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L’économie cistercienne

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Charles Higounet

Rapports

L’économie cistercienne du sud-ouest de la France

Bernadette Barrière

Texte intégral

1La délimitation d’un Sud-Ouest cistercien n’est pas chose aisée étant donné la disparité des régions qui composent l’ensemble de la France méridionale, étant donné aussi la politique tentaculaire qui fut celle de telle ou telle nébuleuse cistercienne hors de la Grande Aquitaine. L’on va toutefois s’y essayer, en précisant dès l’abord qu’il ne sera pas ici traité des établissements féminins dans la mesure où les problèmes, tant de leurs origines que de leur organisation économique, mal desservis par des sources rares ou inexploitées, sont encore bien mal connus. L’on ne peut donc que regretter ici l’absence à ce bilan économique de la trentaine des maisons féminines recensées ; il n’est cependant pas sans intérêt de rappeler que la majeure partie d’entre elles se situe en Languedoc, ainsi que dans les zones centrale et orientale du Massif central, et qu’il n’y a pratiquement pas de moniales cisterciennes (à l’exception du monastère de Coyroux lié au monastère masculin d’Obazine) dans les pays de l’Ouest aquitain très tôt et largement colonisé par Fontevrault.

1. Les cadres de l’enquête

La zone d’action de Géraud de Sales

2Une certaine logique permettait de prendre en compte l’ensemble des régions qui, appartenant au bassin hydrographique de l’Atlantique, regardent de manière préférentielle vers l’ouest, depuis la Loire jusqu’aux Pyrénées, en passant par les glacis occidentaux du Massif central. De surcroît, l’espace ainsi défini coïncidait très sensiblement avec celui couvert par le rayonnement et l’activité de Géraud de Sales. Aussi a-t-on décidé de s’en tenir aux limites relativement cohérentes que cette double observation autorisait, quitte à renoncer plus ou moins arbitrairement au Berry, bien pourvu en établissements cisterciens mais peu relié aux pays de l’Ouest, au Bas-Languedoc et au Roussillon, bien pourvus également grâce à des essaimages gascons et toulousains, au Rouergue intérieur enfin malgré ses riches abbayes.

  • 1 M.O. Lenglet, Biographie de Géraud de Sales. Perspectives nouvelles, dans Cîteaux, t. XXIX, 1978, (...)
  • 2 La carte exhaustive reste à dresser. A la mort de Géraud de Sales, en 1120, ses ermitages qui fonc (...)

3Géraud de Sales n’est pas cistercien, mais, ainsi qu’on le verra, les effets de son action ont finalement, à plus ou moins long terme, profité amplement à l’ordre cistercien. Grâce aux travaux de M.O. Lenglet, qui a récemment défini les caractères et la nature jusque-là mal cernés de son entreprise1, l’on découvre que Géraud de Sales est l’homme du mouvement érémitique dans les pays de l’Ouest, qu’il a, en quelques années, de 1110 à 1120, avant de disparaître prématurément sans avoir pu achever son œuvre, effectué un travail considérable, agissant comme une sorte de vicaire épiscopal, dans un consensus des évêques aquitains qui sollicitent son intervention auprès des groupuscules érémitiques en formation dans leurs diocèses afin de les guider et de les structurer. Ainsi voit-on les « créations » d’ermitages de Géraud de Sales dispersées depuis Pontaut en Chalosse jusqu’en région poitevine, tout autour de Poitiers, ainsi qu’en Toulousain avec Belleperche ou Grandselve, en Limousin avec Dalon, dans la Marche limousine avec Bonlieu, ou en Périgord avec Cadouin2.

  • 3 C’est vers 1130-1140 que l’ermite Etienne (+ 1159), installé en forêt d’Obazine en Bas-Limousin, s (...)
  • 4 Voir la carte « Abbayes de cisterciens et de prémontrés en Aquitaine », dans Ch. Higounet (dir.), (...)

4Et lorsque le mouvement cistercien apparaît en mesure, vers 1135 environ, de « coloniser » l’Aquitaine, la place est prise du côté masculin, tant par les ermitages de Géraud de Sales et leurs divers essaimages que par les quelques fondations en cours d’Etienne d’Obazine3, ou, dans l’extrême Sud-Ouest, par les établissements prémontrés du Béarn et de la Chalosse4. Seul, le cœur de la Gascogne était libre. De ce fait, plus de la moitié des abbayes créées aux xiie et xiiie siècles dans ce contexte aquitain et concernées par le problème cistercien ne sont pas cisterciennes d’origine : ou ce sont d’anciens ermitages de Géraud de Sales ; ou ce sont des filles de Dalon ou de Cadouin, elles-mêmes fondations de Géraud de Sales ; ou ce sont des créations de l’ermite d’Obazine. A ces monastères et « congrégations » s’ajoutent en outre quelques établissements qui ne doivent rien, ni à l’un ni à l’autre de ces fondateurs et qui, bénédictins ou canoniaux à leurs origines, sont passés par la suite à l’ordre cistercien.

Quelques jalons chronologiques

  • 5 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou aux xiie et xiiie siècles, D.E.S. Histo (...)

5L’offensive cistercienne directe dans le Sud-Ouest a donc porté sur les régions qui étaient libres. Elle commence en Gascogne dès 1134, avec Berdoues, Bonnefont, l’Escale-Dieu, sous la responsabilité de Morimond. Dans le même temps, Clairvaux est amenée, dans le contexte du schisme d’Anaclet et des interventions efficaces de saint Bernard auprès du duc d’Aquitaine, à créer en Aunis, en 1135, sur des terres données par le duc à la suite de l’accord intervenu, l’abbaye de La Grâce-Dieu5. Mais la grande vague des créations cisterciennes directes s’étale sur une douzaine d’années environ, de 1141 à 1153, avec 17 créations ex nihilo qui procèdent en majeure partie d’essaimages ; elle s’accompagne, en outre, de 16 récupérations d’établissements daloniens et autres. Après 1153, et jusqu’à la fin du xiie siècle, on note encore quelques créations éparses, mais le mouvement est très ralenti (7 essaimages en 36 ans), cependant que l’on peut enregistrer dans la seconde moitié du xiiie siècle un dernier sursaut qu’il conviendrait d’ailleurs d’étudier avec une certaine attention, et qui se manifeste par l’apparition d’une nouvelle abbaye poitevine, Valence, en 1230, et d’une nouvelle fille d’Obazine en Quercy, l’Abbaye-Nouvelle, en 1242, la dernière de toutes ces fondations.

  • 6 Depuis le présent colloque, M. Mousnier a repris cette question dans sa thèse de doctorat de 3e cy (...)
  • 7 L. Grillon, Le domaine et la vie économique de l’abbaye cistercienne de Dalon en Bas-Limousin, 3e (...)
  • 8 J.M. Maubourguet, Le Périgord méridional des origines à 1370, Cahors, 1926, p. 41-57.

6Ce sont les créations gasconnes qui, ayant parfaitement réussi, ont procédé, tout au long du xiie siècle, au plus grand nombre d’essaimages et de réformes, tant en Gascogne même que sur le Languedoc et jusqu’en Espagne. Quant aux récupérations effectuées par l’ordre cistercien, elles sont souvent extrêmement importantes. Le cas de Grandselve est particulièrement intéressant : ermitage créé, ou pris en mains, par Géraud de Sales, et confié par lui à Cadouin, Grandselve tente d’échapper au contrôle de son abbaye-tutrice ; après un premier échec, elle parvient enfin, vers 1145-1147, en partie peut-être grâce à l’intervention de saint Bernard, à officialiser sa sécession et passe à l’ordre cistercien6. En 1147, ce sont Obazine et toute sa filiation qui rejoignent l’ordre, ainsi d’ailleurs que quelques filles de Cadouin. En 1162, ce qui est déjà tard, c’est au tour de Dalon avec également toute sa filiation7, imitée en 1163 par les Châtelliers, autre vieille fondation géraldienne en Poitou. Mais c’est seulement en 1201, après avoir entretenu depuis le début du xiie siècle des relations suivies mais extrêmement difficiles avec Pontigny, que Cadouin et celles de ses filles restées dans sa dépendance s’affilient enfin, sous la pression pontificale, au bloc cistercien, avec toutefois quelques concessions aux coutumes proprement caduniennes sanctionnées par près d’un siècle d’usage8.

Les enseignements de la cartographie

7Une fois cartographiées, les différentes implantations cisterciennes — que celles-ci soient cisterciennes d’origine ou aient été rattachées à l’Ordre ultérieurement — laissent apparaître quelques nébuleuses séparées par des espaces à peu près vides. Ainsi, l’on distingue quelques concentrations particulièrement remarquables : autour de Poitiers, près des côtes vendéennes, sur les confins Marche limousine-Berry, en Gascogne, et à un moindre degré, sur les confins Bas Limousin-Périgord. Une telle répartition vient aggraver encore l’impression de grande disparité régionale offerte par l’ensemble aquitain : Marais poitevin, Gâtine poitevine, confins forestiers limousins ou périgourdins, lisières de la Grande Lande, collines et vallées gasconnes, etc., autant de types de paysages naturels aux vocations inégales auxquels les Cisterciens ont dû s’intégrer et s’adapter ; le constat d’un tel manque d’homogénéité impliquait par conséquent pour l’enquête une grande diversité des approches et rendait délicate la tentative de synthèse.

8La superposition de la carte des abbayes à celle des diocèses laisse percevoir, en outre, la coïncidence du phénomène cistercien et des limites diocésaines dans un très grand nombre de cas, soit 17, concernant en particulier les diocèses de Limoges, Périgueux, Rodez et Auch. Il y aurait lieu, à n’en point douter, de pousser sur ce point l’enquête dans des recherches ultérieures, et de s’interroger sur les significations de cette coïncidence, et notamment sur les motivations des seigneurs-fondateurs, puisque ce sont eux qui, en bien des cas, ont déterminé les lieux d’implantation.

La documentation

  • 9 Voir en particulier les monographies concernant Dalon (voir note 7), Grandselve (note 6), et Obazi (...)

9Au total, ce sont environ 60 abbayes qui ont dû être appréhendées dans les cadres ainsi définis. D’inégale importance, elles ont par ailleurs fourni une inégale documentation. Une vingtaine de cartulaires néanmoins ont pu être consultés, ainsi qu’un certain nombre de recueils d’actes divers, et l’on ne peut que déplorer que certains d’entre eux, prêts pour la publication, n’aient encore pu dépasser le stade confidentiel de l’édition dactylographiée. L’on doit, en outre, remarquer qu’à l’exception de la Gascogne, les autres secteurs de cet espace régional ont, depuis une trentaine d’années, et après un silence de plusieurs décennies, bénéficié de recherches et de publications à caractère monographique souvent utiles au thème étudié9.

  • 10 G. Martin, La Haute-Marche au xiie siècle. Les moines cisterciens et l’agriculture dans Mémoires d (...)
  • 11 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou, op. cit. ; E. Traissac, Les abbayes ci (...)
  • 12 Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, dans Le Moyen Age, 1950, p. 69-84. Du même auteur, Le premi (...)

10Quant aux travaux de synthèse, ils ne sont pas encore très nombreux, mais l’on se doit de rappeler le remarquable ouvrage de G. Martin sur les Cisterciens de la Marche limousine, paru en 1893, et dont la problématique, loin d’avoir vieilli, s’identifie parfaitement à celle du présent colloque10. L’on signalera également deux mémoires d’université qui, traitant, l’un des Cisterciens en Poitou, l’autre des Cisterciens en Bazadais, ouvrent des perspectives synthétiques particulièrement intéressantes11. Enfin, l’on rappellera, car il est essentiel, le travail de Ch. Higounet sur les bastides cisterciennes qui souligne avec vigueur l’importance du phénomène dans le devenir des patrimoines cisterciens méridionaux12.

11Un certain nombre d’abbayes, il convient de le dire, ont échappé à l’analyse en raison de la médiocrité des informations rencontrées, voire même de l’absence totale de documentation. D’autres, dont les fonds manuscrits sont encore en grande partie inexploités, ont été mal cernées. Mais les unes comme les autres, d’importance modeste, ne sont pas parmi les plus significatives, semble-t-il, pour l’étude des questions économiques.

12Chronologiquement enfin, la documentation, d’une façon générale, est incomparablement plus riche pour les deux premiers siècles que pour le bas Moyen Age : alors que la première des parties qui vont suivre, consacrée à la mise en place des patrimoines et de leur fonctionnement, pourrait aisément accumuler les exemples, la seconde, qui s’intéresse à l’évolution du système, doit se satisfaire d’un échantillonnage beaucoup plus restreint que seul un travail de très longue haleine pourrait permettre de diversifier quelque peu.

2. La constitution et le fonctionnement des patrimoines

Cisterciens et déserts

13Outre les ermitages qui, par définition, se sont établis dans des « déserts », toutes les abbayes cisterciennes rencontrées, quelles que soient leurs origines et sans exception vraiment notable, ont pris naissance dans des déserts. Mais elles ne sont pas les seules : certaines créations bénédictines ou canoniales ont fait de même. Aussi est-il intéressant de se demander quelle a pu être la relation exacte des Cisterciens au milieu naturel ambiant et ce qu’il en est exactement en Aquitaine du Cistercien défricheur.

  • 13 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou, op. cit., p. 71-82.

14Une première certitude s’impose, car elle est une évidence : toutes les communautés ont dû défricher, ne serait-ce que le site et les abords de leur propre abbaye, même si les donations initiales comportaient toujours des terroirs cultivés et des exploitations préexistantes (manses, borderies, casais, etc.). Et dans ce cas, qui est majoritaire et qui peut s’appliquer également aux sites d’un certain nombre de granges, on n’a défriché que ce qui était strictement nécessaire pour assurer à l’établissement un espace vital suffisant, sans rechercher en aucune manière le défrichement systématique des espaces forestiers ou incultes environnants si l’on pouvait faire autrement. L’exemple de La Merci-Dieu en Poitou est très significatif sur ce point : fondée en 1151 avec un groupe de moines de l’abbaye de Chaalis dans une région extrêmement boisée, elle avait obtenu très tôt des dons fonciers tant sur les plateaux pauvres de la Gâtine poitevine que sur les confins de la Brenne. Or, si l’on constate qu’elle a créé par essartage un certain nombre de granges dans un rayon de 10 à 15 kilomètres sur les plateaux boisés qui l’environnent, l’on constate aussi que sa grange de Bècheron-en-Brenne n’a jamais constitué qu’une timide avancée dans ce pays répulsif de landes et d’étangs, et qu’elle n’y a jamais rien tenté pour gagner des terroirs de culture ; de fait, à la fin du xiie siècle, alors que l’abbaye a réussi à se doter d’une nouvelle série de granges dans des secteurs relativement doués en Poitou même et jusqu’en Touraine, la grange établie en Brenne végète13.

  • 14 G. Martin, La Haute-Marche..., op. cit., en particulier p. 96-97 et p. 106.

15Il existe néanmoins en Aquitaine quelques déserts, forêts ou marais, ayant bénéficié au xiie siècle d’une occupation cistercienne véritablement pionnière. Évoquons tout d’abord le glacis de la Marche limousine qui, comme les plateaux du Poitou, et ainsi que l’attestent de nombreux textes, offre des superficies forestières relativement importantes à l’intérieur desquelles les moines cisterciens ont ponctuellement essarté pour établir monastères et granges. La disposition alignée des établissements sur les confins Marche-Berry incite à se poser la question de la persistance en ce secteur d’une frontière appuyée sur un massif forestier qui semblerait enfin se trouver entamé. Or, si l’on se reporte aux textes, que trouve-t-on ? D’une part, l’on voit les abbayes obtenir des seigneurs locaux la concession de très nombreux droits d’usage dans des espaces forestiers qui semblent correspondre plutôt à de vastes bois qu’à une couverture forestière continue ; d’autre part, l’on constate que ces concessions s’accompagnent, tantôt de clauses d’obligation de défrichement, tantôt de clauses d’interdiction de défrichement14. C’est dire que la politique de défrichement de cette marge forestière est plus fonction d’un certain équilibre écologique à sauvegarder que d’une volonté cistercienne ou seigneuriale délibérée d’entreprendre la mise en valeur systématique d’une zone-frontière encore inculte.

  • 15 E. Traissac, Les abbayes... de Fontguilhem..., op. cit.

16Le Bazadais fournit un autre exemple intéressant. Il a accueilli en 1124, sur la lisière de la Grande Lande, une petite-fille de Cadouin, l’abbaye de Fontguilhem, dont le patrimoine va se développer sur deux types de terroirs limitrophes : vers le nord-est, un terroir anciennement occupé et exploité ; et vers le sud-ouest, sur une profondeur de 15 à 20 kilomètres, un terroir fait de friches, landes et bois, jusqu’alors inoccupés et inexploités, dont l’abbaye entreprend et réalise le défrichement partiel. L’espace ainsi gagné à la culture était de qualité médiocre et il n’a jamais permis à Fontguilhem d’exercer un rayonnement bien important ; il n’en reste pas moins qu’il témoigne du rôle prioritaire des Cisterciens dans les premières attaques portées contre le massif de la Grande Lande15.

  • 16 B. Barrière, L’abbaye cistercienne d’Obazine..., op. cit., p. 177. D’après les indices fournis par (...)

17Partout ailleurs en Aquitaine, la forêt est présente, même si elle se fait plus discrète. Chaque abbaye fait en sorte d’y obtenir des droits d’usage, de passage, de pacage, etc. pour elle-même ou ses granges, et quand elle le peut, elle s’efforce d’acquérir la possession même de quelques bois qui, loin d’être voués à l’essartage, vont être exploités pour eux-mêmes avec le plus grand soin. Ainsi voit-on l’abbaye d’Obazine, entre le milieu et la fin du xiie siècle, parvenir à doter presque chacune de ses granges d’au moins un espace boisé16.

  • 17 Dans une intervention au colloque, S. Lebecq a rapproché le cas des marais de Flandre maritime de (...)
  • 18 J. Brien, Le développement de l'Ordre cistercien en Poitou, op. cit., en particulier p. 172-176.

18Parmi les entreprises qui sont venues modifier le plus profondément le paysage naturel et l’équilibre économique traditionnel, il faut évoquer maintenant l’assèchement du Marais poitevin. Dans ce cas précis, il y a eu, semble-t-il, concertation entre les seigneurs locaux et les Cisterciens17, à partir de l’abbaye de La Grâce-Dieu, déjà précédemment citée à l’occasion de sa fondation par Clairvaux en 1135. La mise en valeur systématique a été ici, non seulement envisagée, mais encore programmée, planifiée, prise en charge et menée à bien au xiie siècle et encore au xiiie siècle par un ensemble de quatre abbayes : La Grâce-Dieu qui, installée dans l’intérieur sur une région saine, a la direction de l’opération ; La Grâce-Notre-Dame de Charron fondée par elle à la fin du xiie siècle en plein marais ; Moreilles, devenue cistercienne en 1152 ; et Saint-Léonard-des-Chaumes, une création limousine de 1168. Toutes quatre se sont vouées à l’assèchement de ces zones amphibies au travers desquelles s’écoulaient avec difficulté la Sèvre Niortaise et ses affluents, et, s’associant entre elles pour se répartir les travaux de drainage ou décider du tracé des canaux, elles ont déployé à cette entreprise une énergie et une maîtrise particulièrement remarquables18. L’œuvre, en outre, est strictement cistercienne, car lorsque l’on voit d’autres instituts monastiques s’intéresser au Marais et y faire des acquisitions, c’est de toute évidence au fur et à mesure que les assèchements y ont été réalisés.

Cisterciens et techniques

  • 19 Sur ce dernier point, il y a au moins les témoignages concordants fournis par la Vita d’Etienne d’ (...)

19En matière d’équipements techniques, les Cisterciens semblent avoir beaucoup moins innové qu’amélioré les techniques existantes, cependant qu’ils pourraient bien avoir mis sur pied, à l’usage interne de l’Ordre, une sorte de formation professionnelle : l’on voit, en effet, à diverses reprises, l’Ordre envoyer à telle ou telle abbaye-fille des instructeurs dont certains étaient spécialisés en matière de liturgie ou de chant, mais d’autres étaient des techniciens en élevage, en travaux hydrauliques ou autres19.

  • 20 Le canal, aménagé sur le versant abrupt de la gorge du Coyroux au prix de travaux d’art considérab (...)
  • 21 Se reporter, par exemple, au travail de J. Rocacher, Rocamadour et son pèlerinage. Étude historiqu (...)

20Toutes les enquêtes ponctuelles effectuées pour les abbayes aquitaines tant sur le terrain que dans les sources écrites confirment en particulier la grande qualification cistercienne dans la maîtrise de l’eau. Qu’il s’agisse de captures de rivière comme à Obazine où le monastère est alimenté en eau par un canal branché sur un torrent à 1,5 kilomètre en amont du site20, de travaux de drainage comme ceux du Marais poitevin ou plus modestement ceux qui, dans la région de Turenne, ont endigué un cours d’eau et transformé sa vallée, jusque-là inondable et marécageuse, en un terroir de belles prairies de fauche, de travaux d’irrigation, d’aménagements d’étangs, de biefs, de digues, de moulins, de pêcheries, de viviers, de marais salants, etc., les exemples abondent qui témoignent de la qualité, tant de la conception que de la réalisation21.

  • 22 Vie de saint Etienne d’Obazine, éd. et trad. M. Aubrun, Clermont, 1970, II, 13, p. 115.
  • 23 D’après l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, Paris, 1905.
  • 24 B. Barrière, L’abbaye cistercienne d’Obazine..., op. cit., p. 180-181.
  • 25 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 188.
  • 26 Recueil des actes de Bonnefont, éd. Ch. Samaran et Ch. Higounet, op. cit., Introduction, p. 31.
  • 27 D’après l’inventaire des chartes de Boulbonne, dans C. Devic et J. Vaissette, Histoire générale de (...)
  • 28 D’après l’examen du Cartulaire de Gimont, éd. Clergeac, dans Archives Historiques de Gascogne, 2e (...)

21Le soin apporté à l’élevage est également à mettre à l’actif des Cisterciens. Sur les trois convers « fort experts chacun dans son métier » qu’Obazine reçoit de Cîteaux en 1147 lors de son affiliation, l’un d’eux, dit Jean de Cîteaux au cartulaire, « était habile et très expérimenté pour nourrir le bétail, et son labeur, ainsi que son savoir-faire, contribuèrent à augmenter grandement les biens temporels de la maison »22. Toutes les abbayes font de l’élevage, et si possible le plus diversifié qui soit. Néanmoins, certaines abbayes ont joué plus que d’autres cette carte, soit qu’elles se soient adaptées à la vocation d’élevage de leur région d’implantation, soit qu’elles aient cherché au loin des possibilités meilleures. C’est ainsi qu’en matière d’élevage bovin, à Berdoues en Astarac et dans les granges environnantes, les moines avaient développé un élevage semble-t-il spécialisé dans les bœufs de labour ou de charroi23 ; cependant qu’Obazine s’était dotée dans les Monts du Cantal, à plus de 120 kilomètres de l’abbaye, d’une grange spécialisée dans la production fromagère à partir d’un élevage laitier sur prairies d’altitude24. L’élevage ovin, pour sa part, implique que l’on évoque surtout les importantes estives que les abbayes de Bonnefont, de Boulbonne ou de Grandselve25 avaient acquises dans les Pyrénées : un acte de 1189 atteste un troupeau de 1 500 brebis à Bonnefont26, un autre de 1233 en atteste 1 400 dans l’une des granges de Boulbonne27. L’on n’aurait, par ailleurs, garde d’oublier le gros troupeau de chèvres que semble détenir Gimont28 et la chèvrerie créée par Grandselve.

  • 29 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 187.
  • 30 D’après l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, op. cit.

22Si l’élevage porcin, bien qu’apparemment pratiqué partout, se laisse mal discerner et ne permet guère de remarques bien nouvelles, l’élevage des chevaux, en revanche, mérite que l’on s’y arrête quelque peu : il n’apparaît, en fait, que de manière incidente, lorsque chevaux, juments ou mules constituent, par exemple, la contrepartie de certaines donations, mais la répétition fréquente de cette procédure atteste de son importance d’une manière privilégiée dans celles des abbayes qui se situent entre Garonne et Pyrénées : on la trouve à Grandselve29, à Bonnefont, à Gimont, et de manière encore beaucoup plus flagrante à Berdoues où l’on semble s’être lancé dans cette activité délicate dès avant 1150, soit dès les débuts du monastère30.

  • 31 D’après l’examen du Cartulaire du Palais Notre-Dame, éd. J. Cibot, D.E.S Poitiers 1961.
  • 32 Voir G. Martin, La Haute-Marche..., op. cit., p. 111 ; et aussi M. Aubrun, L’abbaye cistercienne d (...)
  • 33 D’après l’examen du Cartulaire de Bonlieu, édition préparée et informations fournies par A.M. Miss (...)

23Quant aux problèmes techniques posés par le traitement des matières premières, la présente enquête ne saurait apporter autre chose qu’une confirmation des acquis. Outre les moulins, chaque abbaye, à des degrés divers, disposait de tous les équipements nécessaires à l’existence d’une communauté rurale : fours, pressoirs, forges, tanneries, tuileries, ateliers de poterie, séchoirs, entrepôts divers, carrières et ateliers de taille, etc., pour lesquels la documentation écrite est rare, et la documentation archéologique, lorsqu’elle existe, encore inexploitée. Et si nous savons encore peu de chose sur les qualités de métallurgistes des Cisterciens aquitains, en revanche, leur compétence technique en matière de viticulture et de vinification semble être partout attestée, depuis la Saintonge et l’Aunis jusqu’aux coteaux du Poitou ou du Toulousain, en passant par le Périgord ou les collines du Bas-Limousin ; mais, comme pour l’élevage, on s’est adapté aux possibilités : c’est ainsi que les abbayes marchoises, dont les terroirs et le climat ne permettent guère la maturation du raisin, se sont préoccupées de se doter de terroirs viticoles dans des régions mieux adaptées et malgré leur éloignement éventuel ; c’est le cas du Palais Notre-Dame qui a, comme Obazine, fait des acquisitions dans le vignoble qui domine le bassin de Brive31 ; c’est le cas d’Aubepierres, Aubignac et Prébenoît qui ont leurs vignobles en Berry32 ; c’est encore et surtout le cas de Bonlieu qui s’est constitué deux granges-vignobles en Bourbonnais, sur les coteaux du Cher33.

Cisterciens et gestion

24Vivre la règle selon l’esprit cistercien, suivre l’observance cistercienne, impliquait de faire le choix de la difficulté perpétuelle, puisque cela signifiait le refus a priori de tous les avantages et facilités proposés par le siècle et couramment admis dans la tradition monastique, mais du même coup se posait un problème de survie : parvenir à survivre hors des us et coutumes économiques traditionnels nécessitait que l’on compense par une supériorité quelconque compatible avec la nouvelle formule proposée. Or, cette supériorité fut effectivement acquise, et il semble que l’on puisse considérer qu’elle ait été due, d’une part à la haute technicité dont il vient d’être fait état et qui garantit le succès de bien des entreprises, d’autre part à la grande qualité de l’organisation économique de type autarcique propre à chaque abbaye.

  • 34 « Les Cisterciens distribuent beaucoup d’aumônes sur les fruits de leur propre travail, psalmodien (...)

25Cette organisation repose, comme l’on sait, sur un réseau de granges que l’on voit, dans un certain nombre de cas et en fonction des besoins, soigneusement élaboré, remanié ou augmenté, dans des directions qui ne sont que rarement dues aux hasards des donations. Les granges elles-mêmes, pour l’ensemble aquitain, semblent de superficie moyenne et se livrent, chacune, à des activités assez diversifiées qui excluent tant la monoculture que toute spécialisation excessive, mais à l’intérieur d’un même ensemble monastique, elles sont souvent complémentaires les unes des autres, ainsi qu’on l’a vu précédemment avec les granges-vignobles et les granges d’élevage. Leur nombre varie approximativement de 6 à 25, ce qui est fort classique. De toutes façons, établir systématiquement les bases de l’organisation économique sur un réseau de granges, c’est-à-dire considérer la grange comme la structure de référence absolue, constituait un principe de base que l’on voit effectivement appliqué partout et qui devait simplifier bien des problèmes, puisque son caractère vital et contraignant pouvait justifier aussi bien telle ou telle entorse aux statuts de l’Ordre — l’éloignement, par exemple — que tel ou tel comportement responsable d’expulsions paysannes, d’usurpations, etc.34.

  • 35 Rappelons que le recours si nécessaire à des ouvriers salariés est parfaitement prévu par la régle (...)

26Mais la constitution de réseaux de granges n’aurait pas à elle seule suffi à donner aux abbayes cisterciennes le dynamisme économique qui fut le leur, si elle ne s’était accompagnée de l’utilisation d’une main-d’œuvre gratuite et motivée, celle des convers, qui offrait la possibilité d’un faire-valoir direct dans les meilleures conditions possibles. Il convient toutefois de compléter de deux remarques, malheureusement trop brèves, cette donnée classique. D’une part, malgré son abondance, la documentation n’apporte que de faibles indices sur l’importance quantitative des convers et ne permet guère d’améliorer la modeste connaissance que l’on a de cette population monastique. D’autre part, et cela est essentiel, les sources laissent entrevoir, au même moment, le recours beaucoup plus fréquent qu’on ne l’a cru jusque-là à une main-d’œuvre salariée, à laquelle il conviendrait peut-être de prêter davantage attention ; l’on décèle, en effet, en plein xiie siècle, mais de manière trop fugitive, tant à Berdoues qu’à Grandselve, Gimont ou Obazine, la présence d’ouvriers salariés (notamment comme gardiens de troupeaux), dans un contexte et en un moment où l’on constate, par ailleurs, que les convers ne manquent pas35.

Une organisation économique exemplaire : Obazine36

  • 36 B. Barrière, L'abbaye d’Obazine..., op. cit., p. 151-183, et recherches complémentaires en cours.

27La création obazinienne intervient assez tard dans le mouvement des fondations grégoriennes, canoniales ou monastiques ; en outre, la densité, en Bas-Limousin, des monastères, prieurés, possessions monastiques diverses, est particulièrement importante. Aussi Etienne d’Obazine et ses trois premiers successeurs eurent-ils les plus grandes difficultés à créer un réseau suffisant de granges dans une proximité relative de l’abbaye, et cherchèrent-ils à s’étendre au-delà. Ils furent ainsi amenés dans un premier temps, jusque vers 1165, à s’établir depuis la Montagne limousine jusque sur les causses du Haut-Quercy.

28Celles des granges qui se trouvent situées en Bas-Limousin, dans un environnement relativement proche, sont de type classique : polyvalentes, elles se préoccupent essentiellement de production céréalière ; mais l’on pouvait aussi y pratiquer, suivant les aptitudes des divers terroirs, la culture de la vigne, des légumes ou des légumineuses, ainsi que l’élevage bovin, ovin ou porcin, ou encore la pisciculture. Chaque grange semblait constituer un microcosme que l’on s’efforça par la suite de systématiquement agrandir et doter d’espaces boisés, d’étangs et de moulins.

  • 37 L’abbé de Cîteaux a présidé lui-même à quelques importantes donations concernant cette région, cf.(...)

29Celles que l’on trouve établies plus loin, au-delà de la Dordogne, sur le causse quercynois, disposent d’excellentes terres à céréales, ainsi que de vastes espaces boisés propices au pacage ; et l’on constate que l’abbaye porte un intérêt particulier à ce groupe de granges dont elle ne cesse d’accroître les acquisitions et où, au début du xiiie siècle, elle procède à des remembrements de terroirs générateurs de granges nouvelles. Or, cet ensemble cerne très étroitement le site de Rocamadour, en un moment où le pèlerinage marial, desservi et géré par les bénédictins de Tulle et fréquenté par de nombreux pèlerins et marchands, est en pleine et rapide expansion. Obazine ne pouvait souhaiter meilleur débouché et surtout meilleure cause pour écouler les surplus de sa production ou stimuler celle-ci. Les seigneurs locaux, à commencer par le vicomte de Turenne lui-même et les « princes » du Haut-Quercy, ne s’y sont d’ailleurs certainement pas trompés, car s’ils ont si bien, en cette région, facilité les choses aux moines obaziniens, c’est peut-être parce que l’utilité d’un tel service pour la promotion du pèlerinage ne leur avait pas échappé et que les Cisterciens pouvaient leur être apparu, dès le milieu du xiie siècle, comme les mieux aptes à mettre en place les infrastructures économiques nécessaires à une telle entreprise37.

30Mais les besoins mêmes de l’abbaye en denrées de première importance : vin, sel, fromage, etc., ont dicté, entre la fin du xiie siècle et le début du xiiie siècle, quelques autres démarches qui l’ont parfois amenée à s’implanter dans des régions autrement lointaines.

31Le Limousin n’a qu’un bon terroir à vignoble : ce sont les coteaux qui, franchement exposés à un ensoleillement méridional, dominent le bassin de Brive. Obazine, qui s’était créé un petit vignoble à l’abbaye même, tarda à se constituer un domaine viticole dans cette région qui, depuis toujours l’objet des convoitises de l’Église et de l’aristocratie limousines, était fortement occupée, densément exploitée et âprement défendue par ses nombreux possesseurs. C’est donc seulement au début du xiiie siècle que l’abbaye réussit à prendre pied près de Donzenac et à s’y constituer la grange-vignoble du Chassaing, dont elle ne cessa d’accroître le terroir jusque vers 1250.

32C’est la grange de La Morinière, créée dans l’île d’Oleron au cœur des salines saintongeaises, à plus de 250 kilomètres de l’abbaye, qui assure la fourniture du sel au groupe obazinien. Les convers s’y occupaient de l’aménagement et de l’entretien des marais salants, ainsi d’ailleurs que de vigne. Ce type de possession n’était cependant pas vraiment original. L’importance du sel avait en effet déjà incité depuis des siècles bien des seigneurs et surtout bien des établissements religieux, notamment du Poitou et du Limousin (y compris les plus récents, comme Grandmont par exemple), à acquérir des salines ou des revenus en sel dans cette région. Quant à la culture de la vigne, elle est en pleine expansion en Aunis à cette époque, et Obazine, sur ce point, ne fait que s’adapter aux pratiques régionales pour une production dont on ignore l’utilisation. Il n’en reste pas moins que l’abbaye limousine, par le recours au faire-valoir direct, assure elle-même sa production de sel et c’est là toute la différence. Quant à l’acheminement du produit, il se fait au départ par voie d’eau, sur la Charente, avec étape à l’abbaye-fille de La Frénade, à proximité de Cognac où Obazine possède d’ailleurs un grenier à sel et des exemptions de coutumes salines ; et le transport se poursuit et s’achève à partir d’Angoulême par voie de terre, avec une nouvelle étape à une autre des abbayes-filles, celle de Grosbot-Fontvive en Angoumois.

  • 38 Voir H. de Rochemonteix, La maison de Graule : étude sur la vie et les œuvres des convers de Cîtea (...)

33L’absence de nourriture carnée dans l’alimentation cistercienne, principe particulièrement cher au fondateur d’Obazine, justifie que l’on ait cherché à développer un élevage bovin laitier dont les produits constituaient un apport alimentaire indispensable. Et c’est sans doute insatisfaites des granges d’élevage établies sur les trop maigres pacages de la Montagne limousine qu’Obazine et Valette (autre fille créée sur l’une des routes de l’Auvergne) se préoccupèrent à la fin du xiie siècle d’acquérir des biens-fonds, des terrains de parcours et des droits de pacage dans les montagnes du Cantal. Elles s’y constituèrent chacune une grange d’élevage : ce furent les grands domaines véritablement spécialisés de Broc et de Graule, ce dernier établi à 1200 mètres d’altitude, c’est-à-dire à l’extrême limite de l’habitat permanent, avec la contrainte d’un isolement total de plusieurs mois d’hiver ; leur production fromagère fut considérable38.

  • 39 Ces informations sont dues aux prospections effectuées par R. Lombard.

34En outre, l’on constate qu’Obazine entretenait des relations privilégiées avec une autre de ses abbayes-filles, Bonnaigue, implantée sur les confins du Limousin et de l’Auvergne, et que celle-ci était établie sur un gîte minier d’une extrême importance : il s’y trouve, en effet, du minerai non seulement de fer, ce qui est rare en Limousin, mais aussi de plomb argentifère. Le silence des sources manuscrites est absolu sur ce sujet, mais la prospection archéologique a récemment fourni quelques indices prometteurs : en effet, outre le fait, mais il n’est pas probant, que l’on a découvert en fouille à Obazine même des petits lingots de plomb, l’on s’est aperçu que les alentours immédiats de l’abbaye de Bonnaigue abondent en traces anciennes d’exploitation et de traitements du minerai : forges, fours, scories, etc.39. Il est évident que ces indices nécessitent un complément d’enquête, et notamment des fouilles archéologiques, et qu’ils sont à manier avec précaution, mais il n’y aurait rien d’étonnant, étant donné tout ce que l’on sait déjà du système économique obazinien, à ce que les activités artisanales aient bénéficié, tout comme le domaine alimentaire, d’une telle politique d’organisation en circuit fermé.

  • 40 Rappelons que l’abbaye d’Obazine avait à sa charge, outre le monastère d’hommes, une importante co (...)

35Il apparaît donc que, vers 1220, l’abbaye d’Obazine avait constitué, non seulement avec ses 25 granges, mais encore avec certaines de ses abbayes-filles (et l’enquête est à poursuivre), un véritable réseau économique aux activités complémentaires, dans lequel chaque établissement, depuis le littoral saintongeais jusqu’aux prairies d’altitude de la Haute Auvergne, avait son rôle propre. Le souci d’autarcie économique l’avait donc emporté sur les contraintes de la réglementation cistercienne. Le résultat final devait être une sorte de système idéal parfaitement équilibré, dans lequel toutes les précautions avaient été prises : puisque les charges de l’abbaye étaient fort lourdes40, et puisque la commercialisation n’était que celle des surplus et trouvait sa justification tant dans la nécessité d’acquérir certains produits que dans celle d’assurer la fourniture du pèlerinage de Rocamadour, l’on aurait dû y échapper aux pièges de la spéculation et du profit.

  • 41 Dalon et Beuil, toutes deux limousines, eurent des granges à sel sur la côte atlantique, de même q (...)

36L’on est en droit de se demander si les autres abbayes avaient mis sur pied des systèmes sinon identiques, du moins comparables. Toutes, c’est certain, se sont dotées d’une organisation économique reposant sur un réseau de granges et d’activités aussi complémentaires que possible41.

37Aucune n’a cependant fourni jusqu’alors d’autres exemples d’une liaison économique avec telle ou telle de ses abbayes-filles ; mais cette possibilité n’est pas à exclure, ce qui justifierait de plus amples recherches. Les seuls constats que l’on puisse faire dans l’immédiat concernent les deux grosses « congrégations » de Dalon et de Cadouin ; or, ni l’une ni l’autre ne semblent avoir très bien géré leurs affaires au sens cistercien du terme, et l’on ne décèle pas pour l’instant, dans leurs rapports avec les maisons-filles, de relations autres que spirituelles et administratives ; fondations de Géraud de Sales, elles ont bien assimilé l’observance cistercienne, mais ont répugné à effectuer, Cadouin surtout, une rupture complète avec le système économique et l’environnement traditionnels.

  • 42 Les Cisterciens ne sont d’ailleurs pas sans se sentir une responsabilité à cet égard : « Nous trav (...)

38Au total, si l’on fait, dans la première moitié du xiiie siècle, le bilan de ces patrimoines et de ces activités, l’on constate qu’il témoigne d’une supériorité qualitative indéniable par rapport aux résultats obtenus par les pratiques traditionnelles qui continuent à être celles de l’environnement42. Autarcie maximale assurée par des granges aux activités complémentaires, main-d’œuvre qualifiée, rentable et coopérative, haute technicité garante de l’efficacité du travail et de la qualité des produits, concertation, planification, associations éventuelles en cas de travaux majeurs, tels sont les moteurs de cette supériorité qui, non seulement fait disparaître le problème de survie qui était celui des origines, mais permet, semble-t-il, dès les années 1160-1170, de dépasser le stade de la simple rentabilité, ce qui, du même coup, fait apparaître une question nouvelle à laquelle il convient désormais de s’intéresser : comment les Cisterciens se sont-ils adaptés à leur propre succès ?

3. Le devenir des patrimoines et le sens de l’évolution

39Des données propres à l’Aquitaine ont fourni quelques solutions relativement originales au problème de l’organisation économique des abbayes cisterciennes qui s’y trouvèrent implantées, de telle sorte que, à côté des arrentements que l’on voit poindre à peu près partout dans le courant du xiiie siècle ou de la commercialisation qui, ici comme dans la moitié septentrionale de la France, va désormais accaparer beaucoup des énergies de certains établissements, on va rencontrer aussi, d’une part des maisons qui, de par leurs origines non directement cisterciennes, se sont accommodées d’interprétations souples des directives de l’Ordre, d’autre part, et dans le grand mouvement des bastides aquitaines, un assez grand nombre de créations cisterciennes.

De l’application des normes cisterciennes en Aquitaine

40Avant même de se pencher sur les éventuelles déformations au schéma initial intervenues après coup à partir du xiiie siècle, il faut accorder quelque attention à la manière dont certaines abbayes ont perçu et appliqué le programme et les méthodes proposés.

  • 43 B. Barrière, L’abbaye d’Obazine..., op. cit., p. 81-90 et 138-146.
  • 44 L. Grillon, Le domaine... de Dalon, op. cit., p. 157-173.
  • 45 J.M. Maubourguet, Le Périgord méridional..., op. cit., p. 41-57.
  • 46 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 84-88.

41Il apparaît, en effet, que dans le cas des abbayes de fondation précistercienne, et l’on se souvient qu’elles sont majoritaires, l’affiliation à l’Ordre cistercien n’a pas forcément provoqué un alignement complet sur les normes établies par le Chapitre général. Obazine, il est vrai, a fait un réel effort, entraînant à sa suite toute sa filiation : les prieurés qu’elle avait constitués ont été transformés, suivant leurs capacités respectives, soit en abbayes-filles, soit en granges ; en outre, dans l’élaboration du patrimoine, il a été autant que possible tenu compte des interdits : c’est ainsi que dîmes et rentes, si elles ne sont pas absentes du patrimoine, n’y occupent qu’une place extrêmement modeste43. À Dalon, l’effort est déjà un peu moins grand : malgré le grand nombre de transactions amiables auxquelles elle procède avec les décimateurs ordinaires en conformité avec la bulle de 1179, l’abbaye apparaît fortement impliquée dans des perceptions de dîmes et de cens44. Quant à Cadouin, restée en marge de l’ordre cistercien jusqu’en 1201, il est évident que son organisation n’est pas conforme et que l’affiliation ne peut guère modifier les choses : fonctionnant comme une abbaye traditionnelle, elle a accumulé de nombreuses dîmes, rentes, droits féodaux, sans parler de l’acquisition de quelques églises, et ses possessions, beaucoup plus souvent organisées en prieurés qu’en granges, sont exploitées en grande partie par des tenanciers45. Mais même le patrimoine de Grandselve, maison pourtant devenue cistercienne dès 1146, offre des caractères comparables : bien que strictement organisé en granges, il n’en comporte pas moins, non seulement de nombreux droits de dîme, mais encore plus de 15 églises ; quant aux rentes perçues par l’abbaye, elles tenaient beaucoup moins aux disponibilités du donateur qu’aux objectifs d’une politique soigneusement élaborée et qui visait à assurer à la maison telle ou telle fourniture, du type sel ou poivre, par exemple, dont elle n’assurait pas forcément elle-même la production ; en outre, au-delà des domaines constitués autour des 25 granges du patrimoine, elle apparaît détentrice, dès le xiie siècle, de terroirs épars dont l’exploitation est toujours restée confiée à des tenanciers46.

  • 47 Dès 1147 à Bonnefont ; dès 1174 à Aubepierres.
  • 48 D’après l’examen du Cartulaire de Gimont, éd. Clergeac, op. cit.
  • 49 Ceci ressort de l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, op. cit. ; sur 825 chartes s’éch (...)

42L’on pourrait alors penser que les créations cisterciennes pures, filles directes de Clairvaux, Morimond ou Pontigny, offraient à l’inverse une conformité exemplaire aux normes édictées par l’Ordre. Or, il semble qu’il faille, là encore, nuancer considérablement. Le petit nombre d’actes parvenus pour La Grâce-Dieu, fille de Clairvaux en Aunis, ne permet guère de se prononcer. En revanche, à Aubepierres en Marche, autre fondation claravalienne, ainsi qu’à Gimont, Berdoues, Flaran ou Bonnefont, filles gasconnes de Morimond, la perception de dîmes et de rentes est dûment attestée, même fort tôt parfois47. Bien plus, certaines de ces abbayes apparaissent dotées d’églises, ainsi en est-il de Gimont qui, dès la fin du xiie siècle, semble en avoir acquis un assez grand nombre48. Bien plus encore, certaines font des prêts sur gages, et cette pratique, simplement occasionnelle à Obazine ou à Bonnefont, par exemple, semble avoir été à Berdoues, et dès le départ, érigée en système ; il apparaît, en effet, que c’est par ce moyen que cet établissement a constitué une grande partie de son patrimoine, puisqu’un très grand nombre d’emprunteurs qui avaient gagé leurs terres et leurs droits se sont trouvés dans l’incapacité de rembourser et que leurs gages, de ce fait, se sont trouvés eux-mêmes acquis par le monastère créancier ; le phénomène en dit long tant sur l’impécuniosité de l’aristocratie locale que sur le succès de l’organisation économique de Berdoues qui, ayant su, pour survivre, par-delà les normes classiques, s’adapter aux besoins du milieu, se retrouve banquier de tout un pays49.

Rançon du succès et pression du milieu

43Ainsi qu’on l’a vu, l’application, même très souple, en matière d’organisation économique, des préceptes cisterciens dont le seul but était d’assurer un fonctionnement normal des communautés dans les limites de l’austérité requise, débouche sur un résultat imprévu, celui d’une réussite qui dépasse largement la rentabilité moyenne recherchée — le succès étant d’autant plus éclatant, généralement, que le patrimoine rassemblé est important — et qui, en outre, place le monde cistercien en position de supériorité économique par rapport à l’environnement. Le phénomène s’accompagne en même temps d’une sorte de prise de conscience générale qui fait alors apparaître la notion d’une responsabilité cistercienne vis-à-vis du sous-développement ambiant : l’économie des Cisterciens qu’ils avaient souhaitée « hors du monde » retourne « au monde ». Les indices abondent des sollicitations dont ils sont l’objet pour aménager, construire, former.

  • 50 L. Grillon, Le domaine de Dalon..., op. cit., p. 25, 190 et 194-195 ; dès le milieu du xiiie siècl (...)

44Certaines abbayes, toutefois, n’ont fait qu’approcher du succès matériel. Qu’elles aient été dotées d’un patrimoine plus modeste ou moins doué que d’autres, ou qu’elles aient eu à souffrir de la trop grande proximité de tel ou tel autre complexe monastique, que leur organisation ait été moins savante qu’ailleurs, ou bien encore qu’elles s’en soient tenues strictement aux principes restrictifs de base qui bannissent tout superflu, elles n’ont atteint qu’un succès relatif qui, au mieux, les a conduites à une rentabilité plus ou moins confortable et plus ou moins éphémère. Ce sont généralement les petites abbayes, celles que l’on voit péricliter doucement à partir du début du xiiie siècle, si ce n’est même à partir de la fin du xiie siècle, et qui, bien que propriétaires d’un nombre restreint de granges, se trouvent dans l’obligation, dès ce moment, de partiellement renoncer au faire-valoir direct ; la pression du milieu qui, notamment, affaiblit le recrutement des convers, les oblige à recourir très tôt aux arrentements, cependant que les donations et les acquisitions s’estompent jusqu’à se tarir complètement. Cela semble avoir été le cas, par exemple, de Boschaud et de Peyrouse sur les confins Limousin-Périgord, du Pin en Poitou, de Fontguilhem en Bazadais, de Locdieu sur les confins Quercy-Rouergue, qui ne furent jamais que des établissements très modestes ; mais cela fut aussi le cas, et c’est déjà plus étonnant, d’abbayes plus importantes comme Trizay dans le Bocage vendéen, ou même Dalon50. Cela dut enfin être le cas d’un certain nombre d’autres établissements pour lesquels la documentation manque mais dont le rayonnement, purement local, ne semble guère s’être accru une fois passé le xiie siècle.

45Bien d’autres cas, alors, offrent une démarche totalement différente. Le succès s’y exprime, dès la seconde moitié du xiie siècle, par l’apparition d’excédents de production que la nécessité de se procurer certaines denrées ou matières premières jointe à la demande extérieure et aux perspectives d’auto-investissement ainsi ouvertes va pousser à commercialiser, sans autrement contrarier d’ailleurs la législation de l’Ordre, laquelle n’a rien édicté sur ce point puisque la vente des surplus éventuels fait partie intégrante du fonctionnement de l’économie de subsistance. Dès lors, toutes les réponses sont possibles, depuis l’économie de subsistance persistante aux objectifs à courte vue et qui ne recourt qu’accessoirement à la commercialisation pour écouler les excédents éventuels, jusqu’à l’économie d’échanges la plus poussée qui, se coulant dans le moule de l’évolution économique générale, répond aux sollicitations de celle-ci, met l’accent sur les activités spéculatives et s’oriente résolument vers la recherche du profit, mais — et cela est essentiel — sans toutefois que l’on renonce le moins du monde à produire soi-même le maximum de ce qui est nécessaire à l’autoconsommation.

46De fait, beaucoup d’abbayes méridionales, soucieuses de survie, fascinées aussi peut-être par le succès entrevu, se sont, à des degrés divers, insérées dans l’engrenage économique général. Celles qui, bien qu’importantes, comme Dalon, n’ont pas commercialisé leur économie, enregistrent des difficultés dès le début du xiiie siècle ; celles qui, comme Grandselve, ont joué la carte de la commercialisation, traversent sans encombre le xiie siècle et abordent le xive siècle dans les meilleures conditions : ce sont celles qui ont « réussi » et pour lesquelles la seconde moitié du xiiie siècle est le temps de l’apogée.

  • 51 Cadouin serait à ajouter à la liste des abbayes particulièrement prospères, mais ici le jeu propre (...)
  • 52 B. Barrière, Les granges de l’abbaye cistercienne d’Obazine aux xiie et xiiie siècles, dans Le Bas (...)

47Un des signes de cette bonne santé est la persistance, par-delà le xiie siècle, des donations et des acquisitions. Si les abbayes limousines attestent un certain ralentissement à partir de 1230-1240, les maisons poitevines et gasconnes, en revanche, témoignent d’une très grande capacité d’accroissement encore pendant tout le xiiie siècle51. Mais les biens acquis sont de tous ordres : des biens fonciers qui permettent un remodelage des granges anciennes et parfois la création de granges nouvelles, comme à Obazine, Bonnefont, Grandselve, Cadouin, par exemple ; mais aussi beaucoup de dîmes, de rentes en nature et en argent, de droits d’usage, d’exemptions diverses, voire de droits seigneuriaux, qui viennent accroître les disponibilités assurées à l’abbaye par son propre travail. Le faire-valoir direct se maintient, en effet, dans les granges avec convers et salariés, cependant que si les arrentements apparaissent, ils concernent, soit des moulins, soit de petits terroirs excentriques, ainsi que l’on peut le constater pour Aubepierre, Obazine et surtout Granselve ; les granges elles-mêmes ne sont arrentées ou morcelées en tenures qu’à partir de la fin du xiiie siècle, et celles d’Obazine seulement dans le courant du xive siècle52.

  • 53 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou..., op. cit., p. 172-176.
  • 54 Ibidem, p. 61.

48Le dynamisme se marque encore par la poursuite des travaux d’assèchement des marais poitevin et vendéen53, par la mise en place d’équipements techniques de qualité qui valorisent la production agro-pastorale (Grandselve construit de nombreux moulins, Obazine reconstruit ses granges quercynoises, etc.), par le développement de certaines activités commercialisables et la création d’infrastructures appropriées (voirie et ponts, ports, entrepôts divers...) à l’usage de gros marchés urbains dans le cas de Grandselve pour Toulouse ou même Bordeaux, par exemple, à l’usage d’un lieu de pèlerinage dans le cas d’Obazine pour Rocamadour et peut-être de Cadouin, ou encore à l’usage du grand commerce du vin dans le cas de Belleperche et surtout de Grandselve ou encore dans celui de l’abbaye poitevine des Châtelliers qui se dote de granges-vignobles en Aunis et d’un port viticole à côté de La Rochelle54. La commercialisation est évidente en bien d’autres maisons, même si la documentation est souvent peu explicite : ce que l’on aperçoit des activités de pointe de Bonnefont, Berdoues, Gimont ou Boulbonne répond à la demande de tout un marché régional en chevaux, animaux de trait, bêtes de somme, laine, salaisons et autres produits d’élevage. Et que dire de la petite abbaye poitevine de Valence née en 1230 dans la filiation de Clairvaux et que l’on voit, à peine dix ans plus tard, dotée d’une foire à sa porte ?

49Aurait-on quitté l’Esprit pour la Lettre ? La réponse n’est pas si simple et vaut d’être nuancée. Si l’enjeu spirituel ne s’est pas modifié, les enjeux économiques, eux, ont changé depuis le début du xiie siècle et le Chapitre général ne s’y est point trompé : les assouplissements qu’il apporte aux réglementations premières tout au long du xiiie siècle et qui sanctionnent des états de fait, plus ou moins précoces suivant les régions ou les maisons, montrent qu’il prend acte des pesanteurs économiques et sociales extérieures et de leur caractère irrépressible. À chaque établissement de conserver sous une forme ou sous une autre un peu de l’esprit de pauvreté des premiers temps. Mais, même si l’on voit les grandes abbayes aquitaines diversifier leurs types de possession, leurs modes de faire-valoir, leurs objectifs de production, elles, restent encore fondamentalement attachées aux principes autarciques et à l’organisation en granges qui, somme toute, pour les raisons que l’on a vues, ont assuré leur réussite et constituent toujours l’originalité de l’Ordre.

Un cas exemplaire d’économie commercialisée : Grandselve55

  • 55 D’après l'inventaire partiel des chartes de Grandseive, dans C. Devic J. Vaissette, Histoire génér (...)

50Dès la fin du xiie siècle, le souci d’une gestion efficace fit progressivement glisser Grandselve d’une économie de subsistance à une économie d’intense spéculation : l’abbaye se mit à développer certaines productions de pointe pour lesquelles ses terroirs présentaient de grandes aptitudes, en particulier le vin, les céréales ou la laine, et elle se préoccupa d’aménager au mieux la commercialisation des excédents dans les circuits régionaux, interrégionaux, voire même internationaux, témoins au xiiie siècle d’une vaste demande. Et il semble que ce soit beaucoup moins l’ampleur de ses domaines que sa position privilégiée au cœur d’un nœud de voies terrestres et fluviales qui l’ait engagée dans cette orientation résolument tournée vers le profit. Quant aux bénéfices ainsi réalisés, elle les utilisa en partie pour s’assurer l’acquisition, depuis la Méditerranée jusqu’à l’Atlantique, des produits bruts ou finis : sel, poivre, poissons salés, tissus, métaux, etc., dont elle estimait avoir besoin soit pour elle-même, soit peut-être pour des services ou reventes éventuels alentour, mais en partie aussi pour effectuer de nouveaux investissements productifs : acquisitions de terres nouvelles (elles se poursuivent tout au long du xiiie siècle), de moyens de transport (bateaux par exemple), ou de revenus divers (portuaires par exemple) ; renforcement des infrastructures techniques (constructions de moulins) ou routières ; mise en valeur de terroirs neufs (vignobles), etc. Au xiiie siècle, Grandselve se laisse happer par l’engrenage du capital productif que sa propre énergie entraîne irrésistiblement vers un accroissement constant.

  • 56 L’abbaye avait aussi en Roussillon un ensemble de terroirs riches en oliveraies ; sa production en (...)

51Au xiiie siècle, le patrimoine foncier de Grandselve est constitué d’un ensemble de 25 granges polyvalentes regroupées dans leur presque totalité dans un rayon de 15 à 25 kilomètres autour de l’abbaye56. À côté des cultures arbustives (noyers, fruitiers), du jardinage et d’un élevage diversifié, l’on y veilla à l’extension des emblavures et surtout de la vigne, ce qui met en évidence le rôle important de Grandselve dans le grand mouvement de création de vignobles qui, au xiiie siècle, gagne, depuis Bordeaux, les vallées aquitaines. Et en 1279 encore, lorsque l’abbaye effectue un paréage avec le roi de France pour créer la bastide de Beaumont-de-Lomagne, le projet prévoit la création, sur les coteaux de la Gimone, d’un vignoble de 1000 arpents.

  • 57 Ch. Higounet, Géographie des péages de la Garonne et de ses affluents au Moyen Age, dans Journal d (...)

52Le vin de Grandselve ayant été, semble-t-il, avec les céréales, sa meilleure monnaie d’échange, l’abbaye en organisa la commercialisation dans les meilleures conditions possibles. Outre sa participation aux marchés toulousain ou montalbanais pour lesquels elle avait développé son vignoble alentour de chacune de ces villes, elle acheminait désormais vin et céréales par bateau sur la Garonne jusqu’à Bordeaux, autre important marché urbain mais surtout, comme l’on sait, plaque tournante d’un important trafic atlantique : à cet effet, elle s’efforça d’obtenir libre passage aux multiples points de péage qui jalonnaient le fleuve57, et lutta constamment tout au long du xiiie siècle, mais avec un inégal succès, pour que les franchises obtenues puissent s’appliquer à une quantité de plus en plus grande de marchandises. À Bordeaux même, mais aussi à Toulouse, Montauban, Auvillar, Verdun-sur-Garonne, etc., l’abbaye disposait d’entrepôts et de chais auprès desquels elle entretenait un personnel qui pourvoyait à la gestion de ses affaires. Quant au fret de retour sur la Garonne, il était constitué par le sel dont on se fournissait aux salines de Soulac, ainsi qu’aux salins de Bordeaux ou d’Agen sur lesquels Grandselve avait obtenu la concession de rentes importantes ; par des poissons salés, harengs, morues, « merluches », débarqués à Bordeaux depuis les côtes anglaises ou bretonnes et venant en complément des poissons d’eau douce fournis par les nombreuses pêcheries de l’abbaye ; par des métaux, essentiellement plomb, étain, cuivre, fer et acier, le patrimoine de Grandselve étant, semble-t-il, dépourvu de mines ; par des textiles enfin, draps de laine en particulier, venant en complément des productions assurées par l’abbaye elle-même. Et, malgré les difficultés inhérentes au partage de l’Aquitaine entre deux obédiences hostiles l’une à l’autre, le volume de ce trafic fluvial, loin de stagner, ne cessa de s’accroître pendant tout le xiiie siècle.

53Par ailleurs, dès la fin du xiie siècle, Grandselve semble avoir fait effort pour se constituer un élevage ovin d’estive dans les Pyrénées : elle acquit des terrains de pacage dans les montagnes de Rabat, au-dessus du haut Ariège, et sur la route de ces pâturages, son abbaye-fille de Calers pouvait lui servir d’étape. Mais, outre les terrains de parcours qui étaient en sa possession, elle disposait, depuis la fin du xiie siècle, d’un très grand nombre de droits de pacage qui ne fit que s’accroître pendant le xiiie siècle, et dont l’ampleur permettait à ses troupeaux de pacager dans les confins sud-ouest du Massif central jusqu’au cœur de la Gascogne commingeoise. Quant à la laine, il semble que le marché régional, et particulièrement Toulouse, gros marché des laines pyrénéennes, ait absorbé la totalité des excédents.

54N’oublions pas cependant que, malgré le caractère privilégié de ses relations avec l’Ouest, l’abbaye de Grandselve entretenait aussi des relations avec la côte méditerranéenne. Par une route de terre, cette fois, sur laquelle l’abbaye-fille de Fontfroide constituait une étape de choix, l’on sait que les moines ramenaient du sel pris aux salines de Narbonne ainsi qu’à la grange de Coursan, qu’ils ramenaient également l’huile d’olive de leurs domaines roussillonnais et qu’ils allaient jusqu’à Marseille se fournir en poivre, mais les sources sont muettes sur un éventuel transport jusqu’en ces régions de marchandises en provenance de l’abbaye. D’autres relations, encore mal connues, ne sont pas à exclure avec la Catalogne où Grandselve et Fontfroide avaient effectué au xiie siècle deux solides fondations : Poblet et Santes Creus.

55Particulièrement bien placée au cœur du grand mouvement commercial et urbain du xiiie siècle et utilisant au mieux les potentialités de son patrimoine comme celles de sa technicité ou de la démographie ambiante, l’abbaye de Grandselve témoigne d’une réussite économique qui doit beaucoup, cela vaut d’être noté, à la prospective, et dont l’impact économique est largement positif pour l’environnement. Mais on est loin, il est vrai, de la pauvreté cistercienne qui a d’ailleurs perdu depuis déjà longtemps une bonne partie de sa crédibilité : il n’est que de se reporter aux critiques acerbes exprimées dès la fin du xiie siècle par les « Albigeois » et à l’échec spectaculaire de la prédication cistercienne en pays cathare pour comprendre toute la portée de cette évolution.

Les bastides « cisterciennes »

  • 58 Voir, en particulier, Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, op. cit., note 12 ; Nouvelle approche (...)

56Il serait tout à fait vain de vouloir reprendre après Ch. Higounet le problème des bastides propre au Midi aquitain58. Tout au plus peut-on rappeler quelques principes fondamentaux et, à propos des bastides cisterciennes, quelques constats majeurs : l’ampleur du mouvement dans la seconde moitié et surtout la fin du xiiie siècle ; le contrat de paréage qui préside à la majeure partie des créations et qui associe une abbaye propriétaire du sol et une autorité « politique », royale ou seigneuriale, qui va assurer l’édification, l’administration et la protection de la bastide, sur la base d’un partage des revenus à venir ; la forte participation cistercienne à ce mouvement, particulièrement en Gascogne où l’on compte plusieurs dizaines de ces créations ; la signification politique du phénomène qui dresse les unes face aux autres les bastides jalons de la pénétration royale dans le Midi, et les bastides symboles de la résistance seigneuriale locale à cette pénétration ; enfin, les implications économiques variées inhérentes aux conditions mêmes de ces créations et auxquelles il convient d’accorder une particulière attention.

57Il apparaît, en effet, ainsi que l’a montré Ch. Higounet, que les Cisterciens n’ont pas proposé pour ces fondations n’importe quels types de terterroirs : souvent, les bastides, que l’on souhaite autant chefs d’exploitation agricole que noyaux urbains, se sont identifiées avec le terroir d’une grange ou partie de ce terroir, voire même comme à Gimont avec le terroir de l’abbaye elle-même ; et que la décision de la création d’un centre de peuplement traduisait de la part des Cisterciens un renoncement au faire-valoir direct sur l’ensemble domanial concerné, dont on attendait désormais des rentes, des cens et des revenus seigneuriaux divers. Une telle politique, à laquelle les Cisterciens se sont donc volontiers prêtés, était pour eux une possibilité de pallier la diminution de l’effectif des convers et d’éviter la charge d’un personnel salarié inévitablement croissant.

  • 59 Cf. C. Devic et J. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. VIII, op. cit., Inventaire des ac (...)

58Toutefois, les bastides cisterciennes ne furent-elles dans tous les cas pour les abbayes qu’un simple moyen de maintenir un certain niveau de revenus en même temps que la continuité de l’exploitation par le recours à des arrentements groupés ? Il semble bien que non. En effet, si l’on réalise que, dans le même temps où elles créent des bastides, certaines maisons sont au faîte d’un succès économique et social sans précédent, il semble que l’on puisse considérer les créations de centres de peuplement auxquelles elles procèdent, à la fois comme une réponse au double problème posé par le dynamisme démographique ambiant et une organisation économique partiellement inadaptée, et comme une récupération de ces potentialités démographiques, non seulement pour le maintien d’une exploitation des terroirs et pour celui des revenus afférents, mais encore pour une participation à leur accroissement. L’engrenage de la commercialisation, alors même qu’on ne veut pas renoncer aux principes autarciques, implique, mais comme « en supplément », le développement rapide, ainsi qu’on l’a vu, de certaines activités de pointe, parmi lesquelles la culture de la vigne, en particulier, a les plus grandes faveurs ; dans ces conditions, il convient de s’assurer, non plus tellement les services d’une main-d’œuvre, mais bien plutôt ceux d’une véritable population. Ainsi, lorsque Grandselve prévoit en 1280 que chacun des 1000 lots de la bastide de Beaumont comprendra un arpent de terre à mettre en vigne, quel but visait-elle si ce n’est celui d’accroître encore ses terroirs de vignoble et une production viticole dont elle-même assurait la commercialisation59.

  • 60 Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, op. cit.
  • 61 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 172-173.
  • 62 O. De Saint-Blanquat, Sur l’établissement de deux bastides de Grandselve aux portes de Toulouse en (...)
  • 63 Cartulaire de la Grâce-Dieu, cd. G. Musset, dans Archives Historiques de Saintonge-Aunis, t. XXVII (...)

59D’autres centres de peuplement d’initiative cistercienne qui ne furent pas le résultat d’un paréage valent également d’être rapidement évoqués. Outre les quelques villages dotés de chartes qui figurent sur la carte dressée par Ch. Higounet60, l’on a récemment établi que Grandselve, en même temps qu’elle réalisait entre 1270 et 1290 la création et le paréage de quatre bastides, avait suscité aussi la naissance de plusieurs villages sur la périphérie de ses domaines61, et qu’à l’orée du xive siècle elle avait assuré le peuplement de deux quartiers suburbains à Toulouse, dont l’un eut vocation artisanale et l’autre était spécialisé dans les cultures maraîchères62. Mais déjà longtemps auparavant, en 1234, l’abbaye de La Grâce-Dieu avait créé sur ses domaines un « bourg neuf » de plus de trente lots : Surgères63.

***

60Deux points de conclusion seulement.

  • 64 Un terrier de l’abbaye de Beuil, éd. et informations fournies par M.N. Malefond, maîtrise en cours (...)

61Qu’est-il advenu au Bas Moyen Age de tout cet édifice ? Les témoignages sont unanimes. Qu’il se soit agi des petites abbayes en perte de vitesse dès le xiiie siècle ou des grandes qui avaient abordé le xive siècle dans les plus belles espérances, toutes sont profondément affectées par la guerre de Cent Ans et ses répercussions les plus diverses : le système soigneusement mis en place est démantelé. L’on pallie la difficulté avec des moyens que l’on peut juger « de fortune », eu égard aux principes antérieurs, par exemple en affermant des granges entières, avant de tenter, dans la seconde moitié du xve siècle, la reconstruction ; l’enquête, sur ce point, serait fort intéressante à poursuivre, si l’on en juge par quelques résultats déjà obtenus : l’exploitation en cours d’un gros terrier de la fin du xve siècle concernant l’abbaye limousine de Beuil64 montre avec quel soin l’on procède, à partir de chacune des granges, à une restructuration complète des terroirs, avec arrentements systématiques et redistribution rationnelle des terres et des équipements arrentés. Le mode de faire-valoir a désormais perdu toute originalité, la qualité de l’organisation, elle, reste cistercienne.

  • 65 Qu’il me soit permis de remercier chaleureusement tous ceux, bibliothécaires, collègues, amis, qui (...)

62Cette enquête, qui ne pouvait être exhaustive, aurait pu envisager beaucoup d’autres aspects que, parfois les sources écrites, parfois la prospection archéologique ou cartographique, permettent de percevoir. Il serait tout à fait souhaitable, par exemple, de pousser les recherches sur le rôle des Cisterciens dans l’établissement des infrastructures routières ou sur les équipements castraux dont ils se sont dotés. Mais, quel que soit le cours nouveau que l’on puisse donner aux recherches ultérieures, il importe de plus en plus que celles-ci envisagent le fait cistercien, non plus seulement de l’intérieur, mais dans la globalité d’un contexte général, de manière à mieux discerner la part de l’originalité et celle des pesanteurs du milieu65.

Notes

1 M.O. Lenglet, Biographie de Géraud de Sales. Perspectives nouvelles, dans Cîteaux, t. XXIX, 1978, fasc. 1-2, p. 7-40.

2 La carte exhaustive reste à dresser. A la mort de Géraud de Sales, en 1120, ses ermitages qui fonctionnaient déjà « à l’imitation des Cisterciens », évoluent en communautés bénédictines plus ou moins dotées de l’observance cistercienne, et qui, soit deviennent des abbayes de type traditionnel (par exemple, L’Absie et Les Alleuds au diocèse de Poitiers, Fontdouce au diocèse de Saintes, ou Le Bouret au diocèse d’Angoulême), soit passent à plus ou moins long terme à l’Ordre cistercien, cependant que d’autres disparaissent.

3 C’est vers 1130-1140 que l’ermite Etienne (+ 1159), installé en forêt d’Obazine en Bas-Limousin, se vit dans l’obligation d’assumer la responsabilité du groupe de disciples, hommes et femmes, qui se regroupaient nombreux autour de lui. Ayant progressivement fait le double choix de la vie cénobitique et d’une règle monastique, il mit en place une communauté masculine et une communauté féminine, mais créa aussi plusieurs autres maisons : Bonnaigue et Valette en Bas-Limousin, Lagarde-Dieu en Quercy, La Frénade en Saintonge, et réussit à récupérer une communauté angoumoisine d’origine canoniale, Grosbot. Voir B. Barrière, L’abbaye cistercienne d’Obazine en Bas-Limousin. Les origines. Le patrimoine, Tulle, 1977.

4 Voir la carte « Abbayes de cisterciens et de prémontrés en Aquitaine », dans Ch. Higounet (dir.), Histoire de l’Aquitaine. Documents, Toulouse, 1973, p. 105.

5 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou aux xiie et xiiie siècles, D.E.S. Histoire, Poitiers, 1954, p. 83.

6 Depuis le présent colloque, M. Mousnier a repris cette question dans sa thèse de doctorat de 3e cycle soutenue à Toulouse en juin 1982, L’abbaye de Grandselve et sa place dans ta société et l’économie méridionales du xiie au début du xive siècle, p. 57-65.

7 L. Grillon, Le domaine et la vie économique de l’abbaye cistercienne de Dalon en Bas-Limousin, 3e cycle, Bordeaux, 1964, p. 12 à 19.

8 J.M. Maubourguet, Le Périgord méridional des origines à 1370, Cahors, 1926, p. 41-57.

9 Voir en particulier les monographies concernant Dalon (voir note 7), Grandselve (note 6), et Obazine (note 3), ainsi que l’étude qui précède l’édition des actes de Bonnefont, dans Recueil des actes de l’abbaye cistercienne de Bonnefont, éd. Ch. Samaran et Ch. Higounet, Paris, 1970, p. 19-46.

10 G. Martin, La Haute-Marche au xiie siècle. Les moines cisterciens et l’agriculture dans Mémoires de la Société des Sciences naturelles et archéologiques de ta Creuse, 1893, p. 47-127.

11 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou, op. cit. ; E. Traissac, Les abbayes cisterciennes de Fontguilhem et du Rivet et leur rôle dans le défrichement médiéval en Bazadais, D.E.S. Bordeaux, dans Revue Historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 1960, p. 140-158.

12 Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, dans Le Moyen Age, 1950, p. 69-84. Du même auteur, Le premier siècle de l'économie rurale cistercienne, dans Istituzioni monastiche e istituzioni canonicali in Occidente. Actes de la 7e Semaine internationale d’Etudes médiévales, Mendola, 1977, Milan, 1980, p. 345-368.

13 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou, op. cit., p. 71-82.

14 G. Martin, La Haute-Marche..., op. cit., en particulier p. 96-97 et p. 106.

15 E. Traissac, Les abbayes... de Fontguilhem..., op. cit.

16 B. Barrière, L’abbaye cistercienne d’Obazine..., op. cit., p. 177. D’après les indices fournis par des travaux en cours, l’on est même en droit de se demander si pour ses granges de la Montagne limousine, Obazine n’est pas allée jusqu’à effectuer des boisements.

17 Dans une intervention au colloque, S. Lebecq a rapproché le cas des marais de Flandre maritime de celui du Marais poitevin, en rappelant que les comtes de Flandre avaient sollicité les abbayes de venir participer à la poldérisation, mais que seul l’ordre cistercien avait répondu à son appel ; voir, du même, Les Cisterciens de Vaucelles en Flandre maritime, dans Revue du Nord, t. LIV, no 215, oct.-déc. 1972, p. 371-384.

18 J. Brien, Le développement de l'Ordre cistercien en Poitou, op. cit., en particulier p. 172-176.

19 Sur ce dernier point, il y a au moins les témoignages concordants fournis par la Vita d’Etienne d’Obazine et par le cartulaire, voir B. Barrière, L'abbaye cistercienne d'Obazine..., op. cit., p. 71.

20 Le canal, aménagé sur le versant abrupt de la gorge du Coyroux au prix de travaux d’art considérables (plusieurs sections en encorbellement), suit sur environ 1 500 mètres de distance la courbe de niveau des 350 mètres. Parvenu en contrehaut du monastère, il dévale, en une dénivellation de 70 mètres, les 200 mètres qui lui restent à parcourir avant d’aller desservir toute la partie septentrionale de l’ensemble monastique où il alimente un vaste vivier et actionne trois moulins successifs.

21 Se reporter, par exemple, au travail de J. Rocacher, Rocamadour et son pèlerinage. Étude historique et archéologique, Toulouse, 1979, qui traite de plusieurs moulins obaziniens sur l’Ouysse (p. 367-380 et planches 215 à 218). Voir aussi M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., à propos des moulins et des pêcheries établies sur la Garonne, en particulier p. 189-190 et p. 211-212. Il semblerait que les Cisterciens aient été des propagateurs de la roue à aube. Sur l’importance des étangs et des moulins, voir encore L. Grillon, Le domaine et la vie économique de Dalon, op. cit, p. 141-156.

22 Vie de saint Etienne d’Obazine, éd. et trad. M. Aubrun, Clermont, 1970, II, 13, p. 115.

23 D’après l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, Paris, 1905.

24 B. Barrière, L’abbaye cistercienne d’Obazine..., op. cit., p. 180-181.

25 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 188.

26 Recueil des actes de Bonnefont, éd. Ch. Samaran et Ch. Higounet, op. cit., Introduction, p. 31.

27 D’après l’inventaire des chartes de Boulbonne, dans C. Devic et J. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. VIII, Toulouse, 1879, col. 1883-1923.

28 D’après l’examen du Cartulaire de Gimont, éd. Clergeac, dans Archives Historiques de Gascogne, 2e série, fasc. IX, 1905.

29 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 187.

30 D’après l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, op. cit.

31 D’après l’examen du Cartulaire du Palais Notre-Dame, éd. J. Cibot, D.E.S Poitiers 1961.

32 Voir G. Martin, La Haute-Marche..., op. cit., p. 111 ; et aussi M. Aubrun, L’abbaye cistercienne d’Aubepierres dans la Marche limousine, extrait des Mémoires de la Société des Sciences Naturelles et Archéologiques de la Creuse, Guéret, 1957.

33 D’après l’examen du Cartulaire de Bonlieu, édition préparée et informations fournies par A.M. Missioux, maîtrise en cours, Limoges.

34 « Les Cisterciens distribuent beaucoup d’aumônes sur les fruits de leur propre travail, psalmodient en chœur avec régularité, et font bien la plupart des choses. Cependant, c’est par la violence et par la ruse qu’ils enlèvent des terres aux autres, au point que ceux d’Obazine ont arraché une terre aux moines de Vigeois, et ceux de Dalon il y a peu les dîmes de Salon au prévôt d’Arnac », cf. Chronique de Geoffroy de Vigeois, 1ere partie, chap. 73, d’après l’édition non publiée de P. Bottineau, École des chartes, 1954. Geoffroy de Vigeois écrivait dans la seconde moitié du xiie siècle (+ 1184).

35 Rappelons que le recours si nécessaire à des ouvriers salariés est parfaitement prévu par la réglementation cistercienne, voir La législation primitive de Cîteaux, trad. J.A. Lefevre, dans J. Lekai, Les moines blancs, Paris, 1957, p. 318, XIII, et p. 320, XX. Sur l’ensemble des problèmes de gestion, voir aussi M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 148-152.

36 B. Barrière, L'abbaye d’Obazine..., op. cit., p. 151-183, et recherches complémentaires en cours.

37 L’abbé de Cîteaux a présidé lui-même à quelques importantes donations concernant cette région, cf. Cartulaire d’Obazine, éd. B. Barrière, 1975, à paraître dans la Collection des Documents inédits sur l’Histoire de France.

38 Voir H. de Rochemonteix, La maison de Graule : étude sur la vie et les œuvres des convers de Cîteaux en Auvergne au Moyen Age, Paris, 1888. L’établissement de la grange de Graule s’est accompagné de l’extension des pâturages aux dépens de la forêt et des marais sur une superficie d’environ 1 200 hectares, ce qui représente une capacité de plus de 1 000 têtes de bovins, sans parler des ovins et des chevaux dont l’élevage est également attesté.

39 Ces informations sont dues aux prospections effectuées par R. Lombard.

40 Rappelons que l’abbaye d’Obazine avait à sa charge, outre le monastère d’hommes, une importante communauté de moniales, et qu’elle s’était fait une obligation, suivant en cela les directives du fondateur, d’accueillir très largement les pauvres.

41 Dalon et Beuil, toutes deux limousines, eurent des granges à sel sur la côte atlantique, de même que l’abbaye poitevine des Châteliers qui s’était aussi constitué un vignoble en Aunis ; rappelons aussi les granges d’estive pyrénéennes des abbayes gasconnes et toulousaines, les vignobles de Grandselve qui eut aussi sa grange à sel et à oliveraies dans le Bas-Languedoc, etc.

42 Les Cisterciens ne sont d’ailleurs pas sans se sentir une responsabilité à cet égard : « Nous travaillons afin de partager avec ceux qui sont dans le besoin, mais aussi afin d’initier les autres au travail, de les rendre capables de travailler avec nous, après nous », extrait d’un sermon d’Isaac de l’Etoile cité par J. Leclercq, Le travail, ascèse sociale d’après Isaac de l’Etoile, dans Collectanea O.C.R., 1971, p. 159-166.

43 B. Barrière, L’abbaye d’Obazine..., op. cit., p. 81-90 et 138-146.

44 L. Grillon, Le domaine... de Dalon, op. cit., p. 157-173.

45 J.M. Maubourguet, Le Périgord méridional..., op. cit., p. 41-57.

46 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 84-88.

47 Dès 1147 à Bonnefont ; dès 1174 à Aubepierres.

48 D’après l’examen du Cartulaire de Gimont, éd. Clergeac, op. cit.

49 Ceci ressort de l’examen du Cartulaire de Berdoues, éd. Cazauran, op. cit. ; sur 825 chartes s’échelonnant de 1134 à 1258, rares sont celles qui sanctionnent de véritables dons, alors que beaucoup d’entre elles sont des cessions à titre onéreux, et que plusieurs centaines d’entre elles font état de prêts sur gages et de débiteurs insolvables.

50 L. Grillon, Le domaine de Dalon..., op. cit., p. 25, 190 et 194-195 ; dès le milieu du xiiie siècle, on y constate l’arrentement non seulement de terroirs isolés, mais aussi de granges entières.

51 Cadouin serait à ajouter à la liste des abbayes particulièrement prospères, mais ici le jeu proprement économique est faussé : c’est moins la qualité de l’organisation économique qui est responsable du succès qu’une circonstance particulière ; l'arrivée du fameux Saint Suaire à l’abbaye au début du xiiie siècle y suscite, en effet, le développement d’un contexte très spécial. Cette autre forme de succès entraîne l’extension considérable d’un patrimoine qui jusqu’alors n’avait guère fait montre de dynamisme. Voir J.M. Maubourguet, Le Périgord méridional..., op. cit., p. 41-57, 84-89, 176-178, 264-266.

52 B. Barrière, Les granges de l’abbaye cistercienne d’Obazine aux xiie et xiiie siècles, dans Le Bas-Limousin seigneurial et religieux. Histoire et économie, Actes du Congrès Interfédéral des Sociétés Savantes de Tulle, 1964, Tulle, 1966, p. 33-51.

53 J. Brien, Le développement de l’Ordre cistercien en Poitou..., op. cit., p. 172-176.

54 Ibidem, p. 61.

55 D’après l'inventaire partiel des chartes de Grandseive, dans C. Devic J. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. VIII, op. cit., col. 1753-1883 ; quelques compléments d’information empruntés à l’importante mise au point effectuée sur ce sujet par M. Molsnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 84-93 et p. 177-251, ont été rajoutés à l’esquisse initiale.

56 L’abbaye avait aussi en Roussillon un ensemble de terroirs riches en oliveraies ; sa production en huile de noix et d'olives était fort importante et devait lui assurer, au moins de temps à autre, des surplus commercialisables, voir M. Mousnier, op. cit., p. 89, 180 et 238. Elle disposait également d’une grange à sel dans les lagunes du Bas-Languedoc, ibidem, p. 143-144.

57 Ch. Higounet, Géographie des péages de la Garonne et de ses affluents au Moyen Age, dans Journal des Savants, janv.-juin 1978, p. 105-130.

58 Voir, en particulier, Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, op. cit., note 12 ; Nouvelle approche sur les bastides du Sud-Ouest aquitain, dans Urbanisme, 101, 1967, p. 32-35, et sur les transformations de l’habitat et des structures agraires en Gascogne aux xiie et xiiie siècles : Gimont avant la bastide, dans Études géographiques offertes à Louis Papy, Bordeaux, 1978, p. 369-375.

59 Cf. C. Devic et J. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. VIII, op. cit., Inventaire des actes de Grandselve, col. 1875, notice no 888. L’on peut également se demander, ainsi que cela a été fait par G. loubes à propos notamment des bastides de Gimont et de Mirande, s’il n’y a pas eu de la part de quelques-unes au moins des abbayes gasconnes pourvoyeuses de laine la volonté de développer systématiquement dans les nouveaux centres de peuplement, face à un sous-équipement régional, certaines activités artisanales comme le tissage.

60 Ch. Higounet, Cisterciens et bastides, op. cit.

61 M. Mousnier, L’abbaye de Grandselve..., op. cit., p. 172-173.

62 O. De Saint-Blanquat, Sur l’établissement de deux bastides de Grandselve aux portes de Toulouse en 1303, dans Recueil de l’Académie de législation, t. 1, p. 264-272. Les jardiniers locataires du quartier maraîcher devaient assurer à l’abbaye, en échange du fumier qu’elle leur procurait, d’importantes fournitures en légumes.

63 Cartulaire de la Grâce-Dieu, cd. G. Musset, dans Archives Historiques de Saintonge-Aunis, t. XXVII, 1898, notice no 18.

64 Un terrier de l’abbaye de Beuil, éd. et informations fournies par M.N. Malefond, maîtrise en cours, Limoges.

65 Qu’il me soit permis de remercier chaleureusement tous ceux, bibliothécaires, collègues, amis, qui, de Bordeaux, Poitiers, Toulouse, Auch, m'ont permis d’accéder à une documentation tout aussi dispersée que précieuse.

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