emploi selon le sexe et la catégorie socioprofessionnelle en 2011
Femmes |
Hommes |
Ensemble |
|
Agriculteurs exploitants |
1,2 |
2,8 |
2,0 |
Artisans, commerçants, chefs d’entreprises |
3,8 |
8,9 |
6,5 |
Cadres et professions intellectuelles supérieures |
14,5 |
20,3 |
17,6 |
Professions intermédiaires |
26,1 |
22,9 |
24,4 |
Employés |
45,6 |
12,7 |
28,3 |
Ouvriers dont : |
8,7 |
32,3 |
21,1 |
Ensemble |
100,0 |
100,0 |
100,0 |
Effectifs (en milliers) |
12 240 |
13 538 |
25 778 |
Source : INSEE, enquête Emploi 2011
19Quand la part des ouvriers parmi celle de la population active se situe autour de 20 % (21,1 % en 2011), l’identité du LP ne peut plus être confondue avec celle de la classe ouvrière, de l’usine et des luttes sociales qui l’ont amenée, historiquement, à s’instituer en mouvement (Touraine, 1965). Avec la tertiarisation du marché du travail, c’est aussi l’image d’un collectif professionnel qui s’est délitée et les élèves intégrant le LP – dont la majorité est scolarisée dans le secteur des services – ont non seulement une faible connaissance des milieux professionnels, mais aussi de fortes craintes du chômage.
20Toutes les enquêtes le confirment : en période de crise du marché du travail et de précarisation des statuts professionnels, les diplômes protègent du chômage durable et des emplois les moins qualifiés. La déstabilisation des rapports entre formation et emploi a généré l’avènement d’une logique sociale attachée davantage au « niveau » à atteindre qu’aux contenus culturels, techniques et symboliques définissant l’apprentissage du métier. On peut d’ailleurs relever que le désenchantement à l’égard des diplômes et de leur « valeur » sur le marché du travail n’est pas étranger à la crise identitaire vécue par les nouvelles générations, celles issues de milieu ouvrier en l’occurrence. Ce désenchantement se renforce de la crise du modèle méritocratique qui conduit à une déception vis-à-vis de la promesse d’une ascension possible par l’école (Galland, 2010). Faire des efforts et consentir à des sacrifices afin de réussir à l’école ne peuvent plus être soutenus par la seule préparation de son avenir professionnel, même si les familles ouvrières continuent à voir dans l’école une issue salutaire (Noiriel, 2002). Depuis plusieurs décennies, et plus particulièrement à partir du milieu des années 1970, le taux de chômage au sein de la catégorie des 15-24 ans s’est aggravé, de sorte qu’une partie des élèves de LP ont souvent intériorisé le fait que, même munis d’un diplôme, leur insertion professionnelle sera parsemée de difficultés.
Un risque de chômage plus élevé chez les sortants sans diplôme ou avec une faible qualification
21Le rapport aux études dans les classes populaires a longtemps été pensé en termes de « nécessité » et de sacrifices qui sont autant de renoncements (Hoggart, 1957 ; Grignon, Passeron, 1989). Si la thématique de l’égalité des chances revient souvent comme un principe organisant et structurant la manière dont les acteurs de l’école se représentent leur mission, les enquêtes dont on dispose laissent apparaître que non seulement les inégalités de carrière scolaire persistent, qu’elles se déplacent, mais aussi qu’elles se renforcent (Terrail, 2002). Ainsi, dans une perspective marxisante, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (1999) observent que la société est fortement structurée par les inégalités. Celles-ci couvrent tous les domaines de la vie sociale, sont fortement interdépendantes, cumulatives (d’un côté ceux qui cumulent les avantages, de l’autre, ceux qui cumulent les « handicaps ») et intergénérationnelles. La fin de la période allant de 1945 à 1975 – qui a vu l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière, sous l’effet des politiques redistributives de l’État-providence – annonçait une nouvelle ère, celle de la remise en cause de l’emploi à temps plein pour tous et de l’essor de la flexibilité subie, et plus généralement d’un affaiblissement des différentes ressources susceptibles de garantir aux individus une stabilité. Pourtant, et même si la crise du marché du travail offre souvent un argument pour affaiblir le sens de l’effort scolaire, de nombreux élèves de LP sont animés par d’autres logiques que celle de préparer une insertion professionnelle à venir. Ainsi, plusieurs élèves nous ont dit leur réticence à l’égard de certaines formations industrielles ou dans les services, perçues comme dégradantes alors qu’en même temps, elles offrent des opportunités d’insertion professionnelle certaines.
22S’appuyant sur l’enquête génération du CEREQ, la DEPP met en exergue l’importance du diplôme quant à l’insertion professionnelle et à l’occupation d’un emploi stable : « Quelle que soit la génération, plus le diplôme détenu (en globalisant l’ensemble des diplômés de l’enseignement supérieur) est élevé, plus le taux de chômage à trois ans est faible » :
Taux de chômage en France métropolitaine au quatrième trimestre 2012 (au sens du BIT)
Taux de chômage BIT (en %) |
Variation en points sur un an |
Milliers |
|
Ensemble |
10,2 |
0,8 |
2 944 |
15-24 ans |
25,7 |
3,4 |
730 |
25-49 ans |
9,1 |
0,5 |
1 653 |
Hommes |
10,2 |
1 |
1 532 |
15-24 ans |
25,6 |
3,6 |
398 |
25-49 ans |
8,8 |
0,5 |
834 |
50 ans ou plus |
7,4 |
1,1 |
300 |
Femmes |
10,3 |
0,7 |
1 412 |
15-24 ans |
25,8 |
3,2 |
332 |
25-49 ans |
9,4 |
0,4 |
819 |
50 ans ou plus |
6,9 |
0,3 |
260 |
INSEE, Enquête Emploi, Informations rapides, no 55.
23On remarque que les jeunes sont le plus exposés au chômage au sens du Bureau international du travail (BIT). Le BIT a adopté en 1982 une définition internationale de la situation de chômage. Un chômeur est une personne en âge de travailler (l’âge minimal étant de 15 ans) qui présente trois caractéristiques : il est sans emploi, c’est-à-dire qu’il n’a nullement travaillé durant une semaine de référence ; il est disponible pour occuper un emploi dans les 15 jours ; il a cherché activement un emploi dans le mois précédent ou il en a trouvé un qui commence dans moins de trois mois.
24Les nouvelles générations sont confrontées à un chômage durable et la mobilité ascendante marque pratiquement un arrêt, laissant plutôt place à un déclassement (Chauvel, 1998). Les années 2000 mettent en évidence un paradoxe fondamental : une partie importante des jeunes connaissent une moins bonne réussite sociale que leurs parents alors que sur le plan scolaire, ils sont davantage diplômés que leurs aînés (Peugny, 2009). Le système scolaire a inscrit officiellement l’insertion professionnelle des jeunes comme une de ses missions. Cela est rappelé dans la loi du 23 avril 2005 relative à l’avenir de l’école. Si le taux de chômage, comme le montre le tableau ci-dessus, touche de manière significative les jeunes de 15-24 ans (plus du quart des actifs sont à la recherche d’un emploi en 2012), il convient de préciser que la majorité de la population composant cette classe d’âge, à savoir 67 %, poursuit ses études en formation initiale. Et « sur les 33 % des jeunes qui les ont terminées, un peu moins des deux tiers d’entre eux sont en situation d’emploi, près d’un sur cinq est au chômage et un sur cinq inactif » (L’état de l’école, 2012, p. 70). Le paradoxe étant que les jeunes de 15-24 ans sont moins nombreux, comparés aux autres classes d’âges, à être actifs, tout en étant proportionnellement les plus touchés par le chômage (25,7 % contre 10,2 % de l’ensemble de la population active).
25Le diplôme continue à protéger du chômage : ainsi, en 2011, 45 % des jeunes ayant quitté, depuis un à quatre ans, le système scolaire, avec tout au plus le brevet des collèges, sont au chômage, contre 22 % de ceux qui disposent d’un CAP ou d’un BEP, et 9 % chez les sortants de l’enseignement supérieur. Les élèves quittant le lycée professionnel avec le baccalauréat sont désormais mieux protégés contre le chômage que les diplômés de CAP et de BEP. Cela semble confirmer la lente mais réelle attractivité du baccalauréat professionnel pour les employeurs. Si le taux d’emploi des jeunes qualifiés dans les spécialités des services enregistre une baisse de l’ordre de trois points entre 2009 et 2011, lorsqu’on compare le taux d’emploi sur la même période des bacheliers professionnels aux diplômés de CAP et de BEP, la différence est favorable aux premiers et atteint 15 points (et ce, toutes spécialités confondues). La majorité des jeunes ayant quitté le système scolaire avec un diplôme de niveau V (CAP ou BEP) ou de niveau IV (baccalauréat, brevet professionnel…) occupent un emploi d’ouvrier ou d’employé. La part des employés ou des ouvriers occupant un emploi qualifié croît avec le niveau de diplôme (plus importante chez les titulaires d’un baccalauréat que chez les titulaires d’un CAP ou d’un BEP). Tandis que les emplois non qualifiés sont davantage occupés par les sans diplômes ou titulaires, au plus, du brevet des collèges.
26Mais le diplôme, pour constituer un atout contre le chômage, se double d’une autre variable, à savoir le genre et l’origine sociale des diplômés. Les femmes occupent moins souvent un emploi de cadre ou de profession intermédiaire que les hommes et ce, à diplôme équivalent. Et lorsque les jeunes ont un père exerçant le métier de cadre ou une profession intermédiaire, leur chance d’occuper l’un des deux emplois augmente fortement, en comparaison avec les enfants d’ouvriers ou employés et ce, à diplôme de même niveau : en 2011, on notait 31 points de différence parmi l’ensemble des diplômés, 13 points d’écarts quand les jeunes possèdent un diplôme de niveau IV et 10 points s’agissant des titulaires du brevet des collèges.
27Les données quantitatives soulignent néanmoins que les ouvriers et les employés, autrement dit les deux principales catégories auxquelles se destinent les sortants du LP, sont les plus touchés par le chômage.
Taux de chômage selon la catégorie sociale (France métropolitaire, population des ménages, personnes de 15 ans ou plus)
Catégorie sociale |
Taux de chômage |
Agriculteurs, exploitants |
0,4 |
Artisans, commerçants et chefs d’entreprise |
4,2 |
Cadres et professions intellectuelles supérieures |
3,8 |
Professions intermédiaires |
5,0 |
Employés |
9,8 |
Ouvriers |
12,9 |
– Dont ouvriers qualifiés |
18,8 |
Ensemble |
9,2 |
Source : INSEE, Année des données : 2011.
28Les évolutions affectant le marché du travail et les transformations que connaissent les différents secteurs d’activités ont redéfini l’offre de formation, et, par conséquent, le processus d’orientation vers le LP. Comme l’observent Pierre-Yves Bernard et Vincent Troger,
si on dénombre actuellement 45 spécialités différentes et plus de 300 diplômes préparés en LP, une seule spécialité regroupe presque 30 % des effectifs du secteur de la production (électrotechnique), et 6 spécialités regroupent 90 % des élèves du secteur des services (spécialités sanitaires et sociales, comptabilité-gestion, secrétariat-bureautique, coiffure-esthétique, hôtellerie-tourisme et commerce et vente (2011, p. 15).
29Les métiers du tertiaire sont devenus plus attractifs (plus de 400 000 élèves dans ce secteur alors que les effectifs des spécialités industrielles atteignent à peine 290 000), et ce, sous l’effet combiné du déclin de la classe ouvrière et de l’image plus favorable associée aux activités relevant des services (une moindre pénibilité supposée des conditions de travail, une place prépondérante accordée à la communication et aux relations sociales…). Il reste que certains domaines tels que la mécanique automobile, l’électronique ou l’industrie du bois conservent un caractère attractif. Certains élèves y voient le moyen de réussir professionnellement et socialement, notamment en créant leur propre entreprise.
30De fortes instabilités pèsent sur les diplômes préparés en LP car la demande sociale et économique varie selon les périodes et la conjoncture, mais aussi en fonction de la taille et des domaines d’activités des entreprises. Les hésitations permanentes exprimées par les organisations professionnelles ont pour effet de faire osciller les contenus de formation entre la spécialisation et la polyvalence. Cela explique que certains baccalauréats professionnels paraissent moins professionnalisés, les contenus plus généraux ou transversaux semblant moins répondre à une quête d’adéquation entre la qualification et l’emploi qu’à la capacité du salarié à faire face aux incertitudes.
31Il convient néanmoins de souligner qu’un regard « adéquationniste » sur la relation entre formation et emploi reste fort discutable. Au-delà des fausses évidences et des questionnements mal formulés (Tanguy, 1986), c’est la notion même d’employabilité des diplômés qu’il faut clarifier. Comme l’a montré José Rose (2008), la valeur des diplômes reste relative car elle dépend de la conjoncture économique, des compromis et accords antérieurs entre les instances paritaires (notamment autour du lien entre diplôme ou qualification et emploi), du marché du travail, des territoires et des individus.
32Pourtant, l’examen au plus près des rapports entretenus par les élèves avec leur scolarité en LP montre que leur implication n’est pas suspendue à la seule quête d’un emploi à venir, mais qu’elle comporte également une dimension identitaire qu’il convient de prendre au sérieux. En posant la question du sens, la singularité des élèves laisse entrevoir des configurations plurielles prises par leur scolarité, et les savoirs eux-mêmes deviennent le moyen à travers lequel les épreuves subjectives sont plus ou moins maîtrisées. Mais ce sens comme la mobilisation scolaire procèdent aussi des spécificités du LP et des pratiques pédagogiques qui y ont cours. L’expérience scolaire en LP est alors à saisir comme un aboutissement inachevé d’une histoire collective s’incarnant partiellement dans des histoires singulières.
Deux diplômes désormais emblématiques : le baccalauréat professionnel et le CAP
33Tout se passe alors comme si le LP oscillait entre deux objectifs majeurs et parfois contradictoires : d’un côté, qualifier les élèves et leur faire acquérir des compétences professionnelles ; de l’autre, les socialiser à des savoirs qui relèvent d’un « savoir-être » assurant ainsi une fonction de maturation et d’intégration à des valeurs normatives. Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’accompagnement de la maturation juvénile n’est qu’un moyen assurant aux enseignants à la fois la pacification du rapport aux études et la mobilisation intellectuelle de leurs élèves.
34Mais à l’image largement stéréotypée identifiant fortement le lycée professionnel à un contexte de formation aux métiers industriels – pour s’en persuader, il suffit de rappeler que la plupart des reportages journalistiques traitant de l’enseignement professionnel portent sur des jeunes en bleu de travail, travaillant sur des machines ou en atelier –, il faut non seulement souligner qu’en réalité cet ordre d’enseignement forme davantage aux métiers des services, mais aussi que le terme générique de « LP » couvre différentes situations et, partant, différentes expériences et trajectoires d’élèves.
35Si les élèves de LP peuvent obtenir à l’issue de leur parcours trois diplômes, à savoir le baccalauréat professionnel, le CAP et le BEP, seuls les deux premiers sont désormais préparés en tant que tels lors des études. Le BEP est devenu un diplôme intermédiaire que les élèves présentent en cours de formation en s’appuyant sur les apprentissages effectués en vue de préparer le baccalauréat professionnel. On peut alors observer que l’on assiste à une polarisation des publics scolaires en LP : ceux qui préparent le baccalauréat professionnel, meilleurs scolairement ; ceux qui préparent un CAP, davantage en difficulté et plus vulnérables.
Le baccalauréat professionnel, un diplôme hautement symbolique
36Les évolutions du marché du travail et l’émergence de nouvelles compétences exigées par les activités professionnelles, conjuguées au projet politique d’une élévation des niveaux de qualification (avec le slogan « 80 % d’une classe d’âge au niveau bac ») ont pesé sur la création d’un diplôme d’un nouveau genre, le baccalauréat professionnel. Il consacre ainsi l’ouvrier-bachelier (Eckert, 1999). La création du baccalauréat professionnel a été l’aboutissement d’un processus complexe engageant différents acteurs, mais exprimant une initiative politique relativement autonome. Cette création ne fut pas sans controverses comme le montre bien Antoine Prost (2002). Des désaccords opposaient différents acteurs sur les finalités ambiguës d’un tel diplôme (un titre permettant l’insertion professionnelle ou la poursuite des études ?), ainsi que sur les nouvelles revendications salariales des diplômés de niveau IV. La création de ce diplôme répondait à différents enjeux, parmi lesquels la valorisation de la voie professionnelle. L’usage du terme « baccalauréat » correspondait moins aux attentes patronales en quête d’une nouvelle qualification ouvrière qu’à des enjeux de valorisation du LP. C’est davantage le syndicat des proviseurs de LP qui a influencé le ministère de l’Éducation nationale pour la création de ce diplôme. « En mars 1984, le congrès du Syndicat national des personnels de direction des LEP réclame la création d’un diplôme de niveau IV, celui du baccalauréat, et l’abandon du sigle LEP jugé discriminatoire » (Prost, 2002, p. 100).
37La création du baccalauréat professionnel a aussi amené les pouvoirs publics à repenser le recrutement et la formation des PLP (en créant le statut de PLP2 exigeant un niveau Bac + 3 ou Bac + 2 assorti d’une expérience professionnelle). Si ce changement du mode de recrutement n’a pas conduit, comme le pensait Lucie Tanguy, à réduire les enseignants à des transmetteurs de savoirs techniques, il a en revanche eu pour conséquence de renforcer un regard plus scolaire quant à l’avenir des élèves : la critique du monde des entreprises, assez répandue chez les PLP, ne peut se comprendre qu’au regard du processus d’élévation des niveaux de recrutement mais aussi de la scolarisation de l’enseignement professionnel. Cela conduit parfois à ne définir l’émancipation des élèves qu’au regard de la poursuite des études à l’issue du baccalauréat professionnel.
38Au terme de près de trente années d’existence, le bilan autour du baccalauréat professionnel reste mitigé. Les titulaires de ce diplôme, notamment dans le domaine de la production, sont plus souvent ouvriers et rarement techniciens. On relève aussi qu’un même diplôme, tel que le baccalauréat Pilotage des systèmes de production automatisée (PSPA), donne lieu à des statuts et à des usages professionnels variés. Emmanuel Quenson (2004) a montré comment la segmentation des industries de process conduit, selon les entreprises, à ce que les diplômés du baccalauréat professionnel PSPA exercent soit des emplois d’exécution, soit des emplois qualifiés, proches de ceux des techniciens. Les usages du diplôme sont très inégaux. Ce diplôme est différemment accueilli selon les milieux professionnels. D’autres baccalauréats professionnels industriels tels que ELEEC (Électrotechnique, énergie et équipements communicants) et Réparation des carrosseries sont structurés selon la dichotomie « bac pro de métier »/ « bac pro transversal », ce qui présente, comme le montrent Agnès Legay & al. (2010), une certaine pertinence susceptible de rendre intelligibles la diversité des modes d’accès au marché du travail et des types d’emploi occupés. Soulignons que seules dix conventions collectives mentionnent ce diplôme au sein de leurs critères classants (automobile, assurances, aéraulique-thermique, commerce de gros, bâtiment, bois, métallurgie – avec deux conventions régionales –, commerce de détail, aide à domicile). L’insertion des bacheliers professionnels est relativement aisée, même si les débuts dans la vie active s’opèrent via des emplois sous contrats à durée déterminée. S’il existe des différences selon les secteurs d’activité – 60 % des premiers emplois dans le secteur de l’hôtellerie et la restauration sont sous forme de CDI, tandis que l’intérim est plus répandu dans les secteurs de l’automobile et du bâtiment –, le taux de chômage des bacheliers professionnels est de 17 % six mois après la fin de leur formation. Il se situe
dans la fourchette basse compte tenu de leur âge d’une part, de leur taux d’activité d’autre part […] Reste cependant que, au moins à l’échelle des trois premières années de vie active, ce niveau de qualification peine encore à démontrer son efficacité en matière d’évolution professionnelle et de promotion sociale (Ilardi, Sulzer, 2013, p. 27).
39Mais dans un autre registre, celui de la poursuite des études, et le constat se confirme depuis 2008, près de 25 % des titulaires de ce diplôme entament des études supérieures. La poursuite des études, affichée par le législateur comme un objectif mais aussi comme un droit – dans le cas où le baccalauréat est obtenu avec la mention bien ou très bien, l’élève est admis de droit en STS –, s’est confirmée et donne au diplôme un caractère propédeutique à l’accès à l’enseignement supérieur.
Évolution des taux d’inscription des bacheliers professionnels dans les différentes filières de l’enseignement supérieur
(Source : DEPP, l’état de l’école, 2012, p. 47)
40On constate que l’un des effets de la généralisation du bac pro 3 ans aura été d’attirer des élèves qui initialement se seraient orientés vers le baccalauréat technologique (notamment industriel). On observe également un accroissement significatif du nombre de bacheliers professionnels s’inscrivant dans l’enseignement supérieur (notamment en STS). La promotion du baccalauréat professionnel a été contrebalancée par les difficultés d’insertion professionnelle chez les titulaires de ce diplôme, qui sont le plus souvent ouvriers (ou « opérateurs ») ou employés, mais rarement techniciens. L’essor du baccalauréat professionnel et, avec lui, de la certification intermédiaire qui assure à de nombreux élèves la validation d’un CAP ou d’un BEP, augure de la confirmation de cette élévation des niveaux de qualification.
Le CAP, un diplôme au statut paradoxal
41Diplôme incarnant historiquement la reconnaissance tout autant par l’État que par les milieux patronaux des savoirs et savoir-faire dont il atteste, le CAP a longtemps constitué le symbole princeps de l’excellence ouvrière. Baptisé en 1911 « Certificat de capacité professionnelle », le CAP était dans un premier temps réservé aux seuls jeunes apprentis avant d’être étendu en 1919 – avec la loi Astier qui instaure les cours professionnels – aux élèves des écoles techniques. À partir de 1936, le CAP devient très attractif du fait de sa position dans la reconnaissance des qualifications ouvrières. Ainsi, on comptait à peine 5 000 reçus en 1927, tandis qu’en 1939, ils étaient plus de 27 000 ! De la Seconde Guerre mondiale aux années 1990, le CAP sera essentiellement sous le contrôle du système scolaire tant sur le plan de la formation que de la certification. L’essor du CAP, dont les effectifs approchent les 100 000 dès 1953 – 200 000 en 1968 et près de 300 000 en 1986 –, doit à la forte structuration de l’offre de formation au sein des centres d’apprentissage et des collèges d’enseignement technique. Pendant plusieurs décennies, le taux de réussite au CAP ne dépassait pas les 60 %. Le taux de réussite de 70 % est atteint pour la première fois en 1995. Il avoisine les 82 % en 2010. Avec le développement de l’apprentissage en alternance, des candidatures libres ou issues de la formation continue, le CAP est délivré selon différentes modalités et voit son public se diversifier.
42L’affaire est désormais entendue : le CAP, qui a connu historiquement plusieurs évolutions, occupe un statut paradoxal au sein du LP. En effet, décrié pendant une certaine période – du milieu des années 1980 à la fin des années 1990 – comme diplôme débouchant faiblement sur l’emploi et comme obstacle au projet politique de qualifier 80 % d’une classe d’âge au niveau IV, le CAP est tout à coup devenu un diplôme offrant des perspectives d’insertion. En l’espace d’une vingtaine d’années, ses effectifs ont chuté : de 457 000 élèves en 1980, ils ne sont que 82 000 en 1997, pour augmenter en 2010 et atteindre 116 977.
43Le CAP a vu ses effectifs décliner depuis le début des années 1970 au profit du BEP. En 1970, époque où le CAP était encore préparé en 3 ans (après la classe de 5e), le nombre d’élèves était de 475 528 (les données concernent les CAP dans le public et dans le privé). Ce chiffre tombe à 117 594 en 1990. Le collège unique et l’orientation après la classe de 3e n’ont pas eu d’effet immédiat, beaucoup de LP comportaient encore des classes de 4e et de 3e préparatoires au CAP. Mais le nombre d’élèves préparant un CAP en trois ans n’est plus que de 624 en 2004. C’est le CAP en deux ans qui s’est substitué au premier, tout en étant concurrencé par le BEP. L’effectif d’élèves de ce CAP (en deux ans) est passé de 35 866 en 1970, à 32 135 en 1990, 75 543 en 2002 et 90 094 en 2005. Précisons que les CAP en LP accueillent, selon les spécialités, deux types de publics : les élèves issus de la classe de 3e générale (et de 3e technologique, classe remplacée par la 3e à projet puis par la 3e découverte professionnelle 6 heures), et les élèves provenant de l’enseignement spécialisé ou adapté (classes de 3e SEGPA et de 3e d’insertion). Plus sélectifs et davantage convoités par les milieux professionnels, les CAP accueillant essentiellement le premier type de public conservent une image positive ; tandis que les CAP destinés aux élèves de l’enseignement spécialisé ou adapté tendent à constituer une première qualification dont l’efficacité professionnelle est des plus incertaines.
44Alors que ce diplôme était en voie de déclin au début des années 2000, y compris dans le champ de l’apprentissage en alternance, le ministère de l’Éducation nationale engage une politique visant à le réimplanter au sein des LP. La Charte de l’enseignement professionnel, publiée en 1999, relance le CAP en insistant sur la nécessaire rénovation des diplômes de niveau V, notamment par rapport aux besoins économiques et en vue de clarifier le statut de ce diplôme par rapport au BEP. C’est aussi parce que l’institution scolaire peinait à atteindre l’objectif de qualifier 100 % d’une classe d’âge au niveau V que la réhabilitation du CAP s’est imposée. Elle ne le fut pas sans tensions car à la difficile « efficacité » économique du diplôme – notamment dans les secteurs administratifs et de la mécanique industrielle – s’ajoutait sa faible attractivité pour les élèves, des élèves issus majoritairement de l’enseignement spécialisé ou adapté. Cela renforçait aussi les réticences chez des enseignants ne souhaitant pas forcément endosser une identité professionnelle moins valorisante (Doriath, Cuisinier, 2009).
45En 2007, la réforme visant à « rénover la voie professionnelle » va profiter au CAP dans la mesure où elle s’opère à la fois avec la réouverture de sections qui avaient été fermées, la création de nouvelles spécialités, mais aussi avec la disparition progressive du cursus de formation préparant au BEP. Comme « diplôme intermédiaire », le BEP se prépare dans le cadre du baccalauréat professionnel en trois ans.
46Le développement des BEP mais aussi des baccalauréats professionnels à la fin des années 1980, a précipité le déclin du CAP. Devant ouvrir dans l’urgence des sections de baccalauréat professionnel et ce, à moyens constants, le choix institutionnel s’est porté sur la diminution progressive des CAP. Ceux-ci, en même temps qu’ils enregistraient une baisse de leur part dans les formations en LP, se voyaient déplacés vers l’apprentissage en alternance. Par ailleurs, les domaines professionnels concernés par la plupart des CAP préparés en LP, tendent à être moins en phase avec les besoins du marché du travail, répondant davantage à l’objectif d’un niveau de qualification à atteindre qu’à une recherche d’adéquation entre formation et emploi. Comme le souligne Fabienne Maillard, les CAP préparés dans les LP tendent à assurer une fonction non pas de formation professionnelle mais de remédiation.
Il semble que la remédiation en question consiste plutôt en une rescolarisation déconnectée du monde du travail, qui fait intervenir la formation professionnelle comme support d’apprentissage plus que comme enseignement à part entière. Ce faible lien entre l’emploi et la formation ajouté à l’absence d’intérêt des élèves interroge la croissance de certains CAP, dont on se demande à quoi ils peuvent bien mener et à quel autre rôle que celui d’accueil ils peuvent satisfaire. (Maillard, 2003, p. 88-89.)
47Fabienne Maillard montre ainsi comment des secteurs du tertiaire tels que le commerce et la vente – notamment dans le commerce de luxe et de la grande distribution – préfèrent les stagiaires de BEP et de baccalauréat professionnel, tandis que les CAP sont peu accueillis. Même si la durée des stages en entreprise a été portée à 16 semaines – manière de confirmer sa vocation professionnelle puisque à l’issue du CAP, la plupart des élèves entrent dans la vie active –, l’image de ce diplôme contraste avec celle qui fut la sienne au moment où il attestait d’un savoir-faire ouvrier.
48Pourtant comme nous l’avons dit, le ministère de l’Éducation nationale a tenté dès 1998 de réhabiliter le CAP puisqu’il a été « refondu ». Cette refonte tient surtout au fait que ce diplôme résiste encore aux aléas du marché du travail et permet dans certains secteurs une insertion professionnelle. Les emplois d’exécution qui occupent une part non négligeable de la population active, comme le recours répandu au CAP dans les classifications des conventions collectives, relativisent le déclin annoncé de ce diplôme. Les petites entreprises et leurs représentants défendent ce diplôme, d’autant plus qu’il correspond à des besoins effectifs en qualification.
49La relance du CAP au début des années 2000 voulait contrer son déclin face au développement des CQP (Certificats de qualification professionnelle) délivrés par certaines entreprises (dans les industries mécaniques et métallurgiques notamment). On peut néanmoins souligner que l’ambivalence de l’institution scolaire à l’égard du CAP tient largement à l’ambiguïté entretenue par les branches professionnelles – le plus souvent celles qui représentent les grandes entreprises, dans la métallurgie et le commerce notamment, dont les politiques de renouvellement de la main-d’œuvre ont privilégié des niveaux de qualification élevés – tout comme les syndicats de salariés à l’égard de ce diplôme. Une sorte de compromis s’est opéré entre l’institution scolaire et les milieux professionnels, notamment au début des années 2000 : il s’agissait d’œuvrer pour favoriser la qualification des publics les plus fragiles scolairement, tout en contribuant à répondre à des besoins dans les emplois d’exécution. Notons que les syndicats enseignants, soucieux de valoriser l’image du LP, ont milité pour le développement de nouvelles spécialités au niveau du baccalauréat professionnel au détriment du CAP.
50La massification de l’enseignement secondaire a néanmoins conduit à élever les niveaux de qualification et c’est sans doute cette évolution qui a rendu encore plus injuste et inacceptable l’échec scolaire (Dubet, 2004). Le sort des sortants du système scolaire sans diplôme (près de 130 000 jeunes tous les ans) ou sans qualification (près de 54 000 jeunes) n’en devient que plus inquiétant, ce qui explique la préoccupation tout autant politique que pédagogique vis-à-vis du « décrochage ». Le tableau suivant met en évidence l’accroissement du niveau de qualification atteint par les sortants du système scolaire :
Évolution de la part des sortants du secondaire selon le niveau de formation atteint (en %)
Niveaux VI-V bis |
Niveau V |
Niveau IV |
|
2008 |
5,7 |
24,3 |
70,0 |
2007 |
5,4 |
24,5 |
70,1 |
2006 |
5,1 |
24,7 |
70,2 |
2005 |
5,6 |
24,5 |
69,9 |
2004 |
6,3 |
24,7 |
69,0 |
2003 |
6,5 |
25,0 |
68,6 |
2002 |
6,4 |
25,6 |
68,0 |
2001 |
6,9 |
25,7 |
67,3 |
2000 |
7,0 |
26,1 |
66,9 |
1999 |
7,2 |
25,8 |
66,9 |
1998 |
7,3 |
25,4 |
67,3 |
1997 |
8,3 |
24,9 |
66,9 |
Source : Note d’information, 10-12, 2012
51Le CAP qui fit l’identité même et la « fierté » des ouvriers, a largement perdu de sa légitimité, constituant aujourd’hui un premier niveau de qualification pour les élèves les plus démunis scolairement (et socialement), notamment ceux qui sont issus de l’enseignement spécialisé ou adapté de collège. Soulignons que le Code de l’éducation précise à son article D. 337 que le CAP « atteste d’un premier niveau de qualification professionnelle ». « Diplôme du peuple » (Brucy, Maillard, Moreau, 2013), le CAP incarne de nombreux paradoxes institutionnels témoignant tout autant des hésitations de l’institution scolaire et plus généralement de l’État, que des désaccords traversant les branches professionnelles (par exemple les artisans qui ont à l’origine critiqué le CAP le défendent aujourd’hui, quand les grandes entreprises industrielles sont plus promptes à défendre le baccalauréat professionnel).
52Mais au lieu de l’opposer systématiquement aux autres diplômes, et notamment le baccalauréat professionnel, il convient aussi de penser le CAP comme une étape qui peut tout autant mener vers l’insertion professionnelle qu’ouvrir aux élèves la possibilité de poursuivre leurs études en première professionnelle. Par ailleurs, et alors que nos enquêtes auprès d’enseignants de lycée professionnel laissent parfois apparaître leur scepticisme quant à la valeur – envisagée en terme de motivation des élèves – du CAP en tant que « diplôme intermédiaire » (les élèves passent le CAP ou le BEP au cours de leur formation les préparant au baccalauréat professionnel), une récente recherche nuance ce regard. Enquêtant auprès d’élèves du baccalauréat professionnel « Technicien en chaudronnerie industrielle » en vue de recueillir leur point de vue sur le CAP, Thibault Cizeau (2013) montre comment progressivement et au contact des entreprises lors des stages, ils en viennent à se socialiser au monde ouvrier, à y apprendre les codes informels, d’autant plus que la validation du CAP sous forme de contrôle en cours de formation (CCF) met surtout l’accent sur des compétences professionnelles, organisationnelles et relationnelles (savoir-faire et autonomie).
53Soulignons que lors des deux dernières années, le CAP a enregistré une augmentation de ses effectifs (+ 26 000 élèves en 2012). Cela tient moins à son attractivité qu’au fait qu’une partie des élèves de 3 e générale les plus fragiles scolairement s’y orientent désormais (il s’agit d’élèves qui auraient intégré antérieurement un BEP). Mais l’on observe qu’au sein des LP, cette filière assure aussi une régulation des flux, notamment lorsque des élèves éprouvent des difficultés en seconde professionnelle et se voient proposer une réorientation vers le CAP. Comme l’observe Fabienne Maillard,
la présence de sections de CAP apparaît indispensable aux enseignants pour limiter l’hétérogénéité des classes de baccalauréat professionnel, accorder l’orientation au niveau des élèves mais aussi offrir une issue de secours aux jeunes qui peinent à suivre la formation au baccalauréat (2012, p. 26).
54Mais il serait hâtif d’y voir un fait nouveau : en effet, le CAP a constitué depuis plusieurs décennies un diplôme de « repli », sorte de seconde chance accordée aux élèves qui peineraient à obtenir un diplôme plus exigeant. Ce fut le cas avec la création du BEP en 1966, diplôme certes de niveau V mais préparant à un « corps de métiers » et accordant une large place à l’enseignement technologique. De ce fait, une partie des élèves scolarisés en BEP risquaient de quitter le collège d’enseignement technique – ou le LP – sans diplôme. Voilà pourquoi le ministère de l’Éducation nationale autorise dès 1966 les candidats à se présenter à la fois au BEP et au CAP.
55Pour autant, on ne peut pas totalement suivre le propos de Fabienne Maillard lorsqu’elle identifie le CAP, sous prétexte que cette filière accueille surtout des élèves en difficultés, à une voie de relégation (Maillard, 2012, p. 28). Combien d’élèves connaissent ainsi une métamorphose en accédant à ce diplôme ? Comment ignorer qu’il constitue pour une part d’entre eux un bien symbolique autorisant des projets et une possible rupture avec une sorte de fatalisme ?
56L’évolution des diplômes délivrés, comme des savoirs enseignés en LP, s’accompagne aussi d’une transformation des modes d’évaluation des élèves. Le contrôle en cours de formation introduit ainsi de nouvelles modalités de certification et de validation des compétences et des connaissances acquises.
Un changement curriculaire majeur : la mise en œuvre progressive du CCF (Contrôle en cours de formation)
57Une des évolutions majeures ayant affecté l’enseignement en France aura été la mise en place progressive d’une évaluation des élèves par « compétences ». Si cette évaluation peine encore à être visible au plan des apprentissages et de la progression effective des élèves, si elle reste toujours en tension avec les modes d’évaluation classiques, faisant la part belle aux notes et aux connaissances, elle a néanmoins suscité des évolutions sensibles dans les manières de penser la relation enseignement/apprentissage. En LP, les changements curriculaires et des modes de certification (arrêté du 11 juillet 2005) ont conduit à la généralisation du contrôle en cours de formation. Ce CCF était déjà présent dans certaines disciplines telles que l’EPS, qui l’a introduit dès 1983. En toile de fond, c’est la lutte contre l’échec scolaire et le découragement des élèves les plus fragiles qui a subsumé ce nouveau mode d’évaluation et de validation (notamment son aspect positif sur les élèves de CAP et quant à la lutte contre les sorties sans qualification ou sans diplôme).
58Dans une recherche doctorale, Sabine Coste (2013) montre comment le CCF modifie la culture de l’évaluation puisqu’il ne relève plus d’une formalisation des épreuves (celles-ci ont lieu dans le cadre habituel de l’enseignement et à n’importe quel moment de l’année). Le CCF soulève des questionnements tout autant organisationnels qu’éthiques : organisationnels car il déstabilise la relation pédagogique, oblige à une forme d’individualisation (un élève dont on évalue et valide la compétence x à un moment de l’année implique que l’on mette en place et dans le même temps des activités destinées aux autres élèves), et à une rationalisation des temps de formation et d’évaluation (les PLP y voient souvent une démarche qui intensifie leurs tâches, venant s’ajouter aux autres évaluations, elles-mêmes s’étant intensifiées, notamment en terminale bac pro). Le CCF soulève des interrogations éthiques puisque les PLP se demandent s’il ne conduit pas à une sorte de « favoritisme », engendrant du même coup des dilemmes moraux : la tension est alors patente quant à ce que devrait être une évaluation juste (connaître l’élève permet d’apprécier sa progression versus connaître l’élève, c’est risquer de l’évaluer ou d’évaluer les autres élèves de manière injuste !). Un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (IGEN, 2012) portant sur la certification intermédiaire souligne que le CCF est chronophage et que les enseignants n’ont pas confiance dans l’évaluation des élèves, dès lors qu’il s’agit de leur propre public.
Le CCF est largement remis en cause par les enseignants parce qu’ils pensent que cela contribue à renforcer le caractère de ‘‘diplôme maison”. Ils assument par là assez mal leur responsabilité personnelle dans la certification d’autant qu’ils ne se sentent pas légitimés par une procédure d’harmonisation rigoureuse. De ce point de vue, les services des examens ont très rarement pris en charge l’organisation de cette harmonisation, déportant complètement la responsabilité organisationnelle sur les établissements, les équipes et les inspecteurs. (IGEN, 2012, p. 26.)
59De leur côté, les élèves ne saisissaient pas toujours la relation entre la validation d’une compétence en classe de 2nde et sa prise en compte en classe de 1re.
60La difficulté réside aussi dans l’ambiguïté introduite par le CCF dans la relation pédagogique puisqu’il suppose que l’évaluation et la validation aient lieu dans des situations d’enseignement ordinaires (absence ou quasi-absence de formalisation de l’évaluation comme c’est le cas quand il s’agit d’une situation d’examen classique).
61Le CCF, quand il repose aussi sur une autoévaluation par les élèves eux-mêmes de leurs compétences et capacités, perturbe un peu plus la relation pédagogique classique. Mais il suscite également des interrogations sur la normalisation de l’évaluation, sur la justice scolaire lorsqu’il s’agit d’apprécier les savoirs et les compétences des élèves. Cette normalisation implique que les PLP s’emparent du CCF comme levier assurant la « production d’une culture commune » de l’évaluation. Ainsi, au sein de plusieurs LP, nous avons observé des enseignants mettant en place des épreuves communes en vue de construire une culture de l’évaluation arrimée au CCF. Certes, on est loin de la démarche d’une évaluation en situation d’enseignement ordinaire, mais elle a le mérite de susciter une réflexion et des actions ouvrant les enseignants sur une culture professionnelle commune : « Si au moment des épreuves communes, les élèves avec tel ou tel prof n’ont pas traité de telle ou telle question posée à l’examen, il y a un problème », dit une PLP de maths-sciences ; « on apprend à attendre de nos élèves les mêmes compétences, donc cela veut dire que si on traite de tel ou tel chapitre d’anglais, on est censé avoir abordé les mêmes contenus et ça nous a amené avec les collègues à construire des progressions et des cours communs », ajoute un PLP de lettres-anglais. Sabine Coste (2013) souligne combien les néo-enseignants s’emparent des prescriptions du CCF en vue de mobiliser l’« équipe EPS ». C’est donc moins le « programme » ou le curriculum formel qui favorise le collectif professionnel que la mise en œuvre du CCF qui implique que l’on s’interroge sur les apprentissages, tout autant que sur l’enseignement. Les règles du CCF sont explicitées aux élèves, les enseignants cherchant à stimuler leur « intéressement » scolaire mais aussi à mettre en exergue une notation juste et acceptable.
62Si le CCF déstabilise les modes d’évaluation traditionnels en ce qu’il exige une plus grande attention aux apprentissages effectifs, leur appréciation en situation « ordinaire », moins soumise au formalisme des examens, ouvre de nouvelles perspectives pédagogiques. Et s’il engendre de fortes tensions en ce qu’il renforce le sentiment, chez les enseignants, d’une surenchère sur l’évaluation au détriment d’un enseignement plus « continu », il constitue un moyen dont l’usage bien réfléchi permettrait de mobiliser les élèves.
63L’évolution des programmes et des curricula en LP va de pair avec les transformations affectant le public scolaire mais aussi le corps enseignant. Historiquement, quand les professeurs de lycée professionnel se recrutaient parmi les anciens ouvriers et étaient majoritairement issus de milieu populaire, ils partageaient avec leurs élèves une proximité culturelle assurant une vision du monde assez proche. La donne change à mesure que les PLP proviennent pour nombre d’entre eux des classes moyennes. Elle prend aussi une dimension nouvelle dès lors qu’une partie de ces enseignants n’ont pas choisi d’exercer en LP et y voient une forme de déclassement, eu égard à leur projet de devenir professeur en collège ou en lycée général et technologique.
L’hypothèse d’une proximité de condition entre enseignants et élèves : les raisons d’un défi pédagogique
64Tout se passe comme si l’origine sociale plus populaire, une scolarité marquée par des difficultés, un choix contraint – et parfois contrarié, notamment chez les professeurs de lycée professionnel (PLP) de matières générales – et l’exercice au sein d’un contexte dévalorisé par le système scolaire concouraient à rapprocher les PLP de leurs élèves. Cette proximité de condition nous permet de postuler qu’elle est constitutive du travail des enseignants, dans la mesure où elle crée un effet de miroir, et explique les contradictions vécues au quotidien, entre croyance en l’émancipation des élèves et doutes quant à l’efficacité sociale et professionnelle de la « voie des métiers ». Conscients de leur statut dominé dans l’institution scolaire, souscrivant à l’idée de travailler auprès d’un public en échec scolaire, les PLP sont souvent proches de leurs élèves en ce qu’ils disent « comprendre » leur désarroi, leur amertume à l’égard de l’école, voire leur opposition plus ou moins violente à la forme scolaire.
65L’origine sociale des enseignants de LP est plus populaire que celle des autres enseignants (du secondaire comme du primaire) (Duru-Bellat, Van Zanten, 2012). En 2012, et en comparant par exemple les professeurs agrégés ou certifiés et les PLP, du point de vue de la CSP de la mère, les premiers ont 15,8 % de mères enseignantes alors que c’est seulement le cas de 8,4 % des seconds. À l’inverse, les PLP sont plus nombreux à avoir une mère employée comparés aux certifiés et aux agrégés (24,7 % contre 14,7 %) ; par ailleurs, les PLP ont davantage une mère inactive (42,3 % contre 38,1 %). S’agissant des pères, la part des cadres est supérieure chez les agrégés et les certifiés puisqu’elle atteint 17,5 %, alors qu’elle n’est que de 10,9 % chez les PLP. De même, la part des certifiés et agrégés ayant un père enseignant atteint 13,2 % pour tomber à 7 % chez les PLP. Enfin, les PLP sont plus nombreux que les autres enseignants du secondaire à provenir d’un milieu ouvrier (27,7 % contre 19,8 %). Il est fort probable que ces données évoluent dans les années à venir car l’élévation de niveaux de recrutement au sein des ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation) a de fortes chances de conduire à ce que les PLP soient davantage issus des milieux favorisés. Mais en dépit de ces changements à venir, l’exercice du métier d’enseignant au sein des LP restera façonné par la spécificité de cet ordre d’enseignement qui reste moins valorisé que les autres filières du secondaire, même s’il est en passe de connaître une meilleure image.
66Certains PLP ont fait l’expérience d’une « entrée contrariée » dans le métier (Jellab, 2005, c ; 2007), puisqu’ils se sont repliés sur le concours d’enseignant en LP à défaut d’avoir réussi le CAPES ou le CAPET. Cela rapproche les enseignants de leurs élèves, et marque en quelque sorte une rupture avec les enseignants des anciennes générations : alors que ces derniers partageaient avec leur public une proximité culturelle, où la socialisation professionnelle s’appuyait sur des valeurs ouvrières, les PLP actuels vivent avec leurs élèves une proximité de condition, celle d’exercer et de vivre dans une institution en quête de reconnaissance. Ainsi, le défi à relever par ces enseignants – issus pour la majorité d’entre eux de l’université ou de l’enseignement supérieur – est d’assurer la réussite de leurs élèves en mobilisant moins des références symboliques – la classe ouvrière, les valeurs collectives, la culture de classe –, que des appuis plus pragmatiques tels que l’utilité des études, la capacité à se projeter comme futur salarié accédant à la consommation et à une forme d’autonomie.
67La proximité de condition est partie prenante du travail des enseignants. Parfois, elle favorise un discours contradictoire dans lequel la croyance en l’émancipation des élèves est contrebalancée par un pessimisme quant à leur devenir social et professionnel. Néanmoins, cette proximité n’est pas en elle-même déterminante des pratiques pédagogiques puisque celles-ci restent soumises à une pluralité d’autres variables telles que le contexte du LP, la politique de l’établissement, la composition des classes, l’histoire biographique du PLP, son origine sociale, etc. Comme pour les élèves, le choix ou non d’exercer en LP ne détermine pas en soi la socialisation professionnelle au métier d’enseignant. Le militantisme chez certains PLP exprime une volonté de dépasser les effets d’une stigmatisation du LP mais aussi le souci de construire une identité professionnelle à travers laquelle la réussite des élèves devient une sorte de réalisation de soi.
68Les stratégies pédagogiques engagées par les PLP constituent sans doute une ruse afin de pacifier le rapport à l’institution scolaire. Ce faisant, elles constituent un détour visant à faire « accepter » la forme scolaire par des élèves qui découvrent en LP que leur scolarité les confrontera encore aux enseignements généraux et décontextualisés, et que leur survie scolaire dépendra largement de la réussite dans les « matières théoriques ». Le détour pédagogique semble ainsi contribuer à donner du sens à des savoirs dont l’appropriation permet aux élèves d’exprimer de nouvelles ambitions scolaires.
Évolution du nombre de PLP (y compris les stagiaires) devant élèves en lycées et collèges publics
Source : DEPP, 2012, p. 297
69Constituant près de 15 % du corps enseignant du second degré, les PLP exercent dans différents types d’établissements, mais principalement en LP. En 2012, 36 586 d’entre eux exercent en LP, 14 607 en LEGT (lycées polyvalents comprenant une section d’enseignement professionnel) et 2 604 en collège (en SEGPA principalement). L’évolution de leur effectif marque une baisse du nombre de PLP. Cela tient à une baisse relative du nombre d’élèves, et à la généralisation du baccalauréat professionnel 3 ans (la suppression de la classe de BEP en deux ans a réduit sensiblement le nombre de divisions).
7045 601 PLP exercent dans les filières d’enseignement professionnel. En enseignement général, les effectifs les plus importants par champs disciplinaires concernent les lettres (10 086), les mathématiques (5 121), l’éducation physique et sportive (2 710) et les métiers des arts appliqués (1 776). Dans l’enseignement technologique et professionnel, au sein du domaine des services, les effectifs les plus importants concernent l’économie et gestion (7 291), le paramédical et social, les soins personnels (1 414) et dans une moindre mesure l’hôtellerie (631). S’agissant de l’enseignement technologique et professionnel liés aux champs disciplinaires de la production, ce sont les effectifs du génie mécanique qui prédominent (3 793), suivis du génie industriel (2 786), du génie électrique (2 471) et du génie civil (1 561).
71L’évolution du mode de recrutement des enseignants de lycée professionnel, et notamment l’élévation des niveaux de qualification des futurs candidats aux concours de PLP, conduit inévitablement à éloigner, d’un point de vue sociologique, les professeurs de leur public. Le constat étant que la « survie scolaire » dans l’enseignement supérieur est étroitement corrélée à l’origine sociale – les étudiants les plus diplômés étant davantage issus de milieu favorisé (Jellab, 2011) –, ce qui augure d’écarts symboliques et culturels à venir (Becker, 1952) et qui sont susceptibles de peser sur les interactions pédagogiques.
72Même si la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans amène quelques nuances, on peut dire que les élèves qui entrent en LP à l’issue du collège sont davantage en difficultés scolaires que les générations antérieures. Ils constituent partiellement un nouveau public. Dès le milieu des années 1980, la création de nouvelles filières technologiques a suscité l’engouement de nouvelles générations, les élèves intégrant traditionnellement le lycée d’enseignement professionnel portent leur choix sur le lycée général et technologique. De ce fait, les élèves qui entrent en LP constituent, pour une partie d’entre eux, un nouveau public antérieurement destiné à quitter le collège sans qualification. Ce changement induit de nouvelles épreuves pour les enseignants qui doivent innover et inventer de nouvelles pratiques pédagogiques en vue de former des élèves souvent réfractaires à la forme scolaire. Mais une autre évolution affecte le lycée professionnel : celle d’une concentration plus ou moins marquée – selon les traditions académiques et les caractéristiques socio-historiques locales, en l’occurrence s’il s’agit d’un territoire ayant une histoire industrielle – d’élèves étrangers ou issus de l’immigration. Cette nouvelle donne participe aussi de la complexification des lycées professionnels et des tournures prises par les carrières scolaires.
La question de « l’ethnicisation » de certains lycées professionnels
73Depuis son intégration à l’institution scolaire, l’enseignement professionnel a subi de profondes mutations. Antoine Prost souligne que la réforme du système scolaire et plus particulièrement les politiques d’allongement de la scolarité ont été peu soucieuses de deux catégories d’élèves : ceux que l’école refuse, qui éprouvent des difficultés, sont en échec, redoublent et se sentent humiliés ; ceux qui échouent parce qu’ils « refusent de s’en donner la peine, parce qu’ils n’en voient pas la nécessité, l’intérêt, ni même l’utilité pour ce qu’ils veulent faire plus tard. Ils se savent destinés à la ferme ou à l’usine ; ils acceptent cet avenir ; ils pensent même pouvoir y réussir, comme ils le voient autour d’eux. Pourquoi s’imposeraient-ils un travail scolaire qui ne leur servirait de rien ? » (Prost, 2004, p. 653). La résistance à l’école et aux savoirs devient d’autant plus probable que ceux-ci deviennent désincarnés de la pratique professionnelle. Mais cette résistance – qui ne condamne pas les élèves à la résignation, ni à l’abandon des études en LP – admet un autre sens au moment où se recompose la classe ouvrière, où le chômage gagne une partie importante des milieux populaires et où la surmobilisation sur l’école (Laurens, 1992) ne suffit plus pour garantir une insertion professionnelle stable.
74Quelles que soient les spécialités, les LP accueillent des élèves issus pour la plupart des milieux modestes. Cela se renforce à mesure que les spécialités ou les domaines professionnels sont moins convoités. Les inégalités de prestige sont concomitantes du degré de sélectivité des spécialités. Elles engendrent un sentiment d’injustice qui se double parfois du sentiment d’avoir fait l’objet d’une discrimination. L’ouvrage de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (2003) fait à plusieurs reprises référence au cas de jeunes d’origine maghrébine ou turque, scolarisés dans des spécialités en déclin tant dans les LP que sur le marché du travail. Nous avions observé au sein de quelques LP d’une académie une forte concentration (ou surreprésentation) d’élèves issus de l’immigration (dans des spécialités telles que le bâtiment, l’industrie métallurgique et le commerce ; d’autres spécialités semblaient relativement « fermées », telles l’hôtellerie, l’esthétique et la coiffure). La difficulté à donner du sens aux études devient d’autant plus prégnante que les élèves issus de l’immigration ont souvent – en comparaison avec les autres élèves – des parents faisant ou ayant fait l’expérience d’un chômage durable. Cela peut conduire une partie d’entre eux à désinvestir des études jugées peu efficaces.
75L’entrée en LP des jeunes issus de l’immigration est vécue non seulement comme une chute scolaire mais aussi comme l’effet d’une ségrégation « raciale », au sens où des traits culturels « expliqueraient » cette chute. Mais ce sentiment d’avoir subi une double ségrégation assure aussi la possibilité chez une partie des élèves de « justifier » leur faible mobilisation scolaire (Dubet, 1994). Ainsi, lorsque les élèves issus de l’immigration manifestent du ressentiment à l’égard des injonctions scolaires (Caille, 2007), c’est aussi parce que pour nombre d’entre eux, l’avenir professionnel et social paraît davantage dépendre de leur réussite scolaire tout en étant, paradoxalement, persuadés que les diplômes ne sauraient suffire pour leur insertion.
Le difficile abord de la question ethnique en sociologie de l’éducation
En France, tout se passe comme si la question de l’ethnicité à l’école relevait d’un tabou parce que conduisant à « naturaliser » des différences et à faire passer au second plan d’autres modèles conceptuels jugés plus pertinents. Cela au risque de rendre plus opaques les dimensions socioculturelles subsumant l’expérience scolaire. Le recours notamment au concept de « classes populaires » dans lequel on regroupe régulièrement « ouvriers » et « ouvriers immigrés », ne permet pas de distinguer ce qui est de l’ordre de la position sociale, de ce qui appartient à la culture, quand on sait que celle-ci participe d’une vision du monde et des « stratégies » d’adaptation mises en œuvre (Sayad, 1999). Sur un plan plus institutionnel, la difficulté à disposer de données statistiques ministérielles ou académiques sur les élèves étrangers ou issus de l’immigration est symptomatique d’une hésitation sous-tendue par la référence au modèle « républicain » et « laïc » de l’école à la française. Il existe également une autre difficulté : celle de l’incapacité à distinguer les élèves étrangers de ceux dits « nationaux », mais qui sont issus de l’immigration. Pour le ministère de l’Éducation nationale :
Est Français, par filiation, tout enfant dont l’un des parents au moins est Français (ce qui revient à dire que les enfants de couples dits ‘‘mixtes” sont Français). Est Français, par la naissance, tout enfant né en France lorsque l’un au moins de ses parents y est né. Tous les résultats présentés font référence à la population des élèves recensés comme étrangers par les chefs d’établissement : cette population est différente de la population des immigrés (des élèves étrangers peuvent être nés en France par exemple) et de la population d’origine étrangère. (Cf. Repères et références statistiques, 2003, p. 120.)
La concentration des minorités dans certains LP conduit bien souvent au sentiment d’être non seulement relégué dans une école de « seconde zone » (propos d’un élève), mais aussi d’être victime d’un racisme institutionnel. On pourrait dire que les décisions d’orientation ne trouvent que rarement une résistance de la part des familles immigrées, moins promptes à faire appel de ces décisions que ne le sont les autres familles. La crainte de l’inconnu participe dans de nombreux cas du « choix » du LP le plus proche de chez soi. Enfin, les stratégies familiales d’évitement de l’établissement, bien connues des recherches sociologiques (Léger, Tripier, 1986 ; Van Zanten, 2001), conduisent à renforcer la « visibilité ethnique » dans certains LP. La question des minorités scolarisées en France, à l’exception de quelques enquêtes récentes (Felouzis & al., 2005), constitue un objet insuffisamment interrogé en sociologie, ce qui contraste avec les enquêtes anglo-saxonnes, plus promptes à parler ouvertement de la question (Ogbu, 1978 ; Labov, 1978 ; Payet, Sicot, 1997).
76Si les diplômes protègent du chômage, l’absolu de ce constat n’empêche pas des doutes concernant l’avenir professionnel des élèves. En effet, le stigmate le plus significatif dont ils sont victimes est un peu plus visible via la difficulté à trouver des entreprises d’accueil pour y effectuer leur stage.
77Cette difficulté à trouver une entreprise d’accueil pour effectuer un stage n’augure-t-elle pas d’une entrée problématique sur le marché du travail à l’issue de la formation ? L’accès à des diplômes plus élevés et l’amélioration du marché du travail contribuent à augmenter les chances d’insertion professionnelle. Mais cela semble plus que douteux lorsqu’il est question des jeunes issus de l’immigration, maghrébine et africaine notamment. Alors que la conjoncture économique s’est améliorée à la fin des années 1990, on observe le maintien des difficultés d’insertion chez les élèves, garçons et filles, issus de l’immigration maghrébine.
Les jeunes d’origine maghrébine ayant quitté le système éducatif en 1992 avec un CAP ou un BEP en poche ont en effet une probabilité 1,6 fois plus forte d’être au chômage au bout de trois ans de vie active que leurs homologues d’origine française. Et cette pénalité perdure d’une génération à l’autre puisque leur probabilité d’être chômeurs reste 1,6 fois plus forte au sein de la Génération 98. (Bref CEREQ, 2006, p. 3.)
78Le sentiment d’avoir été victime d’une ségrégation procède d’une histoire qui « a introduit une rupture socioculturelle plus marquée que lors des vagues d’immigrations précédentes » (Bernard, Troger, 2011, p. 24). Ainsi, Raouf, élève de BEP structures métalliques, avance : « quand j’étais en 3e, le prof de maths ne pouvait pas me sentir… c’était un raciste, il me disait que mon travail était toujours mal fait, un travail d’arabe […] comme c’était mon prof principal, il a tout fait pour que je sois dans ce BEP poubelle ». Le sentiment d’avoir subi une double ségrégation – scolaire et ethnique – trouve dans la hiérarchie des spécialités le motif d’être renforcé. Pourtant, et contrairement à un présupposé assez répandu dans les établissements concernés, les élèves issus de l’immigration ou étrangers trouvent, pour une partie d’entre eux, dans le LP l’occasion de se mobiliser et de construire des projets d’avenir. Soutenus par les enseignants et par leurs parents, ils parviennent à donner du sens aux apprentissages en étant doublement sensibilisés à l’idée que leur formation leur évitera le risque du chômage et qu’elle saura, selon leur niveau de qualification, les protéger d’une domination sociale et professionnelle qu’ont connue les générations antérieures.
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79Au terme de cette synthétique mise en perspective sociohistorique relative au lycée professionnel, il convient de ne pas séparer l’évolution qu’ont connue les lycées professionnels des transformations ayant affecté de manière plus générale le champ de la formation professionnelle qui met en jeu d’autres publics (les apprentis, les adultes) et d’autres acteurs tels le patronat et les syndicats. Ainsi, c’est dans le sillage de préoccupations économiques et culturelles, sur fond de revendications sociales, que l’enseignement professionnel a contribué à favoriser ce qui allait devenir une « éducation permanente ». En effet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, État, patronat et syndicats se sont mobilisés afin de promouvoir le développement économique et le progrès social. Des missions se rendent aux États-Unis pour se familiariser avec les modèles les plus avancés pour la promotion de la production, la rationalisation du travail devant être accompagnée de la mobilisation des ressources humaines. Mais ce sont aussi des luttes sociales qui se développent, notamment dans les années 1950-1960, et la formation y occupe une place privilégiée dans les conflits professionnels car elle est perçue comme un moyen assurant des transformations sociales et économiques. Ce relatif consensus autour de la formation professionnelle et des textes qui vont l’organiser (notamment la loi du 16 juillet 1971) sera aussi défendu par des intellectuels qui vont militer pour une « éducation permanente » (Forquin, 2003).
80Au regard des évolutions institutionnelles et des différentes massifications, on entrevoit bien la complexité de l’expérience scolaire dans les LP. Certes, le déclin d’un ordre ancien où les apprentis étaient acquis au devenir ouvrier, la tertiarisation des emplois qui atténue l’image classique d’un LP à forte identité industrielle, la massification scolaire qui renforce la ségrégation tout en scolarisant les savoirs professionnels… ont largement fragilisé la légitimité de la voie professionnelle. Mais nous ne saurions considérer que ces évolutions génèrent une expérience anomique tant les ressources et les manières de les exploiter restent suspendues aux stratégies des acteurs, et aux interactions qui les engagent singulièrement. Théâtre d’expériences plurielles, le LP reste aussi ce lieu de tous les paradoxes : à la réussite d’un grand nombre d’élèves fait face l’échec d’une partie de son public ; à la pacification des relations entre ce public et les enseignants s’opposent des conduites conflictuelles, voire violentes, entre élèves et entre ceux-ci et des enseignants. L’absentéisme reste très élevé et l’abandon en cours de formation interpelle d’autant plus les acteurs institutionnels qu’il peut remettre en cause leur légitimité. Loin de l’image standardisée, nourrie par les médias et quelques travaux de quelques chercheurs en sciences sociales, le LP est un contexte extrêmement varié, et si nous utilisons le singulier générique, c’est par commodité analytique visant moins à dresser un tableau exhaustif de la diversité des établissements qu’à en saisir l’unité générale.
Notes
1 J.-P. Briand, « L’enseignement technique dans le développement de la scolarité prolongée (fin du xixe – début du xxe siècle) », dans Les Patrons, l’État et la formation des jeunes (coordonné par Gilles Moreau), Paris, La Dispute, 2002, p. 48.
Table des illustrations
Titre | Évolution des groupes sociaux : 1962-2002 |
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Légende | Source : Paul Bouffartigue, 2004, p. 31 |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/7761/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 126k |
Titre | Évolution des taux d’inscription des bacheliers professionnels dans les différentes filières de l’enseignement supérieur |
Légende | (Source : DEPP, l’état de l’école, 2012, p. 47) |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/7761/img-2.jpg |
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Titre | Évolution des CAP en France : LP et apprentissage |
Légende | Source : DEPP, 2011, pages 103 et 151 |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/7761/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 79k |
Titre | Évolution du nombre de PLP (y compris les stagiaires) devant élèves en lycées et collèges publics |
Légende | Source : DEPP, 2012, p. 297 |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/7761/img-4.jpg |
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