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Les juifs au temps de Vichy

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Jean Estebe

Chapitre VI. 1942 : les camps, antichambres d’Auschwitz

Texte intégral

1En juin 1949, lors de son procès en Haute Cour de Justice, René Bousquet justifie devant les quinze jurés parlementaires — dont Jean Baylet, le directeur de La Dépêche du Midi — son long passage à la tête des forces de l’ordre vichyssoises :

« Lorsque je suis arrivé à l’Intérieur, il existait près de 40 000 internés [...] et parmi eux un grand nombre de juifs [...]. À mon départ, le 31 décembre 1943, il restait moins de 300 détenus politiques, il n’y avait pas d’Israélites ».

  • 1 Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, le rôle dans la solution finale de la question juive en France ( (...)

2Malgré l’exagération délibérée des chiffres, l’ancien chef de la police française ne ment qu’à moitié. Des milliers de Juifs ont en effet quitté les camps après son arrivée au ministère de l’Intérieur en 1942, mais la plupart pour une « destination inconnue » ; en août-septembre, 4 217 Juifs sont escortés par des policiers, d’un camp de la région toulousaine vers celui de Drancy en zone occupée, dernière étape avant Auschwitz : 2 474 internés, 146 travailleurs étrangers et 1 597 raflés. Secrétaire général de la police nationale (SGPN) depuis avril 1942, René Bousquet détient une large responsabilité dans la participation française à la Solution finale, comme l’a déjà démontré Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz1.

La collaboration policière (mai-juillet 1942)

  • 2 Voir Philippe Burrin, Hitler et les Juifs, Genèse d’un génocide, Le Seuil, xxe siècle, 1989.

3Le 18 avril 1942, le vice-président du conseil Darlan est remplacé par Pierre Laval qui, entre autres titres, cumule ceux de chef de gouvernement et de ministre de l’Intérieur. Le nouveau dauphin de Pétain, qui revient au pouvoir après son éviction du 13 décembre 1940, place deux hommes originaires de la région toulousaine à des postes importants : le jeune Montalbanais René Bousquet au SGPN — de facto vice-ministre de l’Intérieur — et le Cadurcien Louis Darquier au CGQJ. Aussitôt nommés, ces deux membres du gouvernement de Vichy rencontrent au début du mois de mai à Paris, deux chefs SS : le président du RSHA en personne, Reinhard Heydrich et le chef de la police allemande en zone occupée, Karl Oberg. L’adjoint d’Himmler est le principal organisateur de la conférence de Wannsee (Berlin) le 20 janvier 1942 où les dirigeants nazis ont établi à mots couverts le programme dit de « la solution finale de la question juive », euphémisme bureaucratique qui ne désigne rien de moins que l’élimination physique des Juifs européens ; à cette fin, plusieurs camps de concentration allemands situés en Pologne sont aménagés en camps d’extermination, en premier lieu Auschwitz2.

  • 3 Rapport du SS Schleier au ministère des Affaires Étrangères le 11.9.1942, cité par R. Hilberg, op. (...)
  • 4 Voir Michaël Marrus, « Vichy et les enfants juifs » in L’Histoire no 22, avril 1980.
  • 5 Compte-rendu de la réunion du 2.07.1942 par Karl Oberg cité par Marie-France Etchegoin et Serge Ra (...)

4Le 5 mai, Heydrich venu de Prague, rencontre à Paris René Bousquet représentant le gouvernement français qu’il souhaite associer aux premières déportations de Juifs résidant en zone occupée. La réponse du SGPN le surprend puisque le Français lui demande d’intégrer dans le convois de l’été « les juifs apatrides internés depuis un an et demi en zone non occupée »3. À cette proposition inattendue, le chef SS ne peut qu’affirmer que tout dépend des possibilités de transport. Les négociations franco-allemandes sont donc marquées dès le début par des initiatives de Vichy qui dépassent les exigences nazies et laissent, un temps, perplexes les plénipotentiaires SS. Ainsi, le 27 juin 1942, le chef du gouvernement Pierre Laval confirme à Théodor Dannecker la livraison des Juifs étrangers internés en zone libre et propose même que les Allemands prennent les enfants de moins de seize ans4. Ayant toute autorité pour parlementer avec Oberg, Bousquet lui révèle le 2 juillet que la police française est prête à organiser une grande rafle de Juifs étrangers encore en liberté dans les deux zones5. Pour suspendre ces pourparlers qui n’ont duré que quelques mois, le gouvernement de Vichy donne son accord à la participation de sa police lors du conseil des ministres que le maréchal Pétain préside dès le lendemain de l’entrevue Oberg-Bousquet.

5Pour lui permettre d’estimer le nombre de Juifs internés transférables, les autorités françaises donnent l’autorisation à Dannecker de visiter les principaux camps de zone libre à partir du 11 juillet, dont celui de Gurs. Il inspecte le centre d’hébergement bas-pyrénéen le 18, accompagné par le directeur de Gurs qui envoie le même jour, un compte rendu secret au préfet de Pau :

  • 6 Cité par R. Kapel, « Le terrible été 1942 », in Les Camps du Sud-Ouest, op. cit.

« Le capitaine Dannecker s’est présenté ce jour, vers 10 h 45. Il nous a fait connaître qu’il allait faire transférer tous les Juifs du camp de Gurs vers l’Est de l’Europe en ajoutant que tous ces Juifs sont des apatrides qui, en réalité, ne possèdent plus la nationalité allemande. »6.

6L’officier SS attendait beaucoup de Gurs où il pensait que se trouvaient plus de 20 000 Juifs, soit cinq fois plus que le nombre réel mais il en sort rassuré sur l’état d’esprit de l’administration française :

  • 7 Cité par Henri Monneray (dir.), La Persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l’Ou (...)

« Notre voyage a montré que les fonctionnaires et services français de rang moyen s’intéressaient à une solution rapide de la question juive et n’attendaient que des ordres supérieurs nécessaires. »7.

7Au nord de la ligne de démarcation, la police parisienne a déjà raflé dans l’ex-capitale 13 000 Juifs : les 16 et 17 juillet, 9 000 adultes sont concentrés au Vel d’Hiv puis au camp de Drancy avant leur départ pour Auschwitz et 4 000 enfants transférés au camp de Pithiviers dans l’attente de l’accord SS à leur déportation, décidé depuis Berlin par Eichmann le 21 juillet. Pour les convois de la zone libre, le programme est précisé en haut lieu conjointement par les deux parties. Serge Klarsfeld note que le 27 juillet Jean Leguay, adjoint du SGPN pour la zone occupée, promet à Heinz Röthke, chef du service des affaires juives de la Gestapo que les Français lui livreront d’abord les Juifs apatrides internés en zone non occupée. L’opération est si bien avancée que dans un rapport écrit le 30, le chef de la sûreté allemande Helmut Knochen peut en détailler l’itinéraire :

  • 8 Cf Serge Klarsfeld, « la livraison par Vichy des Juifs de zone libre dans les plans SS de déportat (...)

« Le gouvernement français s’est déjà déclaré disposé à nous livrer tout d’abord dès la mi-août les 3 à 4 000 apatrides qui se trouvent dans les camps d’internement français en zone non occupée. Les Juifs venant de la zone non occupée passeront la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône et seront d’abord conduits à Drancy où ils seront affectés aux convois pour les mois d’août et septembre.8 »

Les convois d’internés

8Le 29 juillet, la surveillance des camps est renforcée, les visites et permissions de sortie y sont supprimées sine die ; le 1er août, les directeurs reçoivent des instructions secrètes pour transférer en zone nord les Juifs étrangers internés. Ces ordres sont confirmés le 4 août par le directeur de la police nationale, Henri Cado, qui dans un télégramme envoyé aux préfets régionaux, annonce que « tous les Juifs étrangers entrés en France après le 01.01.1936 [seront] envoyés en zone occupée ». Après guerre, le préfet du Tarn-et-Garonne, François Martin, se souvient en avoir pris connaissance :

  • 9 Témoignage oral in Institut Hoover, la vie en France pendant l’occupation, p. 446.

« Le 5 août et les jours qui suivent, nous reçûmes des instructions concernant le “regroupement” des juifs étrangers qui étaient venus en multitude se réfugier dans la région de Toulouse. Malheureusement, il n’était que trop évident que cette mesure imposée par les Allemands était le prélude des déportations en masse. Les instructions du gouvernement étaient, en principe, fort rigoureuses, et seules des exceptions très limitées pouvaient être tolérées.9 »

9Dans le total secret, l’Intérieur fait organiser à Cheneaux de Leyritz trois contingents d’internés « à diriger sur la zone nord », au préalable sélectionnés par les chefs de camp selon quelques critères décisifs : les Juifs déportables doivent être des ressortissants étrangers non protégés par un consulat ou entrés en France après janvier 1936. Il est prévu de rares exemptions concernant les internés âgés de moins de dix-huit ans — exception valable seulement avant le 18 août — et ceux de plus de soixante ans. Autres exemptés, les Juifs mariés à un conjoint français ou non-apatride, les parents d’enfants français et d’enfants âgés de moins de cinq ans ainsi que les malades « intransportables ». Mais ces exemptés ont le libre choix de partir eux aussi ; on nomme ces volontaires des « optants ». « Partants sûrs », « optants », « destination inconnue », la bureaucratie française, comme les SS, utilise un vocabulaire administratif qui camoufle une réalité indicible.

10Au début du mois d’août, trois grands convois sont partis de la région toulousaine remplis par 2 238 internés, soit près des deux tiers des juifs apatrides transférés des camps à Drancy :

  • le 7 août, le premier contingent composé d’un convoi de 1003 Gursiens ;
  • le 9 août, le deuxième contingent avec 1 115 internés (600 de Gurs, 175 du Récébédou, 165 de Noé et 175 du Vernet) ;
  • le 14 août, le troisième contingent formé de 120 internés de Noé et du Récébédou qui rejoignent avant la ligne de démarcation 600 Juifs des camps de Rivesaltes et des Milles.
  • 10 C. Laharie, op. cit., pp. 236-247.

11Le camp de Gurs est le principal vivier où puise l’administration préfectorale pour emplir les wagons à bestiaux fournis par la SNCF. : 1 603 internés l’ont quitté dès le 9 août. Les deux premiers convois ont été en fait préparés par le capitaine SS Dannecker lors de sa visite le 18 juillet. Le 6 août, après avoir établi minutieusement la liste des déportables, le chef du camp ordonne de faire l’appel des Juifs dont le nom commence par les lettres de A à M, ils font partie du premier qui part le lendemain. Celui du 9 août est formé par les déportables restants de la liste, dont les noms ont pour initiale les lettres de N à Z. L’historien Claude Laharie note que ces 1 603 Juifs apatrides partent du camp dans un climat général de résignation. Lorsque le 25 août, la direction isole 60 nouveaux internés pour un troisième convoi, les Gursiens réagissent et manifestent — en vain — un début de résistance10.

12Les départs de Noé et du Récébédou sont mieux connus car ils sont relatés dans un rapport confidentiel des délégués d’œuvres qui a inspiré la fameuse pastorale de Mgr Saliège qui le 20 août s’indigne que « des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et du Récébédou ».

13Le chef du camp de Noé reçoit dès le 22 juillet la visite d’un envoyé de Bousquet qui l’informe des futurs départs et de la nécessité d’établir, avant le convoi du 8 août, les listes définitives des internés juifs « partants sûrs », optants ou radiés. Ces ordres sont confirmés par l’Intérieur le 27 par communication téléphonique et le 29 par un télégramme officiel chiffré. Avec les informations récoltées chez Paul M. par son délégué, Bousquet prévoit pour les camps de Noé mais aussi du Récébédou un effectif de 150 à 200 déportables. Or quelques jours plus tard, les deux directeurs concernés lui en annoncent plus de 1 000 : 579 pour le Récébédou, 502 pour Noé, incroyable zèle de ces bons agents de l’État décidés à faire plus que leur devoir ?

  • 11 Télégramme secret no 12519 envoyé aux préfets régionaux de la ZNO, cité par M. F. Etchegoin et S. (...)

14Dans ce camp la liste définitive comprend environ le tiers des étrangers et les deux tiers des Juifs internés. En août, tous ces déportables n’ont pas été déportés. La liste, en effet, a été rédigée après la visite de l’envoyé du SGPN qui le 22 juillet a obtenu du directeur l’estimation de moins de 100 partants sûrs. Aussitôt, René Bousquet se fonde sur ce chiffre pour préparer avec la SNCF et la gendarmerie leur transport en zone occupée par un seul convoi prévu le 8 août. Mais à la réception à Vichy de la liste des déportables de Noé, il se retrouve avec cinq fois trop d’internés. Il fait alors parmi ces 502 Noémiens, opérer un nouveau tri pour n’en retenir dans un premier temps que 160 remplissant les conditions suivantes : être célibataire et avoir moins de soixante ans. La situation de famille constitue bien le critère interne de choix parmi les 502 déportables pour les convois d’internés du mois d’août, au nombre finalement de trois. Le principe est d’inclure en premier les célibataires puis les veufs et divorcés et seulement en dernier lieu, les internés mariés qui partent le 23 août. Un autre est de se débarrasser en priorité des internés sans enfant dans les deux premiers convois ; le troisième a ainsi un caractère très familial puisque 98 des 135 Juifs partants sont des pères ou des mères de famille, il est vrai que l’Intérieur vient de donner l’autorisation de déporter les enfants de moins de dix-huit ans11. les 344 Juifs de Noé déportés en août ne sont pas tous issus du premier indicatif. Le 4 août en effet, le directeur, conformément aux instructions ministérielles, fait exercer les options prévues pour les internés exemptés : 11 refusent ainsi la séparation familiale. De la première liste de partants sûrs, les deux tiers partent effectivement en août, le tiers restant est soit composé de radiés, soit de vieillards formant ce que l’administration du camp nomme « le reliquat », armée de réserve de Juifs apatrides chargée d’alimenter les futurs convois raciaux. Mais la situation de famille et l’âge ne sont pas l’ultime critère de choix ; le 2 août, l’Intérieur en émet un autre plus explicite : « les individus les moins intéressants » doivent partir, « les plus intéressants » doivent si possible rester.

15À la fin du mois de juillet, Vichy donne à la préfecture de Toulouse des ordres pour que Ton cache aux internés l’aspect extraordinaire des départs envisagés :

« Il y aura lieu de ne pas révéler leur véritable destination, mais les informer qu’ils se rendent dans un autre camp en voie d’aménagement. »

  • 12 R. Hilberg, op. cit., p. 553.

16Dans le même esprit, comme pour une mutation habituelle, les étrangers en partance peuvent emporter ou laisser en garde les valeurs déposées obligatoirement à leur arrivée au camp, dans le coffre du directeur. Dans le premier cas, les biens sont confisqués dans le train et remis à l’UGIF, la mesure doit s’étendre « le cas échéant » aux enfants des internés : 1 500 enfants ont pu ainsi quitter les camps et être remis aux œuvres juives12.

17Les consignes ministérielles concernent également les trains des convois. Ils seront formés de voitures voyageurs 3e classe pour les gendarmes de l’escorte et, pour les déportés, de wagons à bestiaux munis chacun d’un seau hygiénique, un broc d’eau potable et une lampe-tempête. Or ce matériel acheté ou requis doit, pour ne pas être pris par les Allemands, être descendu à la dernière gare de la zone libre. Ce parti-pris de ne laisser dans les trains rien qui appartienne à l’État français implique que les voyageurs ont comme couche non des couvertures mais de la paille. Même l’alimentation est réglementée avec détail et surtout parcimonie : chaque interné emporte deux jours de vivres : deux boites de conserve de poisson, 100 grammes de salaison, 50 grammes de chocolat, 100 de confiture, 700 de pain et un demi-litre de vin rouge. Enfin, aucun médecin n’est officiellement prévu pour secourir les déportés, le service médical sera assuré par les partants eux-mêmes. Cette organisation tatillonne des convois ne pouvait que donner naissance à des conditions de voyage très mauvaises, comme l’a avoué dans un rapport adressé à Laval en septembre, Cheneaux de Leyritz en personne :

« Le spectacle d’un train composé de wagons de marchandises dans lesquels les femmes s’évanouissent par suite de la chaleur et des odeurs dégagées par la paille humide d’urine, impressionna fortement les populations françaises qui eurent à les voir, dans les gares en particulier. »

18Le premier convoi de Juifs apatrides partant de la Haute-Garonne est dans l’idée première du SGPN le dernier. Mais en raison du zèle statistique des chefs des camps de Noé et du Récébédou, il est rempli par 338 internés. Le 3 août, 151 Noémiens sont conduits par camions au Récébédou où, séparés selon le sexe, ils occupent deux baraques de l’îlot spécial. Les 105 femmes attendent cinq jours dans un pavillon conçu à l’origine pour seulement 44 personnes ; encore y sont-elles favorisées car contrairement aux hommes, elles ont des lits de paille. Ces baraques constituent avec les deux autres peuplées par les futurs déportés choisis in situ, un îlot spécial séparé du reste du camp par un cordon de gardes mobiles qui ont pour ordre de ne laisser entrer personne, pas même l’aumônier René Kapel venu secourir les partants :

  • 13 Exposé des derniers événements lu par René Kapel à la séance des aumôniers de Marseille le 17.08.4 (...)

« Le 5 août, la désignation des futurs déportés a été faite dans la plupart des camps, 150 Israélites de Noé et 150 de Récébédou dont des blessés, des malades, des victimes de guerre, des décorés de la Croix de fer [...]. Il a été impossible de communiquer avec eux, le directeur a déclaré qu’il ne pouvait donner cette autorisation et de la préfecture aucune réponse n’est venue. »13

19Pourtant le secrétaire général de la préfecture de Toulouse a ordonné de lever partiellement cette mise en quarantaine après que le Rabbin Hirschler s’est depuis Vichy plaint que les surveillants aient refoulé l’aumônier ; or un télégramme de l’Intérieur a aussitôt annulé cette permission. La même mésaventure arrive à la déléguée de la Croix-Rouge française, Mlle Combe à laquelle le médecin-chef du Récébédou refuse l’entrée dans le quartier-déportés avant un contre-ordre préfectoral arraché par les Quakers. Les œuvres en effet, prévenues de ce qui se prépare, ont dès le début du mois délégué au camp-hôpital toulousain une dizaine de représentants venus apporter aux partants isolés le plus de réconfort possible. Les Quakers distribuent le matin même du départ un petit déjeuner et offrent, avec le concours du Colis suisse, des paquets individuels contenant deux kilogrammes et demi de nourriture.

20Le 8 août, le départ est prévu en début d’après-midi à la gare de Portet-Saint-Simon où un train de onze wagons est stationné depuis le matin. Dans un rapport confidentiel écrit quelques jours plus tard, les délégués d’œuvres racontent le transfert à pied des 330 déportés et leur embarquement à Portet :

  • 14 Rapport confidentiel : Le Départ des hébergés des camps-hôpitaux de Noé et de Récébédou en dates d (...)

« C’était un spectacle hallucinant de voir ce cortège composé pour la plupart de vieillards et de malades et parfois même d’infirmes, traînant avec difficulté leurs bagages à mains et trébuchant à travers les champs et les raccourcis. Il a fallu presque deux heures à ces malheureux pour faire le trajet de deux kilomètres. Les plus malheureux étaient certainement les vieilles femmes obligées de s’arrêter tous les quelques pas avec des larmes dans les yeux et n’implorant même plus pitié. Les gardes qui en très grand nombre étaient chargés de surveiller ce déplacement, n’ont pas pu s’empêcher d’exprimer leur étonnement pour le traitement infligé à ces hommes et nombreux parmi eux se sont chargés à transporter les bagages. Les abords de la gare étaient entourés par de nombreuses forces de police dont une partie montée et une autre munie de mitrailleuses. Leur nombre s’élevait probablement à plusieurs centaines. Le départ a donné lieu à des scènes lamentables. On a enregistré plusieurs tentatives de suicide et une crise de folie. Un des malheureux qui s’était entaillé le poignet a été embarqué en état de syncope. Des nouvelles parvenues ultérieurement et qu’on n’a pas encore eu le temps de contrôler, signalent un mort et un malade grave débarqués au premier arrêt des convois. Il est probable étant donné le nombre de malades parmi les partants, que le nombre des morts ne s’élève au fur et à mesure de la durée du voyage. »14.

21Le même jour, Pilot spécial du Récébédou est à nouveau rempli par 120 internés, dont 58 en provenance de Noé. Ils le quittent le 10 ; le trajet jusqu’à la gare est moins pénible, la direction a fourni une voiture pour le transport des bagages et une autre pour une dizaine de Juifs fatigués. Sur les quais d’embarquement, les « tragédies » recommencent : les collatéraux (frères et sœurs) ne sont pas autorisés à rejoindre leurs parents dans les wagons. Le calme revenu, les déportés ont droit aux discours du chef et du médecin du camp de Noé, dont les délégués ont noté « l’attitude correcte et compatissante ». Paul M. déclare que « s’il exécutait les ordres en tant que chef du camp, il se désolidarisait de ces mesures en tant qu’homme et chrétien ». Son subordonné, lui, fait part de son indignation sur la manière « d’organiser le départ [...] en tant que médecin ».

22Ces deux convois de Portet-Saint-Simon atteignent le camp de Drancy respectivement les 9 et 12 août. Les nouveaux arrivés y ont complété deux convois en partance pour Auschwitz : le no 18 le 12 août et le no 19 le 14 août.

23Après le 10 août, l’Intérieur rétablit dans les deux camps-hôpitaux le statu quo ante concernant les permissions, les visites et les libérations « à moins qu’une effervescence continue à se manifester dans les centres ». Les délégués d’œuvres présents au Récébédou sont persuadés que ces deux convois ne sont pas les derniers, aussi rédigent-ils un rapport confidentiel qu’ils font parvenir à l’archevêque de Toulouse pour que celui-ci prenne connaissance des événements et alerte l’opinion publique.

24Le 19 août, Vichy prévient Cheneaux de l’imminence d’un nouveau départ en Haute-Garonne et le prie d’envoyer dans les deux camps-hôpitaux des pelotons de GMR pour y renforcer la garde. 135 Noémiens rejoignent trois jours après au Récébédou, 165 futurs partants. Cette fois, la Préfecture, prudente organise leur départ de nuit, le 24, pour éviter que le convoi de Portet ne vienne troubler encore l’opinion publique, interpellée déjà par la lecture dominicale, la veille, de la protestation archiépiscopale dans les églises du diocèse. C’est ainsi qu’à l’aube le train quitte la gare après que les 300 internés ont attendu un autre convoi racial qui amène 60 internés venus de Gurs ; à Toulouse, ils sont rejoints par 146 prestataires des GTE de Septfonds et de Casseneuil.

  • 15 Gérard Gobitz « Les travailleurs étrangers et les déportations de 1942 », in Pascal Caïla (dir.). (...)

25Vichy n’a en effet pas oublié les Juifs travailleurs étrangers qui succèdent ainsi aux internés. La responsabilité en incombe encore à Bousquet, le 18 août il ordonne aux préfets de la zone libre de diriger vers Drancy les Juifs apatrides incorporés dans les GTE ainsi que leurs familles. La mission d’établir les listes est confié au service central de la main-d’œuvre encadrée qui envoie dans les camps de travail, des fonctionnaires. La gendarmerie, elle, est chargée de garder les GTE15. les premiers départs ont donc eu lieu dans la nuit du 24. De Septfonds, 84 travailleurs étrangers sont conduits à la gare de Caussade. En gare de Penne-d’Agenais (Lot-et-Garonne), trois wagons à bestiaux prennent 62 prestataires escortés par 12 G.M.R. Les 146 travailleurs étrangers se retrouvent tous à Toulouse-Matabiau où ils remplissent un convoi qui franchira la ligne avec plus de 1 200 déportés gardés par 219 policiers et gendarmes.

La rafle du 26 août

26Au camp de travail de Septfonds, un deuxième départ est organisé dans la nuit du 2 au 3 septembre : les 211 Juifs de Tam-et-Garonne rejoindront en gare de Brive 284 personnes en provenance de Tombebouc (Lot-et-Garonne) et 150 de Saint-Sulpice. Dans ce nouveau convoi en partance des GTE, il y a des dizaines de femmes et d’enfants, le plus jeune ayant seulement deux ans ! Les camps de travail sont en effet alors utilisés pour regrouper au même titre que les camps d’internement, les Juifs victimes de la rafle du 26 août. Ainsi à la fin du mois d’août, les raflés succèdent dans les wagons à bestiaux, aux internés.

27Dès le début, le ministère de l’Intérieur a prévu d’intégrer à son programme de transfert forcé vers le Nord la catégorie des Juifs étrangers résidant en liberté dans la zone dite libre. L’objectif précisé dans une circulaire du 5 août, confirmé par Bousquet le 22, consiste à « libérer totalement votre région de tous les Juifs étrangers ». Les préfets régionaux, à qui le SGPN s’adresse ainsi, sont déjà informés depuis quatre jours de la date de la rafle : le 26 août à l’aube. Par le même télégramme secret, René Bousquet leur indique que désormais sera supprimé le choix laissé aux parents de partir avec leurs enfants de moins de dix-huit ans ou de les laisser en zone sud ; les enfants partiront eux aussi !

28À la réception de ces ordres, le préfet de Montauban, François Martin s’inquiète en haut lieu des néfastes conséquences que la rafle aura inévitablement sur l’opinion publique, il souhaite que le gouvernement en fasse habilement porter la responsabilité aux Allemands, conseil non suivi par Vichy.

29La préparation de la rafle a duré des semaines, les hommes de Vichy la veulent soudaine pour que le piège soit encore plus efficace. Le 15 août, l’Intérieur désigne pour la région toulousaine les centres de regroupement, camps ou GTE devant abriter pour quelques jours plus de 3 000 Juifs apatrides : Gurs, le Vernet, Noé, Septfonds, Casseneuil, Saint-Sulpice. Le calcul de ces chiffres est obtenu grâce aux données du premier recensement racial, la référence pour Bousquet ; il recommande même le 20 août que l’opération n’évite pas « les localités rurales » où beaucoup de Juifs ont fui, coupables, selon le SGPN, de « marché noir [...] et de propagande anti-gouvernementale ».

30Le 26 août, 6 600 Juifs sont arrêtés et regroupés dans la zone libre. En fait, beaucoup ont réussi à s’échapper, environ la moitié des effectifs prévus, soit 1 200 dans la région toulousaine où la police rafle 1 600 Juifs apatrides : 500 sont conduits à Gurs, 170 à Noé, 250 au Vernet, 200 à Septfonds, 300 à Casseneuil, 150 à Saint-Sulpice et 30 à Brens.

  • 16 Hélène Régnier, La Déportation des juifs en Haute Garonne de 1942 à 1944, DEA, UTM, 1990.

31Dans la Haute-Garonne, la préfecture de Toulouse avait prévu un nombre de 300 Juifs, or le camp de Noé n’en rassemble que 170, dont 40 enfants. En 1990, l’historienne Hélène Regnier a interrogé un des rares survivants de la rafle du 26, Paul Schaffer, seize ans en 194216. À cinq heures du matin, il est arrêté avec sa famille à Revel, les gendarmes les embarquent dans « un panier à salade » qui les mène à Noé. Au centre de regroupement, les raflés sont isolés des internés et surveillés étroitement par la garde mobile ; l’accueil officiel est des plus menaçants, un commandant des GMR les prévient : « Le premier qui met le nez dehors, on lui tire dessus, à vue, donc personne ne s’échappe d’ici ! ». Paul Schaffer n’a conservé que peu de souvenirs de son passage à Noé, il n’a pourtant pas oublié une scène nocturne dans sa baraque :

« [...] Un homme a tenté de suicider en s’ouvrant les veines [...] j’ai été réveillé par le sang qui coulait. »

  • 17 À l’occasion de la rafle du 26 août, la gendarmerie ariégeoise arrête et dirige sur le camp du Ver (...)

32Le train des raflés de Gurs, Le Vernet17, Noé quitte la région toulousaine le 2 septembre à destination de Drancy ; ce convoi est surtout connu grâce au rapport du chef d’escorte, le capitaine de gendarmerie Annou transmis au préfet Cheneaux :

  • 18 Cité par Maurice Vanino, Le Temps de la honte, de Rethondes à l’île d’Yeu, Paris, Creator, 1952, p (...)

« Monsieur le sous-préfet d’Oloron présent toute la durée de l’embarquement, peut régler sur place les détails de ce dernier. À la vérité, le train spécial du 1er septembre 1942 transportait un groupement hétéroclite d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, de malades, d’infirmes abandonnés à leur sort dès le départ donné [...]. La masse était parquée sur la paille humide d’urine. Des femmes se désespéraient de ne pouvoir satisfaire des besoins éventuels hors du regard d’inconnus [...]. Les gendarmes [dont] la mission unique est d’escorter [...] ont soigné, nourri, ravitaillé eux-mêmes en eau potable dans les gares, vécu sans sommeil pendant 24 heures consécutives, dans une atmosphère irrespirable, se sont tenus debout ou assis près des portes, de la paille souillée. Ils ont réconforté les malheureux, redonné l’espoir aux découragés, désarmé moralement les velléités d’évasion. »18.

33Dès la réception de ce rapport, le préfet régional en communique des morceaux choisis à Pierre Laval, l’invitant à arrêter « les opérations en cours ». Il est vrai qu’à cette date, l’opinion publique dans la région toulousaine a déjà été alertée par la pastorale de Monseigneur Saliège, réquisitoire courageux contre l’antisémitisme officiel ; Léopold Cheneaux de Leyritz en mesure les effets négatifs sur l’image du gouvernement :

  • 19 Synthèse des rapports d’août-septembre 1942, ADGH, 235 W-1831/48.

« Les opérations de regroupement des Juifs étrangers ont provoqué une réaction de l’opinion aggravée par les mandements de certains prélats et la propagande étrangère, à laquelle la population en l’absence de toute information, a prêté une oreille complaisante. »19

  • 20 Cité par Doris Bensimon, Les Grandes rafles, Privat, Toulouse, 1987. Voir chapitres 7 et 8.

34Dans un premier temps, le chef du gouvernement ne semble pas avoir entendu cet appel, ainsi le 9 septembre, il justifie toujours la déportation en déclarant au pasteur Boegner : « Il faut livrer les Juifs étrangers [...] ce sera autant de gagné pour la France »20.

35En 1942, le dernier train spécial parti de la région toulousaine emporte le 25 septembre, 90 internés du Vernet. Comme on le verra dans le chapitre VIII, Vichy décide alors de tout suspendre, Laval prévient aussitôt les chefs de la Gestapo en utilisant une métaphore commerciale, prononcée le 22 : « Il n’en va pas de la livraison des juifs comme des marchandises dans un prisunic ». La livraison reprendra plus discrètement en février 1943, après l’occupation de la zone libre par les Allemands.

36L’administration préfectorale n’en a pourtant pas encore fini avec la gestion des convois de 1942, désormais elle doit répondre aux questions angoissées des proches des Juifs transportés en août-septembre. Le SGPN donne quelques consignes secrètes de vocabulaire : les enfants de déportés ne doivent pas être appelés « orphelins » mais « enfants de parents récemment dirigés sur la zone occupée » ; toutes les réponses aux demandes de renseignement seront stéréotypées au moyen de cartes sur lesquelles le même euphémisme revient : « parti pour une destination inconnue. »

  • 21 « Présence du passé, lenteur de l’histoire, Vichy, l’occupation et les Juifs », Annales, E.S.C. no(...)

371942 est donc la première année de la participation française à la Solution finale, elle connaît alors son acmé21 : en août-septembre, 42 000 Juifs sont livrés par Vichy aux Allemands, dont 11 000 de zone libre et plus de 4 200 de la région toulousaine. Pierre Laval et son adjoint René Bousquet sont les principaux maîtres d’œuvre de cette collaboration policière. Dans leur complicité avec les SS, ils entraînent l’ensemble de l’administration préfectorale, dirigée à Toulouse par Léopold Cheneaux de Leyritz. La zone libre a donc été en 1942 une nasse où des milliers de Juifs ont été pris au piège avant d’être livrés aux Allemands par l’État français ; dès le 9 septembre au comité de Nîmes, le grand rabbin René Hirschler dénonçait le rôle joué par Vichy :

« Jusqu’à ce jour, 10 000 personnes, vieillards, hommes, femmes et enfants, des malades et même des mourants ont été livrés comme un vil bétail sans défense à l’Allemagne qui exigeait cette misérable proie. »

Notes

1 Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, le rôle dans la solution finale de la question juive en France (1942-1944), 2 tomes, Fayard, Paris, 1983 et 1985 ; Le calendrier de la persécution des Juifs en France 1940, 1944, éd. par l’auteur, Paris, 1993.

2 Voir Philippe Burrin, Hitler et les Juifs, Genèse d’un génocide, Le Seuil, xxe siècle, 1989.

3 Rapport du SS Schleier au ministère des Affaires Étrangères le 11.9.1942, cité par R. Hilberg, op. cit., p. 546.

4 Voir Michaël Marrus, « Vichy et les enfants juifs » in L’Histoire no 22, avril 1980.

5 Compte-rendu de la réunion du 2.07.1942 par Karl Oberg cité par Marie-France Etchegoin et Serge Raffy, « Ces Français qui ont livré des Juifs » in Le Nouvel Observateur, 21 au 27.06.90.

6 Cité par R. Kapel, « Le terrible été 1942 », in Les Camps du Sud-Ouest, op. cit.

7 Cité par Henri Monneray (dir.), La Persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l’Ouest, éd. du Centre, Paris, 1947.

8 Cf Serge Klarsfeld, « la livraison par Vichy des Juifs de zone libre dans les plans SS de déportation des Juifs de France » in Les Camps du Sud-Ouest, op. cit.

9 Témoignage oral in Institut Hoover, la vie en France pendant l’occupation, p. 446.

10 C. Laharie, op. cit., pp. 236-247.

11 Télégramme secret no 12519 envoyé aux préfets régionaux de la ZNO, cité par M. F. Etchegoin et S. Raffy, art. cit.

12 R. Hilberg, op. cit., p. 553.

13 Exposé des derniers événements lu par René Kapel à la séance des aumôniers de Marseille le 17.08.42, CDJC, CCXIX-A.

14 Rapport confidentiel : Le Départ des hébergés des camps-hôpitaux de Noé et de Récébédou en dates des 8 et 10 août 1942 ; Fonds Latapie, IHTP-Toulouse.

15 Gérard Gobitz « Les travailleurs étrangers et les déportations de 1942 », in Pascal Caïla (dir.). Les Juifs et les populations du Sud-Ouest, exclusion, persécution et solidarités (1940-1945), CIREJ, actes du colloque de Montauban, 1992 (à paraître).

16 Hélène Régnier, La Déportation des juifs en Haute Garonne de 1942 à 1944, DEA, UTM, 1990.

17 À l’occasion de la rafle du 26 août, la gendarmerie ariégeoise arrête et dirige sur le camp du Vernet quatre-vingt enfants juifs allemands réfugiés de Belgique (de 4 à 18 ans), réfugiés au château de la Hille où ils ont été pris en charge par le Secours suisse. Ils n’y restent que quelques jours avant leur libération obtenue à la suite de l’intervention du gouvernement suisse. (Cf. Claude Delpla, art.cit.)

18 Cité par Maurice Vanino, Le Temps de la honte, de Rethondes à l’île d’Yeu, Paris, Creator, 1952, p. 82.

19 Synthèse des rapports d’août-septembre 1942, ADGH, 235 W-1831/48.

20 Cité par Doris Bensimon, Les Grandes rafles, Privat, Toulouse, 1987. Voir chapitres 7 et 8.

21 « Présence du passé, lenteur de l’histoire, Vichy, l’occupation et les Juifs », Annales, E.S.C. no de mai-juin, A. Colin, Paris, 1993.

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