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Les juifs et la ville

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Chantal Bordes-Benayoun

Deuxième partie : la citoyenneté, constructions, et obstacles

Appartenance communautaire, appartenance locale et citoyenneté

Chantal Bordes-Benayoun

Texte intégral

  • 1 B. Barret-Kriegel, Les Chemins de l'État, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1986.
  • 2 Ces assertions fréquentes sur le désengagement civique ne sont guère vérifiées par la sociologie él (...)

1Dans l'actualité française et européenne de ces dernières années, la question de la citoyenneté a rencontré un regain d'intérêt : désaffection à l'égard de la participation civique traditionnelle, projets de « nouvelle citoyenneté » en furent quelques thèmes. Parallèlement, le terme de communauté allait connaître une certaine fortune. À la crise de la citoyenneté, « malaise (pourtant) inhérent » à notre histoire politique1, semble répondre le renouveau des « communautés ». Au vide laissé par la dépolitisation ambiante et le désengagement civique, souvent présentés comme inéluctables2, semble s'opposer le « plein » des passions identitaires et de l'engagement communautaire. Qu'en est-il de cette poussée communautaire, tantôt convoquée pour résoudre la crise de nos démocraties, tantôt présentée comme la principale menace qui pèse sur elles ? Les comportements civiques ont-ils évolué vers certaines formes de revendication et de reconnaissance des « communautés » ? Nos cités portent-elles la marque de cette évolution ?

  • 3 On emploiera le terme de Communauté avec majuscule pour désigner l'ensemble des institutions juives (...)
  • 4 I. Joseph, « Urbanité et ethnicité », Terrain, no 3, octobre 1984. Les termes soulignés l'ont été p (...)
  • 5 L’élection du Grand Rabbin de France, ou les élections au Consistoire israélite ou au CRIF sont com (...)

2Le terme de communauté3 suggère une certaine cohésion du groupe. Or au sein des populations que l'opinion désigne commodément comme « communautés (ethniques) », les sociologues découvrent la plupart du temps une pluralité de manières d'être et de faire. Certes, destin commun et représentations collectives rassemblent les membres de la « communauté », mais de profondes disparités sociologiques les divisent. La diversité sociale et culturelle des groupes particuliers semble donc s'opposer à la démarche univoque que suggèrent les termes de communauté et de communautarisme. « L'hétérogénéité sociale et culturelle, les mouvements de population sont des traits de la communauté ethnique elle-même [...] les communautés sont traversées par des régions de signification différentes, sans parler de divergences d'intérêt socio-économique4. » Les juifs sont à cet égard une brillante illustration de cette dispersion sociologique. Fidèles à une histoire commune, soucieux d'en préserver la mémoire et de la transmettre, ils divergent dans l'interprétation de cette fidélité. L'identité juive moderne se décline au pluriel, se construit et se redéfinit sans cesse pour révéler aux chercheurs, unanimes au moins sur ce point, un monde composite et fortement partagé sur le sens à donner à l'appartenance communautaire. Si beaucoup revendiquent le terme de communauté ou l'emploient tout simplement par commodité, la définition que chacun lui donne oscille entre les dimensions religieuse – une communauté de fidèles-, historique, institutionnelle, politique, symbolique, dans autant de conceptions qui s'affrontent et peuvent donner lieu à de vives polémiques. Ainsi, la presse se fait parfois l'écho de ces controverses à l'intérieur des organisations juives, à l'occasion d'élections internes5.

3Ces querelles ne sont pas seulement théologiques, elles ont aussi une signification sociologique. Elles manifestent des divergences sur le sens même de l'appartenance à ces institutions. Elles opposent des interprétations plus ou moins orthodoxes ou libérales, plus ou moins traditionnelles ou modernes, plus ou moins conservatrices ou progressistes. Au-delà de leur teneur idéologique, ces oppositions révèlent in fine une crise de l'appartenance au judaïsme. Désormais, et depuis très longtemps, en réalité depuis deux siècles d'émancipation, il y a de multiples manières d'être juif et de manifester cette fidélité. Aussi le problème des institutions consiste-t-il à entériner (ou à ne pas le faire, telle est bien la question !) ces expressions multiples. Lesquelles de ces expressions pourra admettre la « Communauté » ? Et en définitive qui peut-elle revendiquer comme membre ? Ce sont les frontières de la communauté qui sont discutées et la capacité des institutions à inclure ou exclure de nouvelles modalités de l'existence juive, des modalités « autres ». L'enjeu, par conséquent, ne réside pas tant dans le choix entre une politique « communautariste » et une politique universaliste « républicaine », comme on se plaît à le dire, mais bien dans la manière dont se décidera le rapport à l'altérité, au sein même de la « communauté » : les principes d'affiliation plus ou moins exclusifs seront en effet définis lors de ce débat. Ainsi, la « communauté » semble chercher une définition, définition d'autant plus improbable que se manifestent toujours, à ses marges, ceux qui ne peuvent ou ne veulent s'y reconnaître.

  • 6 CRIF : Le Conseil représentatif des institutions juives de France, né sous le nom de Conseil représ (...)
  • 7 Rapport du CRIF, 13 septembre 1994.
  • 8 C. Benayoun, « La question d'une politique juive », Histoire politique des juifs de France, sous la (...)
  • 9 Ibid.

4Un rapport de la Commission d'études politiques du CRIF6 constate ainsi que « la communauté (a) des contours de moins en moins précis et des contradictions de plus en plus apparentes ». Il préconise de « définir et bâtir une passerelle susceptible d'établir des liens de communication entre juifs membres d'organisations juives et ceux qui ne souhaitent pas l'être7 ». Le problème n'est pas nouveau, mais ce débat interne se déploie désormais dans l'espace public. L'évolution de la politique des institutions juives durant les trente dernières années peut se décrire en trois étapes. Analysée dès la fin des années quatre-vingts8, elle fut tout d'abord marquée par la défense d'Israël, consécutive à la Guerre des six jours, puis à celle de Kippour, et qui place la référence israélienne au centre de la définition de la judéité. Puis, dans le contexte de l'affirmation du « droit à la différence » de la fin des années soixante-dix et quatre-vingts, deux pôles identitaires tendaient à s'affirmer dans l'espace public, Israël et la religion. Ce sont alors les grandes manifestations médiatiques des années quatre-vingts que renforcent dans leur visibilité publique les effets du marketing de certains groupes religieux9. Aujourd'hui, à l'heure du « devoir de mémoire », l'action communautaire met davantage l'accent sur la dimension de la shoah. La comparaison des chartes et déclarations successives du CRIF révèle ces réorientations successives. En 1977, la Charte proclamait « l'existence, la sécurité et le développement de l'État d'Israël » comme la préoccupation centrale de la communauté juive. En 1994, la « défense de la démocratie et la mémoire de la shoah », mémoire qui s'impose dans la construction de l'image actuelle des juifs dans l'opinion publique en général, constituent les principes d'action prioritaires.

L'appartenance communautaire indécise

5La production du lien communautaire, qui préoccupe et occupe depuis la Libération les responsables des organisations juives, semble passer désormais par une médiation politique et sortir de la sphère privée où, traditionnellement, l'activité communautaire et confessionnelle était censée se cantonner. Tout se passe comme si, le rassemblement des membres dispersés de la « communauté », devait se faire sur la place publique et non plus dans un cadre institutionnel que beaucoup ont déserté. Sauf exception, la dispersion géographique et sociologique de la population juive fait obstacle à la constitution de lieux communautaires praticables par tous et dont la fréquentation matérialiserait l'appartenance commune. Où se passe en effet la relation entre membres de la communauté aujourd'hui ? À la synagogue ? Dans les centres culturels ? Les écoles juives ? Sur le terrain associatif ?

  • 10 Par organisations communautaires, il faut entendre ici l'ensemble des institutions cultuelles et de (...)
  • 11 Le « taux de participation à la vie juive organisée » avoisine les 42 % en région parisienne et att (...)
  • 12 Le présent texte s'appuiera sur les résultats de l'enquête menée en collaboration avec Colette Zytn (...)
  • 13 À la fin des années soixante-dix, à Toulouse, la fréquentation régulière de la synagogue concernait (...)

6Une majorité de juifs en France ne sont de nos jours affiliés à aucune organisation communautaire10 et vivent en marge de la communauté organisée. Ils ne s'en revendiquent pas moins juifs. Dans une enquête récente, qui corrobore assez bien les résultats d'enquêtes nationales11, 46 % des juifs toulousains interrogés se déclarent membres de l'Association Cultuelle Israélite de Toulouse, et 55 % disent avoir fréquenté le Centre communautaire au moins une fois au cours de l'année écoulée12. Ces chiffres, déjà éloquents quant à l'existence d'une judaïcité éloignée des centres institutionnels israélites (au moins la moitié de notre échantillon), doivent en outre être nuancés. L'adhésion à l'association cultuelle est un acte volontaire qui, tout en ayant un contenu religieux, revêt des significations multiples. Ainsi, parmi les « adhérents » recensés, se côtoient des juifs pratiquants réguliers, fréquentant assidûment la synagogue, et des personnes qui ne se sont manifestées auprès des autorités religieuses qu'à l'occasion de grandes circonstances de la vie (naissance, mariage, enterrement d'un proche) mais déclarent ne pas assister aux offices religieux en temps ordinaire. D'une manière générale, les phénomènes de « renouveau religieux », qu'on évoque parfois comme propres à notre époque, sont loin d'atteindre des scores significatifs. Quelques 20 % de personnes disent se rendre régulièrement à la synagogue, 12 % se déclarent « très pratiquantes ». Et ces scores ne semblent guère progresser depuis une vingtaine d'années13.

  • 14 Il existe à Toulouse, dans le même édifice que la principale synagogue de la ville, une Maison comm (...)
  • 15 Selon l'heureuse formule employée par Schmuel Trigano dans le mensuel L'Arche.
  • 16 Dans le cadre d'une étude sur les juifs de Bordeaux, Maïthé Simon avait proposé l'expression de « c (...)
  • 17 G. Lipovetsky, « Espace privé, espace public, à l'âge post-moderne », Citoyenneté et urbanité, édit (...)

7De même, la fréquentation du Centre communautaire14 est très variable. Seuls 14 % de la population totale sont assidus, proportion assez faible qui recoupe une partie des militants associatifs et autres acteurs privilégiés de la vie juive locale. Les autres, c'est-à-dire la grande majorité que, par une désignation quelque peu inexacte, on qualifie parfois de « juifs périphériques », vivent leur judaïsme ailleurs et autrement. Ainsi le renouveau de l'identité juive observé depuis vingt ans semble s'être produit hors des cadres traditionnels. Il emprunte des voies très diverses et revêt des formes multiples, qui semblent privilégier les accommodements individuels, une sorte de « judaïsme à la carte15 », les « bricolages culturels » dans la chaleur du cocon familial16 ou dans des sociabilités plus larges. Cette atomisation des manifestations de la judéité dans nos cités ne traduit que partiellement une sorte « d'individualisme post-moderne17 ». En marge des structures officielles du judaïsme communautaire, des formes plus collectives se développent, telles que cercles d'études et initiatives culturelles variées, qui manifestent aussi une aspiration à partager, en tant que juifs, réflexions et émotions. Des conférences des dimanches après-midi, aux repas entre amis, une sociabilité, faite de complicité mi-intellectuelle mi-festive, réunit une société juive, essentiellement de classes moyennes et supérieures, qui entend manifester son appartenance au monde juif dans de « nouveaux espaces communautaires ». Les cercles d'étude, les soirées de shabbat et les seder de pessah passés entre amis et célébrés avec plus ou moins d'orthodoxie, forgent une vie collective juive d'une forme nouvelle. Les initiateurs de ces rencontres ne sont d'ailleurs pas toujours coupés des anciens centres institutionnels reconnus. Les mêmes acteurs, somme toute en petit nombre, agissent bien souvent dans les deux sphères à la fois. L'observation dévoile ces interactions et cette sociographie des acteurs qui manifeste l'importance de l'engagement et du bénévolat mais aussi le « cumul des mandats », le sens des responsabilités « communautaires » mais aussi le goût des honneurs, le sens de l'intérêt collectif mais aussi un penchant pour les mondanités. Jusque-là, rien de bien nouveau sous le soleil toulousain. On y voit scintiller comme ailleurs les facettes du militant et du notable.

  • 18 R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la Sociologie, article « communauté », Presses u (...)

8Tandis que la fréquentation des espaces communautaires se fait plus rare ou plus épisodique, ces formes multiples de la vie juive contemporaine décrivent un espace plutôt éclaté, éventuellement compétitif et conflictuel, qui oppose des options différentes, et des mondes sociaux divergents, bien qu'unis dans une fidélité commune à l'histoire juive. Un tel processus continu de fragmentation et d'individualisation de la vie juive accompagne paradoxalement le renforcement du sentiment d'appartenance au groupe. En effet, alors que ce sentiment croît dans les dernières décennies du vingtième siècle, comme l'une des conséquences de la seconde guerre mondiale, mais aussi comme une expression du renouveau général des identités, ses manifestations se diversifient et empruntent de nouveaux chemins. La constitution d'un espace « communautaire », auquel la réunion de pratiques et d'idéaux régulièrement partagés par ses membres serait censée donner sens, ne s'en trouve que plus problématique. Mais précisément, « la communauté ne constitue pas une relation sociale simple et primitive. Elle est à la fois complexe puisqu'elle associe d'une manière très fragile des sentiments et des attitudes hétérogènes ; elle est apprise, puisque c'est seulement grâce à un processus de socialisation qui, en toute rigueur, n'est jamais achevé, que nous apprenons à participer à des communautés solidaires. Elle n'est jamais pure, puisque des liens communautaires sont associés à des situations de calcul, de conflit, ou même de violence18 ».

  • 19 M. Weber, Économie et société, Pocket, coll. Agora, 1995.

9La gestion institutionnelle de cet espace communautaire en tension permanente n'est alors jamais simple. Acteurs institutionnels, militants laïques ou religieux, s'efforcent de réunir les éléments disparates d'un ensemble dispersé dans la ville. L'absence de proximité spatiale ajoute en effet à la distance sociale séparant les membres de la « communauté ». L'unité de résidence, propice à des relations de sociabilité quotidiennes, telles que l'on peut en observer dans certaines banlieues de la région parisienne, n'a pas d'équivalent dans les grandes villes de province. Ici, la répartition spatiale des juifs correspond à leur distribution sociologique dans toutes les couches de la société. Selon un schéma classique : dans les quartiers huppés du centre, la bourgeoisie ; dans les grands ensembles de l'ouest de la ville, les couches défavorisées ; dans l'habitat pavillonnaire ou collectif de bon standing construit dans l'ensemble de l'agglomération et à la périphérie, les classes moyennes. La force de l'intégration sociale concrète, la mixité sociale et quelquefois matrimoniale au sein de la population juive rendent par ailleurs improbable la fréquentation assidue des espaces communautaires, tant espérée des responsables associatifs. L'existence du plus grand nombre de juifs se déroule dans d'autres lieux, aussi divers que le sont les formes de leur immersion dans le tissu social local. Pour la Communauté il s'agira dès lors de créer d'autres conditions de proximité entre juifs. À défaut d'un voisinage quotidien, c'est sur la conscience collective du groupe qu'elle devra œuvrer, c'est à dire sur le sentiment de la présence et de la proximité de l'autre juif, aussi distant spatialement et socialement soit-il. En se proclamant dans l'espace public, cette proximité toute symbolique gagne en crédibilité. Sa signalisation dans l'espace public semble accréditer, aux yeux du plus grand nombre, la solidité du lien communautaire. Mieux, elle pourrait à terme et grâce à cette médiation, produire ses effets sur la construction communautaire elle-même et renforcer, en d'autres termes, un processus de communalisation19.

  • 20 Cf. les campagnes publicitaires organisées depuis quelques années par le mouvement des Loubavitch, (...)

10La manifestation publique de la judéité, comme celle de bon nombre de particularismes dans le contexte contemporain, prend ici tout son sens. Au-delà des débats idéologiques qu'elle ne manque pas de susciter, elle paraît constituer un enjeu de la politique communautaire pour ses artisans. La médiatisation régulière des actions des divers acteurs institutionnels, dont l'affichage publicitaire des symboles religieux ne représente qu'un exemple parmi les plus significatifs20, tend à signaler et attester du lien communautaire dans la cité. Elle rend visible et notoire, une présence juive qui, habituellement, se fond dans l'espace urbain. Elle lui assure une renommée auprès de tous, juifs et non juifs. Enfin, elle confère à la communauté une légitimité et une crédibilité alentour, vise un plus grand public et mobilise un grand nombre d'acteurs. C'est donc le public visé par l'action communautaire qui a changé et non la problématique, toujours d'actualité, d'un rassemblement des fidèles.

L'appartenance locale revendiquée

  • 21 Les historiens notent bien au moyen âge une présence juive autour de l'actuel quartier des Carmes, (...)

11Quatrième ville de France, selon les estimations, pour sa population juive, Toulouse n'a pas véritablement connu dans son histoire de quartier juif marqué21. De nos jours la présence juive est diffuse et sa répartition dans l'espace urbain semble obéir davantage aux règles de la mobilité sociale des différentes vagues migratoires qu'à un quelconque regroupement communautaire autour d'activités religieuses, culturelles ou économiques. La dispersion géographique et sociologique des juifs toulousains manifeste à la fois une intégration socio-économique diversifiée et un réel ancrage local. Signe de cet attachement à la ville, outre l'indice socio-économique que cela représente, plus de 60 % des personnes interrogées en 1995 sont propriétaires de leur logement. 87 % ont au moins un parent proche dans la ville, un regroupement familial qui renforce ce constat. Arrivées, pour la plupart d'entre elles, à Toulouse au cours de la seconde moitié de ce siècle, et principalement avec l'exode d'Afrique du Nord, elles ont durablement installé leur existence dans la ville et y apprécient positivement leur établissement. En dressant ce bilan, elles considèrent leur parcours comme une réussite progressive sur trois générations : 47 % de nos interlocuteurs estiment que la génération de leurs parents n'a que « partiellement réussi » ; 57 % considèrent leur propre réussite comme totale ; mais c'est surtout à la troisième génération que ce sentiment de réussite sociale s'impose le plus fortement à 87 % des personnes interrogées.

  • 22 Termes du rapport du CRIF cité précédemment et repris dans le cadre des actions culturelles locales (...)
  • 23 C. Zytnicki, Une Communauté toujours recommencée, RUM, coll. Tempus-Diasporas, 1999.
  • 24 Notamment le programme de la Callia judaïca et l'ouverture d'une collection spécifique chez l'édite (...)
  • 25 Notamment les expositions réalisées, dans les années quatre-vingts, par les chercheurs du CIREJ, su (...)

12Cette intégration locale joue-t-elle au détriment de l'intégration religieuse et communautaire ? N'est-elle pas au contraire aujourd'hui revendiquée dans le cadre d'une réorientation politique des institutions juives ? Face à la désaffection relative des lieux de vie juive que déplorent les militants, la politique communautaire semble en effet miser davantage sur l'engagement local. La nécessité de sortir de la Communauté, du cercle restreint des « habitués », pour retrouver et construire une communauté élargie n'est certes pas une problématique nouvelle. Son originalité réside dans le redéploiement des activités communautaires dans l'espace de la ville et la volonté proclamée de favoriser « un judaïsme ouvert sur la cité22 ». Alors que depuis la Libération, la plupart des activités communautaires à caractère socio-culturel se cantonnaient dans les murs de la Maison communautaire, créée après-guerre23, dans les années quatre-vingt-dix au contraire elles en sortent délibérément. Le succès de certaines initiatives privées telles que cercles d'études et rencontres culturelles diverses, qui se sont développées en marge de la Communauté, ont fait émerger à la conscience de ses dirigeants, une véritable demande sociale de connaissance du patrimoine juif. Parmi les diverses manifestations, le développement d'une histoire locale des juifs, conduite conjointement par des universitaires et des érudits locaux, manifeste et contribue à cette prise de conscience de la présence des juifs dans la ville rose et sa région. Parmi l'ensemble des productions qui n'ont cessé de se développer, depuis le grand chantier ouvert par Bernhard Blummenkranz dans les années soixante24, des expositions successives, présentées en particulier à la Bibliothèque municipale de Toulouse, ont progressivement inscrit l'histoire des juifs au patrimoine de la cité, en revendiquant pour la mémoire collective de la ville, des poètes oubliés, des destins méconnus et des événements que le grand public put ainsi découvrir25.

13La prise en considération sociale du passé juif, à l'extérieur de la Communauté, invita celle-ci à s'interroger sur les modalités de son action auprès de ses coreligionnaires. Ce serait désormais vers un large public, mêlant les univers sociaux juifs et non juifs, que son action pourrait se diriger, dans l'espoir de reconquérir ceux des juifs qui s'en étaient éloignés. Il fallait aller chercher les « fidèles » mêlés à la vie locale, là où ils se trouvaient, et passer pour cela par la médiation extra-communautaire, en d'autres termes, retrouver les juifs par le truchement des non-juifs. L'engagement local allait donc servir de point d'appui à l'activité communautaire, tandis que, de leur côté, les pouvoirs locaux allaient pour leur part encourager une démarche qui leur apparaissait à la fois conforme à l'esprit volontiers régionaliste et multi-culturaliste du moment, et susceptible d'apporter d'hypothétiques bénéfices politiques et électoraux. Depuis quelques années, les « Journées de la culture juive » organisées par le Centre communautaire avec le soutien des pouvoirs publics locaux, offrent annuellement un large éventail de manifestations, débats, expositions, conférences, pièces de théâtre et films au grand public toulousain, qui afflue dans les diverses salles de conférences et de projection, théâtres, cinémas, cinémathèque et librairies de la ville, associés à l'opération. La participation à ces activités dépasse aujourd'hui très largement le cercle des « initiés » que le militantisme ou le devoir de fidélité poussait habituellement vers le centre communautaire. De nombreux Toulousains non juifs, mus par l'intérêt culturel de manifestations de qualité, ou juifs qui n'avaient jamais franchi le seuil de la Maison Communautaire fréquentent en effet, à l'occasion de ces sorties culturelles, ces divers lieux publics, dispersés dans la ville. À la Maison communautaire, où se déroule aussi une partie des manifestations, de nouveaux visages sont apparus durant ces quelques jours. Ces lieux, peu familiers aux Toulousains, et volontiers perçus comme réservés aux juifs les plus engagés ou les plus fervents, se sont donc ouverts, l'espace d'une semaine ou deux, à un nouveau public. L'audience des activités communautaires s'élargit ainsi en sortant de l'unité de lieu pratiquée antérieurement. Durant quelques jours, c'est dans un autre cadre qu'elles se déploient, marquant l'espace urbain de la présence juive, et signifiant la participation des juifs à la vie locale.

14Une telle évolution de la politique des institutions juives traduit-elle seulement une plus grande ouverture à l'autre – hypothèse toujours plausible dans le cadre d'une redéfinition constante des termes de l'appartenance – ou n'est-elle pas, plus prosaïquement le résultat du redéploiement général et sans précédent des activités associatives auquel on assiste avec la décentralisation ? Certes il existe au sein de la Communauté juive toulousaine des courants qui prônent une plus grande ouverture et le rôle de certains acteurs dans l'affirmation de cette volonté a vraisemblablement joué, tandis que d'autres courants, plus conservateurs, continuent de se manifester et la politique communautaire de s'en ressentir. C'est souvent par l'action volontaire de quelques acteurs individuels, des rencontres fortuites, et des faits isolés que se forgent ce que l'on analysera un jour comme lignes de force sociologiques, mouvements collectifs, phénomènes historiques. C'est donc ailleurs que dans les seuls ressorts communautaires qu'il faut rechercher les facteurs favorables à cette nouvelle politique.

De nouvelles formes de participation à la vie de la cité

  • 26 L'enquête de 1993 nous offrait la possibilité d'une telle comparaison par rapport à l'enquête publi (...)

15En sortant de son cadre traditionnel, l'activité communautaire se déploie non seulement dans de nouveaux espaces urbains mais redéfinit également son inscription dans la vie de la cité. Cette évolution n'est évidemment pas limitée à la judaïcité toulousaine ; des observations comparables peuvent être faites dans d'autres villes, mais aussi à l'échelle nationale, comme le montrent les débats communautaires évoqués dans notre introduction. Elle touche aussi l'ensemble du mouvement associatif confronté à de nouvelles modalités d'action locale. L'enquête localisée a le mérite de révéler les mécanismes de cette évolution politique globale, son fonctionnement quotidien, et les changements que semble avoir induits ou renforcés la décentralisation de l'action sociale, culturelle et éducative. Dans tous ces domaines, les associations ont trouvé dans leur ensemble l'occasion sinon d'un essor considérable, du moins d'une possibilité d'action sans précédent, et antérieurement inespérée. Outre les moyens financiers désormais gérés par les différentes collectivités locales, la sociabilité s'est recomposée : redéfinition du rapport aux pouvoirs publics, mise en place de nouveaux dispositifs associatifs et de réseaux sociaux, redéfinition du rôle des dirigeants associatifs et des élus. Avec la décentralisation, les différentes institutions agissent dans un nouvel espace d'interaction et de négociation avec les pouvoirs locaux. Les relations entre les responsables associatifs et les représentants des pouvoirs publics se sont multipliées, favorisant l'émergence des « notables ethniques » et le renforcement de leur pouvoir en tant qu'interlocuteurs privilégiés du monde politique local. Comparée aux habitudes politiques antérieures, la culture politique d'aujourd'hui mérite d'être revisitée26 à la lumière de ce phénomène sans précédent.

  • 27 Au moment où nous enquêtions, le Conseil général de la Haute-Garonne était dirigé par une majorité (...)
  • 28 Avec l'apparition de candidats voire de listes plus ou moins déclarés comme « ethniques » aux élect (...)
  • 29 Ce phénomène des notables est cependant loin d'atteindre à Toulouse le degré d'interaction, d'imbri (...)

16Outre l'effervescence culturelle évoquée précédemment, et à cette occasion, un partenariat actif s'est progressivement construit entre les institutions communautaires et les pouvoirs locaux. Si la tradition veut, depuis la Libération, que les autorités communautaires soient associées aux grandes cérémonies officielles, cette habitude était jusque-là plutôt symbolique. Elle était en effet très marquée par le devoir de réserve et d'apolitisme que les clercs avaient de longue date cru bon d'adopter. Aujourd'hui au contraire, chacune des manifestations est l'occasion pour les autorités locales et les représentants communautaires, religieux et laïques, d'apparaître conjointement. Les élus des assemblées locales, assemblées qui ont des majorités politiques différentes27, rivalisent de sympathie pour la défense et l'illustration de la culture et de la mémoire juives. À la faveur de cette activité intense, de véritables carrières de notables se construisent plus que jamais au sein de la Communauté juive. Leur présence de plus en plus fréquente auprès d'élus, qui nourrissent toujours peu ou prou le projet de conquérir par ce biais l'électorat israélite, tend à accroître leur légitimité auprès de leurs coreligionnaires, sachant que cette légitimité n'est pas toujours facile à asseoir dans les seuls milieux communautaires. Leur notoriété dans l'espace civique sert en quelque sorte leur position dans la communauté. De leur côté, certaines vocations politiques prennent forme, parfois se spécialisent et s'affirment parmi les élus locaux qui se montrent le plus proches de la communauté28. D'un côté des militants communautaires « en vue » sont supposés peser sur la vie politique locale, de l'autre des élus cultivent leur image auprès d'une clientèle électorale présumée unie29.

  • 30 C. Benayoun, Les Juifs et la politique, Éditions du CNRS, 1984 ; S. Strudel, Votes juifs, Presses d (...)
  • 31 Dans le sens développé par W.-C. Roof dans « Traditionnal religion in contemporary society : a theo (...)

17Quel est l'impact de cette nouvelle dynamique sur la vie politique locale ? L'analyse du vote aux élections législatives de 1993 livre quelques éléments de réponse. Comme l'ont montré globalement la plupart des études30, le pluralisme des choix politiques demeure une caractéristique forte du vote des juifs, qui s'oppose à l'idée d'un « vote juif ». De même, leur mobilisation électorale reste très importante eu égard à la baisse tendancielle de la participation de l'électorat dans son ensemble : près de 88 % des électeurs juifs interrogés nous ont déclaré leur intention de voter. Même si ce chiffre – des intentions – surestime quelque peu la participation électorale effective, il reste largement supérieur à la moyenne obtenue pour l'ensemble du corps électoral, dans les huit circonscriptions concernées où le taux moyen de participation, en soi déjà conséquent, a été de 70 %. Au-delà de cet intérêt pour la vie politique, l'enquête semble confirmer l'effet d'un double « localisme31 » communautaire et régional sur les choix électoraux. En effet, et avec toute la prudence qu'imposera ici la dimension modeste de notre échantillon, une corrélation semble s'établir plus nettement entre le degré d'intégration à la vie communautaire et un certain resserrement de l'éventail, principalement autour des deux grandes formations politiques prépondérantes de la cité et de sa région. Ainsi le pluralisme des choix peut-il être nuancé. Il reste l'apanage d'un électorat excentré, éloigné des espaces communautaires et qui, à l'exception de l'extrême-droite, se répartit sur l'ensemble de l'échiquier en raison d'une multiplicité de facteurs traditionnels amplement répertoriés par la sociologie électorale. En revanche la palette paraît plus limitée à mesure que l'on se rapproche des centralités communautaires. À titre indicatif, les participants les plus assidus aux activités communautaires se concentrent sur le milieu de l'échiquier :

Participation à des activités communautaires au cours de l’année écoulée

Intentions de vote (1er tour)

Jamais

Rarement

Assidument

Total

Non réponse ou indécis

26

15

16

57

Abstention

2

0

5

7

PCF ou extr.-gauche

3

0

0

3

PS

20

7

22

49

UPF

18

12

13

43

Écologie

2

1

0

3

Autres

2

1

0

3

TOTAL

73

36

56

165

  • 32 La question de la mixité était traitée notamment ainsi : « Diriez-vous que vous choisiriez vos amis (...)

18Dans le même ordre d'idées, d'autres variables du « localisme juif » comme l'appartenance à l'association cultuelle, la pratique religieuse, l'adhésion à une association juive, ou bien encore les pratiques de sociabilité confirment la tendance. Plus on est lié aux centres de vie juive, soit par la fréquentation de la synagogue et des associations, soit par des réseaux amicaux qui se construisent « de préférence parmi les juifs32 » et plus l'échiquier est resserré autour des deux formations principales (UPF et PS). Les choix s'élargissent avec l'affirmation de la mixité culturelle comme pratique mais aussi comme valeur ; ils semblent aller dans le sens d'une légère préférence pour la gauche, même si à ce stade les chiffres ne permettent d'avancer que des hypothèses.

19La notion de vote juif implique non seulement un fort degré d'intégration communautaire, mais encore que l'influence de cette intégration soit susceptible de contrarier les effets de l'intégration sociale globale. L'ethnicité en d'autres termes serait plus active que les autres facettes de l'appartenance sociale. Nos résultats d'enquête ne remettent pas vraiment en cause le rôle des facteurs sociologiques classiques tels que l'âge ou la catégorie socio-professionnelle, mais en limitent la portée. La variable socio-professionnelle est moyennement discriminante dans la distribution droite-gauche, et notamment entre les deux principales formations politiques au premier tour :

20Cela tend à confirmer un effet centriste observé, à travers le rassemblement des électeurs attirés pour des raisons voisines par les deux formations. Plus que l'appartenance sociale, le sentiment d'intégration sociale se révèle discriminant des attitudes électorales. Mais contre toute attente, l'insatisfaction ne joue pas mécaniquement en faveur d'un vote à gauche, elle est plutôt exprimée en l'occurrence par les électeurs de l'UDF et du RPR lié dans la coalition « UPF » :

Considèrent leur intégration comme

Réussie

Non réussie

Électeurs PS

29

16

Électeurs UPF

18

23

Total

47

39

21La tendance « centriste » de notre électorat se vérifie-t-elle, par sa volatilité et une valse hésitation entre les deux pôles ? Il est encore tôt pour répondre à cette question, car il faudrait pour cela avoir le recul nécessaire et avoir pu observer, par exemple, plusieurs élections selon le même protocole. Toutefois, nos interlocuteurs sont environ un tiers à avouer avoir modifié leur choix par rapport à un précédent scrutin départemental. On est loin des fidélités partisanes, structurées par l'axe droite-gauche et observées il y a vingt ans ! Seule la quatrième circonscription se distingue très fortement de cette tendance : là, dans les quartiers de l'ouest toulousain qui abritent une importante partie du parc social de la ville, la fidélité électorale se déclare massivement. Ici Les clivages sociaux jouent pleinement.

  • 33 On restera bien sûr prudent sur ce résultat obtenu un an après le scrutin, mais le score est suffis (...)
  • 34 Éditorial signé de richard Liscia, L'Arche, no 427, mars 1993.

22La modération et le vote utile sont également des traits saillants d'un électorat juif, qui rejette les extrêmes et ne semble guère se laisser distraire de son vote, résolument utile dès le premier tour, au moment où, dans l'ensemble du corps électoral, une forte tendance à l'éparpillement se fait jour. Mais plus on est intégré dans un univers de proximité juive et plus cette double propension paraît forte. C'est alors entre les deux protagonistes qui dominent la vie politique locale que se joue la partie, dans un ensemble de significations qui ne relèvent plus de la seule opposition gauche-droite. La possibilité d'un « vote juif » privilégiant une sorte de centrisme politique devient plausible. Un an avant ce scrutin, le référendum sur l'Europe annonçait la tendance à ce recentrage autour de valeurs communes. Pour la première fois dans l'histoire de la Communauté, les électeurs juifs allaient recevoir une claire consigne de vote. Un courrier signé du Président de la Communauté et envoyé par la poste les invitait à voter « oui ». L'appel fut-il entendu ou ne faisait-il simplement que refléter la sensibilité d'un électorat déjà acquis à l'idée de l'unité européenne contre les menaces de l'extrême droite ? Le fait est que sur les 163 électeurs ayant accepté de répondre à notre question, 135 ont dit avoir voté « oui », soit près de 83 %33. Des motivations semblables ont vraisemblablement joué aux Législatives. La menace d'une progression de l'extrême-droite pèse alors très fort et, dans son éditorial de mars, L'Arche recommande à ses lecteurs de « participer pour la dernière fois au scrutin majoritaire qui écartera le Front National de l'assemblée ». Le journal préconise clairement un choix électoral : « Une voix pour le PS, le RPR ou l'UDF c'est une voix contre le Front National34 ».

23Un certain affaiblissement du clivage gauche-droite, qui n'est évidemment pas propre au groupe étudié et concerne, dans ces années quatre-vingt-dix, la société globale tout entière, modifie la signification du vote. Certainement moins idéologique et partisan que par le passé, le vote manifeste de nouvelles exigences. Il s'ethnicise et se localise. Les élections législatives, traditionnellement considérées comme un des grands moments de la vie politique nationale, retrouvent plus fortement leur dimension locale à la faveur de la décentralisation. Dans cette évolution générale, la personnalité des élus, leur proximité avec l'électorat, leur présence sur le terrain devient essentielle. La renommée des élus ou des candidats aux élections auprès de certains groupes sociaux, leurs sympathies pour telle ou telle cause particulière, leur engagement personnel auprès des uns ou des autres, et leurs amitiés et leur personnalité, tendent dès lors à compter au moins autant, si ce n'est davantage, que leurs étiquettes politiques. La relocalisation des enjeux électoraux redonne de la vigueur au clientélisme électoral, en même temps qu'il rapproche les électeurs et les élus, et le cas échéant humanise leurs rapports. Les résultats de notre enquête manifestent en partie les effets de cette personnalisation des campagnes électorales et la considération pour les valeurs de la personne et son philosémitisme.

24En effet, l'observation directe et le détail des résultats par circonscription font émerger le charisme qu'exercent quelques-uns des candidats. Deux candidats qui se sont affirmés de longue date, mais chacun à sa manière, comme proches des juifs semblent récolter les fruits d'un travail de terrain assidu, et souligné par nos interlocuteurs au cours de nos entretiens. La répartition des intentions de vote par circonscription, même si la taille de l'échantillon n'autorise guère de statistique définitive, fait néanmoins apparaître cette tendance.

25Dans la première circonscription du centre-ville, le centrisme de nos électeurs semble avoir joué en faveur du Député-Maire, plus fortement encore que dans l'ensemble de la population répartie au premier tour de scrutin sur un plus grand nombre de choix, et redoublé « l'effet Baudis ». Celui-ci fut élu au premier tour avec 52,5 % des voix. Le bilan du Maire, qui s'est illustré par un certain nombre d'initiatives de promotion du patrimoine juif et de mémoire, et son entourage – l'un de ses conseillers municipaux juif, assurant l'interface avec la Communauté – ont contribué à ce succès auprès des électeurs liés à la communauté du centre-ville et apporté une valeur ajoutée à sa candidature globalement bien reçue dans la cité toulousaine. Dans la seconde circonscription, la préférence va à Gérard Bapt, une figure socialiste de la vie politique locale, mais dont les succès électoraux ont été moins éclatants. Nos interlocuteurs décrivent volontiers celui-ci comme ami des juifs, sans doute en raison de ses interventions publiques, mais aussi de sa connaissance des dossiers de politique étrangère, de ses engagements en faveur des droits de l'homme et contre l'antisémitisme. Il s'est ainsi taillé une solide réputation auprès de l'électorat israélite. Son rival de l'UPF, qui eut la faveur des Toulousains et fut élu au second tour, recueillera proportionnellement moins de suffrages parmi nos enquêtés. Enfin, on pourra également remarquer le score du Parti Socialiste chez les électeurs juifs de la quatrième circonscription, une circonscription que la gauche va perdre à l'issue de ce scrutin au profit d'un candidat RPR. Contrairement au choix des Toulousains, nos électeurs vont continuer d'affirmer une orientation à gauche, fidèle aux habitudes antérieures d'un électorat de condition sociale plus modeste, et peut-être sensible à l'engagement aux côtés du candidat socialiste d'une suppléante appartenant à une famille juive connue. Même si les chiffres sont faibles, la réalité du terrain ne peut que suggérer ces hypothèses permettant d'avancer dans la compréhension de l'expression politique du localisme juif.

26Confirmant cette forte personnalisation de la vie politique, les choix envisagés dans la perspective d'une élection présidentielle future, semblent également faire ressortir quelques figures philosémites au centre de l'échiquier, en disqualifient d'autres parmi les mêmes formations. Les réponses à la question « quelle(s) personnalité(s) feraient pour vous un bon Président de la République ? » confirment cette impression, tout en faisant apparaître un subtil dosage entre des considérations sur la proximité supposée des personnalités citées à l'égard des juifs, des considérations plus partisanes qui continuent de distinguer la gauche et la droite, et enfin des effets strictement conjoncturels et médiatiques, qui tendent à promouvoir le nom de candidats potentiels déjà fortement présents comme tels dans le débat national. Il est donc difficile de démêler parmi ces divers déterminants lesquels auront le plus joué. Pourtant l'hypothèse d'un centrisme juif associant des personnalités jugées modérées se consolide de nouveau. Sur les dix-huit noms cités, quatre noms ressortent nettement :

27Jacques Chirac : mentionné 19 fois

28Michel Rocard : 16 fois

29François Léotard : 14 fois

30Simone Veil : 12 fois

  • 35 Parmi les noms fréquemment évoqués dans le débat national de l'époque, on trouve Jacques Delors (qu (...)

31Les mentions les plus fréquentes sont dans l'ordre des possibles pour le contexte de l'époque ; la candidature probable de Chirac est déjà pressentie, et le nom du candidat socialiste, qui succédera dans cette candidature à François Mitterrand, est encore très incertain mais déjà les noms de Rocard, mais aussi de Delors, et d'autres encore, sont évoqués dans les débats publics. Les deux autres personnalités placées en tête par nos enquêtés ne s'inscrivent pas de la même manière dans l'opinion. Certes ce sont des figures d'envergure nationale, mais elles ne semblent pas s'imposer dans les diverses supputations pré-électorales. Elles bénéficient d'un plus fort quotient de sympathie dans un électorat, particulièrement attentif, nous l'avons vu, à la montée de l'extrême-droite. Il est probable que les prises de position de ces personnalités dans le combat contre le Front National auront fortement joué en leur faveur. Le même critère aura par ailleurs contribué à reléguer ou à atténuer l'importance, à droite et à gauche, d'autres figures pourtant très remarquées dans cette étape de la course à l'Élysée35.

32D'une manière générale, l'importance de la menace que font peser les succès électoraux récents de l'extrême droite restent déterminantes dans le contexte étudié. Elles participent à forger l'opinion publique républicaine, et plus particulièrement dans l'électorat juif à structurer et recentrer des comportements politiques, plus attentifs que jamais à cette dimension. Dans une démocratie qui, au risque de se perdre, semble redécouvrir les méandres de tous les particularismes, locaux, religieux, et ethniques, elles concourent à développer et justifier le particularisme politique des minorités. L'ethnicisation de la société française trouve son corollaire politique.

Notes

1 B. Barret-Kriegel, Les Chemins de l'État, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1986.

2 Ces assertions fréquentes sur le désengagement civique ne sont guère vérifiées par la sociologie électorale et politique. Ainsi, la participation électorale en France pour les grands scrutins nationaux reste aux environs de 70 %, ce qui est un score « incomparablement supérieur (par exemple) à celui des États-Unis », cf. F. Tubileau, M.F. Toinet, « L'abstentionnisme en France et aux États-Unis », in D. Gaxie (ed.), Explication du vote, Presses de la Fondation de sciences politiques, 1989.

3 On emploiera le terme de Communauté avec majuscule pour désigner l'ensemble des institutions juives et avec une minuscule pour traiter de l'ensemble de la population au sens sociologique du terme.

4 I. Joseph, « Urbanité et ethnicité », Terrain, no 3, octobre 1984. Les termes soulignés l'ont été par l'auteur.

5 L’élection du Grand Rabbin de France, ou les élections au Consistoire israélite ou au CRIF sont commentées par la presse nationale.

6 CRIF : Le Conseil représentatif des institutions juives de France, né sous le nom de Conseil représentatif des Israélites de France à la Libération, réunit la quasi-totalité des organisations cultuelles et culturelles. La vocation de cet organisme, définie par des chartes successives, a évolué depuis sa fondation.

7 Rapport du CRIF, 13 septembre 1994.

8 C. Benayoun, « La question d'une politique juive », Histoire politique des juifs de France, sous la direction de Pierre Birnbaum, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris, 1990.

9 Ibid.

10 Par organisations communautaires, il faut entendre ici l'ensemble des institutions cultuelles et des associations culturelles qui forment le tissu associatif juif et constituent ce que les chercheurs s'entendent pour nommer une « communauté organisée ».

11 Le « taux de participation à la vie juive organisée » avoisine les 42 % en région parisienne et atteint les 53 % en province, dans l'enquête de Doris Bensimon et Sergio Della Pergola : La Population juive de France, Socio-démographie et identité, CNRS, Paris, The Hebrew University of Jerusalem, 1986.

12 Le présent texte s'appuiera sur les résultats de l'enquête menée en collaboration avec Colette Zytnicki en 1995 sur les juifs de Toulouse, dans le cadre du CIREJ – université de Toulouse le Mirail – CNRS, auprès d'un échantillon de 165 personnes.

13 À la fin des années soixante-dix, à Toulouse, la fréquentation régulière de la synagogue concernait environ 19 % de personnes interrogées : C. Benayoun, Les Juifs et la politique, Enquête sur les élections législatives à Toulouse, Éditions du CNRS, Toulouse, 1984. L'enquête de Doris Bensimon et Sergio Della Pergola, confirme cette tendance, avec un score qui oscille en province entre 12,7 et 24 %, op. cit., page 262.

14 Il existe à Toulouse, dans le même édifice que la principale synagogue de la ville, une Maison communautaire, créée, comme dans la plupart des grandes villes françaises, dans les années soixante, qui abrite l'essentiel des activités sociales, associatives et culturelles.

15 Selon l'heureuse formule employée par Schmuel Trigano dans le mensuel L'Arche.

16 Dans le cadre d'une étude sur les juifs de Bordeaux, Maïthé Simon avait proposé l'expression de « cocooning juif » pour désigner des pratiques individuelles associant un fort sentiment d'appartenance, l'absence d'intégration communautaire et repli des pratiques identitaires sur la sphère familiale, DESS « Enquête sociale approfondie », UER de sciences sociales et psychologiques, université de Bordeaux II, juin 1991.

17 G. Lipovetsky, « Espace privé, espace public, à l'âge post-moderne », Citoyenneté et urbanité, éditions Esprit, Paris, 1991.

18 R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la Sociologie, article « communauté », Presses universitaires de France, Paris 1982.

19 M. Weber, Économie et société, Pocket, coll. Agora, 1995.

20 Cf. les campagnes publicitaires organisées depuis quelques années par le mouvement des Loubavitch, autour des grandes fêtes religieuses juives.

21 Les historiens notent bien au moyen âge une présence juive autour de l'actuel quartier des Carmes, mais Toulouse n'eut pas de « ghetto » ou de « carrière ».

22 Termes du rapport du CRIF cité précédemment et repris dans le cadre des actions culturelles locales, Entretien avec le directeur du centre communautaire de Toulouse.

23 C. Zytnicki, Une Communauté toujours recommencée, RUM, coll. Tempus-Diasporas, 1999.

24 Notamment le programme de la Callia judaïca et l'ouverture d'une collection spécifique chez l'éditeur toulousain Privat.

25 Notamment les expositions réalisées, dans les années quatre-vingts, par les chercheurs du CIREJ, sur les Juifs en Occitanie (Marie-Claire Viguier, en collaboration avec Marie-France Godfroy) et, en collaboration avec la Bibliothèque Municipale sur les camps d'internement durant la seconde guerre mondiale (Éric Malo et Monique-Lise Cohen) ainsi que les expositions consacrées par Monique-Lise Cohen à l'histoire des juifs de Toulouse, et au poète Ephraïm Michael.

26 L'enquête de 1993 nous offrait la possibilité d'une telle comparaison par rapport à l'enquête publiée en 1984. C. Benayoun, ibid.

27 Au moment où nous enquêtions, le Conseil général de la Haute-Garonne était dirigé par une majorité de gauche PS-PCF, Verts, tandis que le Conseil régional Midi-Pyrénées et la ville de Toulouse par une majorité de droite UDF-RPR.

28 Avec l'apparition de candidats voire de listes plus ou moins déclarés comme « ethniques » aux élections locales et celle de députés, conseillers municipaux, généraux ou régionaux chargés des relations avec les « communautés » religieuses, cette spécialisation s'est progressivement affirmée.

29 Ce phénomène des notables est cependant loin d'atteindre à Toulouse le degré d'interaction, d'imbrication et de visibilité dans l'espace public qu'il a à Sarcelles, ville qui de ce point de vue constitue un exemple des plus aboutis. Ainsi en 1993, lors des Législatives que le journal juif l'Arche qualifie à Sarcelles d'« élection miroir », la plupart des grandes formations politiques, du PC au RPR présentent des candidats reconnus comme juifs, et revendiqués comme tels par le mensuel. L'Arche, no 427 mars 1993.

30 C. Benayoun, Les Juifs et la politique, Éditions du CNRS, 1984 ; S. Strudel, Votes juifs, Presses de Sciences Po, 1996.

31 Dans le sens développé par W.-C. Roof dans « Traditionnal religion in contemporary society : a theory of local-cosmopolitan plausibility », American Sociological Review, 1976, et repris par B. Lazerwitz, J. A. Winter, A. Dashefsky, « Localism, religiousity, orthodoxy, ans liberalism : the case of Jews in the United States », 1987.

32 La question de la mixité était traitée notamment ainsi : « Diriez-vous que vous choisiriez vos amis : plutôt, voire exclusivement parmi les juifs/en fonction d'affinités/ou plutôt parmi les non-juifs ? » Voici comment se répartissent les intentions de vote en fonction des réponses obtenues (NB. les non réponses aux deux questions ne sont pas ici prises en compte, d'où la différence des totaux par rapport au tableau présenté dans le texte) :

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33 On restera bien sûr prudent sur ce résultat obtenu un an après le scrutin, mais le score est suffisamment important pour être considéré comme significatif, en dépit d'une marge d'incertitude quant aux effets d'un conformisme a posteriori.

34 Éditorial signé de richard Liscia, L'Arche, no 427, mars 1993.

35 Parmi les noms fréquemment évoqués dans le débat national de l'époque, on trouve Jacques Delors (qui obtient 9 mentions dans l'enquête), Lionel Jospin (cité 2 fois), Laurent Fabius (6 fois), Raymond Barre (6 fois), Édouard Balladur (2 fois).

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