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L’artisan au village

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Mireille Mousnier

L'artisanat rural au Moyen Âge : bilans et problèmes

Robert Fossier

Texte intégral

1Quoi de plus simple a priori que de présenter l'artisanat et ceux qui s'y adonnent ? Une activité qu'on imagine villageoise et modeste, baignant dans un parfum d'archaïsme de bon ton. On lui opposera aisément aujourd'hui, la trépidation, le gigantisme et le médiocre aloi de l'industrie. L'image n'est pas de pure fiction. Mais durant les siècles médiévaux où l'industrie, dans son acception moderne évidemment, n'existe pas, on ne peut se borner à ce paisible constat, et il faut définir l'artisanat médiéval et, particulièrement, à la campagne.

2Le secteur économique qu'il recouvre est, sans conteste, celui de la transformation de la matière brute. On notera donc que, dans le cadre strict de ce tableau d'ensemble, la production, culture, élevage, extraction échapperont à mon examen ; que, d'autre part, l'instrument ou bien, à l'autre extrême, l'écoulement sont hors du propos, ou, du moins, que je n'y pourrai faire que des allusions. Pour délimiter tout de suite mon domaine, je tracerai trois traits :

  • l'artisanat médiéval est rarement une spécialisation ; le sexe, l'âge, l'aptitude physique priment la science technique, et si cette spécialisation existe, on va le voir, il n'est pas aventuré de dire que l'artisan n'est que le membre d'une famille et qu'il est laboureur autant que menuisier ;
  • en second lieu la matière travaillée est destinée à l'emploi local. Naturellement circulation, vente au marché, liens avec la ville existent, et contribuent souvent à orienter le travail. Mais ce dernier est fondamentalement à usage interne, et la recherche du profit en est absente ;
  • enfin, et d'ailleurs en conséquence des deux premiers traits, le niveau général de la transformation tient étroitement à des besoins réduits, à des usages indiscutés ; il ne connaîtra donc qu'un volume et un perfectionnement des plus modestes.

3On voit bien pourtant que, s'il fallait examiner l'artisanat médiéval dans toute son ampleur, il faudrait y englober l'étude de la famille, des exigences vitales, de la structure sociale du village, du cadre géographique et de celle des mentalités, ce qui déborderait évidemment le cadre de ce prologue à nos journées, mais montrera, du moins, qu'il s'agit bien d'un élément essentiel de la vie médiévale.

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4Je m'efforcerai de répondre à quatre questions, en laissant à d'autres intervenants le soin d'approfondir des problèmes essentiels. Comment pouvons-nous cerner un type d'activité si étroitement confondu avec la vie quotidienne du village ? Quel type d'organisation nous offre cet artisanat ? Et quels sont les secteurs sur lesquels un peu de lumière permet un examen correct ? Qui sont, enfin, les hommes ou les femmes qui s'y adonnent ?

5La recherche des sources doit, en bonne logique, permettre de dégager déjà un portrait de ce que l'on sait et l'ombre de ce que l'on ignore. La quête est fort diffuse, mais elle est loin d'être vaine. Tout d'abord, ce qui est assez inattendu, la théorie n'est pas absente. Il importe assez peu, comme on l'a longtemps fait dans une sorte de bataille de clercs, de savoir si, aux siècles médiévaux, on a « inventé » des techniques et des instruments : treuils, vis, arbres à cames, procédés de levage, d'assemblage, de cuisson, outillage à main, à pied, à bêtes sont-ils ou non méditerranéens, asiatiques, germaniques ? Peu importe, car le trait médiéval essentiel est la généralisation de ces procédés, probablement très anciens. Et l'esprit de la pratique s'est appuyé alors sur des « traités », un peu comme ces aide-mémoire agronomiques qui vont de Walter de Henley à Pierre dei Crescenzi ou Olivier de Serres. Les leçons de l'École d'Alexandrie, de Pline, de Varron, d'Isidore de Séville et d'autres sont passées, par exemple, dans ces « chatonnets » – du nom de Caton l'Ancien – que se faisaient lire des seigneurs curieux de ces choses, ou cette Diversarum artium schedula que rédigea au xiie siècle un moine nommé Théophile et dont on ne sait rien.

6Le premier grand domaine de notre recherche est d'apparence réglementaire, ce qui, on le sait, implique à la fois une certaine distanciation avec la réalité du moment, et une dimension théorique. Ainsi en sera-t-il d'abord d'un arsenal de règles, de lois, de statuts, de codes dont fut friand le premier Moyen Âge, puis le dernier : les « lois » dites barbares, salique et autres, les édits tels ceux de Rothari en Italie, et d'Ina au Wessex, les capitulaires, dont le De villis évidemment, les « statuts » comme celui d'Adalard de Corbie, les « Règles » monastiques, celle de saint Benoît ou plus tard ses adaptations cisterciennes, ou enfin les règlements de marché, à Corvey (936), en Catalogne (1002), tous parlent de tarifs d'amende, d'outillage, de prescriptions de vente, de statut du faber, c'est-à-dire de tout ouvrier, des ouvroirs et des gynécées. Quant au terme du Moyen Âge, il s'agit de codes réglementant les productions, de codes miniers surtout, comme à Iglau en Bohême dès 1250, plus tard au Tyrol ou au Harz.

7Second temps, l'insertion de préoccupations de même ordre est fréquente mais, il est vrai, plus spécifique ou au contraire plus floue, dans nombre de privilèges délivrés par l'autorité locale à des communautés qui mêlent laboureurs, éleveurs et artisans : bastides d'Aquitaine ou du Piémont, villages neufs du Dauphiné, de Bourgogne, de Silésie, se soucient de la place à faire aux ateliers, à la halle, aux prix des objets travaillés ; nous sommes avant 1250 le plus souvent, avant les « coutumiers » de Normandie de 1400, ou les fueros de las ferrerias ibériques de 1440. Vers ces dernières dates, en outre, les privilèges, le plus souvent fiscaux, accordés à des groupements de travailleurs villageois, éclairent leur statut : ainsi pour les « poeles » et « chandelles » de la France de Test, les forgerons du Palatinat (1387) ou de Styrie (1500), les verriers et charbonniers du Valois (1447), sans parler de l'énumération des métiers de la campagne d'Augsbourg en 1403 : boulangers (Bäcker), cordonniers (Schuster), pelletiers (Kürschner), tailleurs (Schneider), charpentiers (Zimmerleute), tonneliers (Schäffner).

8Ce sont les documents de la pratique courante qui sont, évidemment, les plus riches pour mon sujet parce qu'ils évoquent autant les objets réels que les hommes travaillant. Avec quelque artifice, parce qu'ils sont en réalité complexes, on pourra tenter de les grouper en catégories qui toucheraient les uns ou les autres. Ainsi les redevances exigées par les maîtres formeraient-elles un premier lot, le plus important d'ailleurs ; et cela depuis les plus hautes époques : livraisons de bardeaux, d'échalas, de couvertures, de chemises, de draps, de socs et de javelots même, qu'on rencontre dans presque tous les polyptyques ou les censiers des ixe et xe siècles ; on trouverait des nuances, ici bien inutiles à souligner : Saint-Germain-des-Prés n'est pas Saint-Bertin, Prüm n'est pas Montierender, Bobbio n'est pas Nonantola ou Brescia. Le procédé d'exigences en produits finis a largement soutenu le « régime domanial » au-delà de ces premiers siècles : filets, toiles, peaux au xie siècle, sacs et « queutes » de laine dans la Picardie du xiie, draps pour Saint-Emmeran de Ratisbonne en 1031, fers pour le comté d'Hereford dans le Domesday Book, outils à Fulda, tonneaux en Franconie, couvertures à Peterborough en plein xiie siècle. Si l'on y joint les exigences de type « banal » du maître des lieux, comme le locidum catalan payé en outils de fer pour qui use des forges, on aura un ensemble de données sur l'objet. L'homme apparaîtra, en outre, dans les types de contrats de tenure, particulièrement les baux à ferme ou les tenures fieffées qui prévoient que le preneur effectuera des travaux de fabrication artisanale à l'usage du maître : en Allemagne centrale, en Castille, en Lombardie, entre 1050 et 1200, tel sera souvent le cas du forgeron dont on détaillera alors la production. Et ce « chasement » d'un type particulier s'est même prolongé bien au-delà en Pologne et pour bien des métiers, charrons, cordiers, tonneliers. J'aurai, tout à l'heure, à reparler de la présence des artisans dans les listes de témoins validant une transaction foncière : c'est dès le ixe siècle en Sabine, au début du xie en Catalogne ou au Piémont, plus tard en France du nord, qu'apparaissent ainsi, comme une catégorie bien circonscrite, les ouvriers du bois, du métal et du drap mêlés aux autres villageois.

9La documentation comptable ouvre un autre secteur, l'estimation quantitative, mais elle est d'intérêt inégal. Les tarifs de péage et tonlieu taxent aux passages obligés des produits dont beaucoup, et parfois avec l'indication précise de leur provenance, sont fruits du travail villageois : objets de fer, pelles, faucilles ou couteaux, étoffes et peaux de qualité médiocre, souvent mêlés malheureusement, dans le document, au trafic à plus longue distance, et au produit plus rare ; en outre il faut attendre les xive et xve siècles pour disposer d'estimation globale du trafic de tel ou tel objet ; auparavant l'énumération n'autorise que des comparaisons de valeur entre les produits. Mais leur apport reste essentiel, notamment pour les plus anciens d'entre eux, contemporains du « décollage » économique de l'Occident, Pavie et la Lombardie vers 1030, Arras ou Bapaume guère plus tard, Flandre et Angleterre courant xiie, Allemagne par la suite. Les comptes seigneuriaux, voire princiers, malgré l'intérêt qu'ils semblent devoir susciter, ont l'inconvénient de ne pas faire clairement le départ entre achats ou ventes d'objets du cru, et les opérations portant sur des productions d'origine lointaine ou même urbaine ; en outre, ces éléments du train de vie des grands de ce monde, ou d'un établissement religieux – c'est tout un – sont peu éclairants sur le commun. On pourrait attendre davantage des comptes de gestion d'entreprises, mais ceux qui nous sont parvenus, d'ailleurs tardifs pour notre période, comptes de minière, comptes de draperie, normands, allemands, toscans par exemple, confinent à une activité dont l'ampleur, aux franges de l'« industrie », nous éloigne du sujet : on ne prendra pas Jacques Cœur pour un mineur, ni Datini pour un tisserand. Au reste le secteur urbain commercial est trop proche.

10Je n'en ai pas fini, à coup sûr, avec la documentation écrite. Il faut faire leur place encore à trois types de sources, au premier abord assez marginales. Les règlements de procès sur un moulin, sur un « défens » en forêt, sur une pêcherie, sur un bornage parlent d'outils, de pratiques agraires, d'économie en général ; ils sont de tous temps et de tous lieux, et aucune liste ne saurait en être exhaustive. Plus intéressantes seront les enquêtes menées, souvent dans une intention fiscale ou militaire, et qui décrivent une activité, énumèrent des hommes ou estiment une production. Les exemples remontent haut, même si, pour nous, ce ne sont que des allusions qu'on y fait ici et là : les judices que Charlemagne charge d'enquêtes sur ses biens fiscaux ont-ils rendu leur copie ? Le Domesday Book, qui compte les charrues anglaises, est-il fiable ? Les cadastres valaisans, provençaux ou toscans des xive et xve siècles le sont-ils davantage ? On pourrait aussi interroger, si on en avait le texte, les enquêtes de Nüremberg en 1346, de Bourgogne en 1419, de Saxe en 1412 qui prétendaient estimer la qualité des ouvriers, les possibilités de la production locale, le niveau de connaissance technique. Le troisième secteur ajoutera une dimension plus « humaine » à notre bagage documentaire ; les œuvres littéraires n'ont pas pour objet d'être techniques : les mille pucelles filant en atelier qu'Yvain rencontre, sont vue de l'esprit, et les personnages des fabliaux ou des sotties sont imaginaires. Il n'empêche que cette source de lumière, pittoresque et de circonstance, en dit parfois long sur les problèmes du quotidien. L'abbé Loup, au ixe siècle, qui évoque ses difficultés de gestion, Robert d'Arbrissel au xie qui harangue la troupe d'exclus qui l'escorte, les hagiographes qui s'extasient sur le saint ermite vannier, le bourgeois de Brescia, de Chester ou de Saint-Quentin qui se plaint des immigrés en ville ou dans les fossés au xive, ou ceux de Scandinavie qui s'étonnent des privilèges accordés aux maçons francs d'impôt, tous ces témoins d'un moment apportent un écho ou un détail utiles à mon sujet.

11Sortis du domaine de l'écrit nous ne restons pas sans armes, tant s'en faut. Passe pour la toponymie : outre qu'un lieu-dit « la tuilerie », « ferrières » ou « les pots » peut, comme « la vigne », n'être qu'une exception notable, ces termes ne disent pas grand chose sur la technique ou la production. L'anthroponymie, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure, n'est certes pas négligeable, mais elle tend bien des pièges : « Guillaume li carpentier » est-il bien artisan du bois ? ou bien était-ce son aïeul, voire un surnom sans signification ? L'iconographie, comme à l'ordinaire, est bien tentante et, de surcroît, assez abondante : travaux des mois sculptés ou peints, métiers du fer et du drap dans les quadrilobes des cathédrales, stalles, miniatures, dessins ornant les albums d'amateurs ou de techniciens, Psautier d'Utrecht ou de Luttrel, tapisseries de Bayeux ou de Gérone, Herrade de Landsberg ou Villard de Honnecourt..., le butin est riche. Mais quand même la représentation serait correcte, le lien avec la réalité du lieu et du temps reste bien ténu.

12Reste l'archéologie, et, dans un sujet comme celui-ci, elle a naturellement la vertu de la vérité. On peut se répartir l'apport en trois secteurs bien nets. Le premier rassemblera les marques laissées sur le sol et dans le paysage par l'activité des artisans : les barrages et les digues de dérivation vers les moulins, particulièrement les travaux effectués par les Cisterciens en nombre de leurs domaines au Portugal, en Bourgogne, au Yorkshire ou ailleurs, sont encore en place ; certaines, comme les azudas portugaises servent toujours. Les « décours » eux-mêmes qui ont modifié le chevelu hydrographique, ces roggia, ces seriola sur l'Adda ou le Pô et qui datent de 1100, se voient encore. On fera des observations identiques avec les galeries de mines, mines de fer, d'argent, de plomb, d'or de Massa Maritima, de Brandes, de Zwickau, de Melle, en Toscane, en Oisans, en Saxe, en Poitou pour prendre quelques exemples frappants ; à coup sûr cette fois il ne s'agit plus que de reliques, tant ont changé les conditions de creusement, d'aération, de boisage ; mais demeurées en leur état des xiiie-xvie siècles, elles sont plus parlantes encore.

13Évidemment, les objets travaillés que récoltent les fouilleurs sont bien davantage liés à mon sujet : cette fois la récolte est massive. La céramique vient en tête, matériel culinaire, récipients, vaisselle en quantité telle qu'elle semble, par son universalité, son ubiquité, son utilité, donner à l'archéologue son meilleur instrument d'évaluation chronologique. Aucun site qui n'en livre les tessons par centaines, et sur toute l'Europe, à Wharram Percy comme à Warendorf, à Brebières comme à Dracy, à Charavines comme à Brucato ; à quoi bon énumérer vingt autres fouilles célèbres. Le métal, notamment, celui des instruments aratoires ou des armes, a certes moins bien résisté au temps, mais l'enseignement qu'il apporte sur la technique de fabrication ou l'usage qu'on en fit est bien plus riche. Les scories laissées, d'autre part, à proximité de sites de travail métallurgique ne manqueront pas non plus d'enseigner. Et si les matières organiques ont en général disparu, il en a, malgré tout, subsisté sur quelques chantiers d'exception comme celui de Charavines en Dauphiné.

14Le dernier domaine archéologique est d'une nature beaucoup plus particulière puisqu'il s'efforce de reconstituer les conditions mêmes du travail médiéval. L'archéologie expérimentale teste ainsi, dans les conditions vraisemblables de milieu, de temps et d'effort humain, les résultats obtenus par l'outillage ou les techniques médiévales. Il s'agit sans doute surtout d'observer les évolutions agricoles ou l'élevage, mais le travail du bois, de la pierre, de la terre, du métal s'y joint et offre de remarquables exemples d'artisanat campagnard in vitro, par exemple dans les centres comme celui de Melrand (Morbihan). Parfois la recherche est ponctuelle, telle l'initiative d'un officier faisant élever par ses hommes, dans les conditions médiévales, une palissade de pieux de 2,50 m pour clore 1 ha : une semaine et trente ouvriers.

15Au terme de cette longue mais nécessaire enquête, un bilan peut être dressé des domaines correctement éclairés ou restés obscurs. On peut dire que nous saisissons très bien trois aspects de l'artisanat rural : d'abord le travail du fer, ou des métaux en général, grâce à l'étude des minières, des procédés de cuisson, des comptes, et il s'agit là d'un secteur qui est animé par de nombreux et talentueux chercheurs ; plus anciennement à l'avant-scène, le travail de la laine alimente les comptes, la littérature, l'iconographie, avec toutefois l'inconvénient de ne pas pouvoir toujours nettement séparer la ville du plat pays ; quant au moulin, cet emblème du Moyen Âge, ce pivot du « régime seigneurial », il pourrait, à lui seul soutenir une des « Journées » de Flaran, tant il s'agit d'un instrument ancré dans les actes de la pratique, les débats en justice, les comptes. Trois autres secteurs suivent, assez correctement appréhendés, mais encore inégalement : le modelage de la terre cuite en céramiques utilitaires, en briques, en tuiles a l'archéologie à son service, voire la comptabilité, mais l'enquête est souvent géographiquement lacunaire ; les textiles végétaux, le chanvre, le lin, voire le coton, apparaissent plus marginalement que la laine, et d'ailleurs en plus médiocre volume sans doute parce que l'utilisation après tissage reste essentiellement locale ; et on fera une observation identique pour l'artisanat alimentaire, brasserie, boucherie, boulangerie dont je ne dirai d'ailleurs un mot qu'au passage. En revanche, une catégorie de travaux reste fort mal connue : elle rassemblera celui du verre jugé marginal, celui des cuirs et peaux surtout visible dans la réglementation, et, chose surprenante lorsque l'on songe à sa place dans l'économie du temps, celui du bois qui reste tout à fait difficile à saisir dans ses techniques de taille, d'assemblage ou de finition. Reste enfin, et l'observation qui précède vaut pour elle aussi, la pierre qu'effleurent de rares allusions à l'outillage de taille et à la maçonnerie, comme si, tel le bois, ce matériau de base ne méritait aucune précision dans les comptes, les transports ou les procès.

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16Abordons à présent les problèmes posés par l'organisation de l'artisanat villageois. je prendrai tout de suite la position, certes discutable, mais à peu près inévitable dans un exposé d'ensemble, d'éliminer les variétés géographiques. Je n'ignore évidemment pas les conditions locales, par exemple les possibilités de se procurer le métal, la laine ou le bois, ou encore les situations sociales telles que la structure familiale, le niveau de la clientèle, le degré de liberté de l'artisan ; tous ces paramètres, comme l'on dit, suffisent à opposer une région à une autre, fût-ce dans le même temps. À toutes périodes de l'Histoire il en est ainsi, et les études de détail ne manquent pas, qui contrediront un point ou l'autre du schéma général que je vais tracer.

17Je me propose de grouper les formes artisanales selon la structure même du travail. En sorte que m'échappera le secteur où il n'existe précisément aucune structure ni de production, ni d'écoulement, c'est-à-dire le secteur familial, au reste bien difficile à atteindre sinon au travers d'allusions littéraires ou poétiques. Comme aujourd'hui encore, c'est au cœur même du foyer et uniquement en l'ayant pour objectif qu'un travail sera effectué, au reste autant à la ville qu'au village. Nous qualifions cette forme d'activité de « bricolage » et dans notre civilisation occidentale du xxe siècle c'est une affaire d'hommes : changer un fusible, raboter une porte, percer une cloison. On notera qu'aux temps médiévaux on ne perçoit au contraire que l'activité de la femme : coudre un vêtement, filer la laine, broyer le grain, et même cuire le pain ou brasser la bière, tout cela pour la maison, mais il est vrai aussi, parfois, pour solder une redevance.

18Je qualifierai de secteur domanial les formes d'activité qui se pratiquent à l'intérieur d'une grande exploitation et pour son usage seul. On voit tout de suite que cette économie des curtes est particulièrement bien représentée dans les premiers siècles médiévaux ; du moins est-ce elle que nos textes des viiie-xe siècles nous décrivent abondamment. C'est l'économie des polyptyques monastiques, de Saint-Germain-des-Prés à Lorsch, celle des « palais » royaux d'Annapes à Tilleda, où les tenanciers livrent en redevances des objets fabriqués, chemises, échalas, javelots, ou sont redevables de corvées pour charroyer des pierres ou des barriques. Ce « système domanial » soulève cependant plusieurs problèmes. Il apparaît, d'une part, que les fouilles effectuées sur des sites des viie ou ixe siècle à Brebières, à Warendorf, à Kootwijk, ont montré à côté des grandes maisons familiales, des « fonds de cabane » manifestement destinés au travail artisanal ; que ces structures aient également existé dans l'enceinte d'une curtis est probable, mais ici nous aurions affaire à des groupes de coloni, de censuales probablement astreints à régler ainsi les prestations exigées par le maître ; ce qui expliquerait que certains groupements paysans vivant loin de la « réserve » aient pu être astreints à verser, en groupe, de fortes redevances, telles les mille livres de fer travaillé que Saint-Germain exige de ses hommes de Boissy-Maugis. La deuxième interrogation concerne au contraire les hommes vivant et travaillant dans le cadre même de la curtis, dans ces genicia, ces spicaria, ces vici que le faux plan de Saint-Gall imagine, que le Psautier d'Utrecht représente, qu'Hariulf décrit à Saint-Riquier et sur lesquels s'exerçait le contrôle d'un judex, d'un villicus, d'un « maître des offices », d'un Vogt distribuant le travail comme à Fulda. Ces hommes paraissent spécialisés dans un certain type d'activité, forgerons, tourneurs, verriers, charpentiers, ainsi à Saint-Bertin, à Corbie, à Bobbio, à Prüm. On peut donc les considérer comme des ministeriales, des menestrales comme on dit en pays ibérique, dont le statut juridique n'est pas très clair. Quant aux esclaves, mancipia, famuli curiae, qu'on rencontre de la Catalogne à la Flandre, on doit penser que leur totale sujétion en faisait des hommes à tout faire, que l'on ne saurait placer sur un « poste » quelconque.

19Ce type d'artisanat à structure dominante a largement survécu à l'affaissement des usages carolingiens. Il s'est, en somme, maintenu sur les grands domaines, particulièrement ceux des églises, et jusqu'au xiie siècle : ainsi s'offre à nous les activités artisanales qui gravitent, avec leur personnel servile, autour de Farfa en Sabine, de Ripoll en Catalogne, d'Agaune en Valais, de Salzbourg ou de Ratisbonne en Bavière, mais aussi en Castille ou en Bourgogne. On peut même en rapprocher les procédés économiques cisterciens orientant le travail des convers ou exigeant des redevances en nature des paysans voisins, avec, il est vrai, la perspective de débouchés commerciaux.

20Il me semble légitime de séparer du profil précédent celui d'une structure seigneuriale, je veux dire où le contrôle d'un maître s'exerce, certes, mais sur des villageois œuvrant hors de son domaine et, en partie au moins, dans la perspective d'un écoulement de surplus au marché rural. C'est là sans doute l'effet, entre l'an mil et 1200 ou 1250, de l'essor et des bouleversements de l'économie agraire : le repliement des « réserves », l'affaissement des corvées, la libération accélérée de la main-d'œuvre, l'apparition du salariat, la reprise de la circulation des hommes et des choses expliquent la mise en place de ce deuxième type d'artisanat.

21La première structure qui nous apparaît, l'intervention constante du maître, disons du « seigneur », est évidemment dans la filiation du système domanial ; mais désormais, ce n'est pas uniquement pour les besoins de sa fa milia qu'il opère un contrôle sur le travail. Son rôle a, au moins, trois aspects : d'une part il livre la matière première à transformer : ainsi le bois pour le boisage des mines en Allemagne, la laine ibérique que procurent les senores de los panos, le chanvre léger des terres maigres en Sabine ou au Latium pour les toiles suftiles, le fer, le cuivre dans les Ardennes, la Normandie ou la Toscane, tout cela entre le xe et le xiie siècle, à plus forte raison s'il s'agit d'un secteur où s'exerce un monopole princier comme pour le fer de Biscaye, ou la laine anglaise. Ensuite le seigneur exerce un contrôle sur l'artisan lui-même : au xiie siècle la Bergmeister pour les mines, le Vogt pour le tissage ou la brasserie, veille en Souabe, en Styrie, en Saxe, en Bohême, au Tyrol, à distribuer les matériaux et la licence de travail aux Dienstleute, aux « gens de service », selon les règles d'une législation dont on a des traces écrites jusqu'au xve siècle. Plus à Test, en Pologne, on ira plus loin encore puisque les artisans seront regroupés par métiers dans des villages nouveaux qui prendront le nom des produits travaillés. Naturellement, et c'est le troisième aspect, ce contrôle seigneurial est intéressé : le maître perçoit une part du travail effectué, versements en nature, comme la mouture livrée au titre de ban et qui va du 1/30 en Bavière au 1/12 en France du nord, ou taxe sur l'emploi d'une machine comme le locidum catalan qu'on voit levé dès 1040 au quart de la production obtenue.

22Quant aux artisans eux-mêmes ils nous apparaissent surtout comme tenanciers, comme « masoyers » ou, dans certaines conditions d'installation, comme hôtes, ce qui laisse penser que leur activité, pour la plupart d'entre eux, se conjugue avec les travaux champêtres. C'est le réglement du loyer de leur tenure qui permet de dessiner leur activité artisanale : ainsi au xiiie siècle en Bavière, au xe déjà en Thüringe, des versements en nature pèsent sur des paysans potiers, tonneliers, forgerons, comme ailleurs sur les ferrados portugais ou les ferrarii lombards. On mettra à part, sans pouvoir en estimer la proportion en face des tenures roturières, l'octroi d'un « fief d'artisan » dont le bénéficiaire est « chasé » sur un lopin spécifique, ce qui est souvent le cas du meunier seigneurial comme en Bavière, en Picardie, mais peut concerner les tisserands-vendeurs comme les merciadrii de Sabine. On ne sait guère les obligations de ces hommes, en dehors des prestations en produits ouvrés : on les appelle en Lombardie des « vassaux conditionnels » dès 1110-1130, ou aldiones. Comme on voit inversement dans la Bavière du xiiie des chevaliers exercer l'activité de forgeron ou de pelletier, on a le sentiment d'être dans une frange mal définie de la basse aristocratie.

23Tous les artisans de la période centrale et finale du Moyen Âge ne sont évidemment pas des tenanciers, ou des fermiers travaillant sur ordre et à prix fait. Quel que soit leur statut juridique, libres ou non, un nombre considérable sont des travailleurs « indépendants » d'un maître et œuvrant au village. En sorte que je vois là un troisième secteur artisanal, « villageois » celui-là. C'est là qu'il faudrait placer le bricolage familial qu'illustre si abondamment l'iconographie de la Sainte-Famille, mais que nous n'atteignons à peu près pas ; on observera seulement que la majeure partie de l'outillage paysan provient de cette activité dans le foyer, ce qui suffirait à en faire redouter l'imperfection sinon la détestable qualité. J'ai fait allusion plus haut, en survolant nos sources de connaissance, à l'important bagage réglementaire rédigé pour les groupements artisanaux des bourgs francs ou des villages pourvus de franchises coutumières : c'est ici qu'ils porteraient leur lumière.

24Si la plupart des artisans travaillent dans un ouvroir, un atelier, une officine équipés du matériel qu'exige leur activité, on doit rappeler que dès le xiiie siècle, par exemple en Bourgogne, en Lombardie, les travailleurs du métal se sont souvent constitués en societates, en comparsonneries ; ce mouvement est visible aussi, au même moment, pour les potiers et les tuiliers de l'ouest de la France. Aux xive et xve siècles, l'ampleur de ces regroupements provient sans doute de la concurrence régionale, et affecte divers métiers comme celui des verriers ou des pelletiers. Mais ce sont les mineurs et les férons qui en donnent les exemples les plus complets, parce qu'appuyés souvent par une réglementation ferme : entre 1380 et 1450 on pourrait en fournir maints exemples rhénans, castillans, normands. Ces associations ne sont en rien étrangères au village où elles naissent : leurs membres accèdent assez vite à une situation dominante dans la population de l'agglomération. En Sabine et au Latium c'est dès le xie siècle finissant que les ferrarii siègent au plaid du Castro, au xiie qu'en Provence les consuls décident de veiller à la formation technique de leurs membres envoyés à la ville, au xiiie qu'au Leon on confie la garde du marché, du mercadel, et du caravansérail qui s'y adjoint, aux membres des groupements artisans.

25Un échelon supplémentaire pourrait être franchi lorsque la communauté villageoise constituée salarie sur fonds communs les artisans. Il faut attendre le milieu du xiiie siècle, 1235 pour des maçons lombards, 1240 pour des forgerons picards : l'artisan reçoit à titre viager, et souvent héréditaire, un salaire fixé à la tâche, des prestations vivrières et parfois une terre – elle peut atteindre 5 has –, ce qui justifie, une fois encore, le caractère dualiste de l'activité ouvrière.

26Enfin s'ouvrira un dernier secteur, d'une ampleur inaccessible parce qu'aucun texte réglementaire ou comptable ne permet de la mesurer, par définition même puisqu'il s'agit des artisans « indépendants », pratiquant leur art à l'état « sauvage », et sans autre contrainte que les prescriptions d'ordre public. Comment saisir ce que fait, et pour qui, l'ermite en forêt, vannier, potier au besoin, charpentier d'occasion ? Et le travailleur isolé, charbonnier, sochier qui opère dans les bois et y gagne mauvaise renommée ? On n'oubliera pas, d'ailleurs, qu'au cours d'une première phase de leur histoire les potiers ou les forgerons, ancrés là où étaient leur matériau premier et leur combustible, vivaient loin du village. Ils y passaient pour des sorciers comme le Wieland des Niebelungen, ou des exclus comme le sire du Puiset repenti. Je serais d'ailleurs enclin à faire dater la véritable « naissance » de l'entité villageoise, au retour de ces artisans au milieu des chaumières. Que dire, enfin, des traces d'artisanat repérées dans les souterrains habités, de Poitou ou d'Aragon ? Simple repli provisoire des villageois ou ateliers clandestins ?

27En revanche ne s'isolent ni se cachent les travailleurs itinérants qui vont, de village en village, offrir leurs services, errant avec quelques discipuli et leurs instruments. Peu saisissables évidemment, ces verriers lombards, ces selliers saxons, ces maçons flamands des xie et xiie siècles. Finalement le groupe le plus connu parce qu'il vivait aux limites de l'orthodoxie sous le regard courroucé des travailleurs sédentaires, et le sourcil froncé d'une Église inquiète, ces bandes d'umiliati, errant en Lombardie ou en Provence au début du xiiie siècle, et offrant gratuitement leurs bras et leurs talents.

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28Le développement que j'aborde à présent se consacrera à un examen des matériaux et de leur traitement. Mais comme les interventions qui suivront celle-ci s'attacheront à montrer quelques uns des principaux domaines qui prendraient place ici, je m'en tiendrai à l'essentiel : après avoir tenté de planter les portants du théâtre artisanal, il faut à présent l'animer. Au reste je ne parlerai, un peu longuement, que des domaines dont je disais, en débutant tout à l'heure, qu'ils sont les mieux connus parce que les mieux choyés par la documentation et par la curiosité des chercheurs. Une observation liminaire couvrira d'ailleurs l'ensemble : quelles que soient la qualité ou la nouveauté d'un travail les concernant, il est bien entendu que cela n'implique en rien leur adoption, même tardive, et à plus forte raison leur généralisation dans l'espace. Comme en tous temps, y compris le nôtre, la méfiance à l'égard du nouveau, tenu pour expéditif et de moindre qualité, a largement freiné les progrès et limité la production ; plus encore le Moyen Âge pour lequel « nouveau » égale « mauvais ».

29C'est le moulin qui surgit d'abord. En réalité on pourrait hésiter à l'examiner ici, d'abord en raison de l'ampleur des problèmes qu'il touche, ensuite parce qu'il n'est qu'un instrument et qu'en somme on atteint le moulin mais guère le meunier ; c'est pourquoi il n'a pas été prévu d'étude particulière à son sujet.

30Du moulin on connait bien les mécanismes hérités de l'Antique, les types horizontaux ou verticaux liés, semble-t-il, aux conditions d'écoulement des eaux, les étapes du développement plutôt en fonction des besoins vivriers qu'en raison d'une innovation technique. Cette cheville ouvrière du monde médiéval a deux figures qui expliquent son importance : son coût en fait un instrument que seul le maître dressera et qui lui assurera donc un élément de son contrôle économique ; son fonctionnement, même s'il lui coûte, vaudra au paysan ce qu'il cherche le plus, du temps, un moulin valant quinze hommes. Impliquant l'emploi de chêne pour la roue, d'orme pour l'axe, de plomb pour les coussins de fer des engrenages, de pierre pour les meules, c'est, en outre, un objet précieux : au xiie siècle en France du nord, il coûte 100 livres, le prix de 15 has, et dérober ses ferramenta est une bonne affaire.

31Les étapes de son implantation se voient autant que les actes le disent. Au ixe siècle peu de choses : une soixantaine de machines pour l'immense temporel de Saint-Germain-des-Prés, douze à Saint-Bertin, deux dans l'Essex, cinq à Annapes chez l'empereur. L'envol est du milieu du xe siècle, notamment en Europe du sud – mais ce peut n'être qu'un effet de la documentation : des volées de mentions après 910 en Catalogne, 930 au Poitou, 950 en Lombardie, 980 en Berry ; passé 1000 ou 1030, on les voit en Provence, au Toulousain, en Aragon, en Picardie ; vers 1080 le Domesday Book en dénombre 5624 en Angleterre, mais fort mal répartis ; ensuite c'est la généralisation et je ne m'y arrêterai pas. Essentiellement destinés à broyer le grain et l'olive, l'appareil devient avec des maillets de bois d'abord, puis des marteaux de pierre ou de métal ensuite, moulin à tan (1027, puis xiie), à foulon (1150), à fer (987 puis après 1100), à papier (xiiie), à guède (1240). Le mécanisme change, la force motrice aussi : asiatique peut-être, espagnol au xe, le moulin à vent s'installe en Normandie et en Bretagne vers 1180, vingt ans plus tard en Angleterre et aux Pays-Bas, sa supériorité sur le moulin à eau n'étant pas technique, au contraire, mais juridique, car l'air est à tout le monde. C'est au niveau de ces dates, de ces objectifs, de ces effets que se placeraient de longs et détaillés développements qu'on m'épargnera de suivre.

32On aimerait pouvoir approcher la situation de l'artisan qui l'actionne ou le surveille. Malheureusement l'ombre devient épaisse : celui que Ton connait le mieux est le meunier cistercien, et c'est généralement un moine. Lorsque l'on peut saisir le laïc, on constate qu'il est étroitement dans la dépendance du maître, qu'il en est même l'agent, ce qui lui vaut l'hostilité des autres villageois. J'ai dit plus haut qu'il tenait parfois sa fonction en fief, en tous cas en office. La redevance qu'on exige de lui est le plus souvent en nature : on a des exemples depuis le xe siècle de versements de farine, mais aussi de têtes de porcs, d'œufs et de volailles ce qui laisse présumer qu'il exploitait par ailleurs d'autres biens. Il est probable que le montant de son loyer est fonction de l'importance de la machine, du volume des grains qu'on lui porte : on a des exemples de versements atteignant 600 muids de froment. En revanche il pouvait prélever une part notable de la farine moulue, jusqu'au quart en Picardie au xiiie siècle. Les possibilités qui lui étaient ainsi laissées de frauder sur la qualité et la quantité des grains broyés explique largement sa mauvaise renommée.

33L'étude de la métallurgie médiévale a fait, depuis quelques années, des progrès remarquables particulièrement dans les domaines de l'extraction et de la transformation du métal, et notamment du fer ; nous en aborderons les thèmes au cours de ces journées, ce qui m'autorisera à n'évoquer ici que quelques notions d'ensemble. La première touchera à la nature et au rôle de l'outillage. Je rappellerai tout d'abord que l'emploi de l'outil à main dans les travaux agricoles a probablement été plus important que l'araire ou la charrue, ce qui explique la relative abondance des bêches, des houes, des couteaux dans nos relevés ; et la fabrication d'outils en bois, protohistoriques et familiaux, reste sans doute prépondérante. L'éventail des outils de métal est, de ce fait, très stable et pendant longtemps sans progrès technique notable dans leur fabrication : ce sont des pelles, des tarières, des fossoirs, des faucilles, des faux, des houes, des haches, des scies, des fers à chevaux, des socs. Seul élément dynamique déterminant, le gonflement de cet équipement plus performant au cours des siècles. On connait le médiocre – c'est peu dire – équipement des grands établissements du ixe siècle, à Corbie, à Annappes, à Staffelsee, à Brescia, aux domaines pourtant immenses, une quinzaine d'instruments aratoires en métal, au mieux une trentaine, ce qui a pu faire douter de l'exactitude de ces chiffres. C'est au xie siècle que le développement paraît débuter ; autour de l'an mil de la Galice à la Catalogne, au milieu du siècle en Bavière, en Artois, au début du suivant en Italie lombarde ou sabine et en Lorraine, on vend au marché, on taxe aux péages, on lègue à sa mort, on livre au seigneur, on porte en ville toute cette panoplie qui va du clou à la hache. Et, naturellement, l'équipement multiforme du guerrier ne saurait se passer sous silence.

34La deuxième série d'observations nous conduit à la recherche puis à la transformation du minerai. Les moyens techniques de ces siècles n'autorisaient guère de profondes galeries, en raison des problèmes posés par le boisage, l'aération, l'évacuation des eaux ; d'ailleurs nous possédons nombre d'indications sur les accidents survenus dans les mines et qui entraînèrent parfois leur fermeture autoritaire en dépit de leur rapport. Inversement la recherche de filons de bonne qualité, réduisant donc les déchets au minimum, est visible dès le xie siècle, par exemple au Weald anglais, au Yorkshire, au Poitou, en Catalogne. Les établissements religieux, Chartreux, Cisterciens surtout, furent à cet égard, particulièrement « performants », mais on prendra garde que la place, qu'on a pris coutume de leur tailler très large, n'est peut-être qu'un reflet des sources documentaires fort riches qu'ils ont laissées. En tous cas les preuves d'exploitation régulière du minerai ferreux abondent en Catalogne et en Biscaye dès 925, près de Fulda ou de Bergame et Brescia autour de l'an 1000, dans le Dauphiné, l'Estramadur et la Normandie au xie, en Souabe, en Angleterre, en Toscane, au Poitou, en Haute Bourgogne et en Lorraine ensuite. La demande du métal n'a cessé de s'exercer jusqu'à la fin du Moyen Âge, et les mineurs, particulièrement les Allemands, se sont taillés une place de premier plan dans l'économie du xve siècle. On a estimé que la production du minerai avait quadruplé entre 1460 et 1530. Du minerai de fer, ce qui est fondamental, mais d'autres métaux aussi, et dans d'identiques caractères, ainsi pour le plomb mêlé à l'argent du Poitou, du Yorkshire, de la Souabe, de la Bohême, du Tyrol, pour le cuivre des Ardennes, d'Aragon, de Carinthie, pour l'étain de Cornouaille. Et on n'oubliera pas l'extraction de houille, attestée au xe siècle à Leicester et Newcastle, à Liège et Mons, même si ce combustible n'a que plus tard supplanté le bois.

35En sorte que se trouve porté sous nos yeux l'étape de la cuisson du minerai. Je m'en tiendrai ici seulement à trois observations : le four a longtemps été un appareil isolé à proximité de son combustible, donc en forêt ; le transfert au village qu'on peut placer vers 1100 tant en Lombardie qu'en France du nord, est un phénomène économique et social dont j'ai dit plus haut toute l'importance que je lui donne. Ensuite, et d'ailleurs en conséquence du fait précédent, le fèvre, le ferrario, le ferrador, le Schmidt acquiert une position sur laquelle je reviendrai ; ce « mécanicien » du village, qui a le seigneur pour client, est une personnalité dominante de la communauté. Enfin, le perfectionnement des techniques de soufflerie et de combustion, qui demandèrent longtemps avant de se répandre, exigèrent un équipement, une recherche du bois, un appel de main-d'œuvre sans exemple dans les autres secteurs artisanaux, et je laisserai le soin de s'y arrêter à d'autres intervenants.

36Ma dernière remarque demanderait peut-être un correctif. Le travail de la laine requiert lui aussi un personnel abondant, mais par opposition avec la métallurgie, l'artisanat textile connait une pulvérisation du travail et une très étroite symbiose avec la ville. Lui aussi est fort connu et étudié, mais j'ai dit qu'on a parfois quelque mal à séparer le secteur de la préparation du drap et celui de son écoulement, en raison d'une prise en main, à partir du xive siècle en réalité, de type « holding », allant du mouton à la foire, et sous contrôle d'entrepreneurs urbains ; c'est cette structure, et quasi elle seule d'ailleurs, qui soutient la théorie d'un « capitalisme » médiéval, et qui a suscité l'intérêt passionné de nombre de chercheurs.

37Élever la bête, la tondre, laver la toison, trier les bourres, battre les poils pour faire tomber flocons et saletés, graisser les fils (on dit les « oindre »), sinon le fil sera « sec », les peigner au démêloir, carder au chardon, filer en écheveau à la quenouille, après 1200 ou 1230 ici et là au rouet domestique, jusqu'ici nous sommes indiscutablement au village, et la part des femmes est écrasante. Tisser les fils, les teindre, fouler l'étoffe aux pieds avec un mordant fixant la teinture, tondre les poils inégaux, carder à nouveau pour l'apprêt, vérifier l'exactitude des mesures du drap et la qualité de la trame, faire sceller l'étoffe par les eswardeurs, les woolpackers, les Tuchmeister, enfin coudre le vêtement et le passer en foire, cette fois, et surtout pour les dernières étapes, nous sommes dans l'atelier urbain, dans la halle de la ville, c'est-à-dire en dehors de mon sujet. Mais j'ai dit combien ce secteur mêle les deux mondes : les moulins à fouler s'installent volontiers en plat pays au dam des foulons urbains qui vont les y détruire : coups de main, procès, querelles opposent tout au long des xiiie-xve siècles, la ville et les drapiers qui investissent à moindres frais, et les ouvriers de l'un ou l'autre des deux mondes.

38Comme pour le moulin, comme pour la mine ou la forge, multiplier les détails remplirait une Journée de Flaran. En se cantonnant au village et à l'essentiel, je dirai tout d'abord que des barri ménapiens et des pallia frisonica des premiers siècles de notre ère jusqu'aux « straits » du Somerset et aux futaines des Függer d'Augsbourg, le chemin est continu et quasi sans flexure et sans enflure, contrairement à la métallurgie. Ensuite que si l'atelier des pucelles d'Yvain est une fiction, le travail en équipes dans un manoir, comme ceux des Cotswolds ou de Winchester, n'est pas absent, mais que dans la généralité des cas les étapes précèdant – ou même quelque fois englobant – le tissage, sont l'affaire d'un milieu domestique restreint ; même l'introduction du rouet mécanique, d'ailleurs interdit en ville jusqu'au milieu du xive siècle, n'a pas modifié la structure de la production, sinon en rivant la femme au foyer, ce qui était l'effet pervers du soulagement technique. Enfin que nous avons grand mal à dégager dans cette production la part qui échappe au « grand commerce » et s'écoule sur place : on voit, au xiiie siècle, les paysans de la France du nord verser au seigneur des redevances en « queutes », ou ceux de Toscane en culcitrae, probablement des couvertures grossières invendables à la ville ; on nous assure qu'en Espagne, vers 1460, un tiers des produits finis reste au village ; maigre provende. D'ailleurs, avant cette dernière date déjà, s'est mis en place un contrôle urbain avec achat de la laine sur le dos du mouton, spéculation sur son élevage : les woolmen anglais écument les campagnes du Norfolk et d'ailleurs ; la draperie, se diversifie et produit des variétés de « petits draps », de sayetterie destinées à une clientèle plus modeste. Mais c'est un travail commandé depuis la ville, effectué largement en ville, destiné à la ville. Je suis sorti de mon sujet.

39À la richesse documentaire qui précèdait succède à présent un triste désert, et j'ai dit plus haut qu'il y avait là de quoi surprendre. Mon exposé va prendre l'aspect d'un sec catalogue.

40Le bois, tout d'abord, parce qu'il est la matière première reine, au nord du continent surtout il est vrai, car les chênes verts du midi ont peu d'intérêt. Nous savons beaucoup de choses sur le couvert forestier, son avance, ses reculs, sa composition botanique, sa place dans l'économie d'élevage ou de cueillette, le droit qui en régit la garde et la gestion. Mais là s'arrête notre science : hache, herminette, rabot, procédés d'assemblage, datent de loin et ne varient guère. Pieux, bardeaux, bois de mine, charpentes, axes ou montants de machine, tonneaux coûteux, coffres en tous genres, tout cela se perçoit et quasi de tout temps. Mais quels sont le statut et la technique du charpentier, du menuisier, du sabotier, du tonnelier : est-ce un paysan meublant ses loisirs ? Un artisan ayant ouvroir et compagnons ? Les constructions dont on nous parle ne diront rien.

41La pierre, et cette fois très largement au sud, très régulièrement pour le maître ? Sciage sur place, équarissage au marteau ou à la bretture, maçonnage plus ou moins correct ; mais où sont les carrières ? Pourquoi y a-t-il des maçons francs ? Qui sont les carriers ? Quel trajet suit la pierre taillée ? Sans cesse l'histoire de la construction ou celle du commerce encombre l'étude de l'artisanat au village.

42L'argile, la terre à cuire, dont on nous parlera plus longuement ? Certes, et j'ai dit son rôle de pain quotidien de l'archéologue ; on connait des régions, des techniques, des usages. Verrons-nous mieux le potier, le tuilier, le carreleur ?.

43Le verre, magique et secret, dont les techniques de travail se sont peut-être diffusées du Rhin et de la France du nord jusque vers l'Italie, enthousiasmant au passage le moine Théophile qui y voit une spécialité « française » ?

44Peut-être verra-t-on un peu plus clair avec les textiles végétaux, le chanvre et le lin, car le coton d'importation n'est guère travaillé au village, même en Espagne du sud ou en Italie. Les conditions particulières de la culture en lisière des champs, les règlements surveillant la récolte et le rouissage en rivière, les redevances exigées en sacs ou en chemises éclairent un peu mieux ce domaine. En Irlande, en pays de Bresse, au Dauphiné, autour de Gênes, en Souabe et en Normandie les cultures sont signalées dès 990 ou 1050. Au xve siècle en Rhénanie et sur la Baltique une réglementation très stricte prévoit les conditions de vente à la Tuchhaus, et en Saxe vers 1480 plus de quarante villages autour de Chemnitz en font leur principal artisanat. C'est d'ailleurs plutôt le cas du lin dont la finesse peut concurrencer la laine, si on en croit un poème de 1070, le Conflictus ovis et Uni. Mais tout cela ne permet guère de cerner la figure de l'ouvrier qui s'adonne au filage et au tissage de ces fibres.

45On s'étonnera aussi de la grande médiocrité des renseignements sur les cuirs et peaux alors qu'il s'agit de matières beaucoup plus utilisées aux siècles médiévaux que dans l'Antiquité. Peut-être le tannage et la découpe des peaux sont-ils restés un travail familial. Car le soin apporté à la préparation des plus beaux cuirs semble réservé à la ville : en Espagne on fait appel à des artisans maghrébins ou andalous dès le xie siècle, et la situation sociale des peaussiers semble élevée. Mais au village le cordonnier, malgré l'étymologie flatteuse de son nom, n'est, comme le savetier, qu'un fabricant de ceintures et de chaussures paysannes. Le Gâtinais et le Berry, la Lombardie ou la Souabe les connaissent dès le milieu du xiie siècle, et probablement depuis bien plus longtemps en tant d'autres régions. Comme on écrit peu à la campagne, c'est à la ville aussi que moines et citadins auront recours au parcheminier.

46Enfin on ne pourra quitter cette revue décevante sans un mot sur l'une de ces formes artisanales à finalité vivrière ; non la découpe de la viande ou la cuisson des pains, tâches évidentes et souvent familiales, mais le salage ou la récolte du sel qui demandent l'intervention d'hommes de métier. Je suis ici, en vérité, à l'extrême limite de ma prospection. D'abord parce que le rôle du sel est si capital qu'il est un produit de grand commerce, et nous apparaît essentiellement ainsi, dans les comptes portuaires, les rentes monastiques, l'impôt royal. Ensuite parce que récolté en salines de mer sur les côtes vendéennes, languedociennes, toscanes ou vénitiennes, ou extrait de puits et chauffé en fourneaux en Lorraine, en Franche Comté, en Bavière, au Hanovre, il ne demande guère de manipulations artisanales, et semble plutôt un élément de redevance individuelle quand un villageois le récolte. Les mentions datent du haut Moyen Âge et ne cesseront pas jusqu'aux Temps modernes. Mais dans les listes de travailleurs à la campagne il n'apparaît jamais de « saunier », c'est-à-dire de spécialiste de ce traitement.

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47La dernière remarque qui vient d'être faite est une amorce pour un développement consacré, enfin, aux hommes eux-mêmes. Qui sont-ils ? Peut-on en mesurer l'importance, voire l'autorité au milieu des simples travailleurs de la terre et du bois ? On a longtemps pensé et affirmé qu'aux siècles médiévaux à la campagne, n'importe qui pouvait faire n'importe quoi, du moins en fonction de son sexe, de son âge et de ses forces. Et j'ai, en effet, rappelé que la médiocrité générale des outils, le peu de goût pour les nouveautés conduisaient à une relative stagnation de l'artisanat rural. À y regarder de plus près, et même lorsqu'il apparaît bien – j'en ai cité des cas assurés – que tel travailleur de métier est aussi un laboureur, la spécificité de son activité de transformation n'échappe pas à nos sources. La désignation des hommes par un nom de métier est, évidemment, un signe d'importance, même si l'on peut hésiter sur la signification ou l'actualité de ce cognomen ; et ce n'est pas le lieu de disserter sur les valeurs différentes de carpentarius, charpentier, le charpentier ; l'absence de ponctuation rationnelle dans les documents médiévaux prive, d'ailleurs, le chercheur d'un élément fondamental de jugement.

48L'extrême variété des termes désignant un métier complique, évidemment, l'enquête. Peut-être ne s'agit-il que de variantes locales, ou d'une évolution sémantique dans le temps ; peut-être, au contraire, s'agit-il d'une spécificité à ne pas confondre avec une activité voisine, au premier abord identique. Il serait fastidieux, et probablement vain de dresser un tableau par région et par périodes de ces appellations. Je me bornerai à m'interroger pour savoir si le tonnelier n'est pas aussi cerclier, huchier, boisseleur ou menuisier, si le forgeron n'est pas sochier, armurier, charron ou coutelier, si le maçon n'est pas carrier et plâtrier, le tuilier potier, le cordonnier sellier. Arrêtons cette énumération ; lorsqu'au niveau du petit commerce rural on voit, comme en Provence au xive siècle, le mercier vendre du fil, des clous, du drap, des tonneaux (et en outre prêter de l'argent, mais ce n'est pas mon sujet), on est fondé à ne pas attacher trop d'importance à une dénomination peut-être abusivement précise.

49Le statut juridique de l'artisan villageois m'a indirectement retenu plus haut lorsque j'ai examiné les conditions de tenue du métier et les divers secteurs entre lesquels les répartir ; je n'y reviendrai donc pas, sauf à souligner qu'un certain nombre des métiers, les plus prestigieux sans doute, forgerons, verriers, pelletiers sont dotés de privilèges personnels, comme la dispense d'ost ou de taille. Je n'ai pas eu le loisir, d'autre part, d'évoquer la situation des femmes ; ou du moins je ne l'ai fait qu'en signalant les secteurs d'activité, le textile essentiellement, où leur travail est prépondérant. Ailleurs il semble logique d'admettre, ne serait-ce qu'en raison du caractère souvent héréditaire de l'activité, que la veuve ou la fille peut l'exercer ou la transmettre ; on prendra garde cependant que dans les listes nominatives dont je vais parler la mention Johanna bolengaria pourrait ne désigner que la femme, la veuve sans doute, du boulanger.

50Si je tente à présent d'estimer le volume du groupe des villageois pratiquant un métier dans la communauté campagnarde, je pourrai faire trois observations générales. En premier lieu cette population n'est pas très stable, d'abord parce que, en dépit d'une transmission sur plusieurs générations, certaines activités peuvent cesser, faute de matière première, faute de clientèle, faute d'adaptation, par exemple à la concurrence urbaine. En second lieu un certain va-et-vient y est visible, ou plutôt, jusqu'au xve siècle pour le moins, l'immigration est dans le sens campagneville. Parfois appelés dans la cité par un entrepreneur qui escompte les payer moins que les compagnons urbains, plus souvent parce que, surplus démographique, ils vont chercher fortune dans les faubourgs ou les cités, nombre d'artisans quittent le village. Les exemples sont anciens : dès 1010-1040 en Catalogne il touche des cordonniers, des tisserands ; mais le mouvement prend surtout de l'ampleur au xive siècle au moment des difficultés rurales et du gonflement de l'artisanat urbain : quand on peut les saisir, en Franconie, en Lombardie, en Picardie, ces groupes semblent formés d'hommes jeunes ayant des vivres et leurs outils, et pratiquant des métiers simples, menuisiers, charpentiers, maçons.

51La troisième série d'observations touchera au pourcentage des artisans au village. Évidemment on pourrait sur un site quelconque noter l'importance respective des métiers entre eux : on la verrait ainsi, en se fondant, par exemple, sur le nombre d'occurrences de chacun dans un ensemble d'actes, ou sur un marché. En Catalogne dès le xe siècle, on vend outre des chevaux, des vivres et des esclaves, des objets finis où l'outillage aratoire ou guerrier représente le double de l'écoulement des étoffes ; au xie siècle près d'Hesdin en Picardie, 32 % des transactions portent sur le fer, 28 % sur le bois, 8 % sur les couvertures. Mais ces données ne préjugent pas du nombre de travailleurs. Il faut attendre l'extrême fin du xiiie siècle au plus tôt, au Chartrain, en Picardie, voire les xive et xve siècles au Toulousain, en Provence, en Toscane pour disposer de listes nominatives de villageois. Sans faire le départ entre les divers métiers, dans tous les cas dont nous pouvons disposer, ce qui est tout à fait remarquable, c'est entre 11 et 13 % de la population villageoise que se place l'effectif des artisans.

52J'ai dit, et redit, que nombre d'entre eux sont en même temps des exploitants fonciers. La fortune immobilière de certains, notamment les forgerons et les meuniers, atteint des niveaux tout à fait élevés, trois ou cinq hectares au xiiie siècle. Si l'on ajoute qu'ils perçoivent souvent une part de la production dont ils sont, par exemple, redevables au seigneur, ou qu'ils vendent ce qu'ils ont fabriqué, on ne s'étonnera pas des sommes liquides dont ils peuvent disposer : à la fin du xiiie siècle un fèvre picard achète des terres pour 350 livres de parisis, un meunier constitue à sa femme un douaire de 100 livres sur le produit de son moulin. Le prestige de ces hommes est donc grand. Déjà certains métiers, réputés difficiles sinon extraordinaires, assurent à ceux qui s'y emploient une aura tout à fait étonnante, un mineur volontiers pris pour un pionnier sondant le sein de la terre, un verrier à la production exceptionnelle et quasi magique. En revanche le meunier, je l'ai dit plus haut, qui contrôle la production et fait peser la tyrannie du maître sur les villageois, est, en général, tenu à l'écart, craint ou détesté. Mais le premier artisan, celui qui, avec le curé, montera au château pour y défendre les intérêts du village est le forgeron ; dans son atelier les hommes viennent consulter et admirer celui qui commande au feu. Son ascension sociale est visible dans l'Europe entière : dès 1010 en Sabine il est bonus homo, magnifiais vir ; en Lombardie, en Anjou au xie, en Picardie, en Flandre au xiie, il est un témoin préférentiel des actes fonciers, volontiers pris comme garant, même par le seigneur de l'endroit ; en Catalogne il prête de l'argent ; au Portugal comme au Latium il siège au plaid ; on lui donne du « maître », il est marguilier de sa paroisse, et, parce qu'il lui ferre ses chevaux et répare ses armes, protégé voire respecté par le maître. Il est l'ouvrier, faber, par excellence, et Dieu est le forgeron de la Création.

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53En débutant cet exposé j'ai souligné la stabilité, presque l'immobilisme de l'artisanat campagnard. Presque toujours replié sur lui-même et sans larges débouchés, peu porté vers les nouveautés et très étroitement lié aux structures familiales et aux possibilités du milieu économique, finalement très fragile, non concurrentiel, vulnérable à la conjoncture, ce secteur d'activité n'avait guère les moyens de s'opposer aux contrôles et aux contraintes qui pouvaient s'exercer sur lui de l'extérieur. En sorte qu'en terminant ma description, je dois faire leur part, durant les derniers siècles médiévaux à ces tentatives de contrôle et de contraintes.

54Celles exercées par l'Église ne sont ni nouvelles, ni spécifiquement rurales. Les monastères ou les chapitres manifestèrent dans la gestion de leurs domaines et dans leurs rapports avec les villageois, un souci de rentabilité conforme à une saine application de la Règle guidant l'opus manuum. Il s'agit de produire, de ne rien laisser passer, d'obtenir le meilleur. Ce sont même ceux qui, en principe, se flattaient d'être séparés du siècle, les Cisterciens, ou d'avoir d'autres soucis, les ordres militaires, qui se montrèrent à cet égard les plus rigoureux : les exigences en redevances, le déplacement des artisans, l'emprise des ateliers monastiques, l'intérêt pour la mine, la forge, le moulin, pesèrent lourdement sur le lent développement des activités villageoises. Chez les laïcs, que nous voyons moins bien, c'est vers les xive et xve siècles que nous rencontrons rois, princes, ducs, un peu partout en Europe, se soucier du travail campagnard : il faut avoir l'œil sur l'économie agraire, certes, et la fiscalité qu'on peut asseoir, mais les armes, les selles, les draps, la vaisselle, tout ce qui enfle dans les besoins des hommes de pouvoir, viennent largement du plat pays ; un domaine comme celui du commerce local ne peut leur échapper : ils créent des foires ou lèvent des taxes ; ils ouvrent des « parcs » et poussent à l'enclôture ; ils s'intéressent à la recherche du métal, ils enquêtent, ils réquisitionnent. Bousculé dans ses traditions par le moine ou le duc, l'artisan campagnard oublie ses objectifs étroitement villageois.

55Mais ce n'est rien à côté du contrôle de la ville voisine. Certes j'ai pu, à diverses reprises, signaler et parfois fort haut dans le temps, les élements d'une symbiose entre les deux mondes, mais dans une sorte d'égalité des services mutuels. Dès le milieu du xiiie siècle, la balance pèse de plus en plus vers la ville. Dans trois domaines son contrôle s'élargit. D'abord dans celui de la spécialisation du travail. Sans doute depuis bien longtemps, Antiquité, haut Moyen Âge, c'est en ville seulement que l'on trouvera, que l'on transformera les objets précieux ou rares, souvent ceux qui viennent de loin ou exigent une technique plus raffinée : l'orfèvre, l'émailleur, l'épicier sont gens de la ville. Mais la compétence de cette dernière s'étend : on lui porte pour les affiner les cuirs en Espagne, les draps en Flandre dès le xie siècle. D'origine pourtant rurale, la guède, le pastel, la cochenille, le safran convergent en ville aux xiiie et xive siècles, à plus forte raison le coton. C'est en ville ou dans de gros bourgs de l'Europe du nord et du nord-ouest, que se développe la « petite draperie » ; les « paroirs » de laine sont à Milan, à Mantoue, à Florence, à Reims, à Strasbourg, à Arras, à Gand. En Angleterre les woolmen sillonnent la campagne à la recherche des meilleures laines, et celles des mérinos de la Mesta ibérique sont aux mains des ordres militaires, des « grands » d'Espagne ou des villes drapantes.

56Il est normal, ensuite, que les lieux d'échange passent sous le contrôle urbain. Si une ville de trois mille âmes, taille modeste mais fréquente, a besoin de puiser ses ressources vivrières dans un rayon de vingt à trente kilomètres, il lui faut, sur cette aire, s'assurer une surveillance. D'ailleurs le coût du transport croissant, le paysan ne peut guère songer à se rendre jusqu'à la ville pour vendre : il attendra le client sur place, et le client sera, de plus en plus, le bourgeois, le seigneur urbain ou leurs agents. Le contrôle des voies de circulation est, d'ailleurs, hors de portée de la communauté villageoise : c'est l'affaire du prince, ou de la ville, tel l'arte della lana florentine qui possède le contrôle de tous les mulets sillonnant le contado. La multiplication de petites foires rurales par une autorité extérieure est un trait bien connu, étudié ici même, dès les xive et xve siècles : dans le Norfolk et le Suffolk une trentaine surgissent après la Peste ; en Sologne au milieu du xve, il en éclôt à Salbris, à la Ferté-Imbert, à Courmesmin, ailleurs encore. Certaines, royales ou comtales d'origine, se hisseront à un niveau très élevé, comme Pezenas, Guibray ou Medina del Campo. Comment s'étonner que les conditions marchandes des transactions, bientôt la réglementation du travail artisanal lui-même, passent sous le même contrôle : en Lombardie, au Brabant, dans toute l'Allemagne le droit de la ville s'étend à la campagne où reculent les coutumes locales.

57Il est alors aisé aux hommes de la cité de mettre la main sur le sol d'une part – mais ce n'est pas mon sujet-, sur les hommes aussi, et peut-être plus tôt encore. On fait appel à des travailleurs ruraux qui vont en ville, et on l'a noté aussi bien en Franconie qu'en Autriche, au Lyonnais comme en Ile de France, au Forez, en Bavière, en Angleterre orientale. Quant à l'Italie, où l'autorité de la cité sur le contado a toujours été plus forte qu'ailleurs, c'est une règle, soit qu'il s'agisse de travailleurs installés en ville, soit qu'on ait trouvé dans les villages proches la main-d'œuvre moins coûteuse dont on avait besoin : entre 1383 et 1401, Datini fait travailler 317 ouvriers à Prato produisant 4 600 livres de laine, et 453 à la campagne en produisant 12 300, la comparaison du « rendement » des deux sortes de travailleurs étant frappante. Et on a fait pour Gênes d'identiques observations sur une quarantaine de villages de l'Apennin.

58Il n'apparaît donc pas exagéré, pour conclure, d'affirmer que l'artisanat rural incontesté dans le haut Moyen Âge, en rivalité évidente entre 1000 et 1300 avec celui de la ville, a terminé sa carrière vers 1500, absorbé ou, pour le moins, ravalé à un rôle subalterne. Non qu'il ait disparu. Il reste lui-même, mais c'est le milieu porteur qui s'est modifié autour de lui et l'a marginalisé. Les progrès techniques du xvie siècle, et surtout ceux de la « révolution industrielle » dans ses deux phases successives du xviiie siècle finissant, et du xxe débutant, achèveront d'en faire une relique d'un monde disparu ; même l'héritier du fèvre médiéval, le maréchal-ferrand du xixe siècle, quittera son atelier. Ce serait, évidemment, excéder mon propos que de m'interroger sur son état actuel en pleine phase de désertion rurale, ou sur son avenir : peut-être ce dernier n'est-il pas aussi sombre qu'on pourrait le croire, au moment où, comme disait Alphonse Allais : « Les villes s'installent à la campagne ».

Bibliographie

Bibliographie d'orientation

Afin de ne pas surcharger le texte de références répétitives et de détails, je donne ici une liste d'une soixantaine de travaux, majoritairement français, d'où ont été tirées les données figurant dans le rapport.

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