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Études sur la sociabilité à Toulouse et dans le Midi toulousain de l’Ancien Régime à la Révolution

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Michel Taillefer

Préface. Du local au général. Les sociabilités toulousaines de l’Ancien Régime à la Révolution

Daniel Roche

Texte intégral

1Michel Taillefer était un grand professeur et un intellectuel discret, scrupuleux. Il a disparu trop vite et ceux qui l’ont connu, apprécié et affectionné regrettent l’œuvre inachevée qui lui aurait définitivement apporté notre reconnaissance publique. Ses amis ont rassemblé une quarantaine d’articles, de communications, d’interventions, qui donnent une idée de son ouverture au monde et de la continuité d’un travail mené en profondeur et dans la générosité des collaborations régionales et nationales. La liste des revues et des recueils impressionne par sa diversité : colloques d’histoire, actes de rencontres interdisciplinaires, présentations à la Grande Loge d’Occitanie, articles aux Annales du Midi, au Bulletin de littérature ecclésiastique, à la Revue du Tarn, aux Annales historiques de la Révolution, conférences à l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, présentations à l’association des amis des archives, au congrès de la société historique et scientifique d’Aix-en-Provence. Trois traits principaux marquent cette production. Elle reste dirigée et marquée par les inflexions d’une ambiance intellectuelle majeure de l’historiographie des années 1960-1980. Elle est enracinée dans les interrogations multiples posées en France et ailleurs par la préparation du bicentenaire de la Révolution et les leçons qui en furent tirées. Enfin, elle est ancrée avec constance, chaleur et sympathie dans le local, mais sans s’y perdre et s’y complaire. Effectivement, professeur à l’université de Toulouse, enseignant totalement investi dans ses activités pédagogiques et de recherche – la liste des travaux menés sous sa direction, cités dans de nombreuses notes, mériterait une publication –, Michel Taillefer est un exemple du dialogue établi dans un trajet personnel, une carrière fortement inscrite dans l’espace culturel et historiographique méridional, et une fidélité à l’histoire problème plutôt qu’à la célébration de l’enracinement.

2Élève de l’École normale supérieure entre 1963 et 1969, où je l’ai rencontré pour la première fois lors des échanges qu’animait Denis Woronoff, il a été témoin et acteur de l’effervescence qui agitait une partie des enseignants chercheurs et des étudiants en histoire. Pour dire vite, il a pu voir se développer les questions posées à l’histoire traditionnelle et à l’histoire renouvelée par Labrousse, Braudel, les Annales, sur deux fronts, celui de la conceptualisation de l’histoire intellectuelle du social, entre histoire des idées et des représentations et histoire sociale et des sociabilités, celui de l’interprétation de la Révolution française comme révolution bourgeoise et comme résultante des combats des Lumières. D’une relecture de l’histoire des débats savants à celle de l’histoire du livre, une voie d’explication nouvelle était ouverte. Michel Taillefer y a contribué de façon notable.

3En 1975, sa thèse de troisième cycle, Une académie interprète des Lumières. L’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse au XVIIIe siècle, était plus qu’un exemple supplémentaire ajouté au portrait du siècle des académies et des académiciens. Certes, il montre combien le phénomène académique correspond à une dimension intellectuelle et sociale de la ville à l’époque des Lumières, avec les jeux Floraux, l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, la société des beaux-arts, le musée, la société encyclopédique, la société de chirurgie et l’éphémère société économique : c’est une illustration définitive de l’efficacité des sociabilités dans le milieu urbain. On y comprend comment le travail académique était placé au service de la mémoire d’un passé perdu et constituait pour les Toulousains l’occasion de recouvrer par la mobilisation générale dans toutes les activités possibles, scientifiques, littéraires et artistiques, une part de leur autonomie spirituelle, un moyen de trouver place, par la diffusion et l’appropriation plutôt que par la création, dans le grand concert international des Lumières. La correspondance de l’académie en témoigne, comme ses travaux scientifiques et littéraires voués à la défense des sciences et des arts. Du même coup, se dégageait un tempérament spécifique : « En acceptant de fonder entièrement la gloire de leur cité sur le mythe passéiste de la Toulouse savante, [les académies de la Ville rose] consacraient implicitement la victoire politique de la centralisation parisienne. » Ce n’est pas collectivement qu’elles abordent les grandes affaires du siècle avant que, dans les années ultimes de leurs travaux, les idées nouvelles s’y expriment ouvertement. En d’autres termes, les académies toulousaines traduisent simultanément l’ouverture et le conformisme que produit la coexistence de catégories sociales économiquement et juridiquement inégales.

4En 1984, la même année qu’était publiée, augmentée et corrigée, la thèse de 1975, Michel Taillefer éditait le deuxième volet de son analyse des sociabilités toulousaines : La Franc-maçonnerie toulousaine sous l’Ancien Régime et la Révolution, 1741-1799. Ce second travail interroge directement le schéma d’un fait social national dans sa progression et dans ses fonctions. La progression maçonnique s’est-elle déroulée selon un processus spontané du centre à la périphérie, puis des grandes capitales provinciales vers les petites villes ? Ou bien correspond-elle à un mouvement original et indépendant de la première maçonnerie provinciale par rapport aux influences parisiennes ? Dans le droit fil des travaux de Maurice Agulhon sur les Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence (1968), comme de mes recherches sur les réseaux académiques (1978), Michel Taillefer confère à la recherche monographique conduite sur deux plans, celui des initiatives locales des ateliers, celui des cités et des orients maçonniques dans leurs rapports avec l’extérieur (la Grande Loge de France, le Grand Orient, la Grande Loge d’Angleterre, voire d’autres mères loges), une valeur définitive pour authentifier le mouvement et le réseau, inséparables. Il retrouve ainsi le rôle majeur de la tradition justificatrice entretenue dans les ateliers et la correspondance, l’importance provinciale du jacobinisme avec le comte Richard de Barnewall, l’indécision des créations à éclairer quand on dresse l’arbre généalogique des douze loges de Toulouse. Entre l’essor des années 1740-1750, la crise conflictuelle des années 1760, et l’âge d’or de 1770 à 1789, ce sont toutes les options offertes à la société languedocienne, toutes les formules revendiquées dans les milieux touchés par une vague d’intérêt intense et de mode largement diffusée, qui sont confrontées dans leur ampleur et sous toutes leurs formes.

5La franc-maçonnerie à Toulouse est, comme à Paris, un fait de masse, recrutant trois mille frères, mais c’est aussi un phénomène représentatif de l’évolution sociale, des « sociabilités », des engagements culturels urbains. À l’exception du clergé, ce qui est original par rapport au réseau national, elle englobe tous les groupes dirigeants de la société locale – entre le quart et le tiers des élites administratives, économiques et intellectuelles, académiciens en tête, surtout dans les premiers temps du mouvement, moins qu’après –, et, comme ailleurs cette fois, une montée relative des artisans, des employés et des commis se produit dans certaines loges. Elle apparaît à la veille de la Révolution comme un milieu dynamique, mais aussi divisé par une crise née de son succès attractif et que révèlent les procès intentés entre ateliers et les dissensions entre loges, comme les relations avec le Grand Orient, hésitantes entre soumission et contestation. Dans cette revendication de particularisme, se retrouve une spécificité de Toulouse, qui confère à la maçonnerie une capacité d’adaptation tout à fait remarquable. Jusqu’en 1793, la crise est sensible, mais, avec l’an II, une véritable franc-maçonnerie jacobine réapparaît. Michel Taillefer peut ainsi, à juste titre – nous y reviendrons –, conclure que, « si la maçonnerie n’influença guère la Révolution, la Révolution transforma profondément la maçonnerie ».

6Articles et communications rassemblés aujourd’hui nous donnent l’occasion de retrouver ces acquis, soit parce qu’ils nous rappellent des thèmes organisateurs décisifs des travaux de Michel Taillefer dans le panorama des recherches sur la sociabilité et l’intellectualité des Lumières, soit parce qu’ils en montrent l’ouverture vers un horizon plus large qui relève de la formation de l’opinion publique, de la société traditionnelle à la Révolution. De l’une à l’autre perspective, on retrouve une méthode analogue fondée sur l’érudition critique la plus aiguë, le retour aux sources manuscrites et imprimées, celles-ci ayant souvent été mobilisées pour compenser l’absence, les lacunes ou la disparition des premières, ou fondant avec acribie les possibilités de l’analyse. On suivra la première attitude dans toutes les études consacrées au Mercure galant ou aux Recueils des jeux Floraux : ainsi les mémoires, les factums, les pamphlets qui accompagnent les fondations culturelles, et qui en dévoilent les dessous et les démêlés, ainsi les pièces profanes ou maçonniques qui permettent de comprendre la création, l’activité, les conflits des loges maçonniques. L’histoire d’une loge rassemble la documentation la plus large possible, celle conservée à la BNF dans le fonds maçonnique que les chercheurs ont largement découvert grâce à ces travaux, celle de la loge elle-même, documentations internes (livres d’architecture rares, travaux des frères, dossiers de correspondance avec le Grand Orient et les autres loges, pièces comptables, chansons, témoignages) ou externes (documents administratifs ou privés). On conçoit, à lire les notices consacrées aux « francs-maçons mainteneurs des jeux Floraux », publiées dans les Cahiers de la Grande Loge provinciale d’Occitanie de 1987, la somme de travail nécessaire pour restituer l’univers social et intellectuel des parlementaires ayant accepté la Lumière maçonnique : vingt-trois ! On en sait la biographie et la carrière professionnelle, l’œuvre intellectuelle et la carrière académique, les activités et les ouvrages créés pour l’académie des jeux Floraux, les activités maçonniques, et la bibliographie disponible. Je n’ai pas douté que Michel Taillefer aurait aimé présenter de la même façon un dictionnaire des académiciens et un autre des maçons. Cette brève prosopographie montre, à l’évidence, la certitude des conclusions générales avancées ici ou ailleurs. Les maçons ont accepté parmi eux des représentants des meilleures familles de la robe, et ceux-ci se sont engagés activement par leurs actions et leurs travaux, comme par leur assiduité confirmée par les registres.

7De la même façon, on retrouve la persévérance du chercheur pour reconstituer le plus complet capital de sources avec les collections de journaux dont il avait entrepris le recensement dans le cadre de l’enquête lancée sur la presse régionale pendant la Révolution française, et dont il avait été avec Michel Albert et Gilles Feyel l’un des acteurs. Reconstituer pour le seul Midi toulousain le corpus, dispersé dans toute la région et dans un grand nombre de dépôts départementaux ou municipaux, n’était pas une mince affaire. Michel Taillefer en a montré les principales composantes dans la dizaine d’articles présentés aujourd’hui. Pour le seul Journal de Toulouse, organe jacobin face à la réaction thermidorienne, les collections conservées sont éparses de la Bibliothèque nationale à la bibliothèque municipale de Toulouse, des archives départementales de la Haute-Garonne aux archives de la société des Toulousains de Toulouse. Une collection jusqu’alors ignorée, déposée à la bibliothèque municipale de Chaumont (Haute-Marne), permet de montrer la continuité pendant sept années d’une publication, dont le rôle de l’an III à l’an VII a été considérable. À relire la notice présentée à Aix-en-Provence, on entend l’effet jubilatoire de la découverte de cette localisation surprenante.

8Durant les travaux du bicentenaire de la Révolution, Michel Taillefer a participé activement à la relecture animée qui mobilisait les historiens de tous bords. Son interprétation équilibrée des événements et des questions débattues relevait de son caractère, de son expérience et de sa manière de concevoir le dialogue, ainsi que j’ai pu les comprendre lors de la discussion de ses thèses en présence de Jacques Godechot et de Nicole Castan comme au cours de nos échanges plus personnels. Il avait confirmé le dynamisme de ces qualités en dirigeant après 1984 les Annales du Midi et en participant au comité de recherche Midi-Pyrénées de la commission d’histoire de la Révolution française ainsi qu’à l’équipe CNRS d’études méridionales. Le résultat de ces activités nous est donné à voir dans trois directions principales qui sont autant de manières d’ouvrir le dialogue du local au général.

Académisme et académies méridionales

9Voici d’abord la confrontation de la sociabilité méridionale au développement des Lumières. L’analyse des conférences académiques de Toulouse au XVIIe siècle permet de comprendre la naissance volontariste, élargie dans le temps et l’espace social du milieu de naissance, de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres. De multiples sociétés après 1640 rassemblent les « beaux esprits » de Toulouse. C’est une formule à succès où s’épanouissent les traits d’une mondanité représentative de la société urbaine traditionnelle, permettant, dans le cadre d’un régime d’expression contrôlée des opinions, de l’hôtel de Malapeire à la maison du président Garaud Duranti, puis au collège de Foix et dans une maison capitulaire, les discussions de l’élite des amateurs et des gens du monde, tant pour les lettres que pour l’érudition et les sciences. Les Lanternistes et les membres de la société des belles-lettres avancent vers la formule académique – qui est retardée par la controverse avec les jeux Floraux, dont la réforme est menée à bien sous l’égide du capitoulat –, et sans doute vers un ralliement complet à la langue et aux usages de Paris. La conscience académique toulousaine paraît, jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle, déchirée entre le désir de rester fidèle aux valeurs provinciales et la volonté de s’intégrer dans l’espace national. Les lettres patentes de 1694 confèrent la priorité à l’académie des jeux Floraux, dont les concours et le prestige perdurent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, jouant un rôle majeur dans l’espace régional, mais contribuant intellectuellement par ses concours et socialement par les recrutements à la renommée nationale de la capitale toulousaine. Les activités des assemblées successives des sociétaires des belles-lettres et des Lanternistes ainsi que leur élargissement aux sciences entraînent la transformation des années quarante et la fondation de la seconde académie que favorisait l’unité du recrutement. La quasi-totalité des noms qui figurent sur la liste des Lanternistes se retrouvent sur celle des conférences de la société des belles-lettres. On les retrouve encore sur celle des jeux Floraux. Avec d’autres attendus, on va redécouvrir le même noyau fondateur et les mêmes acteurs négociant avec le milieu capitulaire lors de la création de la société des beaux-arts en 1745-1746. Au total, Toulouse dispose à la veille de la Révolution de trois institutions qui s’interpénètrent : elles sont intégrées à la vie municipale, la ville contribuant plus qu’ailleurs à leur financement et à leur logement, et elles jouent un rôle décisif dans le calendrier des activités urbaines par leurs séances publiques et ordinaires, par leurs travaux et leur pédagogie. Cette vitalité et la manière dont la société toulousaine a fait fonctionner le modèle académique, entre un conformisme et une orthodoxie de bon aloi et une appropriation sélective des Lumières, sont bien mises en valeur par Michel Taillefer. Un public existe de plusieurs centaines de familles, de plusieurs milliers de personnes ayant accès aux huit cents exemplaires des Recueils des jeux Floraux, aux deux cents ou trois cents des Mémoires de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, aux quatre cents progressivement édités par l’académie des arts après 1750, et elles se réunissent pour les fêtes et les proclamations civiques. Loyalisme monarchique et conscience historique du passé mythique tectosage rassemblent l’élite, qui est plus divisée quant à la façon de comprendre les Lumières. Certains acteurs majeurs de la Révolution (Mailhe, Barrère) s’y font entendre, mais l’édifice général reste politiquement solide et ouvertement progressiste – la foi dans les sciences et les arts contribue au bien de la province et de la ville comme à celui du royaume. La protection des pouvoirs publics et le respect de l’orthodoxie religieuse n’excluent pas l’adhésion quasi générale aux idées libérales et à l’idéologie du compromis social.

10Toutefois, selon la nature des activités, des nuances importantes existent. Ainsi, les jeux Floraux se retrouvent directement engagés dans les grands débats sur le fanatisme et la tolérance, ce qui leur vaut une surveillance attentive particulière. Ainsi, une partie des académiciens se retrouvent mis en question par la fondation du musée, à laquelle Michel Taillefer consacre une étude suggestive pour une histoire encore à écrire d’un mouvement provincial original. Là encore, à l’imitation de Paris et de l’Angleterre, l’initiative des fondateurs toulousains, que protège Loménie de Brienne, visait à créer une institution novatrice reposant sur la critique des instances académiciennes existantes. Elle dénonce l’étroitesse des recrutements académiques et surtout le cloisonnement des trois compagnies : en bref, elle propose une fidélité prononcée à l’idéal encyclopédique et une ouverture plus large à la société locale et aux publics nationaux. L’utilité des académies fondée sur l’expérience et la cohésion intellectuelle, voire idéologique, l’emportera, faute aussi d’un public original : 45 % des membres du musée sont affiliés aux trois autres sociétés. L’institution, pendant quelques années, a cependant joué un rôle particulier, celui d’une académie de musique, dont les Toulousains réclamaient l’établissement depuis 1754. Après quatre années d’existence, le musée suspendit ses travaux. L’expérience enseigne deux leçons que l’on peut retrouver ailleurs : d’abord, elle confirme l’approbation profonde du modèle académique et l’impossibilité de s’y soustraire pleinement ; ensuite, elle montre la force de l’attachement à un libéralisme politique, retenant de la philosophie ce qui peut servir à l’intérêt général et à la réforme modérée de la société ancienne. Le musée, plus proche en ceci de l’académie des sciences que de l’académie des jeux Floraux, parfois plus audacieuse sur le terrain des Lumières, ne réussit pas à rassembler une société plus ouverte et à réunir dans ses travaux l’ensemble des activités de réflexion des élites.

Sociabilité maçonnique méridionale

11L’étude des loges et de l’opinion maçonnique va éclairer d’une autre façon la tension entre ces représentations et leurs pratiques dans la société provinciale. L’ensemble des articles de Michel Taillefer présentés ici met en évidence trois caractéristiques de la vie des ateliers depuis la fondation des années 1740 jusqu’à la Révolution : il existe une solide unité régionale ; la mobilité est l’un des éléments de la dynamique maçonne ; et l’adaptation révolutionnaire originale fait percevoir l’idée d’une franc-maçonnerie fortement différenciée socialement sans qu’il y ait besoin d’y voir une société formalisée. L’importance des recherches prosopographiques mobilisées localement permet cette ouverture et une meilleure compréhension de l’espace de rencontre, d’échange et de transactions qui s’est construit dans les ateliers, comme en témoignent les études consacrées à la diffusion de la franc-maçonnerie dans le Midi toulousain et en Bas Languedoc. La conquête des petites villes prouve une vitalité d’ensemble et confirme le rôle des échanges locaux. Ainsi en va-t-il à Gaillac, et aussi à Sorèze, où le frère de Goursac, nouvel écuyer du manège, initié à Laon et affilié à Strasbourg, convainc les gens honnêtes de la ville, dont plusieurs déjà reçus dans différents orients, de solliciter leur affiliation. Les loges du Tarn, à Albi, à Castres, à Gaillac et encore à Sorèze, montrent dans leur création comme dans leur fonctionnement l’importance de ces relations locales et générales dans les choix et pour l’obtention d’une reconnaissance officielle ou d’un patronage. L’étude précise des recrutements sur les plans social et maçonnique montre dans le Midi de Taillefer les limites étroites de la société maçonnique, qui ne s’étend pas au-delà des ordres privilégiés et des couches supérieures du Tiers, avec une pratique plus ouverte, mais sélective, dès que la ville est assez peuplée pour susciter la création de plusieurs ateliers, rivaux ou alliés. L’analyse sociale permet alors de donner une réponse actualisée au débat né avec la Révolution sur le rôle joué par la franc-maçonnerie dès la préparation de la rupture révolutionnaire.

12Très fortement, Michel Taillefer ruine la vieille thèse du complot ourdi contre la monarchie et la religion par les loges, dont il retrouve partout affirmations de loyalisme, confirmations d’orthodoxie affichée publiquement, accord avec les autorités. Toutefois, l’idée que le travail des ateliers aurait pu préparer les esprits à accepter le changement, voire à le souhaiter, en abolissant entre ses adeptes la barrière des privilèges qui les séparait dans la société profane, est encore répandue. Or, pour lui, « les structures sociales et mentales traditionnelles restaient prédominantes chez les francs-maçons, à qui elles inspiraient un comportement en contradiction avec leur idéologie officielle, et à qui elles interdisaient toute action politique cohérente ». Égalité et ségrégation coexistent dans une harmonie quelque peu artificielle, qui s’évanouit avec 1789. Voilà donnée, analysée, une solide réfutation aux héritiers de Barruel et aux zélateurs d’Augustin Cochin et du passage mécanisé des loges aux sociétés populaires. L’article « La franc-maçonnerie en France à la veille de la Révolution », de 1991, est explicite, au même titre que la communication, de cette même année, sur « Les francs-maçons et la Révolution française ». Ni société de plaisir épicurien, ni association philanthropique, ni rencontre intellectuelle, la loge attire d’abord par une curiosité liée à une reconnaissance participative aux activités, tenues, élections, services religieux, fêtes et banquets. En même temps, elle donne le spectacle d’un « juridisme pointilleux » et de « luttes pour le pouvoir », qui lassent beaucoup de membres. La bienfaisance et le secours aux pauvres en retiennent bien d’autres, car c’est certainement le seul espace d’adhésion libre ouvert sans autre contrôle que celui que la maçonnerie s’applique à elle-même, sans autre direction centralisée que celle du Grand Orient, et avec une évidente capacité à intégrer le brassage des hommes et des idées par son réseau à l’échelle des cités, des provinces, du royaume, et souvent en connexion avec l’étranger. « Enfin et surtout, elle reposait tout entière sur un principe incompatible avec ceux qui régissaient l’Ancien Régime social et politique, le principe d’égalité. » Toutefois, l’étude des ateliers et la présentation des conflits montrent qu’à ces conditions de succès attractif s’opposent trois raisons d’incertitude. Si la franc-maçonnerie échappe au contrôle de l’État et de l’Église, c’est dans la mesure où, au-delà de la tolérance indifférente, les autorités sociales et administratives – dignitaires de l’Église, hauts magistrats, intendants – ont adhéré aux loges et accentué le statut officiel : qu’ils viennent à manquer, la situation se détériore, révélant la fragilité de l’édifice. En deuxième lieu, les échanges avec les autres ateliers, avec Paris, avec d’autres grandes loges provinciales, font moins circuler des idées et des programmes que des informations pratiques et administratives. Enfin, si l’égalité reste la base de l’institution, constamment rappelée dans la titulature et le discours, elle intervient peu dans les pratiques et dans les comportements, aussi bien externes qu’internes, qui reposent sur l’appel à « l’union » et à « l’Amitié dans un sens étranger à la politique et purement moral », comme le rappelait Mounier. Au total, « pour que l’égalité règne entre [les maçons], il fallait qu’elle soit absente dans leur recrutement ».

Crise ou libération maçonnique à la fin du siècle

13Michel Taillefer peut alors présenter dans sa juste dimension la franc-maçonnerie toulousaine de 1789 au Directoire : un temps de crise avec la dispersion des ateliers des villes à loge unique et, dans les grandes villes, des loges à recrutement nobiliaire, parlementaire et militaire entre l’été 1789 et 1790. Les loges plus bourgeoises aussi tombent progressivement en sommeil. Dans ce mouvement, le changement politique se lit clairement dans l’opposition des opinions, le loyalisme et le ralliement, le statut compromis du Grand Orient, qui entraînent l’« immense dispersion politique » (Daniel Ligou) des initiés devant la Révolution. En 1792, Toulouse donne l’exemple d’une adaptation réussie au-delà de l’adoption des symboles et du langage du régime nouveau. Dès 1981, Michel Taillefer avait démontré cette capacité originale des maçons toulousains ; ses autres articles la soulignent par rapport à l’ensemble national et précisent les conditions locales du modus vivendi qui s’est alors établi entre les dirigeants jacobins et les loges quand, aux Cœurs réunis, à Saint-Joseph des arts devenue la Française, à la Sagesse et aux Vrais Amis, les révolutionnaires francs-maçons deviennent des francs-maçons révolutionnaires, et les loges du Grand Orient, des « loges républicaines ». Révision du statut, affirmation des références et recours aux symboles et aux lieux communs patriotiques : c’est l’histoire d’une régénération qui est esquissée et qui a presque épargné aux loges la fermeture de la Terreur et de la réaction thermidorienne tardive. Le réveil du Directoire se traduit par une reprise rapide après une brève interruption : recrutement, activités charitables, réunions, banquets fraternels, effort d’instruction, parlent d’un réveil dans la continuité. Toutefois, un vent nouveau souffle sur les ateliers : ils accueillent de nouvelles catégories sociales, se peuplent de nouveaux notables et de militaires. Enfin, ils affichent une indépendance à l’égard du Grand Orient tout à fait originale, qui se complète d’un anti-cléricalisme neuf aussi, hérité partiellement du courant déchristianisateur de l’an II et de la période thermidorienne, et du rôle quasi officiel retrouvé avec les hommes nouveaux. Pour Michel Taillefer, on se situe à ce moment aux origines de la fissure, ou de la fêlure, qui se produit à l’intérieur de l’ordre à l’égard de la religion et du clergé, et qui ne cessera de s’aggraver au cours du XIXe siècle jusqu’à la victoire du parti laïc.

14Voilà une des pistes ouvertes et dont bien des arguments sont à retrouver en amont et en aval de la période pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Elle constitue l’un des aspects des nouvelles recherches d’histoire maçonnique à l’exemple de ce qui est en cours en Allemagne, ou en Italie. En privilégiant l’histoire de la sociabilité, voire des implications politiques, Michel Taillefer n’en a pas moins été sensible à des éléments majeurs du renouveau actuel. On se contentera d’en signaler quelques-uns au-delà de l’importance qu’il accordait à la circulation et à l’échange interculturels. Le premier est donné par la loge Encyclopédique de Toulouse, qui permet d’évoquer, à l’instar de la création du musée, la « tentation académique » et la question de l’échange entre la maçonnerie et l’intellectualité des Lumières. Cet atelier, qui a été trop souvent présenté comme une loge d’artisans et comme un foyer d’idées révolutionnaires, est l’un des rares ateliers français à s’être directement réclamé de l’œuvre symbolique des Lumières, voire à marcher sur les traces de la loge parisienne renommée des Neuf Sœurs. Fondée au cœur de la crise pré-révolutionnaire et de difficultés nombreuses, paralysée en 1792 et réapparue en 1797, elle réussit à unir les travaux initiatiques et à suivre un plan de recrutement et d’activité conforme à l’idéal académique. Les frères sont élus en nombre limité selon leur capacité et leurs œuvres, qui trouvent place dans des comités spécialisés. L’expérience interrompue par la Révolution a ouvert un débat général entre les maçons partisans de cantonner la maçonnerie dans la poursuite de ses buts initiatiques et moraux et ceux qui voudraient l’orienter vers l’action intellectuelle, sociale et politique. C’est l’une des possibilités proposées pour retrouver autrement le rapport des loges maçonniques avec l’espace public et la vie de société telle qu’elle s’est épanouie en partie dans le mouvement des musées et l’ouverture des temples par les fêtes, les concerts, les réceptions officielles, au total l’échange entre le royaume des mœurs et l’édification d’une fraternité universelle, les modèles mondains des sociétés et celui des assemblées ésotériques. On sait l’intérêt porté par Michel Taillefer aux représentants académiques et maçons de la famille Du Bourg, dont Clément Tournier avait montré les relations avec le mesmérisme. On peut aussi voir la manière dont il a abordé ce rapport dans son analyse de la fête maçonnique de Gaillac organisée pour célébrer la naissance du premier fils de Louis XVI, que présente un éloquent procèsverbal transmis au Grand Orient après publication, ainsi que dans sa reconstitution du voyage du duc et de la duchesse de Chartres dans les provinces méridionales en 1776, dont il rend bien visibles le périple, les étapes, les luttes d’influence qui s’atténuent, comme à Bordeaux par la tenue commune de deux ateliers, un banquet en musique, un feu d’artifice et une représentation théâtrale. L’Ode au grand maître imprimée à Toulouse, bien que d’origine bordelaise, semble cependant correspondre à la façon de voir du peuple maçonnique local dans ses convictions patriotiques, dynastiques et libérales. Cette façon de voir est inséparable, dans l’ambiance des capitales provinciales, d’une volonté de représentation collective, manifestation du dialogue entre la société, les notables des cités, les représentants de la cour et de la ville, l’univers profane et la maçonnerie donnée plus ou moins ouvertement en spectacle. À l’inverse, le texte inédit consacré au temple maçonnique est un appel à mieux comprendre la traduction plastique des idéaux de l’ordre, mais aussi la façon dont l’univers des loges entretient des rapports avec la tradition judéo-chrétienne et s’ajuste à la précarité de la vie réelle des ateliers, souvent réduits à s’installer dans des conditions difficiles en location. Ils n’en obéissent pas moins à des règles précises d’ordonnancement et de décoration des lieux, qui sont inspirées par l’austérité des temples réformés comme par la profusion des églises baroques. Cette dimension esthétique est un autre chemin à suivre pour comprendre le dialogue établi entre le monde profane, les Lumières, la maçonnerie. Gerardo Tocchini vient de le montrer avec Gluck entre Paris et Vienne (1998). C’est aussi une façon de voir se manifester la sensibilité et la matérialité d’une opinion engagée dans une confrontation élargie avec la société et d’appréhender le passage de l’espace public du pouvoir à l’espace public de la critique.

Presses des Lumières, presses méridionales

15Académiciens et maçons étaient certainement attirés par les possibilités pédagogiques offertes par la presse. C’est aux journaux des provinces méridionales que Michel Taillefer a consacré une part majeure de ses recherches. Les études sur la presse ici rassemblées s’inscrivent dans le droit fil des intérêts de l’historien de la sociabilité parce que la compréhension de l’opinion publique aide à saisir la transformation sociale et qu’elle est le moyen de voir les orientations perceptibles et à certains moments majoritaires, voire prépondérantes, des couches éclairées de la population sur des questions d’intérêt général. La presse est aussi, de plus en plus avec la Révolution en tout cas, un phénomène dont la croissance rend perceptible l’effet politique dont les partisans des Lumières se proposaient d’être les guides et les interprètes. Toulouse et le Languedoc n’ont pas échappé à l’influence des journaux qui, depuis le XVIIe siècle, donnent des « nouvelles » du monde littéraire et savant où une opinion critique est admise même si elle est retenue. Ils n’ont pas non plus ignoré les « gazettes », avec la Gazette de France, qui donnent les nouvelles de la politique des rois et des princes comme celles de l’étranger. La presse toulousaine bénéficie de l’essor du modèle des « affiches » et de la révolution essentielle des tarifs postaux, qui, après 1763, a entraîné l’élargissement du nombre des abonnés dans plus de quarante villes du royaume. Avant de trouver ses vedettes à l’époque de la pré-révolution, le journalisme provincial méridional est l’œuvre d’un groupe d’anonymes, difficilement identifiables, du moins en ce qui concerne les collaborateurs et les informateurs. À Toulouse, un seul journal est dirigé et publié par le libraire Baour, qui écrivait en 1782 : « Si nos affiches ne présentent pas de ces avis qui alimentent la curiosité naturelle des hommes pour tout ce qui est relatif à la politique, ce n’est pas que nous ne le désirassions pas autant que nos lecteurs ; mais cette matière est pour les feuilles de province ce qu’était l’Arche du Seigneur pour les Philistins, elles ne pourraient y toucher sans le plus grand danger. » La liberté de la presse, proclamée en août 1789, change les possibilités offertes, et une vingtaine de journaux vont se succéder à Toulouse jusqu’en 1799. On en compte trente-quatre pour l’ensemble de la province, dont le Journal national de Montauban, et tous passent d’un état de tolérance surveillée à celui d’une liberté conquise, mais qui ne fut jamais illimitée.

16Dans cette situation de réglementation inexistante et de législation libérale, les journalistes du Languedoc ont, comme à Paris et ailleurs, revendiqué le rôle d’un quatrième pouvoir fondé sur la capacité d’informer et de surveiller, voire de diriger l’opinion publique. C’est ce que proclame, dès décembre 1789, le Journal universel de Haute-Garonne qui a remplacé les Affiches, et ce que réaffirme en août le Journal du département du Gers. La presse devient ainsi un lieu de conflit où vont s’affronter les nostalgiques de la censure absolutiste – ainsi les parlementaires qui traînent J. -B. Brouilhet devant la chambre des vacations –, les partisans de la tolérance totale et les tenants de la défense des principes républicains et de la politique montagnarde. Entre 1793 et 1794, la liberté est suspendue, et elle n’est retrouvée qu’après 1795-1796, quand on voit les journaux se multiplier à nouveau, et la presse étendre sa présence dans des villes qui n’étaient pas encoure touchées. Entre 1797 et 1800, une nouvelle période répressive s’ouvre, mais cette fois c’est le gouvernement central qui prend le relais des autorités locales. Cette histoire politique de la presse méridionale est d’abord une histoire des pratiques et, ainsi, de la manière dont les cadres de l’action politique proposée, sinon imposée, directement par Paris étaient reçus, appropriés et interprétés. Les jurys de presse des tribunaux criminels compétents interprètent de façon moins stricte les textes promulgués après 1795. À l’inverse, le contrôle des sociétés populaires, qui vont, avant 1794, au moins à Toulouse, jusqu’à financer le Journal révolutionnaire, ou les administrateurs jacobins, qui souscrivent aux abonnements, réduisent la presse à un « organe de propagande ». En 1799, la proscription des journaux modernes, crypto-royalistes ou jacobins, a ramené le nombre des publications de la presse méridionale à ce qu’il était en 1788.

17Toutefois, cette page de l’histoire politique du journalisme révolutionnaire se double d’une analyse éclairant les conditions concrètes, matérielles et intellectuelles de son développement. Les journalistes ne sont pas faciles à suivre et le « mystérieux Camille », rédacteur du Journal révolutionnaire de Toulouse du printemps à l’automne 1794, reste caché bien qu’ayant été investi d’un pouvoir considérable par les Jacobins. Les vingt-cinq journalistes dont l’identité a été établie par Michel Taillefer – à Toulouse, Broulhiet, qui dirige les Affiches, puis le Journal du département de Haute-Garonne et encore L’Anti-Terroriste, et qui traverse toute la période, mais aussi les rédacteurs de L’Anti-Terroriste, du Toulousain ; à Montauban, ceux du Journal national, des Nouvelles intéressantes, du Journal du Lot ; à Auch, ceux du Journal du département du Gers, de L’Éveil républicain, du Républicain démocrate ; à Rodez, ceux du Journal de l’Aveiron ; à Tarbes, ceux du Journal des Hautes Pyrénées et de La Feuille villageoise des Pyrénées – sont en majorité des professionnels du livre, et leur journalisme est un prolongement naturel de leur production habituelle et sans doute, pour certains, une confirmation de leur réputation antérieure à la Révolution. Un second groupe mobilise des membres du clergé catholique, issus des collèges ou déprêtrisés ; l’abbé Philippe Du Bourg, auteur en 1796 de La Feuille villageoise catholique, y représente les réfractaires. Des juristes (avocats, procureurs, praticiens) et des professionnels de l’intellectualité (poètes, instituteurs) complètent les rédactions en faisant aussi appel à des collaborateurs occasionnels qui proviennent de milieux identiques. La presse méridionale échappe à la professionnalisation entamée à Paris ou à Londres, mais la conviction des amateurs et des talents qui l’anime fait l’intérêt et la vitalité d’une information majoritairement consacrée à la vie politique. Elle trouve son originalité en puisant à des sources multiples, les nouvelles de Paris et les comptes rendus des travaux des assemblées. C’est un journalisme de reproduction et de montage d’« extraits », que Broulhiet présente comme « le dépôt et le choix de ce qu’il y a de mieux, pour ou contre, dans les autres feuilles ». Cette dépendance accroît les difficultés de la presse provinciale, déjà freinée par la difficulté des communications. Elle est partiellement compensée et enrichie par le rôle des informateurs locaux et des correspondants, qui livrent aux journaux les nouvelles régionales et restituent l’atmosphère des luttes politiques au sein des administrations urbaines. Le manque d’espace disponible, les journalistes étant restés fidèles aux usages typographiques de l’Ancien Régime (soit le plus souvent huit pages in-octavo ou quatre pages in-quarto), entraîne des dispositifs complexes de présentation, qui conduisent à lire les nouvelles générales ou les textes législatifs comme des informations utilitaires.

18La faiblesse des équipements matériels et celle des fonds disponibles s’ajoutent à la pression des événements pour placer la production sous le règne de l’actualité stricte et de la précipitation constante. Elle est souvent entachée de coquilles, d’erreurs et de fautes. Le mode de fabrication, la qualité de présentation et sans doute aussi la réduction des prestations utilitaires – annonces, prix – ont contribué à ralentir la diffusion, qui repose sur des abonnements, le plus souvent à l’année. Les journaux ont favorisé la multiplication et l’éclatement des manières de lire, usages privés et pratiques collectives, celles-ci tenant notamment au rôle joué par les sociétés populaires et par les curés assermentés dans leurs églises. La presse a contribué à accroître la diversité des pratiques, et l’enjeu est à long terme le sens d’une consommation. Les seuils de rentabilité sont rarement atteints, sauf quand la diffusion est assumée par les organes administratifs. Cette situation, ajoutée aux interventions politiques, a accru la dépendance de la presse méridionale et son caractère aléatoire, la moitié des journaux à peine ayant dépassé la durée d’un an, et c’est un ensemble « moribond » qui est frappé par le Consulat. Au total, les journaux méridionaux ont contribué cependant à imposer deux exigences de bon fonctionnement pour l’opinion publique, celle de la liberté de l’expression admettant des opinions contradictoires, celle d’une indépendance qui repose sur une réorganisation économique et intellectuelle du métier. C’est incontestablement un apprentissage du pluralisme qui a été instauré, et le contre-exemple de la presse de la Terreur n’est pas seulement « un phénomène conjoncturel », c’est un « avatar, […] marqué par les circonstances, de cette presse patriote […] née avec la Révolution, et qui ne disparut qu’avec elle ».

19Les études et recherches que Michel Taillefer a consacrées au monde des académiciens, à la sociabilité maçonnique et à la presse du Languedoc constituent une manière convaincante d’aborder les questions majeures de la réception des Lumières, de la naissance de l’opinion publique, de l’action politique de l’Ancien Régime à la Révolution. Elles sont filles d’un moment important de l’historiographie récente, celui où l’on a commencé à interroger les grands schémas interprétatifs et où, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, les discussions ont atteint politiquement un élargissement considérable. Michel Taillefer, à sa place de chercheur et d’enseignant, a contribué à affirmer la nécessité de comprendre l’idéologie des Lumières et les positions politiques des acteurs dans une perception des enjeux et des positions qui les resitue dans leur environnement social et politique. Son histoire de la formation de l’« espace public » n’est pas celle d’une catégorie abstraite ou d’une machinerie politique. Elle est celle d’une action qui, dans différents espaces sociaux, à des échelles différentes, montre l’éradication progressive d’un monopole du pouvoir intellectuel et politique détenu par la monarchie. C’est celle aussi de l’affirmation du droit du public et de la responsabilité des gens éclairés. On s’en doute, il y va d’un engagement personnel reposant sur la fidélité à des principes toujours nécessaires pour exprimer dans la vie publique ou dans les tâches universitaires « l’usage public de la raison ». Il n’était pas ici possible de rendre justice à toutes les facettes d’un talent qui ne cherchait pas à séduire. Certains articles consacrés aux acteurs – ainsi celui qui remet en lumière « la jeunesse toulousaine de Barère », ceux qui étudient des catégories professionnelles face aux Lumières (les avocats de Toulouse), mais encore les anti-Lumières (ainsi « Jean-Jacques Lefranc de Pompignan académicien de province ») – mériteraient commentaires, car ils remettent les choses en place et décapent des lieux communs admis. On entrevoit de grands chantiers ouverts et qu’il serait juste de poursuivre, une histoire sociale et culturelle des parlementaires, une histoire de la tolérance à Toulouse de Calas à la Révolution qui regarderait les comportements populaires. L’œuvre de Michel Taillefer est en tout cas de celles qui servent de repères et elle nous fait sentir combien, avec la disparition d’un ami, nous avons perdu de richesse savante pour penser notre passé et repenser notre temps.

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