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Les juifs au temps de Vichy

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Jean Estebe

Chapitre XI. La persécution au quotidien

Comment survivre ?

Texte intégral

1Épisodes dramatiques, coups de théâtre, aventures incessantes : les quatre récits que l’on vient de lire font penser à la para-littérature et à ses ressorts classiques. Et pourtant ils n ont rien d exceptionnels. Ils se situent au contraire dans la moyenne des histoires de vie que nous avons recueillies car il en est de plus mouvementées encore. Chacune de ces existences semble à première vue n’obéir qu’à des facteurs contingents, propres à chaque destin particulier. L’histoire de la persécution au quotidien se morcellerait ainsi en une multitude d’expériences isolées. En fait il n’en est rien, et cette première impression se révèle vite superficielle. A la relecture, en effet, on trouve dans toutes ces vies des caractères récurrents, observation qui se renforce lorsqu’on examine l’ensemble des témoignages et pas seulement ceux que nous avons racontés en entier.

2En effet, presque tous les Juifs du Midi toulousain ont eu d’abord de la difficulté à s’adapter aux nouvelles conditions de vie qui leur étaient imposées. Les habitudes prises en temps normal ont eu la vie dure et il était difficile de comprendre que les normes de l’avant-guerre étaient caduques. Mais cette force d’inertie a été vaincue par l’instinct de vie qui a incité les persécutés à lutter en s’adaptant à un monde radicalement nouveau. L’initiative, l’intelligence déployées par les Juifs ont été leur principale sauvegarde. Il va sans dire cependant que si ces qualités s’étaient exercées dans une environnement intégralement hostile, elles n’auraient pas servi à grand-chose. Il n’en fut pas ainsi car les Juifs trouvèrent au sein de la population de la région des gens fraternels capables d’un geste complice ou même d’une aide durable et efficace.

3Certes ces remarques concernent uniquement ceux des Juifs qui ont apporté leur témoignage et qui donc ont réussi à survivre. Les victimes de la chambre à gaz ne sont pas là pour raconter leur drame : c’est la limite infranchissable de notre entreprise de reconstitution.

Force d’inertie et instinct de vie

4Avant 1939 tous les Juifs que nous avons rencontrés avaient subi peu ou prou, au cours de leur vie passée, les effets de l’antisémitisme ou de la xénophobie. Mais, dans notre pays, ces préjugés leur paraissaient anodins d’autant plus que l’État républicain traitait tous les Français de la même manière, quelle que soit leur origine ethnique ou religieuse. Les Juifs, dans l’ensemble, faisaient confiance à la France et aux Français. Aussi étaient-ils mal préparés aux mesures racistes prises par le régime vichyssois, dont beaucoup n’ont pas compris tout de suite la gravité.

5Chez les Juifs immigrés, même étrangers, la confiance était confortée par la comparaison avec leur pays d’origine. Ainsi les Juifs venus de Pologne ou de Roumanie trouvaient la situation française presque idyllique. Les immigrés hongrois conservaient un assez bon souvenir de leur pays natal et sont dans l’ensemble restés attachés jusqu’à aujourd’hui à sa culture ; toutefois le statut légal des Juifs français était bien supérieur à celui de leurs coreligionnaires magyars sous le régime Horthy (qui leur interdisait de nombreuses professions). Quant aux immigrés allemands ; ils se jugeaient très bien intégrés à la société de leur pays avant 1933, mais les débordements racistes de l’hitlérisme leur avaient évidemment laissé un souvenir amer et bien peu croyaient la France capable de suivre les traces de l’Allemagne nazie. La France paraissait donc un havre de paix à beaucoup d’exilés.

6Cependant à l’intérieur de notre pays, les rapports entre Juifs et Goyim n’étaient pas partout identiques, et la comparaison entre régions jouait aussi en faveur du Sud-Ouest (ce qui n’exclut pas que d’autres provinces se soient montrées aussi accueillantes). Comme le montrent de nombreux témoignages, les Juifs étaient parfois en butte à des préjugés assez vifs là où ils étaient nombreux comme en Lorraine ou dans certains quartiers de Paris (le Marais, Belleville) mais ce n’était pas le cas en Midi toulousain ou dans le Bordelais.

7Le vécu des Juifs les préparait donc mal à comprendre rapidement à quel point l’État français allait leur devenir hostile. Cette incompréhension a parfois perduré jusqu’en 1942 puisque les deux premières années de Vichy ont constitué pour beaucoup de Juifs une période d’attente où l’on pouvait espérer que rien ne changerait vraiment dans la pratique. L’accession au pouvoir du maréchal Pétain n a d ailleurs pas toujours été perçue comme un danger.

8Dans les premiers temps du régime beaucoup de Juifs réagissent de la même manière que la population qui les entoure et témoignent affection et confiance au vainqueur de Verdun. Assez vite pourtant la plupart des Juifs comprennent que le bon vieillard ne leur veut pas du bien. Mais pas tous : le maréchalisme qui sépare la personne du maréchal et la politique de son gouvernement se rencontre aussi chez les Juifs.

9En janvier 1989, j’ai demandé à une vieille dame demeurant dans le Tarn si elle éprouvait de la rancune envers les Français après ce qu’elle avait subi sous le régime du maréchal Pétain. Elle m’a répondu que non seulement elle n’avait aucun ressentiment envers les Français non-Juifs mais en outre qu’à l’époque elle ne reprochait rien au maréchal.

Q. « Le régime de Pétain avec tout ce qu’il a fait subir à votre peuple ne vous a-t-il pas fait changer d’avis sur la France ? »

R. « Non, je vais vous dire : parce que je n’étais pas au courant. Au contraire je restais un peu en admiration devant Pétain qui était déjà d’un certain âge. Je pensais qu’il devait avoir beaucoup de mal déjà à subir tout ce qu’il a dû subir, parce que la guerre était quand même très dure. Il y avait vraiment des conditions très difficiles pour protéger le peuple français, protéger en plus tous les étrangers... vu la situation qui était vraiment catastrophique puisqu’à un certain moment on n’avait pas gagné la guerre, on était perdants. Moi je ne pensais pas que Pétain aurait pu faire tant de mal, je l’ignorais vraiment ».

10Au moment de notre entrevue cette dame n’avait pas complètement changé d’avis. C’est sans doute l’étonnement des personnes présentes (en particulier le malaise bien perceptible de son fils) qui l’a amenée à la phrase légèrement restrictive mettant fin à son intervention. Pourtant elle a beaucoup souffert pendant la période de Vichy. Certes, il s’agit sans doute d’un cas limite, peu fréquent aujourd’hui mais qui Ta été bien davantage entre 1940 et 1942. Souvenons-nous par exemple de cette marchande foraine de la rue de la Colombette à Toulouse qui écrit avec confiance au maréchal pour qu’on lui permette de continuer son travail, ce qui déchaîne les foudres du CGQJ contre elle.

11Dans ces conditions il n’est pas surprenant que le respect des institutions et l’état d’esprit légaliste soient très forts chez les Juifs au moins avant Tété 1942. L’obéissance des Juifs, leur soumission face aux mesures antisémites françaises surprennent l’observateur d’aujourd’hui qui, bien sûr, a la supériorité de savoir ce qu’il advint après. Cette obéissance aux autorités établies se constate à plusieurs reprises et d’abord lors du recensement de juillet 1941. La grande majorité de la population juive se soumet à cette mesure discriminatoire : 90 % selon le CGQJ. À nos yeux se signaler aux yeux d’un gouvernement antisémite c’est courir certains dangers. Mais ce n’est pas ainsi que les Juifs ont réagi en 1941. Dès qu’on leur pose la question les témoins sont unanimes : « Il n’y avait aucune honte à se déclarer juif. Alors pourquoi refuser de le faire ? » Ils mettent l’accent sur leur fierté ou sur celle de leurs parents mais il est clair qu’une partie de la réponse reste implicite. On pourrait la formuler en ces termes : « Pourquoi désobéir aux autorités françaises ? Quel mal pourraient-elles nous faire ? »

12Plus surprenant encore : la loi du 11 décembre 1942 prescrivant que la mention « JUIF » sera apposée sur les cartes d’identité des Juifs français et étrangers aboutit à l’immatriculation d’un nombre de personnes supérieur à celui qu’avait fourni le recensement de 1941 ! Et pourtant les déportations ont commencé depuis six mois. En fait ce phénomène étrange peut s’expliquer de plusieurs façons. L’opération de décembre 1942 est probablement plus complète que celle de juillet 1941, elle inclut des catégories de Juifs qui n’étaient pas comprises dans le premier recensement par exemple les internés des camps. Beaucoup de Juifs en outre s’efforcent alors, nous le verrons plus loin, de jouer sur les deux tableaux : légalité et clandestinité. Enfin la fierté combinée avec le légalisme continue de pousser certains persécutés à des comportements aberrants.

  • 1 Selon ses propres mots.

13Le cas d’un groupe de jeunes militants communistes de Toulouse est particulièrement surprenant : Gaston Bs. et ses amis de la MOI, après en avoir délibéré en groupe, décident d’aller faire tamponner leurs papiers officiels : c’est l’amour-propre et même le goût de la bravade qui anime ces jeunes gens. « On ne va tout de même pas s’aplatir devant ces fascistes ». En plus de leurs pièces légales, ils ont généralement des faux-papiers dont ils se servent couramment. Ils sont pleinement conscients du danger encouru en se faisant connaître des autorités. Et pourtant ils vont se faire enregistrer... pour reconnaître quelque temps après, au cours d’une réunion, qu’ils ont commis une « erreur politique » : en langage courant, une sottise1.

14Notons au passage combien cette attitude est éloignée du stéréotype antisémite classique. Ces Don Quichotte se situent à l’opposé des êtres lâches et visqueux que le discours raciste décrit communément. Une attitude comparable — plus imprudente si c’est possible — se retrouve chez un négociant du Tarn, Monsieur J. ; elle se mêle chez lui (contrairement aux sentiments non-conformistes des jeunes révolutionnaires) à un sens élevé de l’honorabilité commerciale.

15Grossiste en tissus, aisé, Monsieur J. apprend par un ami qu’il va être arrêté. En effet J. a fortement indisposé son administrateur provisoire en l’empêchant habilement de pénétrer dans son magasin. En représailles l’agent du CGQJ a obtenu son internement administratif. Dûment informé, J. non seulement ne fuit pas mais il n’avertit personne, même pas les membres de sa famille. Après l’arrivée de la police venue l’arrêter au petit matin, il dit à sa femme qu’il était au courant et déclare d’un ton assuré : « Je n’ai rien fait de mal. Je ne vais tout de même pas me cacher ! ». Une fois qu’il est interné à Gurs, Madame J., admirable de courage et d’invention, met sur pied un plan bien conçu pour le faire évader. Il s’y refuse. Se déclarant innocent, parfait honnête homme, il ne sortira du camp proclame-t-il, que la tête haute, par la grande porte ! Heureusement qu’à force de démarches, son épouse réussit enfin à le faire élargir. Et Monsieur J. a la satisfaction de se retrouver libre sans jamais avoir abandonné l’attitude que son statut d’honorable négociant exigeait.

16Respect de la loi, fierté affichée d’être juif, sens de l’honneur chatouilleux, tout cela est bel et bon en temps de paix, mais hors de saison sous le règne de Xavier Vallat et Darquier de Pellepoix. Il a fallu du temps à beaucoup de Juifs pour le comprendre. Mais parfois c’est un souci plus honorable encore qui met les Juifs en danger, celui de ne pas faire du tort à autrui. Nous avons vu Freddy As. ne pas s’évader alors qu’il le pouvait, pour que sa tante ne subisse pas les représailles de la police. Le cas de Monsieur St. est plus remarquable encore. En 1942 St. est ouvrier agricole dans le Tarn, il a d’excellentes relations avec son patron ; il voit un jour celui-ci accourir, l’air inquiet : « Un policier est venu te chercher, dit-il à son employé, c’est, paraît-il pour une simple vérification d’identité. Je te laisse libre : tu y vas, ou tu te sauves. Mais si tu pars, il s’en prendra à moi ». Pour ne pas nuire à cet homme qui a été bon pour lui, St. décide de ne pas s’enfuir. Il va rejoindre le policier, est interné quelques jours au camp de Saint-Sulpice puis part pour l’Allemagne. Il revient dans le Tarn plus de deux ans après, presque seul survivant de son convoi après les souffrances qu’on imagine, ayant ainsi chèrement payé son geste de délicatesse.

  • 2 AN AJ38 1097.

17Beaucoup de ces comportements ne peuvent s’expliquer que par l’ignorance du sort qui attend les Juifs déportés. Le massacre collectif mis sur pied par les Hitlériens est en outre difficilement concevable pour tout esprit normal. Toutefois les Juifs comprennent assez vite que le destin des déportés est terrible, mais sans le connaître avec précision. L’information est en fait très inégale selon les milieux. Les mieux au fait de la situation paraissent être les dirigeants de la Résistance juive qui, en août 1944, et donc probablement avant, connaissent l’existence des camps de la mort. Voici en particulier un extrait de l’appel du comité de coordination de la Résistance juive diffusé au micro de Radio-Toulouse libérée le 26 août 1944 à 13 h et dont nous possédons le texte2.

« [...] Peu nombreux sont les rescapés des mains de la Gestapo et de la milice. La majeure partie des juifs a été déportée vers l’Est pour y être exterminé dans les fameuses chambres à gaz... »

18J’ai été très surpris de voir les résistants juifs aussi bien informés une dizaine de mois avant la capitulation allemande. Toutefois le fait ne semble pas isolé puisqu’un Juif gaulliste m’a affirmé qu’il avait été mis au courant de la solution finale et de ses modalités, au camp de Drancy, pendant Tannée 1943. Néanmoins le rédacteur de ce texte exagère lorsqu’il parle des « fameuses » chambres à gaz qui sont loin d’être connues du public à cette date y compris des Juifs.

19Cette inégalité des Juifs devant l’information nous amène à une observation plus générale : la disparité est flagrante dans l’adaptation aux conditions nouvelles. L’aptitude à la survie n’est pas la même pour tous. À cet égard une série de facteurs interviennent : l’âge, l’instruction, l’engagement politique et le degré d’aisance financière.

20L’âge est d’abord essentiel. Les Juifs les plus âgés ne trouvent plus le ressort moral (et physique) pour fuir le danger. Attachés au logement auquel ils sont habitués ils refusent de le quitter et se font prendre. Leurs enfants doivent souvent insister, se fâcher, faire intervenir une tierce personne pour les inciter à quitter un abri menacé. Ayant connu cette expérience avec sa mère, Marguerite B. qui sut trouver des abris multiples à Toulouse déclare : « Les êtres de cette génération, bien que très exactement renseignés, perdaient brusquement le sens des réalités lorsque le danger était à leur porte, j’ai pu le constater fréquemment ». Aussi, dans beaucoup de familles juives la liste des morts en déportation commence-t-elle très souvent par les noms des grands-parents. Certains adultes font preuve d’un aveuglement comparable lorsqu’ils sont attachés à une entreprise qu’ils ont créée ou à une maison qu’ils ont longtemps habitée. Monsieur D. de Bordeaux a été averti de l’imminence d’une rafle ; alors que sa femme est décidée à fuir il ne veut pas abandonner son magasin, ses marchandises. Il attend un jour de trop et il est déporté. Dans la famille As. nous avons assisté à l’arrestation des parents, pourtant avertis du péril encouru, alors que leur fils adolescent a le bon sens de se cacher. Il est clair que face au danger les jeunes gens ou les jeunes adultes se tirent mieux d’affaire que les gens âgés. La jeunesse est un atout surtout, évidemment, lorsqu’on est célibataire ; les couples chargés d’enfants au contraire ont d’énormes difficultés à échapper à leur persécuteurs.

21À côté de l’âge, le niveau d’instruction paraît fondamental. Si tous les Juifs sont à peu près au courant de ce qui se passe en Allemagne hitlérienne avant 1939, leur réaction devant le régime de Vichy est très différente. Ceux d’entre eux qui avaient fait des études supérieures ont immédiatement perçu le maréchal Pétain comme un ennemi : le docteur G. et ses frères sont gaullistes dès 1940, la famille de Suzanne H. pourtant peu politisée est d’emblée hostile au Maréchal. Dans ces milieux instruits on se montre capable de prévision : on prend des précautions avant que le danger majeur ne se manifeste. Il n’en est pas de même chez certains artisans ou petits commerçants, milieu où, par excellence, les illusions maréchalistes se perpétuent et où on ne réagit, parfois vigoureusement, que devant l’obstacle immédiat.

22L’engagement politique entraîne aussi une adaptation plus rapide et permet parfois de corriger l’inégalité d’instruction. On peut le constater surtout chez les Juifs proches du parti communiste : certains plongent dans la clandestinité relativement tôt en tant que communistes. Ainsi le docteur Bs., ancien membre des brigades internationales a rapidement une fausse identité par l’intermédiaire de son organisation, la MOI. Gérard E. connaît la même situation lorsqu’il entre en contact avec les filiales du parti. Toutefois adaptation rapide ne signifie nullement, dans leur cas, mise à l’abri, puisque ces hommes sont doublement menacés, comme Juifs et comme communistes. Leur véritable avantage c’est l’habitude d’examiner leur situation avec froideur et de faire des plans sans se laisser prendre par la panique.

23L’origine nationale, quant à elle, présente des effets complexes. Pour l’essentiel les Juifs étrangers sont gravement handicapés par rapport aux français et leur infériorité s’accroît avec l’âge. Beaucoup d’immigrés récents ne parlent pas le français et sont donc très facilement repérables. Même lorsqu’ils parlent français, les immigrés ont parfois un accent prononcé qui les signale immédiatement à l’attention de tous. Ainsi Sarah F., amie de Suzanne H. a un fort accent ; elle a la malchance de perdre ses (faux) papiers qui sont retrouvés et déposés au commissariat. Comme elle n’ose pas aller les chercher elle-même, elle se rend finalement au poste de police accompagnée de Suzanne ; là, elle feint une extinction de voix, et c’est son amie qui lui sert de porte-parole et obtient la restitution du document.

24Les Juifs français sont mieux lotis. D’abord parce qu’ils sont mieux informés et peuvent se faire passer pour non-juifs grâce à leur bonne pratique de la langue. Ils sont en outre aidés par leurs amis et leurs relations. Ainsi Monsieur Ge. né en Turquie mais installé à Toulouse depuis les années 1920 et naturalisé français ne compte plus les amis qu’il s’est fait grâce à son caractère très sociable et aux services qu’il a rendus. Sa vie sous l’Occupation n’est donc qu’une suite ininterrompue de changements d’abris où l’accueillent de nombreux amis d’avant-guerre qui acceptent de l’aider et vont même parfois au-devant de ses désirs. Les Juifs français sont assez souvent soutenus par des fonctionnaires influents ; les anciens combattants sont parfois appuyés par la Légion ou par des officiers qui signalent leurs états de service. Protégés pendant longtemps par le gouvernement qui se refuse à les livrer aux Allemands, ils sont, nous l’avons vu, nettement moins frappés que les étrangers par les déportations.

25Mais les Juifs français accordent souvent une valeur excessive à leur nationalité et se croient naïvement à l’abri de toute persécution. Ainsi les chefs d’entreprise français sont parfois convaincus que le gouvernement ne leur confisquera jamais leurs biens. Nous les avons vus acheter des immeubles toulousains à la veille de la loi de spoliation. Protestant avec naïveté contre leur administration provisoire ils indisposent la SEC qui obtient à l’occasion des sanctions contre eux. Persuadés que les déportations ne les concernent en rien, ils peuvent se montrer follement imprudents, comme Monsieur Sc qui, en 1943 et 44, circule dans Toulouse sans prendre presque aucune précaution, et à qui, par miracle, il n’arrive rien de fâcheux...

26Français, étrangers : ce sont en réalité des cas limites. Beaucoup de famille juives se situent entre les deux : parents étrangers, enfants français ou encore parents naturalisés mais mal intégrés dans la société française alors que les enfants s’y sentent beaucoup plus à l’aise. Le Juif français « assimilé » et l’étranger ignorant de la culture et les mœurs autochtones représentent deux pôles entre lesquels se situe tout un arc-en-ciel complexe de situations particulières.

27Âge, instruction, engagement politique et nationalité, autant de facteurs qui impliquent une capacité plus ou moins grande à s’adapter au monde nouveau créé par les persécutions. Plus simple encore, plus déterminant peut-être : l’argent entraîne une inégalité évidente dans l’adversité.

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28Le Juif aisé peut consacrer toute son énergie à échapper aux persécutions et à la mort ; les besoins élémentaires de la vie, nourriture, logement, vêtement ne posent pas de problèmes majeurs pour lui. Au contraire le pauvre doit penser à se cacher et à se nourrir ; il est amené presque fatalement à commettre des irrégularités qui le mettent en situation dangereuse. Monsieur Ge., négociant aisé, loue ou même achète des logements pour pouvoir y abriter sa famille. En revanche si Freddy As. réussit à se procurer de faux papiers c’est parce qu’il a la chance d’entrer en contact avec des organisations de Résistance ; réduit à ses seuls moyens d’ouvrier-tailleur il n’y serait pas parvenu3.

29Dans un souci d’exactitude il était nécessaire de signaler ce qui précède, et de montrer que les Juifs persécutés ont mis du temps à comprendre l’atroce réalité. Mais l’essentiel n’est pas là. C’est à eux-mêmes, à leurs capacités, leur sens de l’initiative que les Juifs doivent d’abord leur survie. Parfois très tôt, plus souvent après les premières rafles, les Juifs du Midi toulousain perdent leur confiance en Vichy. Ils ne se comportent nullement en moutons qu’on égorge et font intelligemment les efforts nécessaires pour se sauver.

30Dans leur entreprise, les Juifs persécutés trouvent souvent l’aide des associations juives de Résistance et d’entraide : le chapitre IX a mis en valeur ce fait essentiel. Mais avant de rencontrer un réseau organisé, les Juifs doivent compter sur eux-mêmes et sur leurs proches. Ils sont en effet rarement tout à fait seuls face au péril ; ce sont presque toujours des groupes élémentaires qui luttent et s’entraident : famille nucléaire, famille élargie, ou minuscule fraternité associant deux ou trois amis intimes.

31Le sens de la famille joue en effet un rôle essentiel dans leur comportement. Que le couple, étendu aux enfants, forme une cellule soudée, rien d’étonnant à cela dans notre pays. Mais, chez les Juifs en danger, la solidarité familiale occupe certainement une place plus grande que chez les Français non-juifs. Les jeunes célibataires estiment, tout naturellement, que leur devoir premier est de protéger les femmes de leur famille. Ceci dénote de façon implicite, une certaine conception de l’infériorité des femmes, que les mâles doivent constamment assister ; il s’agit pour ces jeunes gens d’un devoir impérieux qui les amène à accomplir des actions d’un extrême courage. Nous avons déjà vu Freddy As., tenter témérairement de partir à Paris pour ramener sa sœur avec lui : dévouement qui lui vaut d’être capturé. Autre cas, Monsieur A., après s’être évadé dans des conditions acrobatiques d’un train de déportés partant de Marseille a trouvé un refuge assez sûr à Montauban. Jugeant le séjour marseillais trop dangereux pour sa mère et sa sœur, il n’hésite pas à reprendre le train pour aller les chercher sur le lieu même où il a été arrêté. Après avoir un peu bousculé la vieille dame qui tient à ses habitudes, il réussit à ramener les deux femmes avec lui. De même tantes et oncles sont d’un extrême dévouement avec leurs neveux et nièces et jouent le rôle de père et mère d’adoption (histoire de Michelle B., de Freddy As.) Cette solidarité continue après la guerre où les adolescents orphelins sont adoptés par les frères et sœurs de leurs parents (Monsieur Ge., Suzanne S.).

32Les conditions de la guerre amènent malgré tout de jeunes Juifs à devoir se débrouiller seuls, sans leurs parents, lorsque ceux-ci sont à l’étranger ou partis vers les camps de la mort. Ils trouvent alors fréquemment une sauvegarde dans l’amitié. Deux ou trois camarades s’associent souvent pour un temps assez long, et partagent tout : épreuves et humbles richesses : « On partageait tout. C’est à dire, moi je n’avais rien et lui un peu d’argent » (Freddy As). Encore une fois l’image classique du Juif, se trouve plutôt malmenée !

33Après juillet 1942 la plupart des Juifs s’efforcent de brouiller leur piste, changent de domicile, cherchent un abri discret. Trois types de solutions sont alors adoptées sans qu’on puisse évidemment préciser dans quelles proportions elles l’ont été : partir dans un village perdu, se fondre dans l’anonymat d’une grande ville, ou « sauter de trou en trou comme des rats » (Mme B.).

34Au début de 1943, le docteur G. accompagné de sa jeune femme et de sa petite fille âgée d’un mois, jusque-là assigné à résidence, part se cacher dans un petit village du Tarn : Saint Pierre de Trivisy.

35Est-il raisonnable de fuir à la campagne ? G. analyse avec une grande lucidité les avantages et les inconvénients d’un tel choix.

  1. Inconvénient : à la campagne tout le monde se connaît et très vite le village entier sait qu’une famille juive se cache à tel endroit.

  2. [...] mais l’antisémitisme y est moins répandu qu’en ville. L’accueil est souvent sympathique.

  3. Avantage essentiel : à la campagne on trouve des fonctionnaires isolés qui peuvent réagir humainement, en individus responsables et non en rouages d’une machine. Des relations personnelles peuvent s’établir entre un Juif et le représentant de l’autorité. Le docteur G. très conscient de ce qu’il fait, va rendre visite aux divers responsables locaux, et leur dit franchement qui il est et dans quelles conditions de clandestinité il se trouve. G. rencontre en particulier le brigadier de gendarmerie qui lui fait bon accueil. Ce dernier jouit d’une large autonomie ; il n’est pas placé constamment sous la surveillance de ses supérieurs. Il fait comprendre à G. qu’il l’avertira à la première alerte.

36Choix opposé mais également judicieux : disparaître dans une métropole, à condition évidemment d’avoir au préalable changé de lieu de séjour et de n’être connu de personne dans son nouveau domicile. Pour un Juif en danger à Toulouse, la ville-refuge, c’est souvent Lyon. Marseille, très surveillée par les Allemands qui détruisent la quartier du vieux port et déportent une grande partie des Juifs de la ville, paraît au contraire un repoussoir. Partir à Lyon c’est, nous le savons, la solution choisie par les H. Dans leur cas elle est efficace grâce à une série de conditions : ils y sont inconnus sauf de trois ou quatre parents, ceux-ci préparent leur accueil, ils ont de fausses pièces d’identités, ils obtiennent une carte de travail pour leur fille Suzanne. En revanche leurs cousins qui demeuraient dans la ville du Rhône depuis longtemps sont repérés et déportés. La stratégie des H. peut être comparée à celle de Madame D. qui habite Bordeaux, en zone occupée : après l’arrestation de son mari, elle va passer plusieurs longs séjours à Paris — sans papiers car elle n’a pas pu s’en procurer —. À l’entendre c’est de loin la meilleure solution, l’agglomération parisienne étant l’endroit de France où l’on peut disparaître le plus facilement. Mais il est clair qu’un habitant de Toulouse n’a pas intérêt à faire ce choix puisque partir à Paris comporte le passage en zone nord, longtemps dangereux, même après novembre 1942.

37Une troisième voie, efficace mais éprouvante, consiste à changer constamment d’abri (Madame Ba., Monsieur Ge. commerçant à Toulouse, famille J. dans le Tarn). Rien de tel pour brouiller les pistes mais quelle vie épuisante ! En fait cette « méthode » n’est pas toujours choisie de façon lucide et volontaire. Bien souvent les hôtes non-juifs, pourtant compatissants, n’acceptent des invités aussi dangereux que pour un temps limité : les Juifs sont donc bientôt obligés de trouver une autre cachette. Ce procédé convient à qui a beaucoup de relations ou de l’argent, car pouvoir payer un loyer augmente nettement les chances de trouver un abri. Succès probable à la fin pour qui ne s’est jamais lassé, mais on en sort parfois psychiquement délabré, pour plusieurs années.

38De juillet 1942 à la chute de Mussolini, le départ en zone italienne est la solution choisie par de nombreuses familles juives car les occupants italiens, fort peu racistes, protègent les Juifs non seulement contre les Allemands mais contre la police de Vichy ! Mais le havre italien disparaît après juillet 1943.

39Partir sans laisser son adresse à la police c’est déjà entrer dans l’illégalité puisqu’en principe les Juifs doivent signaler leur changement de domicile. Mais c’est un délit sans gravité à côté de l’acquisition de faux papiers. Certains Juifs restent dans la légalité, d’autres se procurent une carte d’identité de remplacement, mais l’attitude la plus courante est un jeu complexe où l’on est en partie en règle, en partie dans l’illégalité. Par exemple, lors de l’obligation d’apposer la mention « JUIF » sur les cartes d’identité et d’alimentation, beaucoup de personnes feignent d’avoir perdu leurs papiers et s’en procurent de nouveaux avec la mention « JUIF ». Ils sont donc en règle, mais en réalité ils conservent les anciens documents qu’ils peuvent présenter en cas de rafle. Malheureusement la SEC est assez vite informée de ce type de supercherie et s’efforce de l’empêcher.

40Après juillet 1942 la quête de faux papiers est fréquente. Leur possession améliore évidemment la sécurité. Les gens aisés s’adressent rapidement à des faussaires spécialisés qui font payer cher leurs services. D’autres moins riches, se débrouillent plus ou moins bien et obtiennent quelquefois des documents de médiocre qualité. Sur la fausse carte de Ge., étudiant à la faculté des lettres figurent ces indications : lieu de naissance, Oran ; département, Constantine : absurdité qui saute aux yeux du policier le plus obtus ! Un commissaire bien intentionné en fait d’ailleurs la remarque à l’intéressé. Il existe de véritables officines de faux papiers mises sur pied par des résistants, par exemple (entre autres) celle d’Achille Auban membre de Libérer et Fédérer, à la mairie de Toulouse. Il n’est pas question ici de confectionner un manuel du parfait faussaire, signalons toutefois des précautions (parfois illusoires) prises dans cette activité :

  • prendre comme lieu de naissance du titulaire, une commune dont les archives ont été détruites pendant la guerre de 1914-1918 ;

  • après novembre 1942 faire naître l’intéressé en Afrique du Nord, alors conquise par les Alliés. Aucune vérification ne sera alors possible.

41Il est donc clair que la majorité des Juifs ont déployé de remarquables efforts pour se soustraire à l’attention de la police et des occupants. Dans certains cas cette entreprise se fait dans l’improvisation. Chez d’autres au contraire (famille de Suzanne S. née H.) le plan d’ensemble est cohérent, bien conçu, exécuté avec sang-froid. La mise au point d’un tel plan exige l’oubli de certaines habitudes nées avant-guerre et en particulier le respect des règles légales. Mais il faut parfois aller plus loin, ce qui est sans doute plus difficile pour les gens scrupuleux. Savoir balayer la morale courante pour adopter un code inusité fait partie des contraintes nouvelles.

42L’histoire de Madame J., personne respectable, et pieuse, donne un aperçu d’une telle métamorphose. Après l’internement de son mari à Gurs, Madame J. frappe à toutes les portes pour l’en tirer. Elle est ainsi amenée à corrompre des responsables bien placés. Profitant de la profession de son mari, grossiste en tissus, elle fournit à tel ou tel fonctionnaire important des métrages de beau drap permettant la confection d’un costume ou d’un pardessus, cadeau royal en ces temps de pénurie ! Ces pratiques auraient certainement choqué Monsieur J, figé dans un moralisme honorable certes, mais anachronique. Heureuse « improbité » qui aboutit à la libération de l’interné et qui permet ensuite à la famille reconstituée de se cacher avec succès lorsque les déportations commencent. La femme a plus vite compris que son mari où se situent le mal et le bien en un temps où l’immoralité d’État est la règle.

43De même certains Juifs se livrent-ils au marché noir, ce qui, nous le savons, permet aux gens du CGQJ de se répandre en indignation vertueuse. Il est évident que c’est la seule issue pour le petit commerçant qui a réussi à conserver une partie de son stock.

44Un groupe d’adolescents sans parents, réduits à la misère, ira encore plus loin : ayant convenu d’un code, ils participent à des parties de poker, trichent de leur mieux et se partagent les gains qui leur permettent de survivre. Il arrive aussi que des jeunes gens des deux sexes trouvent une aide financière et une cachette grâce à la protection d’un amant ou d’une maîtresse aisée. Dans certains cas comme celui d’Emma, maîtresse du chef de camp de Clairfont on frôle sans doute la prostitution. Mais qui jetterait la première pierre à la jeune Juive désemparée ?

  • 4 Cf. compte-rendu du procès Marty, La Dépêche du Midi, 21 mai 1948.

45Il ne faut pas se voiler la face : tous les Juifs ne sont pas des saints ou des héros. Il en est de médiocres ou de méprisables. Certains d’entre eux cherchent à échapper à la persécution en passant dans le camp adverse. Nous avons déjà rencontré deux Juifs de Pau qui servent d’informateurs à la SEC (mais peut-être sont-ils victimes d’un chantage ?), un responsable juif qui dresse les listes de partants vers les camps, trois agents juifs de la Gestapo. Le procès Marty enfin révélera, après la libération, le cas d’une danseuse de cabaret juive, prostituée occasionnelle à Toulouse, qui dénonce des résistants à ses amants allemands4.

46Après une période de latence, les Juifs ont su réagir. La passivité ne se rencontre guère chez eux. Mais leur énergie n’aurait pas suffi à les sauver si la population au sein de laquelle ils vivaient s’était montrée d’un anti-sémitisme militant. Heureusement pour eux ce ne fut pas le cas général.

Un environnement fraternel

47Tous les témoignages concordent : les Juifs persécutés ont pu trouver, dans la population qui les entourait, une aide efficace qui a contribué à les sauver. Cela ne veut pas dire que tous les Français non-juifs ont su se montrer fraternels, bien au contraire ! De l’indifférence aux injures racistes on trouve toute une gamme d’attitudes et de comportements dont les Juifs ont eu à souffrir.

48Les Juifs se trouvent d’abord confrontés à l’indifférence de la population. Presque générale avant 1942 (comme l’a montré Pierre Laborie), elle subsiste parfois, même après le choc des premières déportations, chez ceux qui ne savent rien ou s’obstinent à ne rien savoir. Par nature cette ignorance, voulue ou non, ne laisse que peu de traces. On peut néanmoins s’en faire une idée grâce aux témoignages de ceux qui ont vécu les événements et affirment ne se souvenir de rien.

  • 5 Châtel-Faggianelli (Mireille), La Confiscation des biens juifs à Toulouse, maîtrise Toulouse, 1989.

49Ainsi les commerçants non-juifs interrogés par Madame Châtel ne se rappellent-ils pas que les biens de leurs collègues et voisins juifs aient été confisqués5. Pourtant ils les connaissaient et avaient eu souvent avec eux des relations cordiales. De même à l’issue d’un cours pour adultes, l’un des participants, Toulousain septuagénaire, me déclare qu’aujourd’hui on est abreuvé d’informations sur le malheur des Juifs « alors qu’à l’époque — il martèle ses mots — personne ne savait rien ! ». Expérience du même genre : en 1991 dans un salon confortable j’interviewe un charmant vieux monsieur, ancien fonctionnaire de haut rang dans une préfecture de la région : « Pendant la guerre, me dit-il, il n’y avait pas de Juifs dans mon département ». Certes il y avait assez peu de Juifs dans ce chef-lieu somnolent et dans les riantes campagnes environnantes. Mais les documents montrent que dans ce département il y avait au moins un camp, un GTE « palestinien », qu’une soixantaine de biens juifs y ont été aryanisés, sans parler des déportations. Je pourrais aussi parler du rabbin, personnage « douteux » d’après la police de Vichy qui organisait avec vaillance la défense de ses ouailles. Inutile ! Cet ancien bras droit du préfet m’écouterait sans doute avec un aimable scepticisme.

50Mis brusquement en face de la détresse des Juifs et ne pouvant plus l’ignorer, certains refusaient de leur porter secours. Un boulanger ne veut pas donner un morceau de pain à une jeune fugitive (Michèle B.). Un ecclésiastique refuse d’inscrire un adolescent dans un collège ; c’est la scène que me raconte en 1989 Monsieur J. en présence de sa mère :

« Ma mère cherchait un pensionnat pour me cacher. On lui avait parlé de... (ici le nom d’un célèbre établissement catholique du Tarn). L’un des responsables de l’école, vêtu d’une longue soutane, nous a reçus. Ma mère lui explique qu’elle souhaite que je sois reçu comme pensionnaire. L’ecclésiastique répond qu’il n’y a pas d’obstacle. “il faut que je vous dise...il y a un problème particulier”, dit ma mère.

Quel problème ? réplique vivement le prêtre,

Nous sommes juifs.

Alors sans dire un mot, le prêtre se dresse, ouvre la porte et nous indique la sortie. »

51Attitude assez exceptionnelle chez le clergé de la région, y compris dans l’école en question, où d’autres Juifs ont été cachés. De tels comportements se rencontrent jusqu’à la fin de l’Occupation. Le 1er juillet 1944, moins de deux mois avant la Libération de Toulouse, Marguerite B. quitte une chambre de boulevard Murat pour une cachette plus sûre chez les dominicaines. La logeuse — qui ignorait l’identité réelle de sa locataire — lui dit en guise d’adieu : « Tachez de m’envoyer quelqu’un comme vous, quelqu’un de bien, pas de ces petites Juives qui se cachent ».

  • 6 Souvenir personnel.

52Les Juifs persécutés par l’État français doivent aussi subir les propos racistes de tel ou tel quidam : les récits de Gérard E. et de Freddy As. le montrent bien. Ces injures, si elles sont faites en public devant une nombreuse assistance, frisent parfois la dénonciation. À Montauban un jour de 1943, (une rafle a eu lieu le matin) un groupe de garçons joue sur les allées Mortarieu, parmi eux Michel F. lycéen juif. Un adolescent plus âgé interpelle Michel et lui déclare en criant : « C’est dommage que les Boches ne t’aient pas pris comme ils ont pris les autres Juifs ! » Michel F. reste silencieux6.

53Ayant énuméré avec gratitude la liste de tous les Toulousains qui lui ont porté secours, Marguerite B. conclut le récit de son étrange odyssée par quelques mots qui résument les avanies subies par les Juifs :

  • 7 Tous les souvenirs de Marguerite B. sont extraits d’un rapport écrit qu’elle m’a fait parvenir et n (...)

« Il ne faudrait pas croire à la lecture de cet exposé qu’il me suffisait de frapper à une porte pour qu’on me reçoive à bras ouverts. Je ne parlerai pas des rebuffades nombreuses, des déceptions douloureuses, blessantes, venant de citoyens qui, à Toulouse ou ailleurs, avaient vocation de nous venir en aide et qui craignaient de se compromettre avec des pestiférés. »7.

54À l’opposé de ces attitudes égoïstes, assez rares dans les récits des témoins, les Juifs se plaisent à raconter comment ils ont été aidés : ils décrivent toute une gamme de manifestations de sympathie depuis la complicité tacite jusqu’à l’engagement total au service des persécutés.

55La première vertu que les Juifs clandestins apprécient chez ceux qui les entourent, c’est le silence. Qualité qui fut très répandue. Des villages entiers, au courant de la présence de familles juives réfugiées sur le territoire de leur commune, se taisent, et les fugitifs atteignent sains et saufs le Libération. Saint-Pierre-de-Trivisy dans le Tarn, et même (d’après Marguerite B.) la petite ville de Condom toute entière ont ainsi participé à la conspiration du silence. Plus compromettant, le mensonge opportun, particulièrement fréquent. Parmi d’innombrables exemples, citons celui rapporté par Madame Ba. Réfugiée à Gimont dans un hôtel, elle voit arriver la police, l’hôtelier déclare alors aux inspecteurs que la chambre où elle se trouve est une remise : « Il n’y a personne là-dedans ! » Autre cas à peu près semblable : Jacques R. âgé d’une dizaine d’années, vit dans un village avec sa mère. Celle-ci sort très peu de chez elle, craignant de se faire remarquer par son accent très prononcé. Arrive un militaire allemand : il demande à un paysan voisin qui habite cette maison. Ce dernier répond tranquillement qu’elle est vide depuis longtemps.

  • 8 Souvenir personnel.

56Sans qu’il y ait d’héroïsme particulier à se comporter ainsi, mais mus par un sentiment de solidarité qui leur parait naturel, beaucoup de personnes avertissent les Juifs des périls qu’ils courent. Ainsi à Montauban en 1943 se noue rapidement une chaîne de complicités qui contribue à sauver deux personnes. Un professeur, Monsieur F., emploie comme femme de ménage une Juive allemande, Madame M., munie de faux papiers. Survient un voisin de Madame M. : il vient l’avertir que les Allemands ont installé une souricière chez elle. Madame M. décide d’aller passer la nuit ailleurs, mais elle tremble pour sa fille qui travaille à des kilomètres. Monsieur F. prend alors son vélo et va avertir la jeune fille de ne pas rentrer chez elle8.

57Nous avons souvent parlé des gendarmes ou des policiers qui avertissent les Juifs des menaces qui pèsent sur eux. Monsieur A. de Montauban doit ainsi la vie, comme beaucoup de ses coreligionnaires, à un commissaire de police de cette ville. À Caussade, le garde-champêtre profitait de sa tournée pour avertir une à une les familles juives lorsqu’une mesure allait être prise contre elles ; longtemps après, Madame R. et d’autres Juifs, réfugiés pendant la guerre dans ce bourg du Tarn-et-Garonne, ont obtenu, à titre posthume, la dignité israélienne de « sage des nations » pour le garde-champêtre fraternel. Le commissaire Jean Philippe va recevoir le même titre en 1995. Ce policier toulousain, franc-maçon et radical, avait refusé d’arrêter les Juifs et les avait aidés de son mieux. Après sa démission de la police en janvier 1943, il fut arrêté comme membre du réseau « Alliance », condamné à mort et fusillé à Karlsruhe le 1er avril 1944.

58Sans tergiversation, sans mots inutiles, des gens n’hésitent pas à guider les fugitifs, à les accueillir pour une nuit. Anne V. se souvient avec émotion d’un conte de fées bien réel qui remonte à sa petite enfance. Avec sa mère elle tente de passer la ligne de démarcation dans la campagne béarnaise :

« On marche dans un bois, et puis au bout d’un moment on s’est aperçu qu’on était revenu au point de départ... D’autre part on entendait du bruit, on entendait tirer. Et à ce moment-là on est sorti d’un petit chemin... c’était une toute petite clairière : il y avait deux, trois chemins qui arrivaient à droite,... est arrivé un Monsieur, pour moi assez vieux, il devait avoir 50 ou 60 ans, à qui ma mère s’est adressé. Il n’a rien dit. Il a pris la valise, il m’a prise par la main et il nous a emmenées... On ne savait pas qui c’était... il a été la Providence, la figure de la Providence. À un moment il m’a pris sur les épaules et il nous a emmenées dans un petit chemin de terre, jusque dans une maison... Dans cette maison, on a dû y arriver vers les 9 h du soir, il faisait encore un peu jour, la lumière était allumée. C’est là que j’ai eu cette vision qui m’est restée depuis. Il y avait un gros édredon qui était visible à travers la fenêtre. Une fois qu’on était là —je pense que c’étaient des gens qu’il connaissait — on y a dormi ».

59Anne qui n’avait que six ans à l’époque a oublié la plupart des étapes de son périple, mais cet édredon, symbole de sécurité, reste doux à sa mémoire. Quant à la silhouette du sauveur qui surgit au milieu des bois, elle se profile dans plusieurs de nos récits. Faut-il pour cela la mettre en doute ? Il est clair que cet épisode rassemble en une scène tout le destin de l’enfant juif qui a survécu au massacre. Au milieu des périls inconnus qui le menacent (les bois obscurs) apparaît le salut sous la forme de l’homme bienveillant qui lui prend la main. Et si l’enfant a choisi de s’en souvenir, c’est aussi parce que cette histoire retrouve les éléments des contes de fées que sa mère lui racontait.

  • 9 Philippe Labro, Le Petit garçon, roman, Gallimard, Paris, 1990.

60Accueillir des Juifs devient pour certains une seconde profession, plus prenante que celle qu’on mène au grand jour. La famille Labro de Montauban transforme sa jolie villa de la côte de Beausoleil en auberge toujours ouverte où les Juifs fugitifs trouvent le vivre et le couvert. Usant de ses nombreuses relations elle crée un vaste réseau informel d’entraide qui fournit aux persécutés emplois, caches, papiers d’identité. Philippe Labro dans Le petit garçon raconte de manière romancée, mais, pour l’essentiel véridique, l’histoire de ce caravansérail silencieux9.

61Si beaucoup de gens ont aidé les Juifs à conserver leur liberté, il était plus difficile de faire sortir des camps ceux qui y étaient internés. Certains y ont réussi, parfois au prix de beaucoup d’audace et d’imagination. Particulièrement surprenante est l’histoire peu vraisemblable, mais pourtant vérifiée, de Muriel W. et de Gérard B.

62Muriel W. est née en 1901 en Galicie. Restée de nationalité autrichienne, elle vit en France depuis les années 1920 et gagne sa vie comme traductrice dans une maison commerciale. Militante socialiste, elle fréquente des milieux de gauche. Elle y fait la connaissance d’un protestant Gérard B., écrivain à ses heures, original, très sympathique. C’est un bon camarade, rien de plus. Avec la guerre l’entreprise où travaille Muriel se replie à Mazamet. En juillet 1942 Muriel y est arrêtée, incarcérée dans la prison de la ville, puis transférée au camp de Lacaune. Gérard F. qui se trouve à Mazamet à ce moment-là, conçoit un plan pour sauver Muriel. Grâce à l’aide du pasteur, il obtient l’autorisation de rendre visite à la prisonnière. Il déclare son intention de la demander en mariage et l’épouse. Devenue française par son changement d’état-civil, elle est libérée. Cette union durera : l’année suivante, les deux époux qui ont chacun une quarantaine d’années donnent naissance à une petite fille. Leur mariage ne sera rompu que par la mort de Gérard longtemps après.

63Les relations entre les Juifs en péril et leurs hôtes ne sont pas toujours aussi idylliques. Il y a parfois des difficultés, des froissements. L’histoire du « petit Michel » n’est pas sans doute la plus pénible. Caché chez la grand-mère de Madame P., un enfant juif, Michel, subit une métamorphose profonde :

  • 10 Film, En Étrange pays II.

« Michel se trouvait entre ma grand-mère et ma tante qui étaient des femmes très profondément chrétiennes qu’il a vu prier. Il s’est plongé dans la Bible et il a fait un retour aux sources qui a été spectaculaire en quelques semaines. Il les a fait “chevrer” en mangeant kasher ce qui en 44 avec les difficultés d’approvisionnement était pour deux femmes isolées, l’une malade et l’autre vieille, la quadrature du cercle. Il se promenait partout avec sa calotte et une espèce d’étole : c’était très pittoresque, mais très dangereux. Il est parti ensuite en Israël sous l’œil ahuri et réprobateur de son père... »10.

  • 11 D’après une interview réalisé par Marianne Liberos.

64Plus amères, à la longue, les relations entre les V., militants socialistes toulousains et la jeune Rachel, adolescente juive qui demeure chez eux. Rachel a été pratiquement adoptée par les V., elle reste chez eux pendant plusieurs années. La fille de la maison devient intime avec Rachel mais la juge égoïste. Lorsque celle-ci reçoit un paquet de ravitaillement, elle le garde pour elle et mange son contenu en cachette sans en faire profiter ses protecteurs. Aujourd’hui encore Madame V. évoque avec quelque amertume le souvenir de ce comportement11.

65Naturellement la réciproque est vraie. Ge. négociant juif toulousain a été aidé par N. et son fils. Il propose alors à N. de lui servir d’homme de paille et d’acheter à sa place une maison où pourront se cacher les neveux de Ge., confondus avec la famille de N. Il est entendu que N. gardera la maison quand la paix sera revenu. Marché conclu, le chrétien achète la maison avec l’argent du Juif mais, une fois propriétaire, il refuse d’aller y habiter, donc d’exécuter sa part du contrat. En revanche il conserve la propriété de la maison après 1944, les amis bienveillants se sont mués en escrocs.

  • 12 Marianne Liberos, Le Sort des Juifs à Toulouse pendant l’Occupation, maîtrise, Toulouse, 1987, p. 9 (...)

66Après la Libération les relations entre les Juifs et leurs ex-sauveurs sont des plus variables. Certains Juifs manifestent chaleureusement leur reconnaissance et leur amitié en rendant visite périodiquement à ceux qui les ont hébergés et en les couvrant de cadeaux. D’autres ne se montrent plus. Une Juive, cachée pendant la guerre dans la région toulousaine explique ce comportement à Marianne Liberos : malgré ses remords, elle n’a pas pu se résoudre à rendre visite aux gens qui l’ont hébergée. Elle éprouve un véritable blocage à évoquer la guerre, et s’efforce de vivre une existence entièrement nouvelle où rien ne rappelle les persécutions ou les déportations12.

67Ces difficultés de contact entre personnes qui ne se connaissent pas, ces froissements ne doivent pas occulter l’essentiel. Tous les Juifs rencontrés ne tarissent pas d’éloges sur les nombreux Français non-juifs qui les ont aidés. À les entendre la complicité et même la générosité ont été très fréquentes : « il n’y avait que des gens gentils ! » ou encore « s’il n’y avait pas eu de braves gens, nous ne serions pas là ! ». Le docteur Bs., ancien militant de la MOI, fait cependant une nuance chronologique essentielle. Selon lui l’attitude de la majorité des gens a changé et la coupure se situe aux environs de la bataille de Stalingrad. La perspective marxiste a entraîné chez lui une observation historique précise, et aussi une réflexion a posteriori qui structure la mémoire. Pierre Laborie on l’a vu, situe plus tôt le changement d’attitude du plus grand nombre, de l’indifférence à la compassion : 1942 et non 1943. C’est aussi l’avis des agents du CGQJ, très prolixes à partir de 1942, qui se plaignent constamment, de la « sottise » des Français trop prompts à leurs yeux à plaindre les malheurs des Juifs et à leur venir en aide.

68Il est impossible de chiffrer ces comportements et de dire combien d’habitants de la région ont aidé les Juifs. Nous ne tenterons pas non plus ici de dresser un palmarès, et bien des gens courageux ne se retrouveront pas dans ces pages. Certains de nos témoins le font néanmoins, au plan de leur expérience propre en comptant combien de gens leur ont porté secours. Monsieur Ge. (qui vient de mourir à quatre-vingt-douze ans en juin 1991) m’a donné ainsi avec gravité une liste de quinze personnes à qui il estimait que sa famille et lui devaient la vie. Marguerite B., pour sa part, signale dans son minutieux récit, qu’elle a été aidée par quatorze Français (au minimum).

69Aucun de ces survivants ne nie l’antisémitisme de certains Français : les dénonciations, les arrestations brutales ont bel et bien existé, ils en sont d’accord. Pour beaucoup de nos témoins elles sont le fait des « miliciens » et nous avons vu que ce terme est employé très généreusement — y compris lorsque la Milice n’existe pas encore. Il est clair qu’en employant ce mot nos témoins veulent isoler les antisémites, montrer que ceux-ci sont à part, différents des autres, « un milicien est venu m’arrêter » (Monsieur St., Albi), « on est venu me chercher, je ne sais pas si c’était la milice ou la police » (Mme B., Toulouse), « dans cette maison, c’était tout miliciens et compagnie » (Mme B., Toulouse).

70Il ne faut pas confondre miliciens et collaborateurs car ceux-ci peuvent se montrer compatissants et même généreux à l’occasion ! Le docteur G. insiste bien sur le fait que le médecin du village tarnais où il s’est réfugié était collaborateur, antisémite (il tenait à l’occasion des propos anti-juifs devant Monsieur G. en signalant immédiatement que ce dernier ne devait pas se sentir visé), mais bienveillant envers les deux familles juives cachées dans sa commune. De même Monsieur Ge., fourreur à Toulouse, se loue de la gentillesse et de la générosité du colonel P., plus tard engagé dans la LVF. À l’entendre, il faut excuser cet homme généreux qui a combattu aux côtés des Allemands par goût du galon, parce que son avancement était bloqué dans l’armée française !

71Le rôle de l’historien est de se défier de ses sources et je dois dire qu’au début de mon enquête cette unanimité enthousiaste m’a paru quelque peu suspecte. Effectivement on peut critiquer l’optimisme des Juifs envers leur entourage non-juif. Tous nos témoins insistent aujourd’hui avec force sur leur qualité de Français ; la sympathie qu’ils éprouvent pour Israël n’y change rien, déclarent-ils. Il est clair que, mis à part de la communauté nationale pendant la guerre, traités officiellement en minorité pestiférée, les Juifs qui ont subi cette épreuve souhaitent, dès 1944, retrouver leur place dans l’égalité des droits et des devoirs. Une telle attitude n’est possible que dans une communauté fraternelle. D’où, sans doute, chez nos témoins une volonté systématique de valoriser leurs compatriotes en excluant une infime minorité désignée par un terme particulier et infamant.

72Malgré ces réserves qui portent davantage sur la présentation des faits que sur leur réalité, je dois reconnaître que j’ai peu à peu été convaincu par tant de témoignages concordants. On peut affirmer que, dans leur histoire individuelle, les Juifs ont trouvé une aide efficace auprès des habitants du Midi toulousain.

La vie continue

73À lire ce qui précède on pourrait imaginer des êtres obsédés par le danger et qui ne vivent plus que dans Tunique perspective de leur survie. Concrètement les Juifs ne furent pas de tels géomètres. Malgré la persécution et le péril, la vie continuait. Les activités religieuses et culturelles, les passions et les plaisirs ont suivi leur cours, même si c’était sur un rythme plus lent.

  • 13 AN AJ38 990.
  • 14 Archives du consistoire. Albi a envoyé des tickets représentant 969 Kg ; Castelsarrasin 54 Kg ; L’I (...)

74Dans l’adversité les Juifs pieux cherchent plus que jamais le réconfort de la religion. Celle-ci subsiste surtout bien sûr sous la forme intime et personnelle, mais aussi sous sa forme organisée. Le consistoire central, dans la mesure du possible, continue ses activités et nomme des rabbins aux postes vacants à l’époque de la zone libre et même sous l’Occupation. Le CGQJ dresse la liste de onze rabbins ou aumôniers résidant dans la région, mais plusieurs d’entre eux sont simplement réfugiés ou exercent des fonctions de caractère national (Kaplan)13. En revanche il y a des rabbins titulaires à Toulouse (Cassorla puis Hosanski) et à Montauban (Kahlenberg). Des communautés organisées représentées par un délégué en relation avec le consistoire subsistent en Haute-Garonne et Tarn-et-Garonne (Montauban et Moissac) et Tarn. Un aumônier, Dan Aron, est nommé à Salies-du-Salat le 1er janvier 1943. Les fidèles réclament au consistoire du pain azyme, celui-ci leur est fourni contre des tickets d’alimentation. Toute une organisation existe en 1943 avec transport des azymes par la route. Au 28 mai 1943 le consistoire dresse un état des versements de tickets effectués par les divers centres (Albi et Toulouse se sont distingués)14.

75Cette obstination peut paraître téméraire. Quoi de plus facile que d’aller rafler les Juifs à la sortie de la synagogue ? Que d’arrêter les rabbins qui vivent souvent au grand jour ? Le rabbin Hosanski y a perdu la vie, mais il est clair que ce sacrifice est envisagé par plus d’un croyant en toute connaissance de cause.

76Les familles en fuite s’exposent à des risques graves pour continuer à pratiquer leur religion. Ainsi la famille J. qui, après 1942, se cache avec une énergie et un soin remarquables. Ayant trouvé un abri sûr pour leur fille cadette, les parents, accompagnés de leur fils aîné, changent régulièrement d’abri afin de brouiller leur piste. Mais le garçon est en âge de faire sa bar-mitzvah, il lui faut donc apprendre quelques notions d’hébreu : dans ce but on lui fait fréquenter régulièrement la synagogue. C’est au cours d’une de ces leçons, qu’il voit un groupe de policiers allemands pénétrer dans le temple. L’un d’eux emmène le rabbin dans une autre pièce (j’ignore s’il a été arrêté ou s’il est resté libre), l’autre indique au jeune garçon l’endroit où il doit attendre qu’on l’emmène. Se retrouvant seul un bref instant, le jeune J. en profite pour sortir, aussi naturellement qu’il le peut. La mère, mise au courant, fait ses paquets en quelques minutes et abandonne son logement avec mari et fils. Les leçons d’hébreu prennent fin !

77La vie culturelle ne cesse pas non plus pour cause d’antisémitisme. Ge. déjà docteur en médecine, se passionne pour la philosophie et la sociologie : ses études prennent le plus clair de son temps. H. diplômé de philosophie à Vienne, recommence ses études à la Faculté des Lettres de Toulouse. Les professeurs juifs, on l’a vu, ne vont pas passer leur vie terrés, à ne rien faire : Jankélévitch et Meyerson organisent des cours privés très appréciés. Des peintres juifs continuent de pratiquer leur art, avec l’aide de l’adjoint à la culture de la municipalité toulousaine qui fait acheter certaines de leurs œuvres par le Musée des Augustins.

  • 15 AN AJ30 1090.

78Chez les hommes d’âge mûr la sociabilité de café, créée par l’habitude, ne disparaît pas pendant la guerre. En juillet 1941 une cinquantaine de Juifs se retrouvent tous les soirs au café Borios, place du Capitole. Le CGQJ en a vent, un rapport d’inspecteur de la SEC en fait foi : estimant que ces réunions constituent un scandale insupportable pour les Aryens, il est décidé d’y mettre fin15.

  • 16 AI 38 1097.

79Les relations amoureuses ou sexuelles ne disparaissent pas comme par enchantement pour cause d’antisémitisme. On serait tenté de dire : au contraire ! Pour les adolescents les premières rencontres avec l’autre sexe continuent d’exercer un puissant attrait. Les idylles naissantes occupent les cœurs au centre EI de Moissac. Monsieur Y., beau séducteur parisien avant la guerre (de l’avis de ceux qui l’ont connu) continue à Toulouse de collectionner les aventures et la liste des conquêtes de ce don Juan ne cesse de s’allonger sous l’Occupation16.

80À plus forte raison l’amour authentique continue d’éclore. Plusieurs de nos témoins ont rencontré le compagnon ou la compagne de leur vie pendant les années noires. Ces couples, juifs ou mixtes, légaux ou encore irréguliers, ont parfois des bébés bien difficiles à cacher. Les conflits amoureux n’interrompent pas totalement leurs ravages. Monsieur C. chargé de famille, qui vit caché avec femme et enfants, s’éprend d’une autre femme qui elle aussi vit dans la clandestinité. Il prend soin de sa famille jusqu’à la paix, puis il divorce pour épouser son amie.

  • 17 Film, En Étrange pays II.

81Le besoin de se distraire ne cesse pas chez les enfants et les adolescents. Les jeunes gens continuent, même après 1942, à fréquenter à l’occasion la piscine ou le cinéma17 et même les bals, pourtant interdits ! Au milieu de la crainte et du danger la vie continue — un peu ralentie sans doute.

82Ce tableau — déjà long quoique partiel — de la vie quotidienne des Juifs en Midi toulousain entre 1940 et 1944, peut conduire à des prises de position dans les débats historiographiques touchant à cette question.

  • 18 Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, pp. 889 et 894. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusale (...)
  • 19 Conférence faite à Seysses en novembre 1990.

83Et d’abord sur les réactions ou l’absence de réaction des Juifs face à la persécution qu’ils ont subie. Raul Hilberg dans sa magnifique somme, La destruction des Juifs d’Europe et Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, ont tendance à décrire les Juifs comme des moutons qu’on égorge, incapables pour la plupart, de réagir face à l’entreprise nazie d’extermination18. Il est vrai que ces auteurs focalisent leur attention sur l’Europe centrale et orientale, et qu’ils envisagent surtout la possibilité d’une Résistance organisée (point traité ici au chapitre IX). Notre constat est tout autre : les Juifs du Midi toulousain ont su réagir avec efficacité et contrer les desseins de leurs bourreaux. En tant qu’individus, c’est au premier chef à eux-mêmes qu’ils doivent leur salut. Je me rencontre ici avec Denis Peschanski qui soutenait ce point de vue lors d’une conférence19.

  • 20 Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les juifs consacrent 5 lignes à cette question p. 3 (...)

84Cette question étroitement liée à celle du rôle de la population puisque sans l’aide des non-Juifs, il était difficile aux Juifs de survivre. Dans un livre pionnier où ils démontraient avec talent l’étendue des responsabilités de l’État français, Vichy et les Juifs, Marrus et Paxton négligeaient complètement le rôle de la population dans la survie des deux tiers des Juifs dans notre pays. Au contraire Serge Klarsfeld prenait le contre-pied de ce point de vue et insistait dans Vichy-Auschwitz sur l’aide apportée aux Juifs par les Français non-juifs20. Affirmant mon accord avec cet auteur (ce qui ne signifie pas, bien sûr, que tous les Français se sont montrés fraternels), je soulignerai combien les travaux fondés sur les seules archives publiques oublient les renseignements essentiels apportés par les sources orales.

Notes

1 Selon ses propres mots.

2 AN AJ38 1097.

3 AN AJ38 295.

4 Cf. compte-rendu du procès Marty, La Dépêche du Midi, 21 mai 1948.

5 Châtel-Faggianelli (Mireille), La Confiscation des biens juifs à Toulouse, maîtrise Toulouse, 1989.

6 Souvenir personnel.

7 Tous les souvenirs de Marguerite B. sont extraits d’un rapport écrit qu’elle m’a fait parvenir et non d’une entrevue.

8 Souvenir personnel.

9 Philippe Labro, Le Petit garçon, roman, Gallimard, Paris, 1990.

10 Film, En Étrange pays II.

11 D’après une interview réalisé par Marianne Liberos.

12 Marianne Liberos, Le Sort des Juifs à Toulouse pendant l’Occupation, maîtrise, Toulouse, 1987, p. 99.

13 AN AJ38 990.

14 Archives du consistoire. Albi a envoyé des tickets représentant 969 Kg ; Castelsarrasin 54 Kg ; L’Isle-Jourdain (Gers) 90 Kg ; Montauban 63 Kg ; Toulouse 5 696 Kg.

15 AN AJ30 1090.

16 AI 38 1097.

17 Film, En Étrange pays II.

18 Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, pp. 889 et 894. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Folio, Gallimard, Paris 1991.

19 Conférence faite à Seysses en novembre 1990.

20 Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les juifs consacrent 5 lignes à cette question p. 338. Serge Klarsfeld, Vichy Auschwitz, t. 1 p. 8.

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