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1895 Durkheim

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Jean-Michel Berthelot

Chapitre V. La réception des Règles dans la sociologie française contemporaine (1945-1995)1

Texte intégral

  • 1 Ce texte paraît simultanément in M. Borlandi et L. Muchielli (éd), La sociologie et sa méthode : Le (...)
  • 1 J. Stoetzel, « L’esprit de la sociologie contemporaine », conférence faite à Bordeaux, le 24 mars 1 (...)

1Dans la sociologie de l’immédiat après-guerre, la référence aux Règles de la méthode sociologique, et, plus généralement à Durkheim, ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Les choses démarrent mal. Pamphlétaire, essayiste, inspiré par la philosophie de Nietzsche et la phénoménologie allemande, Jules Monnerot n’hésite pas à publier chez Gallimard, en 1946, un ouvrage intitulé : Les Faits sociaux ne sont pas des choses. Bien que n’émanant pas d’un sociologue reconnu comme tel, cette offensive rappelle néanmoins, à l’encontre de l’objectivisme et des positivismes attribués au fondateur de l’école française de sociologie, les oppositions rectrices de la tradition allemande, entre explication et compréhension, Natürwissenschaft et Geisteswisenschat. De façon simultanée, dans une conférence prononcée le 24 Mars 1946 à Bordeaux1, Jean Stoeztel, formé aux méthodes de la psychologie sociale américaine, dresse un bilan très sévère de la sociologie de Durkheim, invitant non seulement à rompre avec une doctrine accusée d’avoir « inventé un phlogistique sociologique, stérile et paralysant » (p. 451), mais se demandant in fine « s’il ne vaut pas mieux mettre les jeunes générations de futurs chercheurs à l’abri de son influence » (id.). Les Règles, comme telles, ne trouvent pas davantage grâce aux yeux du fondateur de l’IFOP, que leur auteur :

« Le moins que l’on puisse dire est que ce livre apparaît comme singulièrement inutile pour ceux qui voudraient entreprendre des recherches et que, du point de vue de la philosophie de la science, nous le considérons comme très daté et fourmillant d’erreurs. » (p. 455)

2Nous voici clairement au cœur du sujet. Comment la sociologie française contemporaine réinvestit-elle la référence durkheimienne ? Pour répondre en toute rigueur à cette question, il faudrait dessiner l’espace où elle est susceptible de trouver une réponse adéquate, et les dimensions nécessaires à sa détermination. En droit il faudrait constituer le corpus global de la sociologie française depuis 1945, y relever toute référence à Durkheim et toute allusion aux Règles, en analyser les modalités d’inscription discursive dans les textes étudiés et les modes de traitement des textes originels. Seule une telle entreprise permettrait d’objectiver le fascinant mouvement par lequel une œuvre se survit dans la logique complexe des références et des citations qu’elle suscite. À défaut de pouvoir satisfaire une telle ambition, nous nous contenterons d’une première approximation, fondée sur la sélection, dans le corpus global de la sociologie française, d’un ensemble de textes où la référence aux Règles est, sinon, nécessaire, du moins prévisible : traités, manuels, introductions générales à la sociologie ; ouvrages d’histoire de la sociologie ; traités et manuels d’épistémologie et de méthodologie ; textes explicitement consacrés à Durkheim ; textes, enfin, entièrement consacrés aux Règles. Sans même être assurée d’une véritable exhaustivité dans ce domaine, et tout en mesurant la perte que représente le recours spontané à Durkheim dans des contextes plus diversifiés, cette esquisse n’est cependant pas sans intérêt : elle s’inscrit dans une sociologie de la référence, elle-même partie peu défrichée de l’analyse du mode de constitution du discours scientifique.

3Il n’y a pas grand risque à diviser la période étudiée en trois moments :

  • l’immédiat après-guerre, de 1945 à 1960, est à la fois dominé par une sociologie encore précaire, confrontant son héritage durkheimien aux influences allemandes (marxisme et phénoménologie) et américaines (les techniques d’enquête) et par l’apparition de premières tentatives d’exposition du savoir sociologique sous forme didactique ou systématique : Manuel de sociologie d’Armand Cuvillier (1950), présentation de La sociologie au xxe siècle, héritage imposant de l’exode américain de Georges Gurvitch (1947), Traité de sociologie, enfin, non moins imposant, sous la direction du même auteur (1958) ;

  • entre 1960 et 1975, les productions sociologiques manifestent une double transformation de la discipline. La création de la licence de sociologie suscite une première floraison, encore limitée, mais réelle d’ouvrages d’initiation ou d’enseignement, comme l’Introduction à la sociologie de Jean Duvignaud (1960), Les Éléments de sociologie d’Henri Mendras (1967), Les Grands textes de la sociologie moderne de Gilbert Durand (1969), ou les Clefs pour la sociologie de Georges Lapassade et René Loureau (1971). Associé à ce mouvement, dont participe également l’édition du cours en Sorbonne de Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique (1967), le développement d’une sociologie moderne, attentive à ses méthodes et interrogative sur ses principes, suscite l’apparition d’une littérature proprement méthodologique et épistémologique dont la revue Épistémologie sociologique de Naville porte malheureusement le trop éphémère témoignage et dont les pièces maîtresses seront l’édition française en trois tomes du Vocabulaire des sciences sociales (1965, 1966, 1967) ainsi que la parution de L’Analyse mathématique des faits sociaux de Raymond Boudon (1967) et du Métier de sociologue, de Pierre Bourdieu, Jean Claude Chamboredon et Jean Claude Passeron (1968). Outre cet élargissement éditorial que rendent possible l’ancrage institutionnel et le développement de la sociologie, le deuxième trait propre à cette période est l’apparition d’une nouvelle génération de sociologues, formée pour l’essentiel, en tout cas au niveau de ses études supérieures, après la guerre ;

    • 2 Le terme est moins juste du point de vue international, où l’étude de Durkheim n’a jamais été dédai (...)
    • 3 F. Chazel (éd.), Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Hatier, 1975. J.M. Berthel (...)

    si ces mouvements s’accentuent après 1975, et si la constitution de la sociologie, non seulement comme discipline universitaire autonome, mais comme discipline de masse, suscite un nouveau marché des manuels, introductions, dictionnaires, traités, une dimension nouvelle se fait jour : l’intérêt pour une histoire renouvelée de la discipline. Très en retard en ce domaine, la sociologie française qui ne disposait que de L’Histoire de la sociologie de Gaston Bouthoul (1950) et des Étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron, voit paraître coup sur coup trois ouvrages : Histoire de la sociologie, de Pierre Henri Simon (1991), La Construction de la sociologie, de Jean Michel Berthelot (1991) et Histoire de la sociologie de Charles – Henri Cuin et François Gresle (1992). Ces textes mêmes s’inscrivent dans un mouvement qui, dès le début de la période, s’était caractérisé par un retour historique et critique au moment durkheimien2. Le numéro spécial de la Revue française de sociologie, À propos de Durkheim, qui paraît en 1976, enregistre ainsi un véritable renouveau des études durkheimiennes. Celui-ci, amorcé dès la période précédente, qui voit la parution d’un Durkheim, publié par Jean Duvignaud en 1965, la réédition critique d’articles, de conférences ou d’extraits de cours de Durkheim, Le Journal sociologique (Duvignaud, 1969), La Science sociale et l’action (Filloux, 1970), les Textes (Karady 1975), se déploie avec les thèses de Jean Claude Filloux, Individualisme, socialisme et changement social chez Émile Durkheim. La loi du groupe (1975) et de Bernard Lacroix, Émile Durkheim et la question du politique. Essais sur la logique du développement interne d’une construction théorique (1976) et aboutit, en fin de période, à deux nouveaux ouvrages, spécifiquement consacrés à Durkheim : Durkheim (Pradès, 1990), La Sociologie de Durkheim (Steiner, 1994). Enfin, plus important encore pour notre propos, Les Règles de la méthode sociologique, font elles-mêmes l’objet de deux éditions et présentations critiques successives signées respectivement de François Chazel et de nous-même3.

4Dans l’espace ainsi grossièrement balisé, nous retiendrons deux niveaux de lecture. Le premier s’intéressera essentiellement au mode différentiel de référence aux Règles. Comment sont-elles citées ? dans quel contexte discursif ? selon quelle modalité dominante ? Le deuxième s’attachera plus profondément au traitement du texte des Règles lui-même. Quels sont les éléments repris, ou à l’inverse, négligés ? Comment sont-ils construits, de façon allusive, ou, au contraire, par citation et analyse ? Quelle est enfin la modalité dominante d’énonciation de ces discours sur Les Règles : informative, évaluative, analytique ? Nous tenterons ensuite de cerner non seulement l’image ou les images des Règles ainsi reconstruites au fil du temps, mais leur effet dans la modification ultérieure des représentations modales du texte.

1. LES MODALITÉS D’UNE RÉFÉRENCE

5Une référence se fait le plus souvent en contexte. Les critères que nous avons été amenés à adopter pour le choix du corpus définissent trois contextes spécifiques :

  • celui de la présentation, historique ou systématique, de la sociologie ; si la référence à Durkheim y est prévisible, du fait de son statut de « père fondateur », il n’en va pas de même des Règles qui dépendent de la place que leur accorde l’auteur ;

  • celui des exposés épistémologiques et méthodologiques ; dans ce cas, la référence aux Règles est attendue, mais non nécessaire ;

  • celui, enfin des études durkheimiennes au sens large, c’est à dire des textes directement consacrés à Durkheim. Le même raisonnement d’imprévisibilité relative de la référence aux Règles s’applique qu’au premier point.

6De fait, dans chacun de ces contextes, la référence aux Règles, peut-être, et aux trois périodes, soit absente, soit marginale ;

    • 4 G. Bouthoul, Histoire de la sociologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1950.
    • 5 Ces « acquisitions » sont : 1. le fait social ; 2. la distinction entre les jugements de valeur et (...)
    • 6 G. Lapassade, R. Loureau, Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers, 1971.
    • 7 Collectif, La Sociologie en France, Paris, La Découverte, 1988 ; M. Giacobi, J.P. Roux, Initiation (...)

    Gaston Bouthoul4, tout en décrivant la sociologie durkheimienne comme « le stade scientifique de la sociologie », résume les « acquisitions » de Durkheim en 6 points, dont 4 n’évoquent qu’implicitement les Règles5. Georges Lapassade et René Loureau6, dans les deux pages qu’ils consacrent à Durkheim (pp. 36-37), donnent, sans référence aux Règles, une définition globale de la « méthode positiviste » en trois points : s’en tenir aux faits, les relativiser, orienter la recherche vers l’utilisation pratique. Le premier est développé comme rejet de toute théorie « qui n’accepterait pas l’empirisme positiviste et les présupposés (fort réactionnaires) du positivisme ». Le dernier est éclairé par une référence antérieure à la mise de la science « au service de l’état ». Trois ouvrages d’initiation récents, La Sociologie en France (1988), Initiation à la sociologie (1990), Sociologie basique (1990)7, essentiellement animés d’une intention didactique ou informative réduisent la référence à Durkheim à la portion congrue : une fiche signalétique en fin d’ouvrage assortie d’un cours extrait du début du chapitre 1 des Règles pour le deuxième, une allusion rapide et implicite à l’occasion de la présentations des méthodes quantitatives pour le premier : « Transformation en fait social selon E. Durkheim » (p. 60) ;

  • la même absence de mention ou la même marginalisation de la référence peut se retrouver dans le corpus plus spécialisé des ouvrages de méthodologie. Dans son Guide d’étude directe des comportements culturels (1962) Marcel Maget cite Mauss mais ne consacre aucune mention à Durkheim, pas même en bibliographie. Roger Pinto et Madeleine Grawitz, dans la première édition de leur très complet manuel de Méthodes des sciences sociales (1964) consacrent une notice à Durkheim et citent un extrait de la première préface des Règles, bizarrement référé à un Choix de textes de Durkheim édité par Georges Davy en 1927. Recité p. 216 pour avoir malgré ses « imperfections » libéré la sociologie de la philosophie, Durkheim est crédité d’une pensée oscillant « entre un empirisme voulu et un apriorisme inconscient ». Consacré à une présentation épistémologique des méthodes des sciences sociales, le chapitre où s’inscrit ce jugement, cite abondamment Thomas, Znaniecki, Weber, Merton, Gurvitch et oublie même de mentionner les Règles dans sa bibliographie (pp. 385-386). Plus récemment, Le Dictionnaire critique de la sociologie de Raymond Boudon et François Bourricaud (1982) ne consacre que trois lignes incidentes au Règles dans l’article portant sur Durkheim (p. 193), tandis que toute allusion disparaît du Traité de sociologie dirigé par Raymond Boudon (1992) qui, il est vrai, ne comporte ni chapitre historique ni chapitre méthodologique ;

    • 8 Il s’agit là d’un thème que l’on retrouve dans certains intitulés d’articles de la fin des années 6 (...)
    • 9 Il semble bien que cette minoration relative des Règles dans le renouveau des études spécifiquement (...)

    il n’est pas jusqu’aux travaux spécifiquement consacrés à Durkheim qui ne puissent manifester ce même désintérêt relatif pour Les Règles : le numéro spécial de la Revue française de sociologie, À propos de Durkheim, est marqué par une intention générale de renouvellement du regard porté sur l’œuvre : Mohamed Cherkaoui introduit son article par une allusion à l’incompréhension de la théorie durkheimienne des systèmes scolaires (p. 197) ; Bernard Lacroix développe et argumente la thèse de la constitution de la vocation et du projet de Durkheim autour d’une réflexion sur le politique (p. 216, p. 243) ; Jean Claude Filloux, reprenant un chapitre de sa thèse, rappelle que Durkheim est fils de rabbin, et développe les liens entre sa sociologie et sa judéité (p. 260) ; Victor Karady s’en prend aux tentations de reconstitution intellectualiste du passé et analyse les conditions sociales et institutionnelles d’implantation de la sociologie durkheimienne ; Philippe Besnard, enfin, note le retour à et de Durkheim8 et interroge le paradoxe de sa simultanéité avec le retour de l’acteur (p. 313)9. En revanche Les Règles doivent uniquement à la recension du livre de François Chazel d’être évoquées dans ce volume (pp. 362-363). Même situation dans des publications postérieures, prenant plutôt pour objet de réflexion Les Formes élémentaires de la vie religieuse (articles de Marcel Fournier et de José Pradès dans Durkheim présent, numéro thématique de Sociologie du Sud-Est, octobre-décembre 1981), ou Le Suicide (articles de Marcel Rafié et de Nicole Ramognino dans la même revue ; ouvrage de Christian Baudelot et Roger Establet, Durkheim et Le Suicide, 1984). Dans ces divers cas les allusions aux Règles ne sont pas négatives mais marginales.

7La présence de la référence peut elle-même s’opérer selon diverses modalités. Le recensement que nous avons effectué, invite à distinguer des références allusives, rituelles, signalétiques, restauratrices, structurantes, analytiques, tout en sachant que ces catégories pointent davantage des accentuations qu’elles ne définissent des univers distincts et tranchés.

8Allusives sont les références qui, intervenant ponctuellement au sein d’un développement, renvoient à une connaissance postulée des Règles, pour les mettre au service de la thèse développée. Ainsi :

  • 10 G. Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 59.

« Déjà Durkheim, après avoir critiqué les lois d’évolution de Comte et de Spencer et leur avoir opposé la recherche de Types sociaux, a recommandé de développer l’étude des "relations causales" mais non des "lois sociologiques". »10

9ou bien :

  • 11 Souligné par l’auteur, H. Mendras, Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin, 1967, pp. 11-12.

« Il n’y a pas d’observation de la réalité sociale sans un minimum de théorie au départ. On ne regarde pas ce qui se passe dans la société sans avoir quelques idées préconçues, que ce soient des idées ou des hypothèses de bon sens, ou que ce soient des hypothèses issues d’autres recherches sociologique. La sociologie, comme toutes les sciences contemporaines, constitue son objet à partir de la réalité en fonction de son corps d’hypothèses et de théories. Une science positive doit regarder les faits sociaux comme des choses, disait Durkheim, avec le même œil qu’un homme de science applique aux phénomènes biologiques, physiques ou chimiques. Les faits sociaux deviennent objet de recherche seulement lorsqu’ils sont analysés en termes sociologiques. »11

10Sont des coups de chapeau rituels, des énoncés comme :

  • 12 Jean Cazeneuve, « Les initiateurs de la sociologie », in Collectif, La Sociologie, Paris, Larousse, (...)

« Son livre intitulé Les Règles de la méthode sociologiques a été pendant longtemps et reste encore, à bien des égards, le manifeste de la sociologie scientifique. »12

  • 13 Article « Durkheim », p. 100, même ouvrage.

11ou encore et plus étonnant : déclarant que Durkheim, héritier du positivisme transpose les méthodes des sciences de la nature à la sociologie, Claude Polin ajoute « il faut considérer les faits sociologiques (sic) comme des choses »13. Ce ritualisme peut correspondre, dans la période antérieure (1960-1975), plus crispée dans la référence à Durkheim, au souci de rappeler une place contestée, ce que ne manque pas de faire Gabriel Le Bras :

  • 14 Collectif, Aspects de la sociologie française, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1966, présentation, p (...)

« Serait-il juste de consacrer ce succès notoire sans nommer les hommes et les institutions qui l’ont préparé ? Durkheim avait inauguré la série des maîtres. Il a mis en évidence le fait social, et il a proposé les règles d’une méthode et, contrairement à une accusation injuste, imposé un esprit dépourvu de sectarisme. »14

  • 15 C’est également et plus récemment le cas de Pierre-Jean Simon, fustigeant par exemple le retourneme (...)
  • 16 G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris La Haye, Mouton, 1973.

12Sont signalétiques des références qui cherchent à rester au plus près d’une exposition neutre et succincte du texte et à en communiquer les articulations essentielles. Sont de ce type des présentions appartenant à des manuels récents, à l’ambition systématique affirmée, comme l’introduction à la sociologie de Gilles Ferréol et Jean Pierre Noreck (1989) ou la Sociologie contemporaine de Jean Pierre Durand et Robert Weil (1989). Dans ce dernier texte, la présentation des Règles, effectuée dans le cadre de la notice consacrée à Durkheim (pp. 71-81), est structurée en six paragraphes résumant chacun des six chapitres de l’ouvrage (pp. 78-79). On retrouve le même type de présentation dans le Durkheim de José A. Pradès, pp. 26-27. Ce mode d’exposition est assez rare, même lorsque la référence aux Règles est animée d’un souci d’en restaurer le sens et de répondre aux attaques dont Durkheim fut victime – ce que fait par exemple Jean Cazeneuve répondant aux accusations de « matérialisme » et de « sociologisme » portées à l’encontre de Durkheim dans La Sociologie, les idées, les œuvres, les hommes, 1970, pp. 202-20315 – ou qu’elle devient l’élément structurant de la présentation de l’auteur. N’appartient vraiment à cette dernière catégorie qu’Armand Cuvillier, dont les présentations de la sociologie occupent le devant de la scène dans l’immédiat après-guerre et jusqu’en 1960 : Manuel de sociologie (1950), Où va la sociologie française (1953), Introduction à la sociologie (1960). Marqués à la fois par une remarquable érudition le Manuel recense et situe une grande partie de la production internationale et est quasi exhaustif sur le xixe siècle – et une connaissance plus livresque qu’opératoire de la connaissance sociologique, ces divers ouvrages sont considérés, avec les travaux de Georges Davy16 (1973), comme les dernières manifestations du durkheimisme historique. La référence aux Règles structure ainsi fortement la partie II du Manuel consacrée à l’objet et la méthode de la sociologie, non pas tant explicitement – une multitudes d’auteurs sont en permanence sollicités et les divers apports postérieurs à Durkheim systématiquement intégrés – que par l’ordre d’exposition adopté, l’objet (chapitres III, IV, V), les méthodes (chap. VI) et les thèmes privilégiés : « règle de l’ignorance consciente » (p. 248), « règle de l’objectivité » (p. 249), « nécessité de la méthode comparative » (p. 287) etc. Dans Où va la sociologie française, ouvrage qui apparaît comme une véritable machine de guerre contre les attaques ou les déformations des positions de Durkheim (critique des positions d’inspiration phénoménologique de Jules Monnerot et, dans une moindre mesure, de Merleau Ponty, pp. 89-101 ; critique de la « sociologie nouvelle » de Gurvitch et de son « pluralisme destructeur », pp. 156-160), la présentation spécifique de Durkheim est entièrement centrée sur Les Règles et, en leur sein, sur les thèmes de l’objectivité et de l’histoire (pp. 14-21).

  • 17 L’Analyse empirique de la causalité.
  • 18 L’Analyse mathématique des faits sociaux.
  • 19 Les Étapes de la pensée sociologique.
  • 20 Le Métier de sociologue.
  • 21 « Méthodologie et épistémologie comparée d’Émile Durkheim, Vilfred Pareto et Max Weber », Recherche (...)
  • 22 Histoire de la sociologie.
  • 23 La Sociologie de Durkheim.

13La dernière modalité d’énonciation de la référence aux Règles peut être qualifiée d’analytique. Bien que susceptible de s’associer avec l’une ou l’autre des postures antérieures, elle se caractérise par la constitution du texte des Règles ou de tel ou tel de ses segments, comme objet de travail et d’élucidation. Sont de cette nature, bien qu’intégrées à des contextes différents, et classées ici par ordre chronologique, les présentations de Boudon et Lazarsfeld (1966)17, de Boudon (1967)18, Aron (1967)19, Bourdieu, Chamboredon, Passeron (1968)20, Freund (1974 et 1984)21, Chazel (1975) Berthelot (1988), Simon 1990)22 et (Steiner (1994)23.

14Ces modalités d’énonciation donnent un premier aperçu d’un espace relativement complexe de référence. Elles s’associent sélectivement avec des usages discursifs spécifiques. Un auteur n’est jamais obligé de référer à Durkheim ni aux Règles. Il est donc loisible de penser qu’il ne le fait pas en vain et l’explication la plus simple est d’invoquer un rituel disciplinaire, une sorte de sacrifice aux mânes des grands ancêtres dans une discipline en mal de légitimité. Si cette explication vaut génériquement, elle ne rend compte, en revanche, ni de la référence sélective aux Règles, ni d’usages plus spécifiques que l’on peut y repérer. Nous en isolerons quatre, qui, grossièrement, s’organisent selon un axe temporel.

  • 24 In G. Gurvitch (éd.), La Sociologie au xxe siècle, Paris, PUF, 1947.
  • 25 « L’esprit de la sociologie contemporaine », conférence faite à Bordeaux, le 24 mars 1946, op. cit.
  • 26 « Chaque individu boit, dort, mange raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’ (...)

15Citer, en note, le titre des Règles, inclure, dans un développement, des termes fonctionnant comme des signaux (« considérer les faits sociaux comme des choses », les « variations concomitantes »...) participent d’un procédé métonymique, où non seulement la référence ponctuelle vaut pour le tout, mais où ce tout lui-même, le texte, n’est que la manifestation d’une position philosophique ou épistémologique, que, le plus souvent, l’auteur entreprend de critiquer. Ainsi procède Lévi-Strauss, dans sa présentation de la sociologie française écrite juste après la guerre24. Le bilan positif de cette sociologie est rendu possible par une référence privilégiée aux Formes élémentaires de la vie religieuse plutôt qu’aux Règles, et par une relecture systématique de l’acquis méthodologique du durkheimisme à partir de Mauss, autorisant une spécification des apports respectifs : « À bien des égards la méthode de Mauss est plus satisfaisante que celle de son maître » (elle exclut aussi bien tout évolutionnisme que toute généralisation abusive, pp. 535-536) ; Durkheim est pris dans une antinomie entre des faits qu’il veut appréhender comme des choses, mais dont il fait la réalisation « d’idées kantiennes essentielles » : « C’est pourquoi il oscille constamment entre un empirisme à courte vue et un a priorisme déchaîné » (pp. 536). Enfin Mauss a eu l’intelligence de « délaisser la méthode des variations concomitantes pour celle des résidus » (p. 542). On retrouve ce même type d’usage dans la dénégation liminaire de Jean Stoetzel25, opposant au positivisme doctrinaire et philosophique de Durkheim un empirisme technique pétri de tradition américaine. L’usage métonymique y peut très bien, d’ailleurs, se conforter de citations. Mais lorsque Stoetzel, reprenant le deuxième paragraphe du chapitre I26, déclare que ces lignes sont « infiniment regrettables », parce que « la manière de boire, de dormir, de manger (...) est incontestablement un comportement social », qu’il est toujours périlleux de délimiter le territoire d’une science, et qu’il est même « tout simplement misérable » de vouloir ainsi « assurer à la sociologie un petit quant à soi » (pp. 452, 453), il met au service d’une position épistémologique estimable, bien qu’énoncée de façon provocatrice, un contre sens fâcheux sur le texte qu’il n’aurait pas commis s’il en avait eu une approche analytique ; car ce ne sont pas les manières de boire, manger, dormir dont Durkheim, définissant précisément dans ce chapitre les faits sociaux comme des « manières de faire » conteste la nature sociale, mais le fait de boire, manger, dormir dont le fondement semble exclusivement physiologique. Enfin, dernière manifestation de cet usage, Lucien Goldman, n’évoque dans Sciences humaines et philosophie (1952) l’objectivisme durkheimien que pour introduire au problème plus général qui, dans une perspective marxienne, lui tient à cœur, celui de « l’objectivité en sciences humaines » (pp. 20-25). Dans ces trois cas la référence aux Règles participe d’une logique d’étiquetage au sein d’un débat plus général.

  • 27 Définissant quatre « règles de la pratique sociologique », Duvignaud écrit : « La première de ces r (...)

16Un second usage souvent associé à une référence allusive ou en tout cas ponctuelle aux Règles est de captation ou d’appropriation. La position durkheimienne est reprise en des termes qui, explicitement ou implicitement, l’inscrivent dans une perspective nouvelle, considérée en quelque sorte comme l’actualisation de sa vérité, ce qui dispense de l’exigence du contrôle de l’interprétation qui la commande. On trouve manifestement cet usage dans la citation reprise ci-dessus de Henri Mendras (1967) qui tendrait à faire de Durkheim un adepte du constructivisme. Des traces en sont fournies par Georges Gurvitch, qui, dans le Traité de sociologie (pp. 9-12), glisse, pour définir la sociologie, d’un montage de citations des Règles, à la définition ensuite abandonnée d’une science des institutions, pour s’achever par un énoncé synthétique dont le commentaire n’est pas dénué d’intérêt : il « prépare la sociologie en profondeur », « accentue des paliers », s’appuie sur des « étagements », bref ouvre une voie qui se développant ultérieurement dans la définition du « phénomène social » aboutit à sa forme achevée – c’est l’implicite du texte – dans la sociologie de Georges Gurvitch lui-même. Autre manifestation de ce type de captation inconsciente celle de Jean Duvignaud qui interprétant la première règle d’un point de vue phénoménologique dans son Introduction à la sociologie27, commet quelques années plus tard, dans la présentation succincte qu’il en donne dans son Durkheim, un magnifique lapsus, écrivant :

« On nous propose par-là de "mettre entre parenthèse toutes les prénotions" (...) et de traiter les manifestations observées comme on le ferait d’objets indépendants de notre connaissance subjective. »

  • 28 Durkheim, dans Les Règles, déclare, en corollaire de la première règle : « Il faut écarter systémat (...)

17Phrase juste dans son interprétation mais qui citant Durkheim de mémoire, le fait s’exprimer dans le langage de Husserl !28

  • 29 Une variante de cet usage est celui de l’analyse épistémologique comparée, présente de façon plus o (...)

18Un troisième usage apparaît à la fin des années 60, associé à une modalité fondamentalement analytique de constitution de la référence. Il ne s’agit plus de faire du texte des Règles le représentant un peu hâtif d’une position stigmatisée ou valorisée, mais de prendre la mesure de son inscription dans un espace vivant qu’il contribue à baliser29. La référence s’inscrit alors dans un autre contexte, plus étroit que les précédents, et va aboutir à renouveler l’appréhension générale de l’œuvre. Cette véritable restauration de l’intérêt et, plus encore, de l’actualité des Règles s’effectue à partir de deux pôles différents, celui du positivisme mathématique de l’école de Columbia et celui du rationalisme critique de l’épistémologie de Bachelard :

19– dans la mise à jour, pour un public français, de l’ouvrage célèbre de Paul Lazarsfeld et Morris Rosenberg, The Language of Social Research, véritable bible de la sociologie empirique moderne – ce que ne manque pas de souligner Jean Stoetzel dans sa préface – Durkheim occupe une place de choix : il passe du statut de référence académique, qu’il occupait jusqu’alors, à celui de référence vivante, en étant, dans le tome II, L’Analyse empirique de la causalité, l’auteur le plus cité après Lazarsfeld (19 mentions contre 21, loin devant Merton, 10) et le plus utilisé : 3 textes, 2 tirés du Suicide et 1 des Règles. Dans ce tome qui, selon la belle expression de Stoetzel, pose des problèmes de « syntaxe », les textes de Durkheim sont utilisés comme des exemples de cas où la procédure formelle n’est pas explicitée, mais pourrait l’être. Cette utilisation qui, selon l’introduction, montre que « les problèmes soulevés par la sociologie moderne sont identiques, dans le fond, à ceux de la sociologie classique » (p. 4) ne manifeste pas une concession à un public français ; elle résulte au contraire d’une lecture américaine du Suicide, dont témoignent dans le recueil les renvois explicites des auteurs (Patricia Kendall et Katherine Wolf, James Davis, Hanan Selvin), et qui trace la voie d’un retour naturel aux Règles. James Davis n’hésite pas à le faire explicitement au début de son article, écrivant :

« Ni le problème posé ici, ni sa solution ne sont nouveaux : il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux Règles de la méthode sociologique. » (p. 172)

20Il appartiendra cependant à Raymond Boudon d’expliciter le lien ainsi introduit entre les Règles et la tradition américaine de l’analyse mathématique de la causalité. Dans L’analyse mathématique des faits sociaux, ouvrage consacré aux « apports de la pensée formelle à l’analyse des enquêtes », Durkheim arrive en quatrième position parmi les auteurs référencés, derrière Coleman, Lazarsfeld et Simon, mais devant des auteurs aussi peu négligeables, dans ce contexte, qu’Anderson, Blalock Jr., Stouffer ou Thurstone. La thèse développée est celle d’une solidarité et d’une contradiction entre Le Suicide et Les Règles :

« Durkheim est sans doute le premier auteur qui ait, avec une parfaite netteté, pris conscience de la spécificité du problème de l’analyse causale dans une situation d’observation » (p. 14). En revanche « Durkheim a malencontreusement cherché à traduire sa méthodologie dans le langage inapproprié de la logique de Mill. » (p. 14)

21Ces deux propositions sont systématiquement développées dans la section 2 du chapitre 1, intitulée L’innovation de Durkheim. La démonstration précise du jugement sur Les Règles est opérée par le retour au texte du chapitre VI sur les variations concomitantes, où les difficultés de Durkheim, « son dialogue gêné » avec Mill « traduisent bien l’inadéquation entre les cadres logiques de Mill et la méthodologie durkheimienne » (p. 41). Le jugement abrupte qui en résulte, est paradoxalement de réhabilitation puisqu’il ne fait plus des Règles l’expression d’une volonté doctrinaire – comme le soutenait Jean Stoetzel – mais la trace, à la limite pathétique, d’une absence d’un langage adéquat aux structures d’analyse causale utilisées dans Le Suicide :

  • 30 Est-ce la raison pour laquelle la référence aux Règles disparaît totalement des deux autres ouvrage (...)

« La contradiction est même si profonde que les Règles de la méthode sociologique sont un livre inintelligible si on ne prend pas soin de le lire en se référant au Suicide. » (p. 41)30

22Le métier de sociologue a d’abord une ambition que l’on qualifierait aujourd’hui de métathéorique, comme le précise la remarque introductive au choix des textes :

« Si nous avons emprunté l’illustration des principes de la science sociologique à des auteurs que tout sépare sous d’autres rapports (...) c’est au nom de la conviction qu’il est possible de définir les principes de la connaissance du social indépendamment des théories du social qui séparent les écoles et les traditions théoriques. »

23Si l’on en croit l’organisation générale du texte, ces principes sont directement inspirés de l’épistémologie bachelardienne, qui commande une exposition en trois temps : rupture, construction de l’objet, rationalisme appliqué. Durkheim est l’auteur le plus cité. Il côtoie dans les références, à côté des divers sociologues, des philosophes des sciences (Bachelard, Koyré), et des épistémologues pourtant encore peu cités en France à cette époque (Wittgenstein, Popper, Kuhn, Feyerabend). Sur 73 textes tirés de plus de 40 auteurs, il est sollicité 6 fois, dont 4 fois pour Les Règles. Le choix de ces derniers textes vise à introduire trois principes : celui de la « non-conscience », nécessaire à la rupture avec la sociologie spontanée et l’illusion de transparence, où Durkheim est convoqué aux côtés de Marx (pp. 37-38) ; celui de la lutte contre toute idée essentialiste, tout appel à une « nature », que peut désigner adéquatement l’injonction d’expliquer le social par le social ; celui, enfin, de la construction de l’objet, qui autorise une interprétation inédite et une réhabilitation éclatante de la première règle :

« On est en droit de voir dans le principe durkheimien selon lequel "il faut traiter les faits sociaux comme des choses" (l’accent devant être mis sur "traiter comme") l’équivalent spécifique du coup d’état théorique par lequel Galilée constitue l’objet de la physique moderne comme système de relations quantifiables, ou de la décision de méthode par laquelle Saussure donne à la linguistique son existence et son objet en distinguant la langue et la parole. » (p. 60)

24Le dernier usage, enfin, est de présentation et d’évaluation systématiques. Il se distingue des précédents en ce qu’il constitue le texte des Règles dans son ensemble (même s’il peut procéder à une sélection de passages) ainsi que son économie interne, comme son objet et son contexte immédiat ou exclusif d’analyse. On peut retenir, dans cette perspective, quatre textes. Deux inscrivent la présentation du livre dans un contexte plus large : Les Étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron et La sociologie de Durkheim de Philippe Steiner ; deux s’attachent uniquement à une présentation des Règles : Chazel (1975), Berthelot (1988). Cet usage occupe une place particulière puisque Les Règles n’y sont plus le lieu de références ponctuelles, mais l’objet même de travail. Il participe donc, plus profondément que les précédents, bien que peut-être de façon moins aiguë et incisive, d’une relecture des Règles, dont il importe maintenant, après l’analyse des modalités et des usages de la référence, de dresser le bilan. En bout de course, après un demi-siècle d’allusions, de jugements à l’emporte pièces, de réhabilitations partielles ou définitives, de références diversement sélectives, quelles représentations de l’œuvre semblent s’être dégagées et imposées ?

2. LES FORMES D’UNE RELECTURE

25Les Règles sont distribuées en six chapitres. Une introduction, une conclusion, et deux préfaces les complètent et circonscrivent le texte de référence. À quelle partie renvoient le plus souvent les commentateurs ? Dans le texte originel qu’est-ce qui est ainsi mis en exergue ou laissé dans l’ombre ?

26La projection sur le texte des Règles, des citations ou allusions qui en sont faites, met en évidence trois situations :

27– la mise en exergue d’un thème, fonctionnant pour lui-même en raison de son intérêt spécifique ou comme concentré métonymique de l’ensemble. La première figure est exceptionnelle. On ne la trouve vraiment que dans l’analyse à laquelle Boudon soumet dans sa thèse le développement du chapitre VI sur les variations concomitantes. Plus fréquente est la seconde. Elle se concentre sur la 1 ère règle : « La première règle, et la plus fondamentale, est de considérer les faits sociaux comme des choses ». Rarement citée littéralement, celle-ci est transformée en une sorte d’énoncé rituel, « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », produit d’une curieuse et inconsciente concaténation de la formulation inaugurale, de sa reprise au sein du texte, « et cependant les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être traités comme des choses », et de sa réaffirmation ultérieure dans la deuxième préface : « Les faits sociaux doivent être traités comme des choses »... Quels que soient les termes retenus, cet énoncé fonctionne comme signe, balise et résumé d’une posture objectiviste diversement interprétée ;

28– la sélection de certaines parties du texte. Celle-ci peut se faire dans trois contextes différents : recueils de textes de présentation de la sociologie, manuels généraux et histoires de la discipline, ouvrages spécifiquement consacrés à Durkheim, voire aux Règles. Il est clair que, d’un niveau à l’autre, l’exigence d’une présentation systématique croît. Si l’on compare les ouvrages retenus selon ces critères, on obtient le tableau suivant, permettant de saisir, non seulement ce qui est sélectionné, mais peut-être et surtout ce qui reste dans l’ombre :

  • 31 Il s’agit du recueil de textes associé aux Éléments de sociologie et qui ne comporte aucun extrait (...)

Note 3131

29Il apparaît assez clairement que le chapitre II, immédiatement suivis des chapitres I et V, est le plus mis à contribution, alors qu’à l’inverse les chapitres VI et III sont les moins cités, le dernier n’apparaissant même que chez les auteurs rendant systématiquement compte de l’ouvrage (Aron, Durand, Berthelot 1988, Pradès).

  • 32 Si l’on exclut les exigences éditoriales d’une collection didactique à volume réduit.

30– cette restitution systématique constitue la troisième situation. Elle n’est pas pour autant plus simple. Les auteurs concernés abordent-ils le texte de la même façon ? Une lecture systématique peut être exclusivement informative et neutre (c’est les cas des présentations signalétiques de Durand et Pradès), et avoir moins d’impact et d’originalité dans la construction d’une image de l’ouvrage qu’une approche plus sélective et incisive. Ainsi, par exemple, pourquoi François Chazel, se livrant à une présentation des Règles, choisit-il le parti de la sélection ?32

31Répondre à ces questions invite à pénétrer plus avant dans la restitution des textes et à tenter de mieux cerner l’image et les images des Règles qui s’en dégagent. Dans cette entreprise délicate diverses lignes d’intelligibilité doivent être retenues, dont les modes divers de combinaison vont engendrer une mutation progressive, non seulement de la représentation du texte, mais du rapport à son exposition.

  • 33 « Je crains d’avoir été injuste à l’égard de Durkheim, pour la pensée duquel j’ai toujours ressenti (...)
  • 34 Les Étapes de la pensée sociologique, op. cit.

32La fin des années 60 manifeste une première mutation. À l’image dépréciative ou scolastique que la période précédente avait constituée, au kaléidoscope d’interprétations qu’elle avait suscité, elle substitue, de la part d’une génération davantage instruite du renouveau de la philosophie des sciences et simultanément plus immergée dans les techniques de la recherche moderne, une réhabilitation spectaculaire. Celle-ci est simultanément partielle – Le Métier de sociologue – et ambivalente – L’analyse mathématique des faits sociaux. Dans le même temps, au rapport le plus souvent allusif, métonymique voire cavalier au texte, s’oppose pour la première fois, et de la part d’un commentateur n’éprouvant pas de sympathie particulière pour Durkheim33, une exigence de respect : Raymond Aron34 est le premier à rendre compte scrupuleusement de la totalité de l’œuvre. Mais cette restitution se veut simultanément sans concession et pointe difficultés et ambiguïtés : la première règle est susceptible d’interprétations plus ou moins radicales ; la notion de contrainte est doublement équivoque ; la méthode de la définition par le critère externe est dangereuse. En revanche, il souligne l’importance de la distinction du normal et du pathologique (ch. III), le plus souvent ignorée ou dédaignée, qui, à son sens, restera jusqu’à la fin de la carrière de Durkheim « un des fondements de sa pensée » (p. 369). Il reprend de façon neutre et informative les thèses des chapitres IV à VI et insiste enfin sur le célèbre passage du chapitre V consacré à l’association, qu’il cite in extenso (pp. 371-372) avant de conclure :

« Tel est le centre de la pensée méthodologique de Durkheim. Le fait social est spécifique. Créé par l’association des individus, il diffère en nature de ce qui se passe au niveau des consciences individuelles. Les faits sociaux peuvent être l’objet d’une science générale parce qu’ils se distribuent en catégories et que les ensembles sociaux eux-mêmes peuvent être classés en genres et en espèces. » (p. 372)

33Conclusion finalement modérée et assez classique, resituant davantage Durkheim et Les Règles dans une histoire renouvelée que l’instituant en référence vivante.

  • 35 Les études durkheimiennes, notamment dans les pays anglo-saxons, semblent avoir eu un développement (...)
  • 36 Les Règles de la méthode sociologique, op. cit.

34Ainsi se construit de ces trois apports dominants une image contrastée, susceptible de se nourrir, dans les années suivantes, d’un mouvement comparable de réflexion internationale35. François Chazel36 exprime au mieux ce moment et ce mouvement dont il recueille et synthétise l’héritage. S’inscrivant dans la tradition de lecture initiée par Lazarsfeld et Boudon, il relativise la place des Règles : si elles codifient la méthode suivie dans la Division du travail social, elles doivent être éclairées par Le Suicide et ne constituent pas « la pièce maîtresse » de l’œuvre. « Elles souffrent d’avoir été écrites à un moment de transition » (p. 5). Néanmoins, elles « n’en restent pas moins un livre important », souvent mal compris. La ligne suivie vise donc à « insister sur l’interprétation même du texte » (p. 5). Elle manifeste une triple intention de restitution (ce qui a été mal compris), de mise en perspective (les positions que Durkheim combat, le jugement des commentateurs ultérieurs) et d’évaluation (ce que Durkheim aurait dû dire ou faire, cette forme d’énonciation au conditionnel imparfait revenant très fréquemment dans le commentaire). Ainsi s’explique la sélection des textes : sont totalement exclus les chapitres III, (« la célèbre distinction du normal et du pathologique constitue l’un des aspects les plus contestables et même les plus caducs de l’œuvre » p. 6), IV et surtout VI, pour lequel est repris l’évaluation de Raymond Boudon :

« Nous avons écarté en bloc le sixième et dernier chapitre, dans lequel Durkheim essaie de se situer par rapport à la logique de Mill, car il ne parvient pas à traduire dans ce cadre formel inadéquat la réelle originalité de ses vues méthodologiques. » (p. 6)

35À l’inverse le texte est assorti de compléments. Il s’agit de deux extraits du Suicide et de deux passages tirés respectivement de « La sociologie en France au xixe siècle » et « Sociologie et sciences sociales ». Les chapitres retenus des Règles sont découpés en quatre ensembles logiques, faisant à chaque fois l’objet d’un commentaire : l’objet de la sociologie (extraits du ch.I), la méthode en sociologie (id. ch.II), l’explication en sociologie (ici. ch. Vj, la spécificité des changements sociaux (id. ch. V). Les commentaires les plus critiques concernent les deux premiers chapitres : s’appuyant notamment sur les commentateurs anglosaxons, François Chazel souligne l’ambiguïté des termes d’individu et de contrainte, « En définitive on obtient pas moins de cinq définitions possibles pour la contrainte » (p. 15), et conclut sur le chapitre I que « les critères durkheimiens du social ne peuvent donc être d’emblée acceptés comme tels » (p. 16). De la même manière, s’appuyant fortement sur les remarques critiques de Harry Albert, il souligne, dans le commentaire du chapitre II le caractère non univoque du terme de chose. En revanche, la tonalité des appréciations du chapitre V est bien plus positive : Durkheim est loué pour sa critique du finalisme et son refus de l’individualisme (dont le « vice fondamental » est « l’atomisme » p. 50). François Chazel se sépare même là du commentaire moins favorable de Lukes et n’hésite pas à parler, pour la deuxième partie, de « magistrale critique de la philosophie de l’histoire et des grandioses constructions évolutionnistes » (p. 59).

36Plus de dix années sépare le moment que clôt, quant à l’analyse des Règles, le travail de François Chazel, d’une nouvelle floraison d’ouvrages, portée par un nouveau moment institutionnel – le développement d’un enseignement universitaire de masse de la sociologie –, un nouveau contexte scientifique – récusant les affrontements passés et tendant à se satisfaire des formes diverses d’un pluralisme mesuré –, et, enfin, une nouvelle génération de chercheurs, née le plus souvent après 1945. Il se trouve que notre propre réédition des Règles (Berthelot 1988) inaugure le cycle. Un nouveau mode de lecture de l’ouvrage est proposé, moins attentif aux ambiguïtés de certains concepts qu’à l’économie profonde du texte, moins sensible au caractère suranné de certains débats qu’à l’exigence épistémologique les traversant. Le principe d’analyse utilisé vise à saisir les divers fils constitutifs de la trame textuelle et à rendre compte de la nécessité de chaque développement. Inspirée d’une architectonique textuelle dont Martial Guéroult avait donné le magistral modèle dans sa déconstruction des Méditations métaphysiques, l’analyse met en évidence la tension, déjà pressentie par Aron, entre deux lignes fondamentales de structuration du texte : une ligne épistémologique, de construction des conditions d’application du rationalisme expérimental à la sociologie, et engageant, après les prémisses de l’identification de l’objet et de l’affirmation du principe d’objectivité, le déploiement du vecteur définition, classification, explication, preuve ; une ligne interférente, régie par un principe pratique explicitement rappelé par Durkheim : « À quoi bon travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons, ne peut nous servir dans la vie », et venant perturber le développement précédent, en intercalant le chapitre III, ignoré par la quasi-totalité des commentateurs. Rendre compte de la tension ainsi créée au sein du texte permettait de donner à l’analogie biologique qui s’y déploie si pleinement, un sens non plus substantiel mais structural. En se centrant sur le normal et le pathologique, la santé et la maladie elle est ce qui résout la contradiction entre impératif théorique et impératif pratique en montrant la capacité du rationalisme expérimental, non seulement de connaître les choses, mais d’agir sur elles (p. 50). La nouvelle image que ce rapport renouvelé au texte produit aboutit à faire des Règles non plus seulement un instrument de rupture avec la sociologie antérieure, non plus seulement l’affirmation d’un point de vue épistémologique générique, non plus seulement, enfin, la maladroite systématisation des procédures mises en œuvres dans La Division du travail et Le Suicide, mais un véritable texte programmatique, tentant, avec les moyens conceptuels et dans l’espace épistémique de son temps, d’instaurer la logique du rationalisme expérimental en sociologie.

  • 37 C’est le cas de G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, Paris, Armand Colin, 1989 (...)
  • 38 J.P. Durand et R. Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989 ; J. Pradès, Durkheim, Paris, (...)
  • 39 P. H. Simon, Histoire de la sociologie, P. Steiner, La Sociologie de Durkheim.

37Cette nouvelle approche du livre, dégagée du complexe idéologique et théorique qui surdéterminait sa lecture dans l’immédiat après-guerre, à la fois plus sereine dans l’interprétation et plus exigeante dans le rapport au texte, se retrouve assez nettement dans les travaux des années 1990. Indice ? la formule rituelle « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », tend à disparaître au profit de l’une ou l’autre des formules effectives du texte. Surtout, sauf lorsqu’il s’agit d’une notice rapide37, domine clairement le souci de restituer le texte dans son ensemble, soit de façon signalétique38, soit de façon analytique39. La présentation de Philippe Steiner semble ainsi très significative d’un changement profond dans le rapport à l’œuvre. Alors que la perspective organisatrice de l’ouvrage est transversale et prend comme fil directeur la théorie de la socialisation, l’auteur consacre un chapitre spécifique à la méthode de Durkheim et aux Règles et le structure autour de trois thèmes : les enjeux de la méthode, la logique des Règles, les usages de la méthode. À un rapport scrupuleux et attentif au texte – où ne manque que le chapitre III – s’associe une confrontation renouvelée avec l’approche générale à l’œuvre dans Le Suicide ; mettant en évidence une « méthode renversée », elle aboutit à un jugement mesuré sur l’opposition entre « la rigidité » de certaines formules des Règles et la souplesse dont saura faire preuve Durkheim dans leur utilisation pratique.

38Trois images fondamentales des Règles apparaissent donc à l’issue de ce parcours. Celle, éclatée, allusive, le plus souvent négative et critique de l’après-guerre. Celle, réhabilitée, mais contrastée, opérant l’inventaire des acquis et des manques, privilégiant la thématique des ambiguïtés, et écartelant le texte entre des jugements contradictoires. Celle enfin, la plus récente, plus indulgente face à des concepts définitivement datés (chose, contrainte, normal et pathologique, variations concomitantes) et simultanément plus attentive à l’économie interne du texte et à son vecteur épistémologique. De ces trois images elles-mêmes, quel est le devenir ? Comment ont-elles été reçues ? Ont-elles contribué à modifier l’appréhension modale des Règles, la manière dont les enseignants les évoquent ? Plus profondément, participent-elles d’une construction cumulative du regard de la sociologie sur elle-même ou pointent-elles davantage une discontinuité, une sorte d’élaboration d’images en miroir instruisant autant sur ceux qui les ont produites que sur ce dont ils voulaient rendre compte ?

39Considérons comme producteurs principaux de ces images ceux qui, soit ont eu un rôle de rupture, soit ont imposé un nouveau rapport au texte. Dans la première période, les jugements sans appel de Monnerot ou de Stoetzel, la réticence marquée des auteurs marxistes, ne trouvent face à eux que la défense des derniers héritiers du durkheimisme académique. On comprend dès lors que d’un texte momifié on puisse se réclamer ou se détacher avec désinvolture. Cette première image disparaîtra fortement par la suite, en tout cas du discours des commentateurs ou des historiens de la sociologie. En revanche, il serait intéressant de chercher si elle ne subsiste pas dans une certaine vulgate disciplinaire, prompte à ressusciter Durkheim pour mieux pourfendre un positivisme qu’il serait censé incarner.

  • 40 On trouve dans la remarque introductive au choix des textes du Métier de sociologue cette phrase ré (...)
  • 41 Revue française de sociologie, À propos de Durkheim, op. cit., pp. 362-363.

40Dans la seconde période, nous l’avons souligné, Raymond Aron, Raymond Boudon et les auteurs du Métier de sociologue sont, de trois horizons différents, les agents conscients40 d’une mutation du regard. Il ne s’agit plus de faire de Durkheim le représentant d’une position, voire d’une doctrine à combattre, mais de déterminer, plus sereinement, l’apport de son point de vue épistémologique et méthodologique. La nouvelle image qui se construira ainsi n’arrivera cependant pas à unifier ses deux composantes : celle de la rupture épistémologique et du principe de non-transparence (Bourdieu, Chamboredon, Passeron), celle du projet authentique, mais ambigu et souvent maladroit (Aron), et du décalage entre le discours épistémologique et la pratique d’analyse (Boudon), qui se cristallisera dans le commentaire de François Chazel. De la réception de cette nouvelle image, elle-même, une trace nous est donnée par le compte rendu de l’ouvrage de Chazel auquel se livre Bernard Lacroix41. Soulignant combien les sociologues de profession méconnaissent Durkheim et combien les enseignants de philosophie l’ont calomnié, Lacroix loue la réhabilitation à laquelle se livre François Chazel qui parvient, simultanément, à « restituer le contexte d’un combat », « discerner la spécificité du propos », « éclairer l’enjeu du débat ». Mais, ces trois points ne sont pas développés et, en seconde partie, il est reproché au texte de s’être trop inspiré des commentateurs anglo-saxons, de ne pas avoir suffisamment développé l’aspect politique de la contrainte et de s’être trop restreint dans le choix des textes complémentaires. Conclusion :

« Ouvrage d’initiation, l’opuscule de François Chazel sera utile à l’étudiant pour apprécier l’exacte originalité du sociologue français ; ouvrage de mise au point, ses analyses trouvent leurs limites dans le classicisme même qui les hante : car il n’est pas sûr que l’intérêt et l’actualité d’Émile Durkheim soient toujours clairement aperçus par ses plus avisés glossateurs d’Outre-Atlantique. » (p. 363)

41Jugement que le recul du temps et la mise en contexte de l’ouvrage analysé permet d’invalider dans son aspect réducteur et dans sa cécité à la diversité des apports que l’image donnée concentrait, jugement instructif, cependant de la difficulté de modifier les perceptions établies au sein d’un milieu disciplinaire !

  • 42 Nous indiquons ici la numérotation des notes telle qu’elle apparaît dans la présente édition, chapi (...)
  • 43 Dans sa recension Philippe Besnard parle d’un « substantiel texte introductif », « ambitieux », mai (...)
  • 44 J.P. Durand et R. Weil, Sociologie contemporaine, op. cit.
  • 45 G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, op. cit., p. 19.
  • 46 Ibid., p. 21.

42Cette image elle-même, malgré cette réception un peu fraîche, parviendra-t-elle à se perpétuer dans la période suivante ? Notre propre préface de 1988, en s’efforçant de saisir par l’analyse interne de ses « raisons » l’économie du texte, s’en démarque sans s’y affronter. Le parti pris épistémologique choisi l’éloigne davantage de la perspective d’évaluation de Aron-Chazel, pour la rapprocher, à l’inverse de celles de Bourdieu-Boudon. Si le premier n’est pas cité, son interprétation de la rupture et du principe de non transparence se retrouvent dans le commentaire. Le second en revanche est davantage contesté, sur son terrain même, par une tentative de réévaluation du rapport de Durkheim à la logique de Mill. Le texte s’efforce de resituer le chapitre VI dans le savoir logique de l’époque (notes 13, 17, 1842) et de donner, à la suite du logicien Kotarbinski, une interprétation algébrique de la règle de covariation (a = f (A)), faisant de celle-ci une expression maladroite mais rigoureuse du raisonnement expérimental. L’image ainsi construite des Règles n’est pas fondamentalement en rupture avec la précédente. Elle prolonge sous les auspices d’une analyse textuelle nouvelle, la pointe épistémologique et méthodologique construite auparavant et délaisse à l’inverse les débats conceptuels antérieurs. Sans que le lien soit le plus souvent explicite, cette image, fraîchement accueillie elle aussi43, semble bien se propager par la suite : minimalement dans un nouveau respect de la lettre de l’ouvrage et de sa présentation textuelle44 ; de façon plus significative avec un énoncé donnant comme signification aux Règles « le projet révolutionnaire à l’époque, d’appliquer au social le raisonnement expérimental »45, et la reprise des quatre moments discursifs de la définition, de la classification, de l’explication, et de la preuve46 ; plus nettement encore dans le chapitre que Philippe Steiner consacre aux Règles dans sa présentation de la sociologie de Durkheim.

  • 47 Cf. par exemple, P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié, L. Pinto, Initiation à la pratique sociologiq (...)

43Cependant, par-delà ces enchâssements et ces glissements d’images, c’est à une véritable réhabilitation des Règles que convient ces cinquante années. En témoigne plus nettement encore peut-être non seulement le retour de la référence dans des ouvrages récents de méthodologie47, mais surtout la mutation de sens qui l’accompagne. Le plus spectaculaire, à cet égard, est d’opposer la première à la dernière édition des Méthodes de sciences sociales de Pinto et Grawitz. Marginale, allusive et rituelle en 1964, la référence à Durkheim devient non seulement bien plus présente en 1990, dans un ouvrage davantage ouvert, il est vrai, à la sociologie, mais Les Règles y sont l’objet d’un traitement sinon exhaustif, du moins détaillé, précis, respectueux et émaillé de multiples citations (pp. 110-114).

3. CONCLUSION

  • 48 J.C. Chamboredon, E. Durkheim, « Le social, objet de science. Du moral au politique ? », Critique, (...)

44Dans une recension critique des thèses de Jean Claude Filloux et Bernard Lacroix, Jean Claude Chamboredon se livrait, en 198448, à un exercice critique particulièrement féroce. Il dénonçait des entreprises « isolant les textes », pratiquant « l’histoire en chambre » (p. 471), participant enfin de « l’illusion du créateur comme monade », abstrait « du milieu intellectuel qui lui apporte sollicitations, modèles, obstacles » (p. 475). Surtout il s’interrogeait sur le sens et la fonction du retour à Durkheim et y voyait finalement, et simultanément, une « lutte pour l’appropriation », « un souci généalogique », un « ressourcement », dans une discipline en crise qui, dans ses lectures de Durkheim, était passée de « la perpétuation académique et hagiographique » des derniers fidèles aux « acrobaties de l’import-export » des analystes inspirés par la tradition américaine (pp. 461-463).

45Qu’il y ait dans le renvoi à Durkheim une tentative – et une tentation – d’« appropriation d’un emblème » est indéniable, et cette remarque pourrait s’appliquer très généralement au jeu de références tutélaires qui émaillé le discours des sciences sociales et, plus spécifiquement il est vrai, celui de la sociologie. En revanche, la question essentielle est de savoir si la référence se réduit exclusivement à cette fonction pragmatique. En d’autres termes, n’a-t-elle qu’une fonction de pouvoir dans un champ disciplinaire marqué par des affrontements d’imposition symbolique ou peut-elle, simultanément, mais sur un autre registre, manifester également une dimension épistémique ?

46Il nous semble que, malgré ses limites, le balayage opéré ci-dessus à propos des Règles, permet d’avancer deux propositions :

47– il est clair que le rapport à un texte considéré comme classique, s’opère non seulement à partir des problèmes actuels que connaît la discipline concernée, mais, plus profondément, à partir des cadres de pensée et d’analyse qu’elle promeut dans l’instant et qui structurent ses débats : l’appréhension des Règles, depuis 1945, met en évidence le passage d’une époque où l’affrontement se fait d’abord entre grandes orientations philosophiques et épistémologiques (marxisme, phénoménologie, positivisme), à une période de retour critique et analytique, davantage attentif, selon des inflexions plus mêlées mais néanmoins chronologiquement repérables, au corpus principiel et conceptuel dans un premier cas, à l’économie textuelle et la logique de pensée dans le second. Les lectures et les images successives d’un texte instruisent donc, comme un miroir, sur les préoccupations et les schèmes de pensée qui les commandent et sont ainsi le lieu privilégié d’une histoire disciplinaire de contrepoint ;

48– mais il est tout aussi clair qu’une telle entreprise de lecture et d’analyse réitérée ne peut s’exercer que sur les textes susceptibles de résister à cette mise à l’épreuve. Il y a là, dans la constitution des disciplines organisant leur tradition autour d’un noyau de textes fondateurs, une sorte d’équivalent de la falsifiabilité popérienne : aussi longtemps qu’un texte résiste à l’épreuve de nouveaux regards, il constitue une référence vivante, c’est à dire lue. Son histoire peut d’ailleurs enchaîner des phases de retour rituel – se nourrissant à ce point d’évidence doxique que la simple vérification de la lettre y semble inutile – et des phases de relecture active, comme en ont connu, dans d’autres champs, les textes de Freud, de Marx ou de Saussure, et comme en ont connu également, dans ces cinquante dernières années, Les Règles. Progressivement arraché à son contexte de combat et à ses conditions étroites de production – et d’autant plus qu’elles en sont mieux connues et mieux appréciées –, détaché ainsi de la trop forte indexicalité de ses termes et de ses thèmes, surnage alors le texte que son intime structure argumentative continue à faire vivre au regard des générations ultérieures. Longtemps délaissées, embaumées, ou caricaturées, Les Règles de la méthode sociologique ont fait la preuve, durant ces cinq dernières décennies, que malgré leurs scories, leurs imperfections et les pesanteurs d’un langage daté, elles étaient l’un des textes incontournables par lesquels s’élabore, en une réflexivité parfois lourde et douloureuse, le projet de scientificité de la sociologie.

Notes

1 J. Stoetzel, « L’esprit de la sociologie contemporaine », conférence faite à Bordeaux, le 24 mars 1946, in Revue française de sociologie, XXXII - 3, 1991, pp. 443-456.

2 Le terme est moins juste du point de vue international, où l’étude de Durkheim n’a jamais été dédaignée. Mais ce moment voit simultanément une floraison de divers travaux majeurs dont l’influence sur le renouveau de l’intérêt français est clair (cf. infra, note 16).

3 F. Chazel (éd.), Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Hatier, 1975. J.M. Berthelot, « Les Règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie », Préface à E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988. Ce dernier texte constitue le chapitre I du présent ouvrage.

4 G. Bouthoul, Histoire de la sociologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1950.

5 Ces « acquisitions » sont : 1. le fait social ; 2. la distinction entre les jugements de valeur et les jugements de réalité ; 3. le critère de la contrainte ; 4. les catégories du sacré et du profane ; 5. distinction du normal et du pathologique ; 6. la division du travail (pp. 93-95).

6 G. Lapassade, R. Loureau, Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers, 1971.

7 Collectif, La Sociologie en France, Paris, La Découverte, 1988 ; M. Giacobi, J.P. Roux, Initiation à la sociologie, Paris, Hatier 1990 ; E. Coiffier, Y. Crozet, D. Dehoux-Grafmeyer, F. Faure, J.F. Renaud, Sociologie basique, Paris, Nathan, 1990.

8 Il s’agit là d’un thème que l’on retrouve dans certains intitulés d’articles de la fin des années 60 : H. Desroches, « Retour à Durkheim ? D’un texte peu connu à des thèses méconnues », Archives de sociologie des religions, 27, pp. 79-88, 1969 ; M. Vuille, « Retour de ou à Durkheim », Revue européenne de sciences sociales, 22-23, pp. 373-383, 1970.

9 Il semble bien que cette minoration relative des Règles dans le renouveau des études spécifiquement durkheimiennes, soit assez générale à ce moment-là, puisqu’on la retrouve aussi bien dans les thèses citées que dans les présentations, parfois longues et détaillées, des textes nouvellement réédités (Duvignaud, 1969, Filloux, 1970).

10 G. Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 59.

11 Souligné par l’auteur, H. Mendras, Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin, 1967, pp. 11-12.

12 Jean Cazeneuve, « Les initiateurs de la sociologie », in Collectif, La Sociologie, Paris, Larousse, 1978, p. 16.

13 Article « Durkheim », p. 100, même ouvrage.

14 Collectif, Aspects de la sociologie française, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1966, présentation, p. 13. Cet ouvrage a un intérêt historique indéniable. Première tentative de présentation collective de la sociologie française contemporaine (en l’occurrence celle des années 60) d’abord publié dans la Revue de l’enseignement supérieur, préfacé par Gabriel Le Bras, président en place de la Société française de sociologie, et comportant des chapitres sur l’organisation de la discipline à l’université, au CNRS et à l’École pratique des Hautes Études, ce recueil ne comporte aucun chapitre de réflexion épistémologique sur les méthodes et techniques de la sociologie, et, par conséquent aucune autre référence aux Règles que celle citée de Gabriel Le Bras, au moment même où les étudiants, dans un texte inséré dans le même volume, déclarent qu’il « faut donner au futur praticien en sociologie les moyens de réfléchir sur sa science » et réclament « une réflexion épistémologique essentiellement critique » (« Que pensent les étudiants de la formation sociologique actuelle ? », p. 200). On peut penser qu’ils précèdent ainsi de très peu – et manifestent l’intérêt de la nouvelle génération à son égard – le mouvement de réflexion épistémologique qui, dès 1966, va remettre le texte des Règles à l’honneur.

15 C’est également et plus récemment le cas de Pierre-Jean Simon, fustigeant par exemple le retournement, « les faits sociaux ne sont pas des choses », « repris et répété ad nauseam par des gens qui, même quand ils se piquent de sociologie, ne se sont pas donné la peine de comprendre, ni même à vrai dire d’entendre, ce que Durkheim a, de manière pourtant tout à fait explicite, voulu signifier par là. » (Simon, 1991, p. 231).

16 G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris La Haye, Mouton, 1973.

17 L’Analyse empirique de la causalité.

18 L’Analyse mathématique des faits sociaux.

19 Les Étapes de la pensée sociologique.

20 Le Métier de sociologue.

21 « Méthodologie et épistémologie comparée d’Émile Durkheim, Vilfred Pareto et Max Weber », Recherches sociologiques, V, no 2, pp. 282-309, 1974. Philosophie et sociologie, Louvain-La-Neuve, Cabay, 1984.

22 Histoire de la sociologie.

23 La Sociologie de Durkheim.

24 In G. Gurvitch (éd.), La Sociologie au xxe siècle, Paris, PUF, 1947.

25 « L’esprit de la sociologie contemporaine », conférence faite à Bordeaux, le 24 mars 1946, op. cit.

26 « Chaque individu boit, dort, mange raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie ».

27 Définissant quatre « règles de la pratique sociologique », Duvignaud écrit : « La première de ces règles serait apparemment commune à la sociologie et à la phénoménologie, puisqu’elle consiste à "revenir aux choses mêmes", (...) "à mettre entre parenthèses" tout ce que nous savons (...). C’est là d’ailleurs ce que Durkheim entendait quand il demandait au sociologue de "considérer les faits sociaux comme des choses” » (p. 110).

28 Durkheim, dans Les Règles, déclare, en corollaire de la première règle : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » (chap. 2).

29 Une variante de cet usage est celui de l’analyse épistémologique comparée, présente de façon plus ou moins rigoureuse dans de nombreux manuels et que Julien Freund transforme en une comparaison systématique des positions des grands auteurs dans « Méthodologie et épistémologie comparée d’Émile Durkheim, Vilfred Pareto et Max Weber, Recherches sociologiques, V, no 2, pp. 282-309, 1974, ou Philosophie et sociologie, 1984, Cabay, Louvain-La-Neuve. Plus récemment une confrontation du même type, consacrée à Durkheim et Weber, a donné lieu à divers textes, « Durkheim et Weber : convergence de méthode », par Raymond Boudon, « Définition préalable et idéaltype : une comparaison méthodologique », par Claude Javeau, « Le statut de la causalité chez Durkheim et Weber », par J.M. Berthelot, « Durkheim, Weber et l’évolution sociale » par Suzie Guth, rassemblés in M. Hirschhorn et J. Coenen-Huther (éd.), Durkheim, Weber, vers la fin des malentendus, L’Harmattan, Paris, 1994.

30 Est-ce la raison pour laquelle la référence aux Règles disparaît totalement des deux autres ouvrages de Raymond Boudon consacrés à la même époque à des questions de méthodologie ? Les Méthodes en sociologie, Paris, PUF, 1970, et Les Mathématiques en sociologie, Paris, PUF, 1971.

31 Il s’agit du recueil de textes associé aux Éléments de sociologie et qui ne comporte aucun extrait des Règles.

32 Si l’on exclut les exigences éditoriales d’une collection didactique à volume réduit.

33 « Je crains d’avoir été injuste à l’égard de Durkheim, pour la pensée duquel j’ai toujours ressenti une immédiate antipathie. » (p. 20)

34 Les Étapes de la pensée sociologique, op. cit.

35 Les études durkheimiennes, notamment dans les pays anglo-saxons, semblent avoir eu un développement plus régulier qu’en France. Néanmoins les années 70 voient la parution d’ouvrages particulièrement marquants : S. Lukes, Emile Durkheim : His Life and Work, a Historical and Critical Study, New York, 1972 ; T. N. Clark, Prophets and Patrons : The French University and the Emergence of the Social Sciences, Cambridge, Mass., 1973 ; R. Nisbet, The Sociology of Emile Durkheim, New York, 1974 ; P. Q. Hirst, Durkheim, Bernard and Epistemology, Londre, 1975 ; A. Giddens, New Rules of Sociological Method, Londres, 1976.

36 Les Règles de la méthode sociologique, op. cit.

37 C’est le cas de G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, Paris, Armand Colin, 1989 et de C.H. Cuin, F. Gresle, Histoire de la sociologie, Paris, La Découverte, 1992.

38 J.P. Durand et R. Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989 ; J. Pradès, Durkheim, Paris, PUF, 1990.

39 P. H. Simon, Histoire de la sociologie, P. Steiner, La Sociologie de Durkheim.

40 On trouve dans la remarque introductive au choix des textes du Métier de sociologue cette phrase révélatrice : « La reconnaissance distraite que l’on accorde aujourd’hui à la méthodologie de Durkheim nous paraît propre à en neutraliser plus efficacement les acquis épistémologiques que ne le ferait un refus délibéré. »

41 Revue française de sociologie, À propos de Durkheim, op. cit., pp. 362-363.

42 Nous indiquons ici la numérotation des notes telle qu’elle apparaît dans la présente édition, chapitre I.

43 Dans sa recension Philippe Besnard parle d’un « substantiel texte introductif », « ambitieux », mais « ambigu », « dont on peut se demander s’il est bien adapté à son objet et si d’autres éclairages n’eussent pas été plus utiles », Revue française de sociologie, XXXI, 3, pp. 490-492, 1990.

44 J.P. Durand et R. Weil, Sociologie contemporaine, op. cit.

45 G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, op. cit., p. 19.

46 Ibid., p. 21.

47 Cf. par exemple, P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié, L. Pinto, Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1989, p. 57, p. 165.

48 J.C. Chamboredon, E. Durkheim, « Le social, objet de science. Du moral au politique ? », Critique, juin-juillet 1984, pp. 461-497.

Notes de fin

1 Ce texte paraît simultanément in M. Borlandi et L. Muchielli (éd), La sociologie et sa méthode : Les Règles de Durkheim un siècle après, Paris, L’Harmattan, 1995. Que MM. Borlandi et Muchielli en soient ici vivement remerciés.

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