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Le bon historien sait faire parler les silences

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Fabien Salesse

I. Femmes en « Mâle modernité »

Anne d’Autriche pendant la Fronde. Une régente dans la tourmente devant le tribunal de ses contemporains

Sophie Vergnes

Texte intégral

  • 1 Un bel ouvrage collectif richement illustré est paru en octobre 2009 : Grell (C.) : Anne d’Autriche (...)
  • 2 Wanegffelen (T.), Le Pouvoir contesté. Souveraines d’Europe à la Renaissance, Paris, Payot, 2008, p (...)

1Anne d’Autriche, quoiqu’elle ait assumé la régence du royaume de France de 1643 à 1651, n’a pas la réputation d’avoir été une grande reine et certainement pas une femme de pouvoir. Elle est connue comme l’une des plus remarquables beautés de son temps, comme l’épouse délaissée d’un Louis XIII trop pieux et angoissé pour apprécier ses charmes, ou encore la mère aimante jusqu’à l’abnégation de deux fils si longtemps attendus1. Mais jamais il n’est question d’une femme de tête, d’un véritable chef de gouvernement. Dans les histoires générales, tout se passe comme si la régence avait été confiée directement à Mazarin, la mère du jeune Louis XIV n’étant qu’un faire-valoir, une caution pour permettre au successeur de Richelieu de poursuivre la politique d’« absolutisation » de la monarchie engagée depuis le début du siècle. Dans l’épilogue du Pouvoir contesté, Thierry Wanegffelen y voit l’aboutissement d’un processus d’intériorisation par les femmes des normes de ce qu’il appelle la « mâle Modernité ». Le cas d’Anne d’Autriche confirme selon lui « l’idée d’une difficulté croissante des femmes à exercer le pouvoir souverain à mesure du développement et de l’affirmation de la Modernité phallocrate et misogyne »2.

  • 3 Crawford (K.), Perilous Performances. Gender and Regency in Early Modern France, Cambridge (Mass.) (...)
  • 4 Sur l’implication des femmes de l’aristocratie dans la Fronde, voir Vergnes (S.), « De la guerre ci (...)
  • 5 Puget de la Serre, Le portrait de la reine, Paris, Pierre Targa, 1644, p. 85.

2La régence d’Anne d’Autriche témoigne même d’une forte accélération de ce processus si l’on compare son style de gouvernement avec celui de Marie de Médicis. Katherine Crawford souligne cette rupture et montre qu’Anne d’Autriche, au contraire de sa belle-mère, fait le choix d’une posture dite de déférence visant à exalter l’autorité de son fils au détriment de la sienne propre3. Si elle n’est pas restée dans l’histoire comme une femme de pouvoir, c’est avant tout parce qu’elle a refusé ce rôle et qu’elle a fait en sorte de ne pas apparaître comme telle. Alors que les salons diffusent le modèle d’une féminité conquérante dont les femmes de l’aristocratie tirent tout le bénéfice pendant la Fronde, la régente semble mettre un point d’honneur à valider les normes de genre, comme pour rassurer ses contemporains et mieux faire avaler la potion amère que constitue l’exercice du pouvoir par une femme. Dans les gravures diffusées auprès d’un large public, elle apparaît en vêtement de deuil et systématiquement en retrait par rapport à son fils4. Dans le Portrait de la Reine, un opuscule publié en 1644, Puget de la Serre fait l’éloge d’une femme douce et effacée qui « oublie souvent sa qualité de reine, tant elle se plaît à cacher ses grandeurs pour attirer [l’] affection & bannir [la] crainte »5.

  • 6 Voir à ce sujet les analyses de Dubost (J.-F.), « Anne d’Autriche, reine de France : mise en perspe (...)
  • 7 Sur la question des Mémoires, voir Carrier (H.), « Pourquoi écrit-on des Mémoires au XVIIe siècle ? (...)

3Anne d’Autriche contribue ainsi au renforcement de la figure royale qui permet à Louis XIV, une fois devenu adulte, de parvenir à un niveau d’autorité et de personnalisation du pouvoir inédits jusqu’alors6. Mais pendant la période de régence, le gouvernement de la reine est gravement mis à mal par les Frondeurs, et pas plus que son autoritaire belle-mère, elle n’évite la contestation. L’efficacité politique du style de gouvernement choisi par Anne d’Autriche demeure donc tout à fait problématique. Dans quelle mesure le recours aux images féminines traditionnelles lui permet-il de rassurer les défenseurs de l’ordre patriarcal, d’établir ainsi sa légitimité et finalement d’asseoir son autorité ? Dans quelle mesure, au contraire, cette posture de déférence la fragilise-t-elle face aux Frondeurs ? Telle est la question à laquelle je souhaiterais apporter ici des éléments de réponse en m’appuyant principalement sur les témoignages des contemporains d’Anne d’Autriche. Bon nombre d’entre eux ont laissé de très riches Mémoires et c’est sur ces textes, comme lieu privilégié de l’expression d’une sincérité des consciences, que se fondera l’essentiel de mon analyse, en prenant soin de confronter le point de vue des partisans et des adversaires politiques d’Anne d’Autriche, des hommes et des femmes, des grands aristocrates, des hommes de robe, des bourgeois et des ecclésiastiques, en essayant aussi de mettre ces textes en regard avec la production pamphlétaire7.

4Les contemporains témoignent souvent à charge et accablent la reine de ses « incapacités », pour reprendre un mot du temps. Ils permettent ainsi de mettre en évidence les inconvénients de la posture d’effacement. Cependant, les choix politiques d’Anne d’Autriche semblent parfois remporter le succès lorsque la maternité, la bonté et d’autres qualités humaines réputées féminines sont mobilisées en sa faveur. De façon plus audacieuse, un certain nombre de témoignages converge pour souligner les qualités strictement politiques de la reine et affirmer ainsi qu’elle avait l’étoffe d’une grande gouvernante, malgré elle, en quelque sorte.

Les « incapacités » de la reine

5Les jugements des contemporains semblent d’abord montrer que le choix de l’effacement et de l’humilité fragilise Anne d’Autriche.

6Tout au long du premier semestre 1648, la régente fait profil bas et obtempère à plusieurs reprises devant les revendications des parlementaires. Elle fait la démonstration de sa soumission en validant la charte de la chambre Saint-Louis, élaborée par des magistrats auxquels elle avait pourtant interdit de se réunir en assemblée plénière. Cependant, à la fin de l’été, Anne d’Autriche décide de reprendre la main en faisant arrêter trois des principaux meneurs de la révolte. La très grande popularité de l’un d’entre eux, le conseiller Broussel, provoque alors une flambée d’exaspération et de violence parmi les Parisiens, qui dressent les premières barricades le 26 août 1648.

  • 8 De Retz (Cardinal), Mémoires, Parsi, Garnier/Le Livre de Poche, 1998, p. 326.
  • 9 Joly (G.), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires (...)
  • 10 Cité par Dulong (C.), Anne d’Autriche, Paris, Folio Histoire, 1985, p. 344.

7Cet épisode, tel qu’il est raconté dans les Mémoires du cardinal de Retz, est associé à la colère de la reine. Alors qu’elle est suppliée d’élargir le prisonnier pour apaiser le mécontentement, le mémorialiste rapporte : « la reine se mit en colère en proférant de son fausset aigri et élevé ces propres mots : “Il y a de la révolte à imaginer que l’on puisse se révolter ; voilà les contes ridicules de ceux qui la veulent” »8. Mais cette réaction brusque et relativement inattendue de la part d’une femme qui avait jusqu’alors gouverné en multipliant les concessions, n’impressionne pas ses interlocuteurs. Le mémorialiste Guy Joly, proche du coadjuteur et des milieux parlementaires, prétend même que la régente, en manifestant ainsi son irritation, contribue à radicaliser la position des magistrats. Il rapporte : « si la Reine les eût écoutés et congédiés avec de bonnes paroles […] il y a bien de l’apparence que tout le corps ne se serait pas déclaré »9. En passant brusquement d’une attitude de soumission à une position beaucoup plus intransigeante, Anne d’Autriche déroute ses contemporains, pour qui il est beaucoup plus facile de dénoncer les excès et l’absurdité de sa conduite plutôt que de chercher à en comprendre le changement. Le cardinal de Retz et Guy Joly, en n’associant les mouvements d’humeur de la reine à aucune explication rationnelle, suggèrent l’absence de tel motif et accréditent donc implicitement la thèse misogyne qui postule le caractère essentiellement fluctuant et instable du tempérament féminin. En validant les idées reçues sur la différence des sexes, en se présentant comme une femme « normale » telle que la conçoit la « mâle Modernité », c’est-à-dire faible, vulnérable et incapable d’assurer des fonctions de gouvernement, Anne d’Autriche elle-même semble avoir encouragé de tels jugements. De même, toute réaction de colère ou manifestation de fermeté de sa part, en allant à l’encontre de la persona politique qu’elle s’est d’abord choisie, rend cette dernière plus difficilement lisible et contribue aussi à la décrédibiliser. « Habemus iratam Junonem » raillait le conseiller Broussel10.

  • 11 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 768 et 799.

8C’est encore pour démontrer l’incompétence de la reine que le cardinal de Retz souligne les divers corollaires de son tempérament irascible. Selon lui, en 1651, Anne d’Autriche est à tel point désireuse de satisfaire son amour-propre offensé par les caprices de Condé, qu’elle veut aller droit à la guerre sans chercher aucun moyen d’entente avec le prince. Il donne alors l’image d’une femme aveugle, et même tyrannique, qui « ne comptait pas pour un grand malheur la guerre civile », qui « crai[gnait] le raccommodement » et qui, toujours soumise au cardinal, « l’était doublement quand ce qu’il lui mandait convenait à sa colère »11. La reine est décrite comme possédée par ses passions jusqu’à l’indifférence pour le bien de l’État et de ses sujets.

  • 12 Hanley (S.), « La loi salique », dans Fauré (C.) dir., Encyclopédie politique et historique des fem (...)
  • 13 Cité par Carrier (H.), « L’action politique et militaire des femmes dans la Fronde », dans Fauré (C (...)

9La satire du mémorialiste rejoint ici celle que l’on peut lire dans les pamphlets du temps, les fameuses mazarinades. La critique des choix politiques d’Anne d’Autriche y conduit bientôt à la dénonciation de son incompétence, qui est alors associée aux normes de genre excluant les femmes du pouvoir dont on rappelle le bien-fondé, jusqu’à contester le principe même d’une régence féminine en raison de la loi salique et de ses fondements prétendument « naturels »12. « Intolerabilius nihil est quam femina regnans », écrit le régent du collège de Beauvais dans une mazarinade en vers latins13. Ce point de vue semble d’ailleurs partagé par une partie de la société ; en particulier la bourgeoisie, très sensible au discours sur la différence des sexes. Oudard Coquault, bourgeois de Reims, écrit ainsi dans ses Mémoires :

  • 14 Ibid.

Nous sommes conduits par une femme qui, de son sexe, ne peut jamais être capable de gouverner un grand État comme celui-ci. Les anciens Gaulois ont été bien sages de mettre pour loi fondamentale que le royaume ne tomberait point en quenouille. Mais il fallait aussi ordonner que la minorité des rois ne serait sous la tutelle de leur mère14.

  • 15 De La Rochefoucauld (F.), Mémoires, Paris, La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 1993, p. 96.

10En réalité, la reine ne gouverne pas seule. Elle est bien trop persuadée de sa propre incompétence pour avoir cette prétention. Elle a donc choisi, dès les premiers jours de sa régence, un collaborateur rompu aux affaires politiques : le cardinal Mazarin. Mais le choix de la délégation du pouvoir, qui fait pendant à celui du retrait, n’est pas davantage estimé par les Frondeurs. Les opposants de la reine fondent aussi leur critique sur son excessive passivité, sur son désinvestissement et sur son apparente soumission au cardinal, qui ne fait que corroborer l’idée de son incompétence. Pour le duc de La Rochefoucauld, par exemple, la toute-puissance conférée à Mazarin doit être imputée au caractère influençable d’Anne d’Autriche. Il montre comment, petit à petit, le cardinal s’insinue dans son esprit, multiplie avec elle les conversations secrètes et sape le crédit de ses concurrents au pouvoir15.

  • 16 Ibid.
  • 17 Chantal Grell montre que cette interprétation a longtemps été retenue par les historiens républicai (...)

11À cette raison s’en ajoute une autre, plus irrationnelle, qui réside dans l’attirance personnelle qu’aurait exercée Mazarin sur la reine16. Comme bien d’autres, le duc explique par les sentiments un choix très stratégique qui semblait alors incompréhensible aux anciens ennemis de Richelieu, dont Anne d’Autriche avait elle-même fait partie17. La priorité donnée au cœur et surtout au corps sur la raison apparaît alors comme un nouvel élément du répertoire misogyne tel qu’il avait été réactivé depuis 1617 par la parution de l’Alphabet de l’imperfection et malice des femmes de Jacques Olivier. On pouvait y lire :

  • 18 Olivier (J.), Alphabet de l’Imperfection et Malice des femmes, Petit-Pas, 1617, p. 34.

Il est hors de controverse que la femme ne soit plus lascive & plus insatiable de l’impure volupté que l’homme, & par conséquent moins judicieuse & moins capable de raison en tous ses comportements18.

  • 19 Crawford (K.), Perilous Performances..., op. cit., p. 129. On peut citer, à titre d’exemples, La cu (...)

12Les mazarinades, elles aussi, ont largement exploité le motif des relations sexuelles entre la reine et son ministre, qui semble illustrer la supposée propension des femmes à la luxure et à la débauche, incompatible avec l’exercice de la raison et donc avec le bon gouvernement19. D’ailleurs, l’accès des reines mères à la régence était depuis toujours étroitement conditionné au maintien de leur viduité. On estimait que l’amour d’une mère pour ses enfants dépendait absolument de la fidélité qu’elle conservait à son mari défunt. En devenant adultère, Anne d’Autriche trahissait à la fois son fils et sa fonction de régente, la seconde étant étroitement dépendante de la première.

13Pour certains mémorialistes neutres ou partisans de la Cour, le manque d’expérience qui conduit la reine à solliciter Mazarin ne doit cependant pas masquer son intelligence. Elle serait plutôt victime d’un complexe d’infériorité savamment entretenu par ses adversaires politiques. Marie d’Orléans rapporte ainsi dans ses Mémoires :

  • 20 D’Orléans (M.), Mémoires, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps Retrouvé », 1990, p. 150.

Il est certain que cette princesse avait un très bon sens en toutes choses et que dans les conseils elle prenait toujours le bon parti, [mais] elle avait aussi une défiance outrée d’elle-même qui la faisait se juger incapable de décider sur rien d’important20.

  • 21 Ibid. et De Motteville (Mme), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Coll (...)

14C’est aussi comme un refus de se soumettre à la tentation misogyne qu’il faut considérer le discours déplorant la paresse de la reine et sa propension à déléguer la plupart de son autorité. C’est « cette haine mortelle pour tout ce qui peut s’appeler travail et occupation » selon Marie d’Orléans, « cette indifférence qui la portait à négliger la gloire de gouverner par elle-même » selon madame de Motteville, qui ont poussé la reine à se décharger du pouvoir sur le cardinal, et non une réelle incapacité21. Ces deux mémorialistes révèlent incidemment la pénétration et l’intériorisation des standards misogynes dans les esprits, surtout celui de la reine elle-même. Mais elles montrent aussi le refus qu’en fait une partie éclairée de l’aristocratie, surtout des femmes, puisqu’elles suggèrent la façon insidieuse dont ces préjugés ont écarté les femmes du pouvoir, en les persuadant de leurs propres faiblesses.

  • 22 Du Bosc (J.), La femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus, (...)

15Il ne faut pas oublier que les années qui précèdent la Fronde sont le moment d’un nouveau rebond de la fameuse Querelle des Femmes dans un sens plutôt favorable à ces dernières. Jacques Olivier a été très violemment contesté. Les salons parisiens les plus en vue, comme celui de la marquise de Rambouillet, célèbrent les innombrables vertus du beau sexe et de nombreuses œuvres à caractère philogyne sont publiées. La Gallerie des Femmes Fortes du Père Le Moyne, La Femme Héroïque de Jacques Du Bosc, Le Panégyrique des Dames de Gabriel Gilbert rencontrent un vif succès dans le public mondain et influencent aussi la façon dont Anne d’Autriche est reçue par cette partie de la société22. La contestation dont son gouvernement fait l’objet est donc aussi l’occasion d’un affrontement, du moins par les discours, entre un mouvement pluriséculaire d’éviction des femmes du pouvoir et des tentatives tout aussi anciennes, mais plus ponctuelles, de revalorisation du féminin.

16Pourtant, Anne d’Autriche ne cherche guère à s’appuyer sur le féminisme héroïque qui caractérise la culture aristocratique dans les années 1640 et 1650 pour valoriser sa régence. Elle préfère recourir à un discours beaucoup plus consensuel fondé sur son humilité ainsi que ses qualités maternelles.

Les normes de genre au service du gouvernement d’Anne d’Autriche

  • 23 Depuis la régence de Catherine de Médicis, cet usage est bien enraciné et, même si aucune loi ne ga (...)
  • 24 Cosandey (F.), « Puissance maternelle et pouvoir politique. La régence des reines mères », « Matern (...)

17S’il est entendu qu’Anne d’Autriche n’avait acquis aucune expérience politique avant 1643 et n’était donc pas préparée à gouverner, elle a néanmoins été désignée comme régente parce que, en tant que mère du roi mineur, elle paraissait la plus intéressée à la conservation du royaume23. Le lien maternel est donc la meilleure garantie du pouvoir et de la légitimité de la reine24. C’est la raison pour laquelle Anne d’Autriche choisit de le mettre en relief.

  • 25 Pour une analyse détaillée voir Id., « Représenter une reine de France. Marie de Médicis et le cycl (...)

18Le caractère systématique de l’association entre la mère et le fils et les formes qu’elle prend avec Anne introduisent néanmoins une rupture par rapport aux précédentes régences féminines. Dans la série des vingt-quatre tableaux monumentaux commandés à Rubens par Marie de Médicis pour célébrer son gouvernement, la régente apparaissait en majesté et sa figure imposante dominait largement celle de son fils, lorsqu’il n’était pas tout simplement absent de la scène. Il est tout à fait frappant de constater que le jeune Louis XIII n’apparaît pas dans le quinzième panneau de la série, pourtant intitulé « La félicité de la régence ». Marie de Médicis y trône seule au milieu de figures allégoriques. Vêtue de blanc, elle tient la main de justice dans sa main gauche, appuyée sur un globe, et une balance dans sa main droite, tandis que des anges au-dessus d’elle embouchent les trompettes de la renommée. Marie de Médicis se présente comme une souveraine, alors que seul son fils avait théoriquement vocation à revendiquer cette souveraineté : Fanny Cosandey souligne bien qu’il y avait là « le risque d’une interprétation en termes d’usurpation »25.

  • 26 Voir à ce sujet les analyses de Gaehtgens (B.), « Les portraits d’Anne d’Autriche. L’image royale a (...)
  • 27 Cosandey (F.), « Puissance maternelle… », art. cit., p. 85.

19Anne d’Autriche, qui veut délivrer un message opposé à celui de sa belle-mère, délaisse les représentations monumentales, de même que le répertoire mythologique et choisit de se faire représenter en mère douce et aimante, veillant jalousement sur Louis XIV et le très jeune Philippe26. Dans une gravure datée de 1643, le couple formé par Anne d’Autriche et Louis XIV fait pendant à celui composé par la Vierge et l’enfant Jésus, auquel le petit roi offre symboliquement sa couronne et son sceptre. De la même façon que Louis XIV doit être identifié, comme le Christ, à une incarnation de Dieu sur terre ; la reine régente, en habit de deuil, veut être associée à la plus parfaite des mères : la Vierge Marie. Les implications de la maternité pour une reine sont donc très ambiguës : d’une part, elles lui donnent les moyens de gouverner au nom de son fils « avec toute puissance et autorité », selon la formule consacrée ; d’autre part, contrairement au roi qui est souverain, elle ne tient pas son pouvoir directement de Dieu mais de son fils, auquel elle demeure théoriquement subordonnée. Elle est celle qui « a autorité sur la source même de son autorité », comme l’écrit Fanny Cosandey27. De cette ambiguïté naissait une liberté d’interprétation qui avait conduit Marie de Médicis à revendiquer un pouvoir fort, en se présentant comme la mère de l’État, et qui conduisit ensuite Anne d’Autriche à faire le choix inverse en soulignant sa soumission à l’égard de son fils. Or il semble que cette dernière stratégie de communication ait été relativement efficace et qu’elle ait dans une certaine mesure contribué à asseoir l’autorité de la régente.

20Les Mémoires rédigés par les proches de la reine reconnaissent et soulignent l’affection d’Anne pour ses enfants, en particulier pour Louis XIV, aux intérêts duquel elle fut très attentive. En 1652, après la fin de la régence, le cardinal de Retz fait devant le roi un discours dans lequel il s’appuie sur l’image d’Épinal de saint Louis et de Blanche de Castille :

  • 28 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 1043.

Ce grand prince devait ces sentiments si raisonnables et si bien fondés à l’éducation de la reine Blanche de Castille, sa mère, et Votre Majesté, Sire, devra sans doute ces mêmes maximes aux conseils de cette grande Reine qui vous a donné à vos peuples28.

  • 29 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 13.
  • 30 Ibid., p. 423.
  • 31 Voir Dubost (J.-F.), « Anne d’Autriche, reine de France… », art. cit., p. 86.

21Il y a de la part de Retz plus de flagornerie que de sincérité, mais il est intéressant de constater que c’est précisément l’image de la bonne mère qui a été considérée par le mémorialiste comme la plus capable de remplir le double objectif de séduire la reine et de convaincre son auditoire. Madame de Motteville, quant à elle, souligne, que la colère ne s’est jamais emparée de la reine que pour garantir l’avenir de Louis XIV29. Voyant arriver l’échéance de la majorité royale et le moment de remettre le pouvoir entre les mains de son fils, Anne d’Autriche en conçut une grande joie, écrit-elle, « et si elle était mêlée de quelque chagrin, c’était de ne pas remettre entre les mains du Roi son fils l’autorité souveraine aussi absolue qu’elle l’aurait souhaitée »30. Ainsi, partisans et opposants marquent-ils sans ambiguïté leur satisfaction devant la nature des relations qui unissent la reine et son fils et surtout devant la profonde déférence que la régente manifeste à l’égard du souverain. Ils sont unanimes à se féliciter de la modestie avec laquelle Anne d’Autriche exerce la régence et, avec elle, du triomphe achevé de la loi salique31.

22Cette dépendance affichée, qui valide l’ordre patriarcal, constitue cependant une sérieuse limite au pouvoir de la reine, que ses adversaires politiques ne se privent pas d’exploiter, comme le montrent certaines mazarinades. La lettre ouverte à Anne d’Autriche que fait publier la princesse douairière de Condé pour réclamer la libération de ses enfants précise ainsi :

  • 32 Journal de la lettre de madame la princesse douairière de Condé présentée à la reine régente, S.l., (...)

La seule cause de la persécution que je souffre, et […] le seul crime que j’ai commis est d’avoir mis au monde le prince de Condé, le prince de Conti et la duchesse de Longueville. […] Je ne pense pourtant pas, Madame, que le nom de mère vous doive être si fort odieux, puisque vous l’avez souhaité passionnément l’espace de tant d’années [ce qui revenait à rappeler perfidement la longue stérilité d’Anne d’Autriche et la naissance tardive du dauphin] […] et que celle qui le porte à si bon titre que je fais ne puisse pas trouver auprès de vous la protection que je vous demande, et que vous ne pourriez pas me donner si vous-même n’étiez mère et la mère du roi32.

23En insistant sur sa dévotion à l’égard de son fils, Anne d’Autriche a donc, dans une certaine mesure, apaisé les défenseurs de la loi salique, mais elle a aussi donné des arguments aux contestataires.

24Parmi les hautes vertus revendiquées par la reine figure aussi la miséricorde. Il est vrai qu’à l’issue de chacun des grands épisodes de la Fronde, la régente conclut toujours la paix avec ses anciens ennemis et, le plus souvent, propose l’amnistie, même pour les plus enragés d’entre eux. Madame de Motteville, une fois encore la plus loquace sur le sujet, utilise ce motif pour donner de la reine une image de mère miséricordieuse. Vers la fin du siège de Paris, alors que les habitants souffraient cruellement du manque de vivres, la Reine envoyait de l’argent pour être distribué aux pauvres et même, prétend la confidente :

  • 33 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 238.

Elle vendit des pendants d’oreille de diamants d’une grande valeur, et faits d’une agréable manière, qu’elle n’avait point encore mis, et en donna les prémices et le prix à ceux qui, dans les rues de Paris, vomissaient chaque jour quelques imprécations contre elle33.

  • 34 Cosandey (F.), La reine de France, symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires (...)

25C’est au modèle de la Vierge Marie que la reine est implicitement associée à travers le motif de la mère miséricordieuse. « L’activité développée par les jurisconsultes, historiographes et autres publicistes pour façonner une figure de la reine qui […] s’associe au divin, contribue à installer la souveraine dans la régence en renforçant ses cartes maîtresses », écrit Fanny Cosandey34. L’efficacité de ce discours est effectivement confirmée par une partie des mémorialistes de la Fronde.

  • 35 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 325.
  • 36 Ibid.

26De façon générale, la régente est célébrée pour ses qualités humaines de sensibilité et de bonté, en particulier au moment où elle doit se résoudre à user de violence pour neutraliser ses adversaires. En janvier 1650, elle décide de faire arrêter les princes de Condé et de Conti ainsi que le duc de Longueville, en raison des dangers qu’ils semblent représenter pour la stabilité de l’État. Anne d’Autriche est, aux dires de madame de Motteville, si perturbée qu’elle se met au lit « pour cacher le trouble de son âme qui fut grand quand elle sentit que l’heure du conseil approchait »35. La princesse de Condé, mère des futurs prisonniers, arrive dans ce moment difficile. Anne souffre alors cruellement d’avoir à lui porter un coup si dur, et lorsque la princesse vient à la questionner sur le trouble qui l’envahit, « toutes ces paroles furent de nouvelles matières de douleur à celle qui avait plus de santé que de repos, et autant de volonté de lui faire du bien que de nécessité de lui faire du mal »36.

  • 37 Lénet (P.), Mémoires, dans Michaud (J-F.) et Poujoulat (J-J-F.), Nouvelle Collection des Mémoires p (...)
  • 38 De Montpensier (Melle), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection (...)

27Cependant, des voix discordantes s’élèvent au sujet de cet épisode. Certains mémorialistes, comme Lénet ou la Grande Mademoiselle, insistent au contraire sur l’insensibilité de la reine au moment de l’arrestation des Princes37. Lénet est l’un des partisans les plus acharnés de la cause princière. Cela contribue à expliquer sa position. En revanche, la dissonance est plus significative sous la plume de Mademoiselle. « Peu après [l’arrestation des princes], écrit-elle, elle [la reine] me tira à part et nous nous entretînmes comme des gens ravis de se voir vengées des personnes qui ne nous aimaient pas »38. Il ne faut pas voir là une marque de désapprobation de la part de la Grande Mademoiselle ou une volonté de décrier l’attitude de sa tante. Il est vrai que la duchesse de Montpensier n’a pas toujours eu de bons rapports avec Anne d’Autriche, mais il est tout aussi évident qu’au moment des faits, elle déteste cordialement le prince de Condé. Il s’agit donc plutôt d’une remarque destinée à souligner la victoire politique que constitue pour la reine l’emprisonnement des Princes, la satisfaction qu’elle en tire n’étant pas, d’ailleurs, nécessairement incompatible avec les angoisses évoquées plus haut.

  • 39 L’opposition est bien visible dans les Lettres de mademoiselle de Montpensier, de mesdames de Motte (...)

28Le choix de mettre l’accent sur l’un ou l’autre aspect corrobore néanmoins les idées opposées que se font Mme de Motteville et Mlle de Montpensier de la place des femmes dans la société. Alors que la première valorise, dans ses Mémoires et sa correspondance, un idéal de retrait et de soumission témoignant d’une assimilation des cadres très stricts que le genre impose alors à l’activité féminine, la Grande Mademoiselle défend et incarne avec panache un modèle féminin libre, indépendant et relativement affranchi de ces barrières du genre39. L’idée qu’elle se fait de la place des femmes dans la société et dans l’État est le pur produit de la réflexion féministe accomplie dans les salons et les milieux mondains pendant les décennies précédant la Fronde.

29En définitive, Anne d’Autriche semble, par certaines de ses actions, dont sa confidente est le témoin privilégié, avoir réussi à imposer l’image d’une régente vivante image de la Vierge Marie, mère parmi les mères, bonne et charitable, même envers ses ennemis. La plupart de ses contemporains reconnaissent qu’elle dispose des qualités que l’on attend d’une femme des temps modernes : amour maternel, bonté, miséricorde. Cependant, certains témoins n’hésitent pas à montrer par l’exemple le caractère stéréotypé de ces représentations, contribuant ainsi à éclairer d’une part les limites d’un modèle féminin plus adapté au cloître qu’aux cabinets du Palais Royal et, d’autre part, la persistance dans une partie de l’aristocratie de modèles alternatifs, notamment celui de la femme héroïque, glorieuse et déterminée.

Les qualités d’une véritable « femme d’État » ?

30C’est notamment sous l’influence de ce féminisme élitiste que certains des contemporains de la Fronde peignent Anne d’Autriche en véritable femme d’État et écrivent à son sujet des commentaires qui s’écartent finalement de la question du retrait et de la déférence. Dans certains Mémoires, la fermeté affichée par la régente lorsque l’autorité de son fils est en danger, et son imperturbable sérénité, en font un personnage héroïque.

  • 40 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 392.

31C’est l’inévitable madame de Motteville qui insiste le plus sur la fermeté dont la reine a su faire preuve lorsque les événements l’imposaient. Au printemps 1651, alors que Gaston d’Orléans s’est rapproché des Frondeurs, la régente opère un remaniement ministériel. L’oncle du roi s’offusque de n’avoir pas été consulté, mais la reine lui répond avec fermeté qu’elle a toujours tenu compte de ses avis tant qu’il s’est comporté en fidèle soutien de la Couronne, mais que depuis peu il s’est éloigné d’elle et « qu’enfin, son procédé [a] fait changer le sien, et qu’elle [est] fâchée de ce qu’il l’[a] contrainte à cela »40.

  • 41 De La Rochefoucauld (F.), Mémoires, op. cit., p. 211.

32Au cours de la Fronde, Anne d’Autriche donne également la preuve de ses qualités de dissimulation et de son intelligence politique. Condé ayant été libéré en février 1651, son clan s’oppose à la fois à la Couronne et à la vieille Fronde. La reine conçoit alors le projet de ménager les deux partis afin de les amener à se neutraliser mutuellement. Joly montre que cette stratégie passe par la satisfaction totale des revendications des uns et des autres, afin de leur ôter tout motif d’opposition et faire ainsi éclater l’inanité de leur révolte. La Rochefoucauld commente : « La reine était bien aise de voir naître ce nouveau sujet de division entre deux personnes [Gondi et Condé] que dans son cœur elle haïssait presque également », et il montre qu’elle espérait être « vengée de l’un par l’autre et les voir périr tous les deux »41.

  • 42 Ibid.

33Néanmoins, il ajoute qu’« elle donnait […] toutes les apparences de sa protection au coadjuteur »42. Les contemporains n’ont donc pas manqué de constater qu’Anne d’Autriche, si elle se conformait en partie aux attentes d’une société qui la voulait à la fois incapable et charitable, savait faire preuve de pragmatisme et sortir des bornes étroites assignées à son tempérament pour puiser à des sources moins consensuelles : celles issues de Machiavel et de la théorie de la raison d’État. Pour les mémorialistes de la Fronde, c’était faire preuve de perspicacité et ne pas se contenter des images, positives ou négatives, diffusées par la propagande favorable à la Cour ou issue des partis frondeurs.

  • 43 Montglat, Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires (...)
  • 44 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 835.

34Selon les mémorialistes encore, l’une des principales qualités de la reine réside dans sa capacité à persuader. Ainsi, lorsque Gaston d’Orléans soutient les Frondeurs qui demandent à la reine de transférer les princes prisonniers de Vincennes à la Bastille au printemps 1650, Anne d’Autriche s’attache à ramener son beau-frère dans le parti de la Cour en usant de son influence sur lui. Cependant, les mémorialistes Montglat et Retz ne s’entendent pas sur la façon dont la reine procède avec Gaston d’Orléans. Le premier déclare qu’elle tente de le persuader par la raison mais aussi par des caresses, des cajoleries et qu’au besoin elle verse même quelques larmes43. Retz prétend au contraire qu’Anne d’Autriche élève la voix, ce dont Monsieur semble avoir presque peur44. La confrontation entre ces deux auteurs met en évidence deux modes d’action diamétralement opposés. Montglat, loyaliste, et donc plutôt favorable à Anne d’Autriche, présente une reine qui reste féminine et donc légitime jusque dans la manipulation, puisqu’elle emploie les armes de la sensibilité. C’est en montrant qu’Anne d’Autriche utilise des modes d’action considérés comme féminins qu’il espère l’absoudre. Retz, au contraire, en montrant la régente impassible et même hautaine, souligne implicitement le caractère contre-nature d’une situation dans laquelle une femme, aussi faible et soumise à ses passions que peut l’être la reine, prend l’ascendant sur un homme, par ailleurs lieutenant-général du royaume et donc garant de la stabilité de l’État.

35Les qualités de femme d’État de la reine se manifestent enfin par une forme d’héroïsme qui n’a rien à voir avec l’ardeur au combat. Ainsi, Montglat donne-t-il l’exemple d’une occasion où la reine essuie les revers avec un calme imperturbable. Le 7 avril 1652, alors que Condé vient de remporter la bataille de Bléneau, nouvelle alarmante pour la Cour, le mémorialiste rapporte :

  • 45 Montglat, Mémoires, op. cit, p. 266.

Le cardinal aussi fut fort étonné ; mais la Reine ne témoigna point de peur. Elle se coiffait lorsqu’elle apprit ces nouvelles, et elle demeura attachée à son miroir, n’oubliant pas à tortiller une seule boucle de ses cheveux ; et de là elle fut dîner, où elle mangea d’aussi bon appétit, et aussi tranquillement que si elle n’eût couru aucun risque45.

  • 46 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 197.
  • 47 Ibid., p. 199.

36Dès le début de la Fronde, madame de Motteville donne des exemples de cette sérénité à toute épreuve. À la fin de l’année 1648, le mécontentement populaire est patent et l’inquiétude va croissant à la Cour. Mazarin même, prétend madame de Motteville, « était si rempli de trouble et d’effroi, qu’elle [la reine] n’en recevait nul secours ». La confiance affichée par Anne d’Autriche à ce moment pourrait alors paraître le fruit d’une forme d’inconscience face au danger. Mais la confidente contredit cet argument en affirmant que la reine « connut bien clairement tout ce qui pouvait lui arriver »46. Pour madame de Motteville, il y a dans cette sérénité quelque chose d’extraordinaire : « Elle n’avait pas pour elle de ces délicatesses efféminées qui sont ordinaires à notre sexe »47.

  • 48 Distinction établie par Pascal (C.), « Les recueils de femmes illustres au XVIIe siècle », Communic (...)

37Cet argument de l’exception est tout à fait caractéristique du discours sur les femmes fortes, du moins dans sa dimension religieuse. Dans les ouvrages destinés à vanter les mérites des héroïnes, on distingue effectivement deux courants48. Il y a, d’une part, une veine laïque et mondaine, qui tend à prouver que les femmes sont dépositaires des mêmes qualités que les hommes et sont donc capables des mêmes réussites, y compris sur le terrain militaire. C’est ce discours qui inspire la Grande Mademoiselle et la duchesse de Longueville.

38Il y a, d’autre part, un courant religieux issu de la Contre-Réforme, qui oppose clairement vertus féminines et vertus masculines. Il encourage les femmes à revendiquer une gloire qui leur est propre, souvent faite de sacrifice et de renoncement. C’est évidemment à ce deuxième modèle que les thuriféraires de la reine se réfèrent. Ils font alors écho à Puget de la Serre, qui écrivait dans son Portrait de la Reine en 1644 :

  • 49 Puget De La Serre, Le Portrait de la reine, op. cit., p. 112- 113.

Ce sexe, qui ne peut s’élever au-dessus de son tempérament, tire la force de sa vertu plutôt que de sa nature, & c’est ce qui oblige le sage sans doute à mettre une femme forte au rang des merveilles du monde. Mais que son étonnement cesse aujourd’hui, & qu’il ne doute plus de la rencontre de cette femme, puisqu’elle paraît aux yeux de toute la terre sous le visage de notre auguste reine, comme la plus généreuse et la plus magnanime qui fut jamais49.

39C’est ainsi que cohabitent paradoxalement un discours inégalitaire, qui souligne l’infériorité de nature accablant les femmes, et un discours de célébration, qui montre comment quelques figures d’exception parviennent à se hisser au-dessus de leur condition misérable pour s’ériger en héroïnes grâce au seul moyen de leur vertu.

  • 50 Mc Lean (I.), Woman Triumphant : Feminism in French Literature (1610-1652), Oxford, Clarendon Press (...)

40Dans cette démonstration, la question de l’exception est fondamentale et madame de Motteville, en l’évoquant, ne fait que reprendre l’un des axes majeurs du schéma de pensée des féministes élitistes. Elle en est aussi la limite principale car elle exclut la majeure partie des femmes de la possibilité de faire la preuve de leur valeur, d’acquérir le pouvoir et de mériter la gloire50. Il y a donc là une aporie du discours féministe des religieux sur lequel s’appuient madame de Motteville et Montglat et, avant eux, Puget de la Serre. La reine ne peut jamais accéder réellement à un pouvoir débarrassé des considérations sur le genre puisqu’elle n’a le choix qu’entre la posture de la femme faible, soumise, incapable mais en même temps rassurante, et celle d’une femme qui, en dépassant cette faiblesse initiale et en surmontant sa condition féminine, en rappelle et en confirme le principe même.

  • 51 Scott (J.), « Gender : a Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, (...)
  • 52 Hanley (S.), « The Monarchic State in Early Modern France : Marital Regime Government and Male Righ (...)

41Dans un article de 1986, Joan Scott présentait le genre comme une catégorie utile d’analyse historique et expliquait le lien très étroit qui l’associe au pouvoir et aux représentations du pouvoir51. De cette idée, le cas d’Anne d’Autriche paraît être une illustration très éloquente. Pour assurer l’autorité de son fils, elle fait en sorte de se soumettre autant que possible aux normes de genre, qui ont établi progressivement l’identité masculine du pouvoir. La loi salique en fut une étape mais Sarah Hanley a montré que les théoriciens politiques des XVIe et XVIIe siècles n’avaient cessé ensuite de consolider l’édifice de l’exclusion des femmes en le justifiant par de prétendues lois naturelles et en le calquant sur le modèle patriarcal de la famille52. Parce que le pouvoir et le féminin ont ainsi été élaborés en opposition l’un à l’autre, l’attitude de retrait d’Anne d’Autriche est très majoritairement appréciée. Mais cette attitude et les constructions culturelles qui la déterminent ne permettent pas à la reine régente de répondre efficacement aux attaques dont son autorité et celle du roi sont victimes pendant la Fronde. D’ailleurs, le principe même de la régence féminine est alors très violemment contesté par ses adversaires les plus féroces.

42Néanmoins, de façon assez paradoxale, ceux-là même qui la croient incapable de tenir les rênes de l’État soulignent les qualités maternelles auxquelles elle doit sa position. Le choix de la conformité aux normes de genre fait par Anne d’Autriche, le choix de se présenter avant tout comme une mère et comme une nouvelle Vierge Marie n’est pas dénué d’efficacité, car il est à la fois consensuel et rassurant. Cependant, ce choix contribue à installer dans les esprits l’idée de l’inégalité des sexes, de l’existence de vertus féminines bien distinctes de celles des hommes, et donc à faire reculer l’idéal de société mixte que cherchaient à promouvoir les salons.

43Pourtant, une partie des mémorialistes va au-delà des images véhiculées par la propagande, qu’elle soit frondeuse ou destinée à valoriser la reine. Sa fermeté, son aptitude à la dissimulation et ses qualités de persuasion impressionnent aussi les contemporains. Tout dépend, néanmoins, de la façon dont ces qualités sont mises en œuvre. Lorsque la reine emploie des modes d’action qui reposent sur l’usage de la douceur et de la sensibilité, ils sont valorisés. En revanche, lorsqu’elle fait preuve de qualités habituellement attribuées au sexe dit fort, telles que l’inflexibilité, elle devient suspecte aux yeux d’une société qui l’envisage alors comme un phénomène monstrueux.

44N’est-ce pas finalement la leçon des Mémoires ? La reine, comme femme, est moins capable qu’un autre de gouverner. Pourtant, comme épouse et comme mère, les lois de la nature l’ont désignée. Alors, sans sortir des bornes de son sexe qui en font, de toute façon, un être inférieur et incomplet, elle doit réussir l’exploit héroïque de dominer ses faiblesses et, lorsque la situation le permet, de les utiliser à bon escient ; de telle sorte que son gouvernement soit, non pas bon, ce serait impossible sans doute, mais du moins provisoirement acceptable par ceux qui attendent avec angoisse et impatience que l’hoir mâle de la Couronne atteigne enfin l’âge d’homme.

Notes

1 Un bel ouvrage collectif richement illustré est paru en octobre 2009 : Grell (C.) : Anne d’Autriche, infante d’Espagne et reine de France, Paris, Perrin, 2009.

2 Wanegffelen (T.), Le Pouvoir contesté. Souveraines d’Europe à la Renaissance, Paris, Payot, 2008, p. 433.

3 Crawford (K.), Perilous Performances. Gender and Regency in Early Modern France, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 2004, p. 98-136.

4 Sur l’implication des femmes de l’aristocratie dans la Fronde, voir Vergnes (S.), « De la guerre civile comme vecteur d’émancipation féminine : l’exemple des aristocrates frondeuses (France, 1648-1653) », Genre & Histoire [En ligne], 6, Printemps 2010, URL : http://genrehistoire.revues.org/index932.html.

5 Puget de la Serre, Le portrait de la reine, Paris, Pierre Targa, 1644, p. 85.

6 Voir à ce sujet les analyses de Dubost (J.-F.), « Anne d’Autriche, reine de France : mise en perspective et bilan politique du règne (1615-1666), dans Grell (C.), Anne d’Autriche…, op. cit., p. 94-99.

7 Sur la question des Mémoires, voir Carrier (H.), « Pourquoi écrit-on des Mémoires au XVIIe siècle ? L’exemple des mémorialistes de la Fronde », dans Bertaud (M.) et Cuche (F.-X.), Le genre des Mémoires, essai de définition, Actes du colloque du groupe de recherches de Strasbourg : « Littérature et politique sous l’Ancien Régime » tenu en mai 1994, Paris, Klincksieck, 1995, p. 137-151 ; Garapon (J.), L’idée de vérité dans les Mémoires d’Ancien Régime, Cahiers d’histoire culturelle n° 14, Tours, 2004. Une étude des pamphlets de la Fronde relatifs au gouvernement d’Anne d’Autriche se trouve dans l’article de Slaven (M. D.), « The mirror which flatters not : Anne of Austria and Representations of the Regency during the Fronde », Proceedings of the annual meeting of Western society for french history, 1997, n° 24, p. 451-461. Un mémoire de maîtrise a également été rédigé sur ce sujet : Mansbendel (F.), La figure d’Anne d’Autriche à travers les mazarinades, mémoire sous la direction de Lemaître (N.), Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2006.

8 De Retz (Cardinal), Mémoires, Parsi, Garnier/Le Livre de Poche, 1998, p. 326.

9 Joly (G.), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, Paris, 1839, troisième série, t. II, p. 17-18.

10 Cité par Dulong (C.), Anne d’Autriche, Paris, Folio Histoire, 1985, p. 344.

11 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 768 et 799.

12 Hanley (S.), « La loi salique », dans Fauré (C.) dir., Encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, P. U.F., 1997, p. 11-30.

13 Cité par Carrier (H.), « L’action politique et militaire des femmes dans la Fronde », dans Fauré (C.) dir., Encyclopédie politique et historique des femmes, op. cit., p. 62.

14 Ibid.

15 De La Rochefoucauld (F.), Mémoires, Paris, La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 1993, p. 96.

16 Ibid.

17 Chantal Grell montre que cette interprétation a longtemps été retenue par les historiens républicains du XIXe siècle, Raspail et Cousin notamment, dans « Anne d’Autriche et ses juges », dans Grell (C.), Anne d’Autriche…, op. cit., p. 370-375.

18 Olivier (J.), Alphabet de l’Imperfection et Malice des femmes, Petit-Pas, 1617, p. 34.

19 Crawford (K.), Perilous Performances..., op. cit., p. 129. On peut citer, à titre d’exemples, La custode du lit de la reine qui dit tout, 1649, Le silence au bout du doigt et suite du silence au bout du doigt, 1649, La pure vérité cachée, 1649, Le Caton français, 1652.

20 D’Orléans (M.), Mémoires, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps Retrouvé », 1990, p. 150.

21 Ibid. et De Motteville (Mme), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, op. cit., deuxième série, t. X, p. 277.

22 Du Bosc (J.), La femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1645, 2 vols. ; Gilbert (G.), Panégyrique des dames, Paris, Augustin Courbé, 1650, 45 p. ; Le Moyne (P.), La Gallerie des femmes fortes, Paris, Antoine de Sommaville, 1647.

23 Depuis la régence de Catherine de Médicis, cet usage est bien enraciné et, même si aucune loi ne garantit les droits de la mère, ses principaux concurrents, le ou les oncles du roi et les princes du sang, sont facilement écartés en raison du risque d’usurpation qu’ils représentent. Jean-François Dubost présente Anne d’Autriche entre 1615 et 1643 comme « Une reine à la place contestée » dans « Anne d’Autriche, reine de France », art. cit., p. 42-54.

24 Cosandey (F.), « Puissance maternelle et pouvoir politique. La régence des reines mères », « Maternités », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 21, 2005, p. 69-90.

25 Pour une analyse détaillée voir Id., « Représenter une reine de France. Marie de Médicis et le cycle de Rubens au palais du Luxembourg », Clio, Histoire, Femmes, Sociétés, 19, 2004, p. 63-83.

26 Voir à ce sujet les analyses de Gaehtgens (B.), « Les portraits d’Anne d’Autriche. L’image royale au service de la politique », dans Grell (C.), Anne d’Autriche…, op. cit., p. 209-241.

27 Cosandey (F.), « Puissance maternelle… », art. cit., p. 85.

28 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 1043.

29 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 13.

30 Ibid., p. 423.

31 Voir Dubost (J.-F.), « Anne d’Autriche, reine de France… », art. cit., p. 86.

32 Journal de la lettre de madame la princesse douairière de Condé présentée à la reine régente, S.l., 1650, p. 13-14.

33 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 238.

34 Cosandey (F.), La reine de France, symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2000, p. 327.

35 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 325.

36 Ibid.

37 Lénet (P.), Mémoires, dans Michaud (J-F.) et Poujoulat (J-J-F.), Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, op. cit., troisième série, t. II, première partie, p. 45.

38 De Montpensier (Melle), Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, op. cit., troisième série, t. V, p. 62.

39 L’opposition est bien visible dans les Lettres de mademoiselle de Montpensier, de mesdames de Motteville et de Montmorency, de madame du Pré et de madame la marquise de Lambert, Paris, Léopold Collin, 1806. Au sujet des idées contestataires de la Grande Mademoiselle, voir Garapon (J.), La culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle (1627- 1693), op. cit.

40 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 392.

41 De La Rochefoucauld (F.), Mémoires, op. cit., p. 211.

42 Ibid.

43 Montglat, Mémoires, dans Michaud (J.-F.) et Poujoulat (J.-J.-F.), Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, op. cit., troisième série, t. V, p. 238.

44 De Retz (Cardinal), Mémoires, op. cit., p. 835.

45 Montglat, Mémoires, op. cit, p. 266.

46 De Motteville (Mme), Mémoires, op. cit., p. 197.

47 Ibid., p. 199.

48 Distinction établie par Pascal (C.), « Les recueils de femmes illustres au XVIIe siècle », Communication donnée lors des premières rencontres de la SIEFAR : Connaître les femmes de l’Ancien régime. La question des recueils et dictionnaires, Paris, 20 juin 2003, http://www.siefar.org/ressourcesetudesdico.html.

49 Puget De La Serre, Le Portrait de la reine, op. cit., p. 112- 113.

50 Mc Lean (I.), Woman Triumphant : Feminism in French Literature (1610-1652), Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 71.

51 Scott (J.), « Gender : a Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, vol. 91, n° 5, déc. 1986, p. 1053-1075, traduit en français dans Planté (C.), Riot-Sarcey (M.) et Varikas (E.) dir., Le genre de l’histoire, Cahiers du GRIF, n° 37-38, Paris, Tierce, 1988, p. 147-148.

52 Hanley (S.), « The Monarchic State in Early Modern France : Marital Regime Government and Male Right, 1500-1800 », dans Bakos (A. E.) dir., Politic, Ideology and Law in Early Modern Europe, Rochester, N.Y., University of Rochester Press, 1994, p. 107-126 ; Id. « Engendering the State : Family Formation and State Building in Early Modern France », French Historical Studies, vol. 16, n° 1, 1989, p. 4-27, traduit en français dans Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 32, 1995, p. 45- 65.

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