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Vivre et mourir en temps de guerre de la préhistoire à nos jours

 | 
Patrice Foissac

De la Guerre civile espagnole à la libération

Vie et mort des Français dans la Deuxième Guerre mondiale

Pierre Laborie

Texte intégral

1Lʼamitié nʼinterdit pas lʼexpression publique de la gratitude. Elle me fait un devoir de remercier avant tout Jean-Pierre Amalric pour avoir pensé à associer un historien du très contemporain aux manifestations de ce 59e congrès en proposant ce beau sujet sur vie et mort des Français pendant la deuxième guerre mondiale. Thème un peu trop vaste peut-être pour un seul homme, un peu trop grand à coup sûr pour être traité de façon exhaustive dans des limites de temps supportables, un samedi en fin de journée, sauf à prendre le parti dʼun survol superficiel et à aligner des lieux communs. Dʼoù le choix, après un bref retour sur un état des lieux, de limiter la réflexion à deux directions principales, autour de questions transversales : celles posées, spécialement ici, par lʼimbrication de la mémoire dans la construction méthodique du savoir historique et de ses exigences ; celles posées par la nature et la signification des jugements répandus – installés comme des évidences par une sorte de vulgate – sur les comportements des Français sous Vichy et lʼOccupation.

Force et problèmes des enjeux mémoriels

  • 1 Aux yeux de certains commentateurs ou essayistes, cette banalité (pour les historiens) peu (...)
  • 2 Initiés en France par Serge Klarsfeld. Les deux volumes de son Vichy-Auschwitz paraissent (...)

2Sur fond de déchirements, de débats passionnés, de souffrances inguérissables, de crise identitaire et de tragédies, lʼhistoire des Français pendant les années noires reste toujours une zone sensible de la mémoire nationale. Elle constitue un réservoir inépuisables dʼincompréhensions, de malentendus, dʼidées reçues, de paradoxes, de certitudes contraires et dʼaffirmations péremptoires souvent marquées par le venin de la suspicion. Dans le grand public, des idées simples – pour ne pas dire simplistes – ont été relayées puis vulgarisées par un certain cinéma, des fictions télévisées et plus généralement par les medias. Elles ont pris le pas sur la volonté dʼélucider ce passé qui ne passe pas pour tenter de le comprendre1. Sous lʼapparence dʼun discours fondé sur lʼhistoire savante, en fait un salmigondis mémorio-médiatique, elles tiennent lieu dʼexplications sommaires sur une période dont la complexité est pourtant un trait unanimement reconnu. Des enjeux de mémoire mêlés de présupposés idéologiques nʼont jamais cessé de se mêler à la recherche difficile de la vérité. Ils éclairent en partie cet écart entre des représentations communément répandues et les réalités du temps. Ils ont provoqué des effets contradictoires, selon le cas. Ils ont indiscutablement remué la conscience collective et obligé les historiens à sʼintéresser à des événements dont la portée ou la singularité nʼavait pas été évaluées à leur juste mesure. On pense évidemment à lʼimportance du phénomène que fut le réveil de la « mémoire juive » dans les années 1970-1980 et aux travaux majeurs qui ont suivi2. Mais, de façon tout aussi indiscutable, les enjeux mémoriels ont pu conduire, au nom de fidélités sacralisées, à écarter de toute démarche critique des affirmations décrétées intangibles et à ne voir dans la mise en évidence de la complexité des situations vécues que des prétextes pour tout relativiser ou pour éviter de mettre au jour et de dénoncer lʼinexcusable. Ils ont pu conduire à imposer la norme par des injonctions ou par lʼusage du langage binaire et de ses enfermements, à dériver vers une concurrence ou même une « guerre des mémoires » dont les logiques amènent paradoxalement à fabriquer de lʼoubli au nom dʼune lutte contre ce même oubli.

Visions réductrices

3Relié pour partie à cette omniprésence de mémoires plurielles – consensuelles ou conflictuelles –, on doit également souligner le caractère aberrant des schémas réducteurs qui inspirent les visions univoques sur les années noires. Elles portent à la fois sur un territoire perçu en bloc pour être ramené en totalité à un destin uniforme et sur une appréhension globale du temps qui écrase la chronologie en laissant croire que cinq ans de cette histoire-là relèvent des insignifiances du temps bref. Il faut donc rappeler deux évidences. En premier lieu, 1940 nʼest pas 1944 et inversement : un monde dʼévénements et de bouleversements inouïs, dans tous les domaines, sépare ces deux dates. Ce qui constitue le savoir des contemporains, et qui appartient plus ou moins à la conscience claire à la sortie de guerre, nʼa rien à voir avec ce qui pouvait en être, de lʼun et de lʼautre, au début du conflit. Lʼanachronisme et ses bévues, ou ses manipulations mensongères, menacent quand on ne sait plus penser le passé quʼà partir des seules lunettes et préoccupations du présent. Ensuite, pendant la guerre, et le phénomène sʼest accentué au cours des années, la France ne peut plus être identifiée à un espace commun. Disloqué par lʼexode, mutilé par lʼarmistice, le pays est de plus en plus contrasté, compartimenté, éclaté, jusquʼà être pulvérisé à la Libération. Pendant lʼété 1944, chaque petit morceau du territoire vit sa propre histoire, coupé dʼun ensemble lui-même constitué dʼîlots isolés avec, au-delà de la multitude des drames privés, des différences considérables entre le sort collectif des uns et des autres. Parler de la France au singulier à ce moment-là nʼa plus guère de sens.

Historiographie : ruptures et ajustements

  • 3 La remarque ne diminue en rien les apports décisifs dʼhistoriens comme lʼAllemand Ernst Jä (...)

4À travers ses centres dʼintérêt, ses priorités successives et son évolution, lʼhistoriographie de la période est un des miroirs où se lisent les tensions précédemment mentionnées. Contrairement à lʼidée reçue, maintes fois entendue, selon laquelle la volonté de percer des « secrets honteux » ne pouvait venir que dʼhistoriens étrangers3, un travail considérable a été mené sur cette période. Toutefois, devant lʼimmensité du champ, les centres dʼintérêt ont suivi une progression étroitement dépendante de la demande sociale, de la sensibilité et des interrogations de lʼair du temps, avec leurs phénomènes de mode, leurs effets de prisme et leurs angles morts. On touche là au problème général de toute histoire du très contemporain, celle des années 1940 ne faisant pas exception, loin de là.

  • 4 Le CH2GM poursuivait le travail entrepris par la Commission dʼhistoire de lʼOccupation et (...)
  • 5 Parmi eux : Christian Bougeard, Robert Frank, Jean-Marie Guillon, Pierre Laborie, François (...)

5Trois grandes phases peuvent grossièrement résumer les étapes de cette évolution. De la Libération à la fin des années 1970, en mettant à part la multitude de récits, chroniques, mémoires et publications à vocation historique, de valeur inégale, qui relevaient dʼinitiatives individuelles – comme les livres de Robert Aron, dʼHenri Noguères, ou la série à succès due au journaliste-historien Henri Amouroux –, le travail de recherche était mené, pour lʼessentiel, dans le cadre du Comité dʼHistoire de la deuxième guerre mondiale (CH2GM)4. Il était dirigé par Henri Michel, Directeur de recherche au CNRS. Parmi les historiens de renom qui ont siégé dans les conseils scientifiques des institutions successives antérieures au CH2GM on relève les noms dʼEdouard Perroy, de Lucien Febvre, dʼErnest Labrousse, de Pierre Renouvin ou, plus tard, de René Rémond. Les objectifs prioritaires concernaient la constitution de fonds dʼarchives sur la Résistance (pour des raisons de sécurité on croyait alors, à tort, à lʼabsence de traces écrites), lʼétude des Mouvements clandestins et de la presse, les enquêtes auprès des acteurs, lʼhistoire politique et diplomatique de Vichy, celle des organisations et du personnel de la collaboration, celle de la déportation politique en camp de concentration (Buchenwald, Dachau, Ravensbrück, Mauthausen…) sans distinction particulière autre que le terme de déportation raciale pour nommer le génocide des juifs dans les centres de mise à mort comme Auschwitz-Birkenau. Lʼintérêt porté aux dissensions et aux conflits de pouvoir entre les deux organisations de masse qui sʼidentifiaient à la Résistance (gaullistes et communistes) complétaient lʼessentiel du tableau. Ajoutons cependant que le CH2GM a encouragé, soutenu et permis – en facilitant par dérogation lʼaccès à des sources réputées non communicables – le travail de jeunes chercheurs qui ont contribué au renouvellement des problématiques sur la période5.

  • 6 Choc amplifié par le refus de lʼORTF de le projeter à la télévision. Cʼest en 1981, après (...)
  • 7 Le discours de Jacques Chirac qui, le 16 juillet 1995, reconnaît la responsabilité de la F (...)

6Une rupture dans lʼordre des priorités intervient au cours des années1970, sous lʼinfluence de facteurs convergents. Le caractère iconoclaste des événements de mai 1968, le retrait de la vie politique puis la mort du général de Gaulle en 1970, le choc provoqué par la sortie du film Le Chagrin et la Pitié en 19716, la publication du livre de lʼhistorien américain Robert Paxton en 1973, lʼaffirmation identitaire dʼune mémoire juive – dʼautant plus douloureuse que la responsabilité de lʼÉtat français dans le sort tragique des juifs déportés de France nʼétait pas reconnue – expliquent le basculement historiographique qui va se révéler décisif. Il se traduit sur le plan institutionnel par la disparition du CH2GM et par la création dʼun nouveau laboratoire du CNRS, lʼInstitut dʼhistoire du temps présent (IHTP). Si ce dernier devait poursuivre le travail du CH2GM, ses ambitions allaient très au-delà, à la fois dans les contenus, les méthodes, les objectifs et dans le renouvellement des chercheurs. Pour faire court on peut dégager les axes majeurs qui ont émergé à partir des années 1980. Sans être négligée, lʼhistoire de la Résistance perd la place centrale quʼelle occupait au CH2GM. Le déplacement sʼeffectue au profit dʼun travail approfondi et novateur mené sur le régime et la France de Vichy, sur les relations entre occupants et occupés, sur la collaboration dʼÉtat et la politique dʼexclusion, sur la participation de lʼappareil dʼÉtat aux mesures de persécution qui avaient facilité la mise en œuvre de la solution finale7. Le troisième grand volet concerne lʼouverture dʼun chantier en partie inédit sur lʼusage des sources, sur le statut des témoins et des témoignages, sur les rapports parfois périlleux entre histoire et mémoire, entre acteurs et historiens.

  • 8 Cf. les ouvrages que Daniel Cordier et Jean-Pierre Azéma lui ont consacrés.

7À partir des années 1990 et au début du XXIe siècle, les tendances qui se dessinent marquent des ajustements ponctuels. Des travaux sont entrepris sur le fonctionnement et les effets du système dʼoccupation, exagérément effacés jusque-là par la volonté de tout recentrer sur Vichy. La Résistance retrouve un regain dʼintérêt mesuré mais elle donne lieu à des approches divergentes. Une vision politico-militaire principalement consacrée à lʼefficacité des modes dʼaction, aux problèmes dʼorganisation, aux conflits internes et aux grandes figures – à lʼexemple de lʼimportante production consacrée à Jean Moulin8 – continue à prendre le pas sur des analyses qui privilégient la dimension sociale du phénomène. Celle-ci, à distance de la « guerre des chefs », conçoit en effet la Résistance comme un processus en construction progressive, dans un tissu de complicités modestes, anonymes, mais multiples et qui prennent sens dans leur expression collective. Enfin, la singularité de lʼextermination génocidaire a permis de donner des bases conceptuelles moins approximatives à la répression et à la déportation en distinguant camps dʼinternement, camps de concentration et centres dʼextermination, et en différenciant déportation de persécution (pour ce quʼils sont) et déportation de répression (pour ce quʼils ont fait). Si le sort des juifs déportés de France tient désormais une place éminente dans toute approche de la période, lʼusage de lʼévénement dans le discours réducteur des medias a pu conduire à un effacement de lʼimportance de la déportation de répression. Sans chercher à comparer à lʼidentique ce qui ne peut pas lʼêtre, des travaux actuels de jeunes chercheurs sʼemploient à fournir des bases de données permettant à la déportation en camp de concentration dʼêtre reconnue et évaluée à sa juste mesure.

Vivre sous lʼoccupant : un univers de contrastes

  • 9 Je fais en particulier référence au pillage méthodique des richesses du pays, œuvres dʼart (...)

8Là encore, devant lʼampleur dʼune question impossible à appréhender dans ses multiples aspects, dont beaucoup sont dʼailleurs largement connus9, je mʼen tiendrai à quelques traits significatifs. Avec, auparavant, une observation préalable sur lʼimportance du choix des mots, moins que jamais anodins en raison de ce quʼils peuvent induire : Vivre sous la domination de lʼoccupant, nʼest pas vivre à ses côtés, moins encore avec lui. Continuer à vivre malgré les contraintes de lʼOccupation ne signifie pas sʼen accommoder, ni consentir à la sujétion.

  • 10 La France de Vichy nʼest pas un pays belligérant, mais la participation au combat des Forc (...)
  • 11 400.000 morts pour Royaume-Uni (dont environ un quart de civils), 300.000 morts pour les É (...)
  • 12 À lʼexception du Japon, de lʼex URSS et, de façon moindre, de lʼAllemagne et du Royaume-Un (...)
  • 13 Si les 45 000 prisonniers de guerre décédés en captivité sont comptabilisés comme « victim (...)
  • 14 Pour être complet, il faudrait y ajouter les dizaines de milliers de malades mentaux morts (...)

9Même si le chiffre de 600 000 morts longtemps avancé est aujourdʼhui revu à la baisse, avec des estimations inférieures de 10 %, le bilan humain reste très lourd pour un pays qui ne participait plus directement à la guerre depuis lʼarmistice de juin 194010. Le Royaume-Uni et les États-Unis, par exemple, sortent moins éprouvés de la guerre11. Le constat majeur à retenir – caractéristique quasi générale du second conflit mondial dans les territoires touchés par les opérations12 – tient dans le nombre considérable des victimes civiles, nettement supérieur aux pertes militaires13. Les 110 000 morts en déportation, dont 75 000 juifs étrangers et français, les plus de 100 000 tués lors des opérations de guerre – dont au moins 60 000 victimes des bombardements massifs effectués principalement par les Alliés –, les 40 000 travailleurs morts en Allemagne (forcés ou volontaires), les « fusillés », les otages, les victimes de massacres lors de la multiplication des représailles allemandes en 1944, les exécutions de lʼépuration constituent lʼessentiel des secteurs où on dénombre les pertes civiles les plus notables14. Leur importance et leur diversité expliquent lʼexistence dʼun sentiment général de souffrance et de deuil, au-delà de situations objectivement très inégales. Cette représentation a été amplifiée par un effet de proximité. En effet, les tragédies les plus meurtrières (représailles collectives, bombardements, drames des non retours de déportation), parce que proches dans le temps, ont pris une place déterminante dans les souvenirs douloureux les plus marquants.

  • 15 Joseph Darnand, Marcel Déat, Philippe Henriot.
  • 16 Sur ces problèmes, je me permets de renvoyer à « Les Français du penser-double » dans Les (...)
  • 17 Lʼhiver qui commence à la fin de 1943 dans la désillusion (un débarquement était espéré à (...)
  • 18 Certaines professions, comme les employés de la Poste ou des chemins de fer, contraignent (...)
  • 19 Société allemande de production de films.

10Dans ce rapide tour dʼhorizon, il faut mettre lʼaccent sur des phénomènes culturels peu visibles, difficilement mesurables, mais dont les effets pèsent sur les conduites ordinaires du quotidien et les modifient. Ils découlent de la situation « unique » que vit la France pendant cette période. Rudement occupée et réprimée – de plus en plus durement à partir de la fin de 1943 – elle est gouvernée par des hommes qui soutiennent la cause de ses oppresseurs et elle est en même temps bombardée – souvent de façon aveugle – par les Alliés qui doivent la libérer ! Ajoutons au tableau lʼoppression grandissante dʼun régime policier entré dans un processus de fascisation en 1944 avec lʼarrivée de collaborationnistes au pouvoir15. Dans cette conjoncture, mais jamais revendiquées de façon explicite, des pratiques de dissimulation, des stratégies de contournement traduisent une sorte de culture du « double » où le jeu masqué de lʼêtre et du paraître devient une règle de survie, pour certains une règle de vie tout court16. Durer et survivre dans des conditions déprimantes marquées par des attentes déçues de plus en plus épuisantes17, surtout dans les grands centres urbains, multiplie les arrangements et autres « système D » qui favorisent les ambiguïtés et tendent à rendre les consciences muettes. Dʼoù, aujourdʼhui, des jugements parfois sévères sur ces formes multiples dʼadaptation, sans doute trop généralement et mécaniquement associées à des formes de complicité passive avec les oppresseurs. Quoi quʼil en soit, il convient chaque fois de remettre les conduites en perspective, spécialement en fonction des nécessités du quotidien et du degré de proximité des occupants18. Il importe surtout de retenir les contrastes considérables, selon le temps et le lieu, entre les situations vécues par les Français. Entre mille exemples, aux deux extrêmes, il ne peut y avoir rien de commun entre les stratégies de survie des femmes de prisonniers en captivité, chargées de famille, démunies, isolées, sous surveillance parce quʼérigées en symboles dʼune France vertueuse exaltée par lʼordre moral de Vichy, et les accommodements de comédiens (et comédiennes) qui jouent tous les soirs au théâtre à Paris ou qui tournent pour la Continental et voyagent en Allemagne19. Rien de commun non plus entre des paysans de Normandie qui vivent dans des zones côtières au milieu dʼune armée dʼoccupation à forte densité et des paysans du Limousin au contact de maquis avec lesquels, pendant près de deux ans, se sont tissés des liens de complicité quasi journaliers. Impossible donc, au total, de parler de la France et des Français comme dʼun bloc, univoque, homogène, écrasé dans un temps compressé, uniforme, irréel…

  • 20 Paul Claudel, Henry de Montherlant, Albert Camus, Jean-Paul Sartre.
  • 21 Marcel Pagnol, Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot, Marcel Carné, Jacques Bresson.
  • 22 Céline, Drieu La Rochelle, Rebatet, Brasillach…
  • 23 Résistants tous les deux, assez tardivement pour Malraux qui sʼengage, entre Corrèze et Lo (...)

11Toutefois, malgré ces disparités et ces difficultés qui nʼexcusent rien mais qui expliquent, la vie continue, en dépit de tout. La natalité reprend dès le milieu de 1942, lʼéducation physique dans les écoles et le sport de masse se développent en poursuivant lʼhéritage du Front populaire, la lecture et la fréquentation des loisirs sont en hausse (bibliothèques, journaux féminins, cinéma, théâtre), Paris devient un centre touristique recherché pour les soldats allemands en permission, la mode reprend ses droits et on laisse entendre que « rester belle est une façon de résister »… Il faudrait encore pouvoir évoquer la grande période de création pour le théâtre20, lʼexceptionnelle fécondité du cinéma français des années de guerre21, la bonne santé de lʼédition où voisinent des écrivains favorables à la collaboration22 et des auteurs qui publient à la fois sous le contrôle de la censure et de façon clandestine (Camus, Mauriac, Aragon, Sartre…). Dʼautres, en revanche, comme Malraux ou René Char23, refuseront dʼêtre édités dans une France occupée. Une nouvelle fois, là comme ailleurs, cʼest la même complexité et la même difficulté à tracer des frontières tout en se gardant de tout relativiser et niveler.

Le problème des comportements

  • 24 À la différence de la plus grande partie des questions qui ont fait lʼobjet de travaux sur (...)

12La question de savoir comment les Français se sont comportés sous Vichy et lʼOccupation est celle qui revient inlassablement dans le débat public avec, au bout du compte, en dépit des années, le même mélange de volonté sincère de savoir, dʼa priori, de poncifs et de convictions arrêtées. Peut-être parce que les historiens répètent quʼaucune réponse globale satisfaisante nʼest possible dans ce domaine, les références au savoir établi y sont lointaines et approximatives24. Quand elle est évoquée ou convoquée à lʼappui dʼun jugement sans appel sur le passé, lʼhistoire est le plus souvent instrumentalisée. Lʼabsence dʼune base fiable de connaissances nʼa pourtant pas empêché lʼémergence dʼune vulgate où lʼaffirmation sans réplique lʼemporte sur la prudence critique.

  • 25 De lʼextrême gauche à lʼextrême droite, les commentaires élogieux sont éloquents. Face à c (...)
  • 26 Lʼapport fondamental de lʼouvrage de Robert Paxton (La France de Vichy, Points Histoire, 1 (...)

13Après la légende rose, souvent caricaturée par ses détracteurs, qui décrivait une France unanimement dressée contre lʼoccupant, et qui ne faisait des compromissions de Vichy quʼune parenthèse à oublier, la couleur dominante a viré au noir puis au gris. La rupture est intervenue à partir des années 1970. Elle sʼest produite en liaison avec le tournant historiographique précédemment mentionné, mais elle a été plus directement provoquée par lʼonde de choc médiatique du film Le Chagrin et la Pitié et ses effets en chaîne. En allant au-delà des intentions de Marcel Ophuls qui voulait avant tout réagir contre le conformisme de la télévision « gaulliste », le statut de grande leçon dʼhistoire faisant enfin surgir la vérité – cachée jusque-là – fut décerné à son documentaire25. Au même moment, une lecture sélective du livre de Paxton26 qualifiant un peu vite les Français de « collaborateurs fonctionnels » jusquʼen 1943 renforçait lʼimage noire dʼune France glauque, lâche et amnésique, celle des « tous collabos » complices de lʼoccupant et des infamies de Vichy. Pour le discours dominant, les Français, en majorité, étaient restés pétainistes jusquʼau débarquement de juin 1944 et la Résistance ne représentait quʼune infime minorité en marge de la nation.

  • 27 On peut remarquer lʼusage qui est fait des pourcentages dont on ne connaît pas la provenan (...)

14Le contenu de la vulgate actuelle sʼest construit à partir des années 1990. Il indique une légère évolution et fait succéder la grisaille à la noirceur. On le trouve exprimé dans le film Été 44 de Patrick Rotman, diffusé à de nombreuses reprises à la télévision. Les Français sʼy partagent en trois groupes : les résistants, les collaborateurs et la masse attentiste. Les deux minorités opposées, dʼimportance égale, regroupent chacune environ 10 % de la population et encadrent un ventre mou où 80 % de Français, derrière le Maréchal, attendent passivement un sort meilleur. Cette représentation des Français « ni-ni » est régulièrement reprise, comme allant de soi, dans la pensée conforme mémorio-médiatique. Ainsi, en 2009, les auteurs de la série télévisée à succès « Un village français » déclaraient avoir voulu sʼintéresser aux 95 % des Français qui nʼavaient été ni collaborateurs ni résistants27.

  • 28 Dans la masse, un sort particulier doit être fait au « contrôle technique », formule passe (...)

15Bien entendu, rose, noire ou grise, binaire ou ternaire, aucune de ces visions nʼest historiquement acceptable. Sʼil nʼy a pas de réponse simple aux multiples questions emboîtées que soulève lʼétude des attitudes collectives, lʼhistoire peut cependant proposer des éléments dʼintelligibilité et opposer quelques certitudes aux poncifs habituellement repris. Il ne sʼagit évidemment pas de contester seulement un point de vue par un autre, mais de sʼappuyer sur les sources disponibles, en se méfiant des regards inversés. Elles existent, elles sont nombreuses, elles viennent dʼorigines diverses et on peut les faire parler en tenant compte de ce que fut leur mode de production28. Tout en redisant quʼil nʼy a pas une image-type de la France moyenne ou du Français moyen (réalités introuvables) qui décriraient des modèles généralisables et applicables à la durée de la guerre, quelques repères et lignes de force peuvent être mis en évidence.

  • 29 La poignée de main entre Adolf Hitler et Philippe Pétain à Montoire (24 octobre 1940) a ét (...)
  • 30 Cʼest dʼailleurs à ce moment là, le 22 juin 1942, que Pierre Laval prononce la phrase célè (...)
  • 31 Disjonction que le vocabulaire des historiens exprime, selon les auteurs, par la différenc (...)

16Lʼhostilité à la présence dʼune armée dʼoccupation a été constante et, très vite29, la très grande majorité de la population, dans les deux zones, a rejeté la politique de collaboration. Elle ne reviendra jamais sur ce choix, y compris quand, à la fin de 1941 ou au printemps 1942, les événements semblent montrer que la puissance de la machine de guerre nazie la rend invincible30. Ce refus est étroitement lié à celui de Pierre Laval, jugé responsable de cette politique. Lʼidée quʼun désaccord existe entre le « vainqueur de Verdun » et le chef de son gouvernement est une des raisons qui expliquent le phénomène dʼopinion caractéristique de la période : la dissociation entre un attachement de type religieux à la personne du Maréchal et la non adhésion à la politique menée en son nom, contradiction qui nʼest pas vécue comme telle par les contemporains, contre toute logique31. Avec des nuances, et au moins jusquʼà lʼautomne 1942, avec lʼémergence dans la conscience collective dʼune collusion effective entre Vichy et lʼAllemagne nazie, cette ambivalence, partout présente, témoigne de la complexité du temps et de la difficulté à saisir le sens véritable des comportements à partir de leur seule manifestation explicite. Dans le même esprit, lʼattentisme général, régulièrement évoqué, ne peut pas être perçu non plus sous une couleur unique et automatiquement interprété comme de la complicité passive. Les conduites de nécessité et autres stratégies de contournement méritent des approches moins sommaires, sans parler des leçons facilement données dʼune position confortable… Si lʼon en vient enfin à la place faite à la Résistance, lʼéquivalence avec le camp de la collaboration, posée par la vulgate, – en admettant même quʼelle soit justifiée en termes dʼeffectifs, ce qui reste à prouver – fait totalement abstraction de lʼessentiel, lʼimplantation dans le tissu social, sans le moindre rapport dans les deux cas. Si certaines actions armées de maquis jugées irresponsables ont fait parfois lʼobjet de critiques sur le plan local, la Milice a été haïe partout et les Français ne se sont jamais reconnus en elle.

  • 32 En référence à un propos célèbre du Président Georges Pompidou interrogé lors dʼune confér (...)

17La réflexion menée au long de ces pages amène, pour finir, à revenir sur la nécessité, pour entrer dans « ces temps où les Français ne sʼaimaient pas »32, de sortir du prêt à penser et de lʼusage confirmé des catégories habituellement utilisées dans lʼapproche du passé. Lʼobservation vaut pour les historiens. Elle vaut pour tous ceux qui sʼefforcent de comprendre la complexité dʼun monde resté familier par sa proximité et son évocation permanente, mais pourtant éloigné du nôtre, immensément, en tout. Un monde et un temps qui doivent être interrogés du présent, mais quʼil faudrait aussi pouvoir observer et restituer dans leur étrangeté. Un univers autre, fait de singularités imbriquées, où il faut patiemment essayer de retrouver les codes en partie perdus qui donnaient accès à son intelligibilité. Ils en détiennent toujours des clés, souvent indispensables. À vouloir les ignorer ou passer outre on se condamne à perpétuer errements, faux débats, incompréhensions et malentendus.

Notes

1 Aux yeux de certains commentateurs ou essayistes, cette banalité (pour les historiens) peut devenir suspecte quand il sʼagit de la France de Vichy. Chercher à comprendre signifierait chercher à excuser. « Comprendre » renvoie ici, évidemment, au sens où lʼentendaient par exemple Marc Bloch et Lucien Febvre, celui dʼun apport dʼintelligibilité, exprimé en toute indépendance dʼesprit, extérieur à toute forme dʼapprobation.

2 Initiés en France par Serge Klarsfeld. Les deux volumes de son Vichy-Auschwitz paraissent chez Fayard en 1983 et 1985. Ils seront suivis de nombreuses publications dont la somme que représente Le calendrier de la persécution des juifs en France, 1940-1944, édité par lʼauteur et lʼassociation des Fils et Filles des Déportés Juifs de France en1993.

3 La remarque ne diminue en rien les apports décisifs dʼhistoriens comme lʼAllemand Ernst Jäckel, les Américains Robert O. Paxton, Peter Novick, John F. Sweets, le Canadien Michael Marrus, les Anglais Harry Roderick Kedward, Julian Jackson, le Suisse Philippe Burrin, les Israéliens Asher Cohen et Lucien Lazare… pour ne citer que ceux-là.

4 Le CH2GM poursuivait le travail entrepris par la Commission dʼhistoire de lʼOccupation et de la Libération de la France (CHOLF) créée le 20 octobre 1944 par décision du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Voir Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse, Points Histoire, 2005.

5 Parmi eux : Christian Bougeard, Robert Frank, Jean-Marie Guillon, Pierre Laborie, François Marcot, Jacqueline Sainclivier, Dominique Veillon.

6 Choc amplifié par le refus de lʼORTF de le projeter à la télévision. Cʼest en 1981, après lʼélection de François Mitterrand à la Présidence de la République, que le film documentaire de Marcel Ophuls sera diffusé sur FR3, les 28 et 29 octobre, et vu par 15 millions de téléspectateurs.

7 Le discours de Jacques Chirac qui, le 16 juillet 1995, reconnaît la responsabilité de la France (« la France, ce jour-là, accomplissait lʼirréparable ») en sera un des aboutissements.

8 Cf. les ouvrages que Daniel Cordier et Jean-Pierre Azéma lui ont consacrés.

9 Je fais en particulier référence au pillage méthodique des richesses du pays, œuvres dʼart y compris, à lʼabsence des 1.500.000 prisonniers de guerre, aux départs forcés en Allemagne (STO), à tout ce qui concerne la vie socio-économique, la pénurie avec ses queues interminables, ses cartes dʼalimentation et ses « ersatz », les extraordinaires difficultés de déplacement, les restrictions et ses adaptations (le troc, le gazogène…) le marché gris et noir, les inégalités sociales insupportables qui en découlent. Un seul exemple : le prix dʼune livre de café à Paris représente le quart du salaire mensuel dʼun employé cadre moyen !

10 La France de Vichy nʼest pas un pays belligérant, mais la participation au combat des Forces françaises libres (FFL), de lʼarmée dʼAfrique à partir de 1943, les actions de guérilla en métropole et lʼengagement des troupes françaises dans les opérations de libération à lʼété 1944 puis lors de lʼentrée en Allemagne rappellent lʼexistence de « deux France ».

11 400.000 morts pour Royaume-Uni (dont environ un quart de civils), 300.000 morts pour les États-Unis (pertes militaires à 100 % ou presque).

12 À lʼexception du Japon, de lʼex URSS et, de façon moindre, de lʼAllemagne et du Royaume-Uni.

13 Si les 45 000 prisonniers de guerre décédés en captivité sont comptabilisés comme « victimes civiles » le total des victimes civiles représente environ 60 % du nombre total des morts (de 530 à 540 000 morts selon lʼévaluation actuelle). Le pourcentage tombe à environ 55 % si on les ajoute aux 200 000 soldats morts au combat. Ce dernier chiffre inclut les 30 à 35 000 « malgré nous », Alsaciens et Mosellans incorporés dans la Wehrmacht (130 000 au total).

14 Pour être complet, il faudrait y ajouter les dizaines de milliers de malades mentaux morts de malnutrition, et parfois de famine dans les asiles (40 000 ?), ainsi que les 14 000 déportés morts prématurément dans les années qui ont suivi leur retour. Sur le premier point, lire Isabelle von Bueltzingsloewen, LʼHécatombe des fous, La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous lʼOccupation, Aubier, 2007.

15 Joseph Darnand, Marcel Déat, Philippe Henriot.

16 Sur ces problèmes, je me permets de renvoyer à « Les Français du penser-double » dans Les Français des années troubles, Points Histoire, 2003.

17 Lʼhiver qui commence à la fin de 1943 dans la désillusion (un débarquement était espéré à lʼautomne) est le cinquième hiver de guerre.

18 Certaines professions, comme les employés de la Poste ou des chemins de fer, contraignent à des contacts permanents avec les Allemands sur les lieux de travail.

19 Société allemande de production de films.

20 Paul Claudel, Henry de Montherlant, Albert Camus, Jean-Paul Sartre.

21 Marcel Pagnol, Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot, Marcel Carné, Jacques Bresson.

22 Céline, Drieu La Rochelle, Rebatet, Brasillach…

23 Résistants tous les deux, assez tardivement pour Malraux qui sʼengage, entre Corrèze et Lot, à partir du printemps 1944.

24 À la différence de la plus grande partie des questions qui ont fait lʼobjet de travaux sur la période.

25 De lʼextrême gauche à lʼextrême droite, les commentaires élogieux sont éloquents. Face à ce raz de marée, des voix autorisées comme celle de Simone Veil ou de Germaine Tillion, sont restées inaudibles.

26 Lʼapport fondamental de lʼouvrage de Robert Paxton (La France de Vichy, Points Histoire, 1997) ne tient pas à son analyse discutable de lʼopinion – aspect secondaire du livre – mais à son étude magistrale de la collaboration dʼÉtat menée à lʼinitiative de Vichy.

27 On peut remarquer lʼusage qui est fait des pourcentages dont on ne connaît pas la provenance. Les surprises ne manquent pas quand on regarde les chiffres avec un œil un peu critique. Même en ne prenant en compte que la population adulte (précision non apportée), le passage de 20 % à 5 % pour lʼensemble supposé des résistants et des collaborateurs représente une différence de plusieurs millions… un détail !

28 Dans la masse, un sort particulier doit être fait au « contrôle technique », formule passe-partout qui dissimule le contrôle secret des correspondances privées. Des millions de lettres ont été ouvertes à la vapeur, analysées, refermées et acheminées vers leurs destinataires. Le viol de la correspondance a souvent permis aux autorités de prendre des mesures de répression contre des personnes dont lʼentourage a pu croire quʼelles avaient été dénoncées. Dʼoù, dans une certaine littérature à sensation, le cliché (un de plus…) faisant état de millions de Français dénonciateurs.

29 La poignée de main entre Adolf Hitler et Philippe Pétain à Montoire (24 octobre 1940) a été décisive.

30 Cʼest dʼailleurs à ce moment là, le 22 juin 1942, que Pierre Laval prononce la phrase célèbre : « Je souhaite la victoire de lʼAllemagne parce que, sans elle, le bolchevisme, demain, sʼinstallerait partout ».

31 Disjonction que le vocabulaire des historiens exprime, selon les auteurs, par la différence à faire entre « maréchalisme » et « vichysme », ou entre pétainisme et vichysme.

32 En référence à un propos célèbre du Président Georges Pompidou interrogé lors dʼune conférence de presse le 21 septembre 1972, après la grâce quʼil avait accordée, en novembre 1971, au milicien Paul Touvier.

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