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Villa 3. Histoire et archéologie des sociétés de la Vallée de L’Èbre (vii-xie siècles)

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Philippe Sénac

Histoire et archéologie des sociétés de la vallée de l’Ebre (viie-xie siècle) : quelques remarques et orientations de recherche

Philippe Sénac

Texte intégral

1Avant toute chose, je tenais à vous souhaiter la bienvenue et vous remercier d’avoir accepté de participer à ce troisième colloque de la série Villa. Je tenais également à remercier les institutions qui ont permis la réalisation de ces journées, à commencer par le Departamento de Cultura del Gobierno de Aragón et son directeur Jaime Vicente, la Casa de Velázquez et son directeur Jean-Pierre Etienvre, mais également toutes celles qui ont collaboré à ce projet, c’est-à-dire le Framespa de l’université de Toulouse 2, la Diputaciôn Provincial de Huesca, et l’Ayuntamiento de Zaragoza qui nous accueille dans ce luxueux Centro de Historia. Mes remerciements s’adressent enfin à titre plus personnel à tous ceux qui ont participé à l’organisation de ces journées, c’est-à-dire Daniel Baloup, directeur des études anciennes et médiévales à la Casa de Velázquez, Sergio Castillo, técnico de cultura del Gobierno de Aragón et José Miguel Pesqué, jefe de Cultura de la Diputaciôn Provincial de Huesca. Qu’ils reçoivent ici le témoignage de mon amitié.

Un nouveau villa

  • 1 Le dernier volume de la série a été publié récemment : Castrum 8. Le château et la ville. Espaces e (...)
  • 2 Villa 1 : De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (IVe-XIe siècle) : les habitats ru (...)
  • 3 Villa 2 : Villes et campagnes de Tarraconaise et d’al-Andalus (VIe-XIe siècle) : la transition, Tou (...)
  • 4 B. Travis, La taifa de Dénia et la Méditerranée Ve-XIe siècle, Université de Toulouse 2-Le Mirail, (...)
  • 5 J. B. Sarr, La Granada zirí (1013-1090), Análisis de una taifa andalusi, Université de Grenade, 200 (...)

2Nous inaugurons donc ce matin une nouvelle session de la série Villa toujours conçue comme un prolongement régional des colloques Castrum animés par Pierre Toubert1. A titre de rappel, le colloque Villa 1, organisé à Madrid au mois de mars 2004, avait été consacré aux habitats ruraux2, le Villa 2, organisé en octobre 2006 à Saragosse, concernait la question de la transition et le rapport villes campagnes3, et le colloque qui s’ouvre aujourd’hui se propose d’aborder l’étude des sociétés qui peuplèrent la vallée de l’Ebre depuis la fin de l’époque wisigothique jusqu’au temps des taifas, récemment éclairé par la thèse de Bruce Travis sur la taifa de Denia4 et celle de Bilal Sarr sur Grenade à l’époque ziride5.

3A la différence des réunions précédentes où l’organisation des séances reposait sur une progression géographique, c’est en fonction de critères chronologiques que se dérouleront cette fois-ci nos journées. Trois moments distincts ont ainsi été retenus pour mieux apprécier les évolutions en cours : d’abord, les derniers temps de la monarchie wisigothique, puis l’époque de l’islamisation jusqu’à la fin de l’émirat omeyyade, et enfin les Xe et XIe siècles marqués par la fitna et les débuts de la reconquista. Conformément à une coutume jusque-là scrupuleusement respectée, les communications seront complétées par des interventions extérieures à la vallée de l’Ebre afin de permettre d’indispensables comparaisons, qu’il s’agisse du Sharq alAndalus (Carolina Domenech), des Asturies (José Avelino Gutiérrez) ou du Gharb alAndalus (Pierre Guichard). Il aurait sans doute été nécessaire d’étendre ces comparaisons à d’autres régions de l’Occident musulman, comme le Maghreb ou la Sicile, et cette lacune sera comblée lors du prochain colloque Villa.

4En l’instant, notre rencontre s’est fixée pour objectif de poursuivre le croisement des textes et de l’archéologie en dressant un bilan des recherches les plus récentes concernant les sociétés de ce Nord Est péninsulaire. Comme on le sait, la bibliographie relative à ces régions s’avère considérable, même si les études consacrées au versant musulman témoignent encore d’un retard sensible au regard des travaux concernant les terres soumises aux chrétiens, qu’il s’agisse de la Catalogne, de l’Aragon ou de la Navarre. C’est pour tenter de réduire ce déséquilibre que ce colloque a vu le jour tout en associant à l’enquête plusieurs spécialistes du haut Moyen Age représentés ici, en l’absence de Josep Maria Salrach, par Julia Justes et Ignacio Royo, Marta Sancho, Ramón Marti, Jordi Gibert, Cristian Folch et Jordi Bolós. Pour orienter nos travaux, je ne justifierai pas le cadre chronologique proposé dans la mesure où le haut Moyen Age constitue depuis toujours le champ d’étude privilégié des colloques Villa, mais le choix de la vallée de l’Ebre et l’apport de l’archéologie à l’histoire des sociétés méritent quelques remarques préliminaires...

La vallée de l’Ebre

5En premier lieu la vallée de l’Ebre, encore désignée sous le nom de Marche Supérieure ou de Tarraconaise lors de nos précédentes rencontres. Naturellement, ce choix ne s’explique pas seulement par la beauté de ses paysages ou du fait des relations amicales qui se sont nouées depuis de nombreuses années entre le Framespa, la Casa de Velázquez et les universités de Saragosse, de Lérida et de Barcelone. Il résulte principalement de ce que cet espace constitue un véritable laboratoire pour tous ceux qui s’intéressent aux formations sociales antérieures à l’an mil.

  • 6 M. J. Viguera, Aragón musulmán, Saragosse, 1981 ; E. Manzano, La frontera de al-Andalus en época de (...)

6Pour plusieurs raisons. D’abord parce que ces régions bénéficient d’un éclairage particulier au regard du reste de la péninsule. Comme plusieurs auteurs l’ont déjà souligné, tels que Maria Jesús Viguera ou Eduardo Manzano6, les terres connues sous le nom de thaghr al-Aqsâ ou de thaghr al-A ‘lâ, sont évoquées par des sources arabes variées, qu’il s’agisse de chroniques, d’ouvrages de géographie, ou de biographies de juristes qu’étudiera Yann Dejugnat. Aucune fatwa émanant de ces régions ne semble avoir été conservée, mais on rappellera cependant que le Kitâb Tarsî’ al-Akbâr du chroniqueur al-‘Udhrî évoque à plusieurs reprises l’existence d’un manuscrit intitulé Tawârikh al-Thaghr (les Annales de la Marche). Le titre même de ce manuscrit traduit bien l’importance que revêtait la Marche Supérieure au regard des autres thughûr d’alAndalus et il n’en pas inutile d’ajouter que la Djamharât ansâb al- ‘arab de Ibn Hazm précise que les grandes familles musulmanes de la Marche Supérieure, comme les Banû Qasî, les Banû al-Tawîl et les Banû Tudjîb, firent également l’objet d’histoires et de généalogies, genres littéraires peu fréquents dans l’Occident musulman.

  • 7 P. Bonnassie, « Sur les ‘origines’ de la Catalogne : quelques remarques et orientations de recherch (...)
  • 8 J. Bolós et J. Moran, Repertori d ’Antroponims Catalans, Barcelone, 1994.

7Complétant les informations fournies par les sources arabes, les documents latins relatifs à la vallée de l’Ebre se montrent plus abondants encore, en particulier en Catalogne, comme le soulignait autrefois Pierre Bonnassie7. Leur profusion est telle que leur dépouillement a même permis l’élaboration d’un remarquable corpus anthroponymique dressé par Jordi Bolòs et Josep Morán8. Si le nombre de documents antérieurs à l’an mil s’avère considérablement plus réduit pour l’Aragon et la Navarre et si la documentation ne devient ici vraiment consistante qu’une fois passé le règne de Sanche III le Grand (1004-1035), il n’empêche que l’ancien royaume de Pampelune bénéficie pourtant d’un document exceptionnel, les Généalogies de Roda du Codex Rotense, véritable reflet des élites nobiliaires de ce temps et des liens étroits qui unissaient les potentes de part et d’autre des Pyrénées. En somme, sur le plan de l’écrit, et bien que située à la périphérie d’al-Andalus et de l’Occident chrétien, la vallée de l’Ebre jouit d’une situation relativement privilégiée, d’autant que des sources étrangères à ce secteur, comme les annales franques ou la Vita Hludowici, apportent encore quelques lueurs complémentaires.

  • 9 Ph. Sénac, La Frontière et les hommes. Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la (...)
  • 10 P. Chalmeta, « El concepto de Tagr », La Marche supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien, Mad (...)
  • 11 J. Lomba, El Ebro, puente de Europa. Pensamiento musulmán y judio, Saragosse, 2002.
  • 12 Las Sociedades de Frontera en la España medieval, Saragosse, 1993.

8Le deuxième motif justifiant l’intérêt porté à la vallée de l’Ebre réside dans le fait que cette région constitue une terre de frontière tant du côté chrétien que du côté musulman, et que c’est même là, en 1059, dans le testament de Ramire Ier d’Aragon que surgit pour la première fois dans l’Occident chrétien le mot frontera9. On objectera avec Pedro Chalmeta que tout al-Andalus fut une terre de frontière10 et qu’alAndalus connaissait d’autres thughûr, mais il n’empêche que nulle part ailleurs dans la péninsule Ibérique la ligne de partage séparant chrétiens et musulmans ne fut aussi stable et durable, à plus forte raison si l’on met de côté les quelques progrès territoriaux enregistrés par Sancho Garcés Ier (905-925) dans la Rioja qu’évoquera Marie-Béatrice Mounier. Or, véritable « Puente de Europa », pour reprendre la formule employée par Joaquín Lomba11, la frontière me semble constituer un milieu particulièrement propice à l’étude des sociétés chrétiennes et musulmanes. Conformément à la notion d’« effet de bordure » ou « de lisière » utilisée en écologie, la frontière, qu’elle soit zonale ou linéaire, forme en effet un lieu où les spécificités de chaque communauté se dessinent davantage qu’ailleurs, à la manière d’écosystèmes. En d’autres termes, ce qui doit nous intéresser maintenant n’est plus « la frontière et les hommes », mais « les hommes de la frontière » ou encore, pour reprendre le titre d’un séminaire organisé à l’université de Saragosse, « las sociedades de frontera »12. Leur étude n’en est pas moins complexe puisque si les chartes latines permettent d’appréhender l’ensemble de l’édifice social, les sources arabes ignorent généralement les campagnes et les populations rurales, rendant ainsi indispensable l’apport de l’archéologie.

  • 13 M. Bonner, Aristocratie violence and holy War. Studies in the jihad and the arab-Byzantine frontier (...)
  • 14 P. Guichard, « Orientalidad y especificidad del poder en al-Andalus », Año 1000, año 2000 : dos mil (...)

9Relativement bien éclairée, terre de frontière, la vallée de l’Ebre présente enfin une particularité qui valorise encore davantage ce champ de recherche pour l’historien comme pour l’archéologue. A l’échelle de l’ensemble du dâr al-Islâm, et malgré la distance qui les sépare, la Marche Supérieure constitue en effet avec les thughûr et les ‘awâsim du nord de la Syrie étudiés par Michael Bonner13 l’un des rares espaces où la proximité de l’ennemi fut aussi sensible. Or, l’étude comparée de ces régions frontalières révèle de troublantes similitudes. Au regard de l’expansion musulmane, il est ainsi permis de placer sur le même plan l’échec contre Byzance en 717-718 avec l’épisode de Covadonga en 718 ou l’échec devant Toulouse en 721, en tant que manifestations d’un essoufflement militaire. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle, la frontière placée face à Byzance est le théâtre de soulèvements qui rappellent les velléités autonomistes des chefs musulmans de Barcelone, de Saragosse et de Huesca. La chronologie de la mise en place des marches orientales sous le règne du calife Hârûn al-Rashîd est contemporaine de l’émergence des thughûr dans al-Andalus au début de l’émirat omeyyade et c’est très justement que Pierre Guichard associe, dès la fin du IXe siècle, l’essor des Tudjîbides et celui des Hamdanides de Jazira et de Syrie14. Pour finir, la division de la vallée de l’Ebre en plusieurs taifas rivales, comme celles de Saragosse, de Lérida ou de Tortose, mériterait, à une échelle plus réduite, d’être rapprochée de l’émiettement du califat abbasside en une multitude de petites principautés à la veille des croisades. De la sorte, à l’orée de ces journées, sans doute convient-il de ne pas oublier que l’évolution des sociétés musulmanes de la vallée de l’Ebre et d’al-Andalus doit être abordée dans le cadre plus général du monde musulman dans son ensemble, même s’il reste difficile d’associer la pression byzantine aux offensives carolingiennes ou aux premiers raids menés par les princes chrétiens.

Histoire et archéologie

10Pour mieux fixer l’enjeu de nos journées, il me revient enfin de revenir sur l’indispensable association de l’histoire et de l’archéologie et, sur ce point, deux remarques s’imposent...

  • 15 Un bon exemple est fourni par l’étude récente de Ma. C. Hernández Charro, « Agua y poblamiento.
    Nota (...)
  • 16 J. Brufal, L ’espai rural del districte musulmâ de Lleida (segles XI-XII). Espais de secá meridiona (...)

11Longtemps dominés par des études consacrées à des lieux de pouvoir, comme l’Aljafería de Saragosse ou le Castell Formos de Balaguer qu’évoqueront Carme Alós et Ramón Solé, les travaux menés depuis quelques décennies révèlent un renouveau sensible dans les méthodes et les démarches entreprises, avec une attention plus soutenue à l’égard des formes de peuplement, des habitats ruraux, des terroirs irrigués15 ou, plus récemment encore, des terres de secano situées au cœur de la thèse de Jesús Brufal16. Parallèlement aux recherches menées par plusieurs chercheurs catalans dans le domaine chrétien, comme Jordi Bolòs ou Joan Busqueta, les paysages sont même devenus un thème de prédilection pour les historiens du peuplement et les archéologues s’intéressant aux terres soumises à l’Islâm.

  • 17 Sur cette question : Ph. Sénac, La Frontière et les hommes..., p. 252-266 ; X. Eritja i Curio, « En (...)

12Dans l’état présent de la recherche, la synthèse des enquêtes réalisées révèle surtout l’existence de deux modes de peuplement distincts, voire de deux formes d’organisation sociale différentes. Dans la région de Huesca, comme autour de Saragosse, de Tudèle ou de Lérida, les travaux les plus récents traduisent la présence de pouvoirs régionaux et d’élites urbaines dont l’emprise sur les campagnes se manifeste par la construction de husûn, de sites fortifiés employant des modèles urbains, de biens habûs gérés par des mosquées urbaines ou encore d’almunias, c’est-à-dire des résidences privées ou des exploitations agricoles appartenant à des propriétaires qui exerçaient en ville des fonctions militaire, juridique ou religieuse. Leur densité semble particulièrement importante autour des villes, comme Tudèle, Saragosse, Barbastro, Huesca ou Lérida, mais également en zone rurale, comme au sud de Monzón où les actes de la fin du XIe siècle en mentionnent plus d’une centaine17.

  • 18 A. Bazzana, P. Cressier et P. Guichard, Les châteaux ruraux d’al-Andalus. Histoire et archéologie d (...)
  • 19 Ph. Sénac, « El dominio musulmán : primeras investigaciones », Historia de la ciudad de Logroño, Lo (...)
  • 20 M. Barceló, « Aigua i assentaments andalusins entre Xerta i Amposta (s. VI-XII) », II Congreso de A (...)

13A moins qu’il ne s’agisse d’un effet trompeur de la documentation, cette situation change radicalement au sud de l’Ebre, comme si les structures de peuplement s’assimilaient davantage à celles mises en évidence dans le Sharq al-Andalus et l’Andalousie par André Bazzana, Patrice Cressier et Pierre Guichard18. L’emprise urbaine y semble moins sensible et la place des communautés rurales plus forte, malgré la présence de bourgades telles que Calatayud, Daroca ou Tortose. Ainsi, au sud de l’Ebre, à Cervera del río Alhama, en 1157, un document latin évoque une algama et un conceio de moros qui rappelle ces conseils d’anciens ou de shuyûkhs mentionnés ailleurs dans la péninsule19. Vers la Méditerranée, dans la basse vallée de l’Ebre, les documents contemporains de la reconquête évoquent pour leur part la présence de toponymes tribaux comme Benifallet ou Benisanet, et les travaux menés par Helena Kirchner et Miquel Barceló au nord de Tortose traduisent bien l’existence de communautés rurales actives établies le long de l’Ebre20. Les recherches menées par Carlos Laliena et Julián Ortega près d’Alcañiz, dans la vallée du rio Guadalope, semblent assez proches de ces formes de peuplement ou la situation du hisn rappelle le cas de Dalias, dans la province d’Almeria, étudié par Patrice Cressier.

14On objectera qu’un tel clivage ne résulte peut-être que de la variété des milieux naturels et que des formes de peuplement et d’organisation sociale différentes peuvent coexister au sein d’un même espace. On objectera également que l’étude de certaines vallées septentrionales, comme celle du río Vero, entre Alquézar et Barbastro, pourrait révéler les traces de réseaux d’irrigation élaborés par des communautés rurales, tout comme dans la vallée du río Cinca, au sud de Monzón. On objectera enfin que plusieurs textes arabes signalent plusieurs centaines de qurâ dans la région de Fraga et de Lérida, ainsi que des structures de défense collectives sous la forme d’abris souterrains nommés sarâdib ou fudjdjûdj qui servaient aux habitants pour se réfugier en cas de menace. Il n’empêche que le bilan des recherches entreprises semble traduire l’existence de deux schémas de peuplement et que l’image d’un semis de petits établissements (alquerías) gravitant autour d’un refuge collectif (hisn) s’applique mal aux régions situées au nord de l’Ebre.

  • 21 P. Toubert, « Frontière et frontières : un objet historique », Castrum 4, Frontière et peuplement d (...)

15Pour expliquer ces particularités, plusieurs motifs peuvent être avancés. Le premier réside dans le fait que la situation de frontière et la proximité de la menace conduisirent l’Etat omeyyade et les pouvoirs locaux à s’investir dans ces régions, conformément à la formule de Pierre Toubert selon lequel la frontière serait un lieu de « surinvestissement de la puissance publique »21. Les terres situées au nord de l’Ebre formaient un rideau défensif face à la chrétienté et cette fonction justifiait une militarisation plus soutenue, même si en direction de la Méditerranée, dans la région de Tarragone et de Tortose, cet aspect semble avoir été moins sensible avant l’an mil.

  • 22 M. Barceló, « Assentaments berbers i àrabs a les régions del Nord-Est d’al-Andalus : el cas de l’al (...)

16Un autre facteur d’explication réside dans le faible nombre de populations arabes et berbères installées au nord de l’Ebre, impliquant ainsi l’absence de structures claniques ou tribales. Avant l’arrivée des Almoravides dans le thaghr au début du XIIe siècle, on ne perçoit vraiment la présence d’établissements berbères que le long de l’Ebre avec des sites tels que Monzalbarba (manzil barbar), près de Saragosse, la porte Cineja à Saragosse (Banû Sanhâdjd), Velilla del Ebro (Banû Malîla), Fabara, près de Caspe (Banû Hawwâra), Miknasa (Banû Miknâsa’), comme si les rives du fleuve avaient constitué un espace privilégié pour l’établissement des populations maghrébines. Ahmad al-Râzî évoque encore une forteresse du nom de Zanâta dans la région de Huesca et la présence de Banû Hawwâra est signalée à Tortose dès la première moitié du IXe siècle. Il serait naturellement excessif de faire de l’Ebre une frontière ethnique, mais il n’empêche qu’un clivage sensible semble se manifester là, même si plusieurs travaux de Miquel Barceló défendent l’idée d’une présence berbère précoce en Catalogne orientale, bien au-delà des rives de l’Ebre, comme à Mediona, Gelida ou Masquefa22.

17A mon sens, le principal facteur d’explication réside dans le rôle majeur qu’occupèrent ici les grands lignages muwallades comme les Banû ‘Amrûs, les Banû Shabrît, les Banû al-Tawîl, les Banû Khalaf et surtout les Banû Qasî qu’évoquera Jesús Lorenzo. Souvent issues d’élites d’origine locale, ces familles parvinrent à maintenir pendant près de deux siècles leur autorité sur des districts qu’elles considéraient comme leurs domaines propres, un peu à la manière de ces groupes aristocratiques andalous étudiés par Manuel Acién jusqu’à la fitna de la fin du IXe siècle. Visant principalement à contrôler des villes comme Tudèle, Huesca, Barbastro, Lérida ou Balaguer ainsi que les forteresses qui les protégeaient, ces pouvoirs locaux laissèrent se maintenir en zone rurale des structures de peuplement antérieures à la conquête et ce n’est sans doute que plus tardivement que les campagnes furent soumises à un processus d’arabisation et d’islamisation, en particulier à l’époque des Banû Tudjîb.

  • 23 De manière très suggestive, A. Bazzana et P. Guichard ne relèvent d’ailleurs aucune trace de « fron (...)

18En somme, exposées à la menace, pauvres en éléments arabes et berbères et dominées par de grands lignages muwallades, les terres situées au nord de l’Ebre semblent avoir connu des formes de peuplement distinctes de ce que les archéologues et les historiens discernent au sud du fleuve et aux abords de la Méditerranée. Cette distinction conduirait même à considérer que la basse vallée de l’Ebre ne faisait pas partie de la Marche Supérieure, conformément à une formule employée par Ibn Hayyân dans le tome V du Muqtabas selon lequel celle-ci s’étendait d’Atienza à Lérida. Tardivement contrôlé par le pouvoir omeyyade, le district de Tortose, tout comme celui de Tarragone, semble davantage été tourné vers le Sharq al-Andalus, même si Muhammad al-Tawîl tenta de s’en emparer au début du Xe siècle et que ce furent au siècle suivant les souverains hudides de Saragosse qui y établirent leur domination23.

19Il ne s’agit évidemment là que d’hypothèses de travail et je ne doute pas que nos travaux viendront infirmer ou confirmer ces observations. J’ajouterai pour finir que devant la rareté des monnaies islamiques découvertes en fouille, il a semblé urgent de donner la parole à deux numismates, Alberto Canto et Carolina Domenech. Comment interpréter cette pauvreté au regard des sommes considérables évoquées par les textes arabes ou mentionnées dans les documents latins à l’occasion du versement de parias ? Sommes-nous en présence d’économies monétaires ou la monnaie est-elle réservée à un usage fiscal ? En est-il de même dans les principautés chrétiennes à la même époque ? La monnaie et son usage étant, par excellence, un instrument du pouvoir, central ou régional, et un reflet des pratiques sociales, il s’agit-là de questions essentielles tant dans le domaine chrétien que dans les terres soumises à l’Islâm.

20Comme vous le voyez, les questions proposées sont nombreuses et le programme de ces journées chargé. Un moment de détente sera le bienvenu et l’après-midi de demain sera consacrée à une visite de VAljaferia. Comme convenu, Pierre Toubert dressera les conclusions de ces journées à la lecture de nos communications et, sans m’étendre davantage, je vous souhaite le meilleur séjour possible à Saragosse et d’excellentes journées à toutes et à tous.

Notes

1 Le dernier volume de la série a été publié récemment : Castrum 8. Le château et la ville. Espaces et réseaux (VIe-XIIIe siècle), Madrid-Rome, 2008.

2 Villa 1 : De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (IVe-XIe siècle) : les habitats ruraux, Toulouse, 2006.

3 Villa 2 : Villes et campagnes de Tarraconaise et d’al-Andalus (VIe-XIe siècle) : la transition, Toulouse, 2007.

4 B. Travis, La taifa de Dénia et la Méditerranée Ve-XIe siècle, Université de Toulouse 2-Le Mirail, janvier 2009.

5 J. B. Sarr, La Granada zirí (1013-1090), Análisis de una taifa andalusi, Université de Grenade, 2009.

6 M. J. Viguera, Aragón musulmán, Saragosse, 1981 ; E. Manzano, La frontera de al-Andalus en época de los Omeyas, Madrid, 1991.

7 P. Bonnassie, « Sur les ‘origines’ de la Catalogne : quelques remarques et orientations de recherche », Symposium internacional sobre els origens de Catalunya (segles VIII-XI), Barcelone, 1991, p. 437- 445 : « La profusion de chartes que l’on rencontre ici est, eu égard à la norme de l’époque, un fait véritablement inoui » (p. 438).

8 J. Bolós et J. Moran, Repertori d ’Antroponims Catalans, Barcelone, 1994.

9 Ph. Sénac, La Frontière et les hommes. Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, 2002.

10 P. Chalmeta, « El concepto de Tagr », La Marche supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien, Madrid, 1991,p. 15-28.

11 J. Lomba, El Ebro, puente de Europa. Pensamiento musulmán y judio, Saragosse, 2002.

12 Las Sociedades de Frontera en la España medieval, Saragosse, 1993.

13 M. Bonner, Aristocratie violence and holy War. Studies in the jihad and the arab-Byzantine frontier, New Haven, 1996.

14 P. Guichard, « Orientalidad y especificidad del poder en al-Andalus », Año 1000, año 2000 : dos milenios en la historia de España, Madrid, 2001, p. 341. Le parallélisme est ici troublant puisque les premiers dominent la vallée de l’Ebre de 880 à 1032 tandis que les seconds s’imposent dans le nord de laSyriedepuis890jusqu’en1016.

15 Un bon exemple est fourni par l’étude récente de Ma. C. Hernández Charro, « Agua y poblamiento.
Notas sobre la configuración del territorio de Tudela andalusí », Studia Historica, vol. 24, 2006, p. 315- 339. Voir également : M. Arenillas Parra et alii, La presa de Almonacid de la cuba, del mundo romano a la ilustración en la cuenca del rio Aguasvivas, Saragosse, 1996, et A. Sesma, J. F. Utrilla et C. Laliena, Agua y paisaje social en Aragón médiéval, Los regadios del rio Aguasvivas en la Edad Media, Saragosse, 2001.

16 J. Brufal, L ’espai rural del districte musulmâ de Lleida (segles XI-XII). Espais de secá meridionals, Université de Lérida, 2008.

17 Sur cette question : Ph. Sénac, La Frontière et les hommes..., p. 252-266 ; X. Eritja i Curio, « Entre la Lleida andalusí i la feudal (segles XI-XII). Un model d’explotació rural », Paisatge i societat a la plana de Lleida a l’Edat Mitjana, Lérida, 1993, p. 21-44 ; De l’almúnia a la turris. Organització de l’espai a la regió de Lleida (segles XI i XII), Lérida, 1995.

18 A. Bazzana, P. Cressier et P. Guichard, Les châteaux ruraux d’al-Andalus. Histoire et archéologie des husûn du sud-est de l’Espagne, Madrid, 1988.

19 Ph. Sénac, « El dominio musulmán : primeras investigaciones », Historia de la ciudad de Logroño, Logroño, 1995, p. 19-33. On relèvera cependant qu’un acte de l’année 1099 relatif à l’ancienne forteresse musulmane de Naval, au nord de Barbastro, y signale la présence de barones musulmans qui livrèrent la citadelle au roi Pierre Ier d’Aragon et qui reçurent, en échange, divers privilèges parmi lesquels le droit de conserver leur mosquée et la dispense de versements de parias et d’azofras : A. Ubieto Arteta, Colección diplomática de Pedro I de Aragón y Navarra, Saragosse, 1951, doc. n° 70 (1099).

20 M. Barceló, « Aigua i assentaments andalusins entre Xerta i Amposta (s. VI-XII) », II Congreso de Arqueologia Médiéval Española, t. 2, Madrid, 1987, p. 411-420. Plus généralement : M. Barceló, et alii, Arqueologia médiéval. En las afueras del medievalismo, Barcelone, 1988.

21 P. Toubert, « Frontière et frontières : un objet historique », Castrum 4, Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Age, Rome-Madrid, 1992, p. 9-17.

22 M. Barceló, « Assentaments berbers i àrabs a les régions del Nord-Est d’al-Andalus : el cas de l’alt Penedès (Barcelona) », La Marche Supérieure d’al-Andalus..., Madrid, 1991, p. 89-95 ; M. Barceló et H. Kirchner, « Husûn et établissements arabo-berbères de la frontière supérieure (zone de l’actuelle Catalogne) d’al-Andalus », Castrum 4, p. 61-73 ; M. Barceló, « la cuestión septentrional. La arqueología de los asentamientos andalusíes mas antiguos, Aragón en la Edad Media, t. IX, p. 341-353. Sur la présence berbère dans la vallée de l’Ebre : M. J. Viguera, Aragón musulmán, p. 21-22 ; Ph. Sénac, La frontière et les hommes..., p. 120-123 et « Le Maghreb al-Aqsâ et l’Occident chrétien (VIIIe-IXe siècles) », Studia Islámica, n° 98-99, 2004, p. 29-48 (voir p. 45).

23 De manière très suggestive, A. Bazzana et P. Guichard ne relèvent d’ailleurs aucune trace de « frontière » dans l’organisation du peuplement au nord du Sharq al-Andalus : « La frontière du Sarq alAndalus », La Marche Supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien, Madrid, 1991, p. 77-88.

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