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Savoir et savoir enseigner

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Jean-François Thémines

Introduction

Texte intégral

1Comme toute discipline ou matière scolaire, la géographie est d’abord orientée par une visée politique. Pourquoi enseigner des contenus de géographie ? Comment l’école les sélectionne-t-elle ? Quelle société et quels citoyens s’agit-il de construire au moyen de cet enseignement-là ?

2Les textes officiels de la géographie scolaire utilisent aujourd’hui le terme de territoire pour exprimer la finalité de son enseignement : permettre « la compréhension du monde contemporain par l’étude […] de l’action des sociétés actuelles sur leurs territoires » (Bulletin officiel spécial no 4, 29 avril 2010). De façon longitudinale, du cycle 3 à la classe de terminale, il s’impose comme un mot-clé de la géographie scolaire contemporaine, sans que son sens ne soit toujours exactement défini, pas plus que la façon dont il s’articule à d’autres mots-clés du lexique disciplinaire (espace, milieu, paysage, environnement, aménagement).

3Il apparaît en revanche assez nettement que cet usage du territoire invite les enseignants à rapprocher leur cours de géographie de la décision et de l’action, c’est-à-dire de l’intervention, de la pratique ou de l’effort appliqués en un lieu, dans l’intention de le modifier, de l’adapter, de le transformer. L’action ainsi entendue est alors un objet d’étude, ce que laissent entendre les nombreuses mentions, dans les programmes, d’études de conflits d’usage, de modes d’habiter ou d’enjeux de ressources, et aussi l’objectif à long terme de cet enseignement. À travers l’étude de ces pratiques, conflits et enjeux, il s’agit en effet de former des personnes capables d’une intervention responsable.

4Simultanément, la territorialisation des politiques publiques, le développement du marketing territorial lié à la mise en concurrence d’espaces productifs, la valorisation sociale du territoire comme ressource économique, identitaire ou affective, ont conduit à une prolifération du mot territoire et de néologismes dérivés (intelligence territoriale, innovation territoriale). La récente fortune scolaire du territoire plonge à son tour les classes de géographie dans une circulation dense de notions, de valeurs et de modèles rarement explicites. On pourrait en somme penser qu’en faisant le choix du territoire, l’école s’est accordée au monde. Ce qui est sans doute vrai à condition de ne pas penser celui-ci comme le référent consensuel (Audigier, 1993) qu’il est longtemps resté dans la géographie scolaire.

Le monde, la classe de géographie et le territoire

5Le monde n’est pas qu’un puzzle de territoires ; mais le concept de territoire permet, peut-être mieux que d’autres, de questionner la façon dont le monde aujourd’hui se fabrique, du point de vue de la géographie. C’est ce paradoxe que l’ouvrage essaie d’éclairer. Qu’est-ce que ce concept permet de comprendre de la production de l’espace terrestre par les sociétés humaines ? Comment la géographie scolaire s’en est-elle emparée ? Quelle vision du monde et du social peut-on ou souhaite-t-on construire à l’école en privilégiant les rapports d’appropriation territoriale ? En quels termes didactiques se trouvent posés les choix des enseignants relativement à cette vision du monde et du social ?

6Territoire est un mot qui porte l’histoire de ses usages et les connotations communes que sa racine étymologique évoque. Territoire renvoie bien sûr à terre, terroir, terrain ; c’est-à-dire à la matérialité et aux propriétés d’un sol que les hommes qui y vivent ont travaillé. Or nous le verrons, nous ne pouvons en aucun cas réduire l’appropriation contemporaine de l’espace terrestre à ces formes, ces images et ces connotations. C’est aussi un concept de mobilisation politique qui entre dans la définition de nombreux cadres institutionnels. Construire « du territoire », c’est mettre en avant, favoriser, cultiver même une forme de solidarité ou d’unité sociale parmi d’autres possibles : classes sociales ou socio-spatiales, réseaux sociaux, etc. Que signifie cette préférence territoriale aujourd’hui ? Par ailleurs, le territoire est une idée française dont on ne trouve pas l’équivalent strict dans les autres nations, ce qu’illustrent bien les réticences rencontrées à l’échelle européenne lorsqu’il s’agit de nommer et penser ce que les Français appellent aménagement du territoire. On préfère alors construire ensemble à cet échelon du développement plutôt que de l’aménagement, sur de l’espace plutôt que sur du territoire, des perspectives plutôt que des schémas (Jean et Baudelle, 2009, p. 25-26). De quelles précautions s’entourer donc quand il s’agit de parler cette fois-ci du monde entier, avec un outil intellectuel et lexical autant imprégné de son contexte national ? C’est aussi un concept scientifique, un outil pour décrire et comprendre, depuis la France, les évolutions des rapports des sociétés à l’espace, en France et ailleurs. Comme concept scientifique, le territoire a connu ces trente dernières années, une ascension remarquable, des réticences aussi et suscité nombre de débats. Il est nécessaire de s’appuyer sur ce long travail collectif pour identifier ce qu’à l’école on appelle territoire, en comprendre l’intérêt, les risques aussi.

7Le lecteur trouvera donc dans cet ouvrage une interprétation raisonnée de programmes qui, en même temps que le territoire, valorisent la sensibilité à la diversité culturelle, aux enjeux environnementaux et de développement ainsi qu’aux processus de décision. Avec cette interprétation, nous avons pris le parti de privilégier les pratiques, les discours et les productions des individus et des groupes confrontés aux questions du vivre ensemble. D’autres choix étaient possibles : l’enseignement institutionnel de lois, de procédures et de productions liées à la prolifération des territoires institutionnels, la recomposition didactique d’une des approches scientifiques du territoire (le territoire de l’analyse systémique, le territoire des ressources culturelles dans la géographie économique, le territoire de la géopolitique, etc.). Nous avons préféré relever ce que ces approches scientifiques ont en commun, de façon à constituer une référence utile pour lire les programmes dans leur ensemble. Et nous avons centré nos interrogations et nos propositions sur le rapport entre les contenus d’enseignement, la construction d’une vision du monde chez les élèves et leur apprentissage des langages associés à ces contenus.

Le plan de l’ouvrage

8« Mot commode pour exprimer les liens complexes entre des hommes, des groupes sociaux et les espaces de leurs existences » (Hérin, 2008, p. 17), le territoire s’est donc immiscé dans le discours scolaire. En s’appuyant sur des références de géographie scientifique, le chapitre 1 souligne l’autonomie de création dont s’est dotée l’école relativement au concept de territoire. Il fait le point sur les enjeux et les risques de cette autonomie (cohérence conceptuelle disciplinaire, innovations dans les pratiques, enjeux de formation à la citoyenneté, etc.).

9Longtemps cantonnée à la France, l’idée de territoire a soutenu un enseignement des repères du territoire français. Cependant, dès les années 1990, des changements se sont introduits dans le traitement des programmes sous l’effet d’innovations scientifiques. Plusieurs voies ont permis de renouveler l’approche du territoire : l’étude de l’organisation de l’espace appliquée à des territoires d’État ; l’étude de cas pour appréhender la gestion des ressources et des risques dans le cadre de politiques nationales ; enfin l’étude de dynamiques territoriales localisées à des fins de compréhension de changements sociaux. Le chapitre 2 présente et illustre ces approches classiques et renouvelées des territoires.

10Cependant, les programmes actuels impliquent de nouvelles approches tant du point de vue des contenus que des façons d’enseigner le territoire. Le territoire est une façon de se questionner sur la nature des constructions politiques, sur la diversité de ses formes, sur les fonctionnements et résolutions de conflits d’usage. Le chapitre 3 passe en revue ces nouveautés. Pour chaque démarche présentée, sont précisés le sens de l’usage du territoire ainsi que la forme d’enseignement requise. Deux situations interdisciplinaires sont proposées pour permettre de s’approprier des innovations institutionnelles : une interdisciplinarité classique, entre géographie et histoire ; une interdisciplinarité nouvelle, entre géographie et histoire des arts.

11Le chapitre 4 fournit des pistes de pratiques et de réflexion sur l’évaluation de cet enseignement. Enfin, le chapitre 5 en récapitule les enjeux sous la forme de tensions. En effet, se dessinent autour du territoire, des différences de conception des finalités de l’enseignement ou des buts à faire atteindre par les élèves, des différences aussi de sentiment de maîtrise de situations d’enseignement, dans lesquelles les élèves argumentent, analysent des points de vue, identifient des responsabilités. Il ne s’agit pas ici de dire ce qui serait la bonne façon d’être et de faire quand on enseigne le territoire, mais de donner des repères solides pour se situer dans le champ de ce qui existe… et savoir, comme futur enseignant en géographie, quel monde faire vivre à ses classes.

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