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Les sociologues et la recherche urbaine

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Pierre Lassave

Chapitre II. Approche d'une configuration

Texte intégral

Il n'est pas inutile de préciser que j’ignorais tout de ce système de places et que l'essentiel de mon travail a été de le repérer peu à peu en revenant après coup sur des épisodes énigmatiques. Pendant plusieurs mois, mes notes décrivent nombre de situations dans lesquelles mes interlocuteurs me placaient ici ou là (« pas prise », « prise » – ensorcelée, « prise » – désenvoûteuse), sans que j’y voie autre chose sur le moment qu'une situation classique d’information ethnographique, simplement un peu difficile parce que je cherchais à savoir quelque chose de particulièrement secret.
Jeanne Favret-Saada
Les Mots, la mort, les sorts (1977).

1On vient donc de faire rapidement connaissance avec une trentaine d’auteurs qui paraissent pour la plupart se situer à mi-chemin entre l’expertise sociale et la production scientifique ou entre le compte-rendu d’enquête et l’essai réflexif. Bien qu’oscillant souvent entre deux ou plusieurs disciplines, leurs énoncés relèvent principalement de la sociologie, confirmant par là-même nos remarques antérieures sur la prégnance de cette spécialité dans l’institution de la recherche urbaine. Un coup d’œil rapide sur l’évolution du public des colloques montre que la progression du nombre des sociologues dans le domaine qui nous intéresse ne suit pas nécessairement celle des autres disciplines et compétences, loin s’en faut (tableau 3).

Tableau 3. Évolution du public potentiel moyen des colloques

Tableau 3. Évolution du public potentiel moyen des colloques

Source : moyenne décennale des fichiers d’adresse des principaux colloques.
Autres cherch. = chercheurs non sociologues.
Autres part. = participants non chercheurs (cadres, experts, journalistes, etc.).

2L’influence du référentiel sociologique sur la recherche urbaine n’en est que plus remarquable. Les sociologues qui s’y activent forment un milieu social qui, malgré son instabilité chronique, peut se repérer avec ses pionniers, ses tenants, ses migrants et ses luttes intestines.

3On est parti à la recherche de quelques signes de son existence et de ses singularités éventuelles. Restreindre l’enquête aux rares recensements professionnels serait se priver de déceler dans les éventuelles régularités et variations de contenu autant d’indices d’une compétence spécifique. Il n’est guère en effet d’énonciation conceptuelle ou de contribution éditoriale, bref de division symbolique, qui ne signale telle position défendue ou briguée et, par extension, tel caractère ou qualité attachés à ses protagonistes. L’espace défini en introduction, entre sociologie (axe académique/professionnel) et recherche urbaine (axe critique/technique), n’est pas seulement un espace notionnel ; ses polarités conceptuelles et institutionnelles définissent aussi un espace social sous-tendu par le jeu des capitaux culturels et politico-économiques que chacun détient et mobilise. Reconnaître cette sorte de consubstantiation, intellectuelle et sociale, est notre objectif. Mais, comble du métier, la sociologie est avare d’informations sociologiques sur elle-même. Le curieux importun est bien en peine de trouver dans les institutions du savoir (université, CNRS) quelque statistique régulière des spécialités et professions que la discipline sécrète depuis la guerre. Lacunes qui témoignent moins de l’atavisme du métier que des tensions qui parcourent la discipline entre sa conservation savante et universitaire d’un côté et sa dissémination experte et professionnelle de l’autre.

4On confrontera quelques rares données professionnelles avec une approche systématique de l’engagement de nos auteurs dans l’espace des revues situé au point d'intersection de nos axes structurants. Une configuration de protagonistes en lice devrait s’en dégager progressivement. C’est à partir de ses contours que l’on construira un plan d'enquête.

1. CONTOURS ET COMPOSANTS

  • 1 R. Sainsaulieu, « La profession de sociologue en France », in Les Champs de la sociologie français (...)
  • 2 Cet annuaire a été établi en collaboration entre le cnrs et trois associations de sociologues, l’A (...)

5Selon les estimations de Renaud Sainsaulieu1, la discipline sociologique occuperait, dans la France des années quatre-vingt, environ 500 chercheurs statutaires, et 1 500 praticiens dans diverses institutions d’études, de recherche et d’expertise. Un repérage rétrospectif de l’après-guerre à aujourd’hui indiquerait, en proportions relatives, deux phases significatives : au cours des années soixante et soixante-dix, la progression des effectifs d’universitaires et de chercheurs statutaires se fait au détriment des praticiens ; dans les années suivantes, les termes de cette progression s’inversent. S’il est impossible de quantifier la part de la recherche urbaine dans cette dynamique, on peut supposer que ses institutions ministérielles ont contribué de façon importante au débouché professionnel des nombreuses cohortes d’étudiants entre 1965 et 1975 (contrats de recherche, emplois d’expertise). Cette filière professionnelle se diversifie par la suite avec la décentralisation et l’accent mis sur le Développement social des quartiers. Faut-il rappeler également qu’on doit à la recherche urbaine l’intégration au CNRS d’une centaine de ses sociologues contractuels. À défaut de données de flux plus précises, l'Annuaire 1988 de la sociologie française et francophone, édité par le CNRS, offre une précieuse photographie du milieu savant d’alors2.

Instantané

  • 3 Cette comparaison représente 984 déclarations d’affiliation à une ou plusieurs de ces branches pou (...)
  • 4 Ce classement hiérarchique est le suivant : 1. Religion (+20 points) ; 2. Art (+10) ; 3. Éducation (...)

6Le tableau 4 permet ainsi de comparer diverses propriétés sociales (âge, sexe, lieu, statut) entre sept branches remarquables de la discipline3. Parmi celles-ci, la sociologie urbaine qui représente 188 déclarants (11 % de l’Annuaire), se distingue des autres applications par son importante implantation provinciale (à l’instar de la sociologie rurale mais à la nette différence de celle de la santé, très concentrée en région parisienne), effet probable de proximité géographique avec le terrain. Elle se distingue également par un plus faible nombre de correspondants étrangers (à l’instar du secteur de la santé mais à la différence de ceux du travail, de l’éducation, de l’art et de la religion), effet probable de dépendance par rapport à la commande étatique. Elle comprend plus de chercheurs statutaires de rang subalterne (à l’instar du secteur de la santé mais à la nette différence de celui de la religion), ce qui doit être mis en relation avec la relative jeunesse de ses effectifs. Son taux de féminité est moyen (1/3 environ) à la différence du secteur de la santé, très féminisé, et du rural en revanche si peu féminisé. (On verra ultérieurement que plus on monte dans la hiérarchie du prestige, plus le taux de féminité se dégrade rapidement, accordant de la sorte à cet indicateur une certaine pertinence sociologique). Elle comprend moins d’universitaires que la moyenne (à la nette différence du secteur de l’éducation) et relativement plus de catégories hors-statut (bien qu’à un niveau inférieur aux secteurs de la santé et du travail), ce qui confirme la formation séculière de cette branche. Enfin, son niveau de titres (en considérant l’écart à la moyenne des taux de professeurs et de directeurs de recherche) est moyen (inférieur aux branches de la religion, de l’art ou de l’éducation, mais supérieur à celles de la santé et du travail)4. En bref, cet instantané des 188 sociologues qui déclarent traiter du thème urbain, précise et confirme quelques traits spécifiques de cette population : relative jeunesse ; dépendance des instances de recherche incitative ; présence provinciale ; faible implantation universitaire ; niveau de titres moyen. Il serait abusif de résumer ces vagues contours par la trop simple formule des « sociologues de la génération 68 », mais les « héritiers » contestataires sont assez largement à l’origine de ces caractéristiques. Faut-il ajouter que dans le Bulletin signalétique du CNRS, le syntagme « Sociologie urbaine » apparaît précisément en 1968 comme sous-rubrique de la « Morphologie sociale », avant d’accéder deux ans plus tard au rang de rubrique autonome ?

Tableau 4. Propriétés sociales de sept branches de la sociologie (Annuaire CNRS, 1988)

Tableau 4. Propriétés sociales de sept branches de la sociologie (Annuaire CNRS, 1988)

Légende :
n = déclarants par branches ;
N = déclarations (choix possible de plusieurs branches par individu) ;
Pourcentages arrondis en ligne pour chaque variable (âge, sexe, lieu, statut) ; en caractère gras = écart à la moyenne maxima ; en italique = minima
Age : x = date de naissance 1939 et avant
y = 1940 et 1949
z = 1950 et après
Sexe : F = féminin
Lieu (d’exercice professionnel principal) :
P = région parisienne ; p = province ; É = étranger
Statut :
Université : a = professeur ; b = statuts inférieurs
CNRS : a = directeur de recherche ; b = statuts inférieurs
Autres : a = équivalent dir. de recherche ; b = statuts inférieurs

L'espace des revues

  • 5 Pour un exemple significatif d’approche d’un milieu intellectuel par l’intermédiaire de ses revues (...)

7Autant que l’étude des colloques, celle des revues s’impose dans toute enquête en milieu intellectuel5. On ne peut en effet mieux voir ses propriétés et sa dynamique que dans la naissance et la disparition des revues, dans leur structure éditoriale et rédactionnelle, et dans leur rayonnement variable. Dans la Planification des sciences sociales (1976), Michael Poliak a esquissé une approche des revues en les plaçant sous la double tension du pôle intellectuel et du pôle du pouvoir, la plupart d’entre elles flottant dans un espace intermédiaire que l’on pourrait qualifier de scientifique ou d’universitaire. Ce schème bipolaire opposait, par exemple, Les Temps Modernes, Esprit, ou Espaces et sociétés (pôle intellectuel) à Économie et statistique ou à la Revue française des affaires sociales (pôle du pouvoir), en délaissant à la neutralité de la science la Revue française de sociologie ou celle de Sociologie du travail ; il inscrirait probablement aujourd’hui les Annales (RU) dans le pôle du pouvoir. Notre point de vue centré sur une thématique particulière prolonge et réduit cette approche.

  • 6 « Orientation socio-historique visant à étudier la société comme œuvre des hommes, concevoir ses t (...)
  • 7 « Notre revue veut lire toutes les formes de l’Espace et prendre en compte aussi bien l’Espace de (...)

8Le schéma page suivante illustre par les revues les variables structurelles du champ, déjà définies dans le schéma d’introduction. Dans sa partie supérieure, les agents qui font vivre la sociologie urbaine s’expriment, se lisent et se jugent. La publication d’articles dans tout ou partie de cet espace, selon les périodes, signe les stratégies d’affirmation ou de déni du sous-champ disciplinaire. Les jeux de distinctions entre revues ajoutent donc aux caractéristiques précédentes de notre milieu d’enquête. Un survol du traitement respectif de la thématique urbaine au cours des trois dernières décennies suggère une sorte de division de travail symbolique. Schématiquement, la Revue française de sociologie (RFS) saisit les phénomènes urbains comme terrain d’exercice disciplinaire ; la revue Sociologie du travail (ST), suivant son orientation socio-historique d’alors6, tire le bilan conceptuel de la commande de recherche urbaine (numéros spéciaux Politique urbaine en 1969 et 1970 ; et Marxisme et sociologie urbaine en 1979) ; la revue Espaces et sociétés (ES) tente d’articuler, sur les décombres du marxisme urbain qui l’a fondée (H. Lefebvre, M. Castells), un projet d’anthropologie spatiale naguère esquissé par R. Ledrut7. Vaste programme dont la pétition de principe n’a d’égale que la dispersion de l’espace entre différentes disciplines mais qui rend néanmoins justice à la dimension spatiale des fait sociaux, retrouvée après les réductions structuralo-marxistes des années soixante-dix.

9Un décompte rapide du nombre d’articles ayant partie liée avec la recherche urbaine (par contrat et/ou contenu) indique que RFS et ST accordent une part modeste mais régulière à ce domaine (5 % pour RFS ; 10 % pour ST). Mais de façon générale, la thématique urbaine fléchit dans les trois revues au tournant des années quatre-vingt.

cis Cahiers internationaux de sociologie (créés en 1946 ; édités par PUF/CNRS)
rfs Revue française de sociologie (1960 ; CNRS)
st Sociologie du travail (1960 ; CNRS)
es Espaces et sociétés (1971 ; L’Harmattan)
aru Annales de la recherche urbaine (1979 ; Équipement)
m Métropolis (1973 ; indépendante)
u Urbanisme (1931 ; SFU/Caisse des Dépôts)
d Diagonal (1973 ; Équipement)
La projection des revues sur ce plan résulte d’informations qualitatives ; elle est donc herméneutique et non mathématique. On retrouve donc les aru à la charnière des univers académique (universitaire et scientifique) et professionnel. Au cœur du premier, figurent rfs et cis ; st et es s'en détachent relativement : st pour ses qualités initiales de sociologie engagée dans l’actualité sociale, es pour ses origines contestataires ; ces deux revues tendent à prendre les premières (rfs et cis) comme modèle académique à dépasser.
M est une revue intermédiaire entre milieux de recherche et de l’action ; elle est née dans les années soixante-dix de l’engouement pour la critique urbanistique.
U est la revue traditionnelle des professionnels de l’urbanisme, architectes principalement (Société française des urbanistes) ; elle bénéficie de l’appui de la Caisse des Dépôts. Son évolution récente la rapproche du pôle de connaissance et de réflexion.
D est une autre revue du ministère de l’Équipement (avec les aru), créée dans les années soixante-dix pour animer le milieu, alors effervescent, des équipes d’urbanistes.

  • 8 Au-delà de sa revue-support, ce collège invisible, principalement composé d’ex-chercheurs contract (...)
  • 9 Figures de la ville autour de Max Weber (textes réunis par A. Bourdin et M. Hirschhorn), ouvrage q (...)
  • 10 L'Esprit des lieux (1986). Ouvrage collectif qui rassemble les principales contributions de l'Obse (...)
  • 11 On peut citer dans notre corpus les contributions de F. Dubost, D. Duclos, J-P. Gaudin, J. Ion, C. (...)
  • 12 Il en est par exemple du conditionnement de l’acteur par l’habitus ou par la rationalité limitée, (...)
  • 13 Au sens de science des formes de l’action, ainsi que le définissait R. Daval (ST no 2-1963) dans u (...)

10Les jeunes auteurs qui s’y sont auparavant distingués se reconvertissent dans des thèmes plus conformes à une certaine tradition sociologique ou anthropologique (thèmes de l’identité, de la sociabilité, de la construction du monde social, etc.). On peut y voir l’effet supplémentaire de l’intégration des contractuels dans la science normale. Deux thèmes liés à la conjoncture de commande publique émergent alors : l’appartenance locale et les nouvelles classes moyennes. L’invalidation de la prophétie marxiste relative à l’irruption des « mouvements sociaux urbains » semble réactiver le travail historique et comparatif sur l’outillage mental de la réforme sociale et urbaine. Outre la redécouverte de l’anthropologie sociale américaine et de ses dérivés micro-interactionnistes (E. Goffman), les œuvres de G. Simmel8 et de M. Weber servent diversement la description renouvelée des Figures de la ville9. Le retour sur soi (identité incertaine ou frileuse des classes moyennes françaises hégémoniques ?) accompagne le regain localiste (Sociologie du local, relocalisation du social, numéro spécial ST, 1983). L’Esprit des lieux trouble les frontières entre l’ethnologie, la géographie et la sociologie ; il actualise la tradition libérale et monographique française (F. Le Play), réhabilite l’écologie humaine américaine (Chicago), et s’appuie enfin sur l’héritage libertaire et autonomiste de 196810. Entre ceux du haut qui pensent l’unité du social et ceux du bas qui en attestent la division, se reconnaissent ainsi les versions intermédiaires et nuancées de la classe d’alternative (Débat sur les couches moyennes dans RFS, 1982 et À propos des nouvelles couches moyennes dans ST, 1985). L’épuisement conceptuel des antagonismes de classe qui soutenaient auparavant la démocratie représentative, stimule l’inventaire des compétences et des ambivalences de l’acteur qui revient en scène. De nombreux articles sur les nouvelles professions de la gestion territoriale (dans ST surtout) explorent ainsi les dimensions grammaticales, sémantiques et rhétoriques de l’utopie gestionnaire en acte11. Les descriptions circonstanciées de l’échange social partagent une commune perspective constructiviste. Tout se passe comme si le renouvellement des théories de l’acteur, à la jointure de traditions sociologiques jusqu’alors distinctes12, servait l’aggiornamento libéral qui s’opère alors dans le champ du pouvoir d’obédience socialiste (décentralisation de l’État social, redéfinition des rôles et frontières du public et du privé). Dans ce contexte, les revues ST et RFS se répartissent l’approche génétique et analytique des savoirs experts et académiques : à la première, l’invention des professions de la Cité moderne ; à la seconde, les aventures de la discipline sociologique. Au-delà de cette conjoncture, on relève une certaine partition de la thématique urbaine : à la RFS, plutôt la morphologie sociale, dans la filiation de M. Halbwachs ; à ST le changement social et la praxéologie13. ES de son côté, créée par les « Nanterriens » pour développer la théorie marxiste de la ville et pour se faire l’écho des luttes urbaines dans le monde, s’est rapidement convertie à des objectifs plus académiques. Si le privilège du concept et de la méthode revient aux revues généralistes (RFS, ST), celles-ci font peu de cas de la sociologie urbaine comme spécialité légitime. Seule ES se préoccupe de son objet en l’étendant, pour le justifier, à une anthropologie de l’espace des sociétés modernes. Enfin les ARU, comme on le sait, fournissent une pluralité de points de vue sur les questions sensibles aux experts de la ville.

11Cette répartition des tâches qui construit l’espace des revues, fonctionne en fait comme un réseau aux nœuds interdépendants et diversement investis ou accessibles suivant les auteurs. Il faudrait, pour affiner les traits de cette configuration, revenir sur l’histoire institutionnelle et éditoriale de chaque organe, à l’instar de l’investigation précédente sur les ARU, mais ce serait probablement disperser l’approche de notre milieu spécifique. La morphologie comparée de l’investissement des auteurs dans tout ou partie de l’espace des revues ainsi construit précise cependant sa dynamique.

Distribution

  • 14 En termes d’âge, de sexe et de répartition entre les secteurs d’activité considérés (cnrs, Univers (...)
  • 15 On a informé chaque nom d’auteur par trois variables : le sexe ; la discipline principale de ratta (...)

12Au-delà des particularismes éditoriaux, on a sélectionné, parmi les quatre principales revues (RFS/ST/ES/ARU) qui totalisent plus de 700 rédacteurs d’articles indexés en recherche urbaine de 1960 et 1990, un sous-ensemble d’environ 200 auteurs d’au moins deux articles. À noter qu’en recoupant diverses sources, les caractéristiques socioprofessionnelles des 170 d'entre eux, d’obédience sociologique (sociologues, ethnologues, psychosociologues), diffèrent peu de celles données par l’Annuaire du CNRS14. Le croisement des variables d’investissement dans tout ou partie des revues (auteurs exclusifs de chacune, mixtes, multiples) au cours des trois décennies ventile le premier sous-ensemble en 16 groupes. Le tableau 5, présente ainsi une première image dynamique de l'accès aux positions et de leur défense dans cet éventail intellectuel15.

  • 16 Littéralement : le portier ; cette expression, courante dans la sociologie américaine des médias, (...)

13Dans la dernière colonne, on a fait figurer la composition des comités de rédaction de la décennie quatre-vingt ; on peut y voir une indication des positions acquises et défendues par certains gate-keepers16. Plus on descend dans la colonne, plus la spécificité disciplinaire et la notoriété s’affirment. On pourrait voir dans la disposition du tableau, de haut en bas, l’image inversée du précédent schéma relatif à l’espace socio-cognitif des revues ; mais la hiérarchie spatiale est moins simple.

Tableau 5. Distribution d’auteurs entre les revues (Rédacteurs d’au moins 2 articles)

Tableau 5. Distribution d’auteurs entre les revues (Rédacteurs d’au moins 2 articles)
  • 17 À la différence des autres parties du tableau, on ne rencontre pas ici d’auteurs figurant au réper (...)
  • 18 On sait qu’en règle générale le prestige intellectuel est inversement proportionnel au taux de fém (...)

14C’est plutôt dans le centre mono-disciplinaire de ce tableau (cases VI, VII, VIII et X) que se rencontrent les détenteurs de postes les plus élevés dans la hiérarchie universitaire ou scientifique. Les auteurs du milieu du tableau (cases IV, XII, XV), prétendants récents, ne comprennent (encore) aucun nom consacré17. De même, les principaux garants scientifiques (H. Lefebvre, A. Touraine, M. Crozier) figurent dans les cases (VII, VIII, XIV) aux taux de féminité les plus faibles18.

15On trouve dans la troisième colonne la plupart des tenants de la sociologie urbaine ; ils se répartissent entre la participation active aux institutions de recherche urbaine (II) et l’inscription de la carrière dans leur mouvance (XIII, XVI). Autour de ce noyau dur, se déploient les migrants, ensemble divers : auteurs notoires non directement sociologues (François d’Arcy, Philippe Boudon, Abraham Moles, Marcel Roncayolo) que les ARU captent (I) ; sociologues reconnus (Pierre Grémion, Michel Maffesoli, Jean-Claude Thoenig) ayant momentanément rencontré la recherche urbaine (première colonne) ; auteurs moins notoires, dans la même colonne, ayant quitté les études urbaines (on note parmi eux, un chercheur devenu préfet, un autre devenu député socialiste, un autre, maire de grande ville).

16C’est enfin dans les parties supérieures de la deuxième colonne (I, IV) que l’on trouve les entrants des années quatre-vingt, jeunes chercheurs rédigeant leurs premiers articles dans les revues thématiques avant probablement de rejoindre, plus bas dans la colonne, le groupe des prétendants plus présents dans le champ disciplinaire.

17Tout se passe donc comme si la recherche urbaine constituait une sorte de sas d’entrée ou de rite de passage dans le métier ; on en sort ou on y reste à proportion de son capital culturel et social. Les plus dotés, promis à l’élaboration des paradigmes marquants de la discipline, y passent sans y demeurer et y délèguent leurs élèves. Les moins dotés, souvent les jeunes diplômés, de l’université provinciale, y trouvent une planche de salut. Entre les deux extrêmes, le peloton qui fait milieu se déploie, dense ou dispersé, suivant les conjonctures politiques, universitaires et scientifiques. Ce microcosme intermédiaire survit de ses tensions constitutives. On peut dès lors voir dans l’affirmation et le déni de l'objet urbain autant de reflets des tensions entre technocratie et académie, entre hérésie et orthodoxie disciplinaire. C’est à la rencontre de ce milieu que s’oriente précisément l’enquête qui suit.

2. QUESTIONS D'ENQUÊTE

  • 19 Il y a un peu du « livre à brûler » dans cette entreprise, pour reprendre, après P. Bourdieu (Homo (...)

18Qu'ont à nous dire les divers auteurs repérés, sur l'histoire des rapports entre traditions sociologiques (ethnologie comprise, on y reviendra) et institutions de recherche urbaine ? Sur la nature des positions et prises de positions sociales et intellectuelles qui s'y jouent ? Sur l'évolution des usages et effets sociaux de la sociologie urbaine ? Telles sont les principales questions qui ont induit l'idée d'enquête à partir de laquelle il ne s'agissait pas tant de confronter les réponses ainsi sollicitées à nos conjectures que de vivre et analyser l'expérience sociale singulière suscitée par une telle démarche, au demeurant assez peu fréquente dans ce milieu professionnel dont la vocation est précisément d'enquêter à l'extérieur de ses propres frontières culturelles. Dérogation à la règle qui frise le sacrilège comme tout projet non autorisé de sociologie de la sociologie19.

19La voie extensive du questionnaire auto-administré ou délégué à un dispositif collectif d'enquêteurs a été écartée pour de multiples raisons. Le code du questionnaire à fins quantitatives passe en effet à côté des processus individuels de rationalisation de l'histoire. L'implication de notre population dans notre objet, en tant que sujet même d'investigation, professant de surcroît sur cette investigation et sur cet objet, laissait peu de chances à un questionnaire normatif, qui pouvait au mieux prendre l'allure ludique d'un palmarès d'auteurs, et au pire recueillir un taux de refus trop considérable pour en discerner les raisons. Il ne nous échappe pas que ces réserves à l'égard de la méthode extensive soient aussi dues au faible crédit matériel et institutionnel de notre projet. Cette modeste condition qui exclut tout protocole lourd d'enquête avec ses effets amplifiés d'adhésion mais aussi de rejet, nous a rapidement orienté vers les charmes, souvent trompeurs, de l'enquête qualitative et ethnographique. Mais on n'y a pas totalement cédé dans la mesure où l'on a préconstruit la population parente de notre échantillon. Cet écart aux modalités souples d’enquête « boule de neige », où les informateurs évoluent au gré des rencontres et des recommandations, conformément à un certain idéal de serendipity comme dirait Robert K. Merton, se justifie ici par la fonction transitive de notre enquête. Elle sert en effet à reconnaître les liens entre les traits généraux d'une histoire institutionnelle donnée et les constructions intellectuelles particulières qui s'y rattachent. Dès lors donc que, dans cette exploration du mouvement entre contexte et contenu, on a choisi de s'appuyer sur les spécificités d'une configuration de thèmes et d'auteurs, il convient d'en tirer les conséquences méthodologiques, en s'efforçant notamment d'investir un échantillon préalablement défini par notre connaissance du champ.

  • 20 On a conforté notre configuration d’auteurs en étendant le panel de revues aux Cahiers internation (...)

20Inégales et nécessairement lacunaires, nos ressources documentaires ne nous ont pas cependant poussé au fameux choix aléatoire de l'échantillon, car l'exigence de représentativité statistique des énoncés n'est pas prioritaire. S'agissant ici d'interpréter les points de vue les plus significatifs, sinon les plus contrastés, on a convenu de rechercher les interlocuteurs dont la carrière a été associée à la recherche urbaine, auxquels on a adjoint quelques garants intellectuels de la sociologie, et quelques tenants de la discipline voisine, l'ethnologie20. Dans le premier sous-groupe, on a distingué les permanents des migrants et l'on a veillé à ce que les obédiences théoriques aperçues soient représentées. Quant aux ethnologues (ici les producteurs d'articles « urbains » dans les revues d'ethnologie ou d'anthropologie), ils représentent cet ensemble de référents et de méthodes (observation empathique, expérience intérieure au contact du terrain) qui a gagné une large part des études urbaines récentes. Cette extension à l'ethnologie n'est pas son annexion à la sociologie ; elle traduit tout au plus l'interpénétration croissante de traditions voisines.

  • 21 On a visé le quart de la population parente, soit près d'une quarantaine d'individus. Sur cette ba (...)

21Le nombre d'interlocuteurs à choisir n’est pas indépendant de notre capacité d'enquête eu égard à l'économie générale de la recherche21. La quarantaine d’individus retenus (annexe 2), prototype livrable à l'épreuve de terrain, traduit une certaine diversité de positions que l’on doit à notre approche multicritère (institutionnelle, épistémologique, et morphologique). On ne s'étonnera donc pas d'y rencontrer quelque chercheur moins représentatif qu'un autre, présent au titre de tel ou tel critère, ainsi qu'une certaine cohabitation entre laïques, novices et hiérarques. Notons que si la distribution des âges diverge peu de celle de la population parente (tableau 4), en revanche celle des sexes accuse la logique du procès de masculinisation de la fonction d'auteur dans ce milieu. On devrait être attentif aux formes singulières de ce procès général, éventuellement lisibles à travers l'enquête. Enfin faut-il mentionner la sur-représentation des chercheurs titulaires par rapport à la configuration de base d’auteurs. Tout se passe comme si le fait d'avoir sélectionné l’échantillon à partir des publications savantes sous-représentait légèrement les femmes et sur-représentait de la même façon les universitaires.

22Avant de passer à l’acte, quelques réflexions sur le protocole ou les civilités de l'enquête avaient été ainsi notées dans notre carnet de route :

« Si je n'appartiens pas au cercle variable de connaissance professionnelle propre à la Beruf des enquêtés, je n’en suis pas non plus totalement étranger du fait de ma démarche même de recherche, aussi postulante soit-elle. Cette enquête en effet, bien que ne procédant pas d'un programme de recherche explicitement institué, comme il est d’usage pour les thèses les plus prometteuses, est néanmoins dotée du niveau minimal de légitimité propre à toute formation doctorale. Ce crédit de base conventionnel, sera majoré ou minoré (jusqu'à l'annulation par le refus poli d'entretien) suivant la disposition plus ou moins favorable que chaque interlocuteur sollicité par l'enquête aura à l'égard de son objet, de son directeur (de thèse) ou de l'appartenance de l'enquêteur à un ministère technique. Pour relatifs que soient ainsi ses signes extérieurs de légitimité socio-scientifique (et donc à terme ses propres chances ou risques de gains symboliques), ma demande d'entretien devrait être généralement satisfaite. On peut même supposer que pour certains enquêtés, cette faiblesse ou cet écart insurmontable de positions entre eux et l'enquêteur facilite l'accord et réduise la résistance à l'expression de soi et au jugement des pairs. On peut également s'attendre de la part des détenteurs de la plus large surface sociale et symbolique, au refus du don d'informations rares et d’un temps précieux sans contrepartie tangible. Il devrait en être de même pour les moins dotés, avec l'inconvénient supplémentaire que cette enquête n'affecte à leurs yeux leur propre crédit. Autant insister donc sur le fait que les manières de faire dans cette démarche singulière qui s'expose, aux yeux de certains, au risque de l'infraction déontologique ou au crime de lèse-majesté, prendront autant de place que le contenu même des réponses données. La forme du contact devra dès lors représenter aussi clairement que possible les objectifs de l’enquête. Deux supports sont à cet effet prévus afin de motiver la lettre de demande de rendez-vous : le résumé succinct de la problématique et de la démarche ; le guide d'entretien, modulable suivant la population des sociologues et des ethnologues. Préalablement envoyé, ce guide comprend plusieurs thèmes dont le traitement sera laissé au libre choix des répondants (les relances tendront à rappeler les thèmes éventuellement délaissés). Suivant le niveau de dialogue, je proposerai à l'interlocuteur de dessiner le sociogramme des auteurs marquants de la période récente. Enfin je n’exclus pas, si nécessaire, de scinder les entretiens en plusieurs rencontres successives. Il est prévu d'enregistrer le dialogue au magnétophone, et de tenir un carnet d'enquête consignant les situations vécues. Les réactions éventuelles à l'usage du premier appareil, notamment chez les ethnologues ayant peu de sympathie pour ces outils antipathiques, devront être analysées. En l'état de ma démarche, la méthode d'analyse de contenu ne peut être qu'indicative, tant la vie même de l’enquête devrait en moduler les formes. »

23Cet extrait évoque le doute méthodique qui conjure l'appréhension de l'épreuve relationnelle et confirme de la sorte le caractère expérimental de l’enquête. Il n'était dès lors pas question de soustraire cette épreuve à quelque phase préalable de test, malgré l'usage. Le courrier de demande d'entretien était composé d'une lettre retraçant les raisons et les hypothèses de l'enquête et d'un guide d'entretien. Ce dernier qui se présente comme un pense-bête pour le dialogue (annexe 3) entremêle, au risque de la surcharge de sens, des questions sur les évolutions institutionnelles de l'après-guerre à aujourd'hui, sur les moments et les auteurs marquants et sur le parcours intellectuel propre du répondant.

Répondants

  • 22 L’enquête s’est déroulée au premier semestre de l'année 1992, à raison d'une moyenne de deux heure (...)
  • 23 Parmi les « tutoyants », on recense par ordre de grandeur : les relations récentes occasionnées pa (...)
  • 24 Par exemple, c’est au volant de sa voiture que P.H. Chombart de Lauwe qui me raccompagnait après l (...)

24On peut supposer que pour les entrants et les prétendants, une telle sollicitation a représenté une marque d'intérêt à honorer. Les tenants et les témoins, malgré leur bonne volonté générale, souvent obligée par leur statut, se sont montrés moins empressés ; quelques-uns d'entre eux n'ont pas caché leur scepticisme à l'égard des fins et moyens de cette entreprise22. Libre de répondre successivement à tout ou partie du guide, ou d'emprunter la voie du récit de carrière, la majorité des répondants a circulé entre les thèmes institutionnels, épistémologiques et biographiques. D'où dans ces cas les plus fréquents, l'allure chaotique de métarécits de carrière où se mêlent singulièrement visions du champ et de soi, événements et figures éponymes de l'histoire sollicitée. Les témoins institutionnels ont plutôt été portés vers la restitution des moments et des raisons de l'histoire de la recherche urbaine. Les chercheurs qui ont donc généralement pris l'option du récit de carrière, se sont distingués les uns des autres selon qu'ils ont plus ou moins rendu compte de leur rencontre avec cette histoire, de leur attachement à telle discipline, ou de leur oscillation entre positions d'auteur individuel (je) ou de membre d'un groupement (nous, on). Les autres interlocuteurs qui ont préféré suivre les questions successives du guide, ont trouvé l'exercice parfois « emmerdant » mais souvent « stimulant » en ce qu’il vise à rapprocher les facettes généralement disjointes de l’histoire individuelle et collective. Avant d’entrer dans le vif du sujet, relevons ici que près de la moitié des répondants a vouvoyé l'enquêteur – indice de distance relationnelle qui renvoie à l'extériorité relative de l'enquêteur par rapport au milieu enquêté23. Lors du premier contact téléphonique chaque répondant avait le choix du lieu d’entretien. Quatre entretiens sur cinq se sont déroulés dans les locaux professionnels de l'interviewé, soit dans son bureau même, soit dans un local de réunion – indice probable de la représentation plus professionnelle que personnelle que les enquêtés ont pu se faire de cette enquête. Le solde d'entretiens à domicile renvoie tant à des questions de confort pratique qu’aux conditions objectives ou subjectives de travail. La faible intégration d'un chercheur dans une entreprise collective de recherche a pu en effet se traduire par l'élection du domicile comme lieu de rencontre. Dans l'ordre du choix motivé, on a pu relever chez tel auteur, la marque explicite d'une conception non aliénée du travail, où l'établissement à domicile traduit de surcroît l'exigence d'indépendance et de solitude propre aux métiers créatifs. À quelques exceptions près de faux-désordre apparent, l’ascétisme et la fonctionnalité des lieux a été notre cadre habituel. Notons la corrélation pressentie entre l’existence historique de tel centre de recherche et son inscription dans des lieux probablement investis de mémoire par les tenants ; impression plus forte en province qu'à Paris, qui confirme l'idée d'ancrage territorial de la recherche urbaine. L'ensemble des répondants a accepté de bonne grâce le magnétophone, à une exception près sur laquelle on reviendra. Nous lui en savons gré, non seulement pour avoir mis notre attention relative à rude épreuve mais aussi pour nous obliger ici à rappeler que l'enregistrement mécanique, aussi littéral qu’il apparaisse, passe sous silence l’échange non verbal et les coulisses de la scène. Si en général la prise de contact, l'obtention de l'accord, la conclusion d’un rendez-vous, la mise en gestes et en paroles de l'entretien (avant, pendant et après) constituent autant de moments adventices au magnum corpus de l'enquête, ils n'en restent pas moins généralement oubliés. Aussi ténus et fugitifs qu'ils fussent, on s'efforcera de leur rendre une part de leur sens24. Le manuscrit de chaque transcription a été envoyé au répondant pour modifications éventuelles. Un quart d'entre eux ont retourné par écrit quelques corrections ponctuelles d'orthographe de noms propres, de dates, etc. Quelques demandes de modifications plus substantielles d'affirmations jugées trop personnelles ont indirectement posé la question du statut public de tels récits. On a cherché à y répondre en demandant à nos interlocuteurs leur accord éventuel pour donner à leurs textes modifiés le statut d'archives orales accessibles au public. Près des deux tiers y ont consenti, non sans de légitimes réserves. On reviendra plus loin sur les enjeux de cette expérience cruciale dans laquelle l’enquêteur risque d'être mis en disgrâce par des répondants qui sont aussi ses juges, pour avoir éventuellement trahi la parole donnée ou enfreint la loi du silence du milieu. L’on verra aussi que l’hésitation, l’accord ou le désaccord à propos de l’éventuelle publication de l’entretien consenti varie en fonction des capitaux symboliques détenus : les mieux pourvus apparaîtront plus détachés à cet égard ; les moins pourvus seront les plus favorables ; ceux du milieu, les plus soucieux de leur image, manifesteront les oppositions les plus vives.

Plan d'analyse

  • 25 D. Peschanski, « Effets pervers », in La Bouche de la vérité ? (1992).
  • 26 M. Pollak, « L’entretien en sociologie », in La Bouche de la vérité ? (1992).

25Le témoignage oral, prévient l'historien Denis Peschanski, « est porteur d'une série d'effets pervers, qui jouent les uns sur l'interviewé, les autres sur l'interviewer, et donc les uns et les autres sur l'interview à décrypter. Du côté de l'interviewé, on relèvera principalement les mécanismes de (re)construction, ainsi que ceux d'extrapolation, de rehiérarchisation et d'immédiateté. La (re)construction est le processus le plus classique, dans la mesure où qui dit mémoire dit construction, opérant sous l'effet des systèmes de représentations postérieurs (sans oublier qu'il s'agit de représentations de représentations, puisqu'on traque la mémoire d'un événement perçu, déjà médié) et de leurs déterminants. La mémoire collective – souvent les mémoires de groupes – interfère au premier chef, cette mémoire qui est plus une mémoire “constituante” qu'une mémoire “constituée”, pour reprendre les termes d'Henri Desroche »25. Nous voilà donc averti des difficultés d'interprétation qui attendent l'analyste. Mais ne renonçons pas pour autant à rendre le lecteur complice en relativité. Dans ce débat, M. Pollak ne rappelait-il pas justement que « pour les sociologues, le matériel est secondaire par rapport à la construction du modèle et à la rigueur de la démonstration. C'est là, et non dans un quelconque document comme chez les historiens, que résident les preuves de la validité de leurs résultats »26.

  • 27 Outre cette antique référence (Plutarque), sur le sens de laquelle on reviendra (Chapitre V), cito (...)

26Nos fragments de discours professionnels mêlent l'opinion sur les évolutions de la sociologie au récit de carrière. Le premier registre met en jeu les relations qui s'établissent entre le contexte englobant de l'histoire, les thèmes successifs du champ urbain, et les orientations disciplinaires. Le second relève d'une certaine causalité temporelle, entre le milieu social d'origine, l'insertion professionnelle et l'obédience intellectuelle. On se référera à cet égard à trois formes majeures de causalité récemment distinguées dans les études socio-biographiques (F. de Coninck, F. Godard, 1989) : « archéologique » (fait générateur d'autres : trauma, pied à l'étrier, etc.), « processuelle » (enchaînement des événements), et « structurelle » (relations aux temporalités externes). L'hybridité de notre matériau nous incite à caler notre point de vue sur cette dernière forme, sans pour autant oublier les précédentes, inégalement présentes dans notre recueil. À la manière des tableaux synchroniques de Vies parallèles27, on repérera dans les éventuelles régularités et parentés de récits les scansions que l'histoire de l'institution ou du champ introduit dans la construction des positions et les prises de position (J.C. Chamboredon, 1983). Comment, par exemple, l'épisode de l'intégration des chercheurs hors-statut dans la cité savante s'est-il réfracté dans les parcours individuels de recherche ; comment, autre exemple, le travail de deuil de certains paradigmes (prenons le « marxisme urbain ») s'est-il singularisé, etc.

27On a abordé notre volumineux corpus de récits individuels (un millier de pages) selon deux lectures complémentaires : l'analyse « transversale » des réactions aux thèmes de l'enquête d'une part, et l’analyse « longitudinale » des logiques de parcours d'autre part.

28Dans la première lecture, on a relevé, à la manière d’une pré-analyse de contenu, la variété des expressions thématiques suscitées ou auto-produites, dont on interprétera ultérieurement le sens. On a en outre recensé les auteurs et les agents cités, en dressant une sorte de tableau local de la renommée. On projette de distinguer dans cette scène, les figurants, les acteurs, les premiers rôles, les mauvais rôles, etc. Ce test remplace celui de la Carte du tendre des auteurs (sociogramme à main levée), initialement prévu mais abandonné en raison des premières résistances et de l'économie temporelle des entretiens.

  • 28 Ainsi peut-on voir dans le trio Conan-Castells-Touraine du début des années soixante-dix, la renco (...)

29Dans la seconde lecture, on a tenté de schématiser certains récits de carrière en profil-types, permettant de dégager quelques polarités significatives, voire quelques familles de parcours. On s'interrogera ainsi sur la variation des accès à la fonction d’auteur, de même que sur la « surface sociale » du locuteur résultant de sa présence sur les scènes intellectuelle, universitaire, ou technico-politique. De même, au-delà des proximités et des distances entre parcours typés, recherchera-t-on ce que leurs destins respectifs doivent à leur rencontre et ce que celle-ci doit au contexte28.

3. CONTRÔLER LA SITUATION

30N'insistons pas sur la triple épreuve que représente toute enquête de cette nature. Dans le cas d'espèce, il s'agit pour les répondants de faire la preuve professionnelle de leur lucidité sociologique. Pour l'enquêteur, il s'agit de maîtriser l'oscillation de ses propres attentes entre la confirmation et l'invalidation de ses hypothèses. Et enfin, pour les deux protagonistes de l'aventure, il s'agit de tirer le meilleur parti possible de leur différence, et de trouver un dénouement positif à cette rencontre forcée dont la généalogie remonte, comme l’a montré M. Foucault, aux techniques d’aveu de l'Inquisitio. La sociologie des histoires de vie nous a donc appris que tout interlocuteur « choisit les faits de manière à nous présenter l'image qu'il souhaiterait que nous ayions, qu'il néglige ce qui aurait pu lui paraître mineur ou désagréable, quoique d’un grand intérêt pour nous » (H.S. Becker, 1986). Mais il n'est pas question ici d'opposer naïvement d'éventuels mensonges par omission à une réalité supposée plus vraie que les énoncés recueillis. On ne rentrera donc pas dans ce jeu de police auquel s'adonne le zèle historien de la confrontation des sources.

31Les énoncés recueillis constituent la réalité relative de nos données, et les sublimations ou noircissements, exagérations ou occultations, exacerbations ou refoulements, inversions totales ou altérations partielles, dénégations ou contradictions (J. Peneff, 1988) perceptibles dans ce corpus, suffisent à notre interprétation de l'illusion rétrospective de nécessité (D. Aron-Schnapper, D. Hanet, 1978). Ainsi que le résume Nathalie Heinich (1995) au terme d’une étude sur l’identité professionnelle de l’écrivain :

« Plus encore qu’une différence d’objet, de problématique ou de méthode, il s'agit là d’un changement de posture de recherche : posture que l’on pourrait dire “a-critique”, en vertu de laquelle ce n’est plus tant la question de la vérité des discours qui est pertinente pour le chercheur que la question de la cohérence entre les différents moments de l’expérience que ces discours permettent de construire : de sorte qu’on ne se demandera pas si un discours est vrai ou faux (sauf pour mesurer le travail de déformation de la réalité qui aura été nécessaire à celui qui le tient), mais quelle est la nécessité pour les acteurs de tenir le discours qu’ils tiennent. »

32Dans cet esprit, on s'est intéressé aux éventuels écarts entre ce qui est dit avant, pendant ou après l’entretien ainsi qu'aux censures volontaires à la relecture des récits par leurs auteurs. Il va de soi que les manifestations d'embarras, de réserve, de résistance, ou de refus enrichissent notre matériel, si bien que l’on s'est risqué parfois à les provoquer ainsi qu'on l'a déjà signalé à propos de la délicate transcription publique des récits de carrière. Dans son fameux De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (1967), l’anthropologue Georges Devereux a suffisamment montré les vertus heuristiques des perturbations, provoquées ou non, du cours de l’interaction d’enquête pour qu’il soit inutile d’insister. On s'est en outre interrogé sur les divergences qui pouvaient apparaître entre les questions posées sur le terrain et celles sur le papier initial. Enfin, dernier test et non le moindre, on a confronté les informations chronologiques recueillies au cours de l'enquête avec celles sélectionnées lors des premières études documentaires. On retrouve ainsi dans cet ultime exercice le double objectif de l'enquête : compléter les informations documentaires, et donner sens à la différence entre ce que l'on savait et ce que l'on ignorait avant sa réalisation.

Rendre compte

  • 29 Signalons que la liste des 40 répondants (annexe 2) dote chaque nom de propriétés minimales (âge, (...)

33Le fait qu'un tiers de l’échantillon ait refusé de livrer au domaine public la transcription intégrale de son récit oral, pose la question déontologique de la citation des sources. Plus le récit engage l’informateur dans la confidence ou la véhémence, plus il engage l'analyste à ne pas trahir, dans son compte-rendu, la parole donnée. On fait ainsi l'expérience de la différence entre la conversation privée dont les auteurs ne maîtrisent pas les conséquences publiques et l'écrit contrôlé qui est au principe de leur renommée. Si Montaigne, dans ses Essais (Du parler prompt et tardif. De la vanité), rêvait de coucher sur sa feuille ce « mesme port et ce mesme air » qui étaient ceux de sa « conversation », les règles de l'art sociologique ne tiennent-elles pas à l’inverse de la « peinture morte et muette de l'écrit ? » Mais notre visée historiographique exige de concilier le respect des confidences avec l'obligation de préciser ses sources, et on peut craindre qu'un trop strict anonymat obère les effets de sens qu'apporte toute citation (témoignage direct, manière de prendre position, etc.). La perte d’information serait alors préjudiciable au lecteur qui connaît le champ. On a donc convenu de référencer les énoncés à teneur documentaire générale (par un système de renvoi à la liste des répondants) et de s'en abstenir pour les développements jugés plus personnels ou anecdotiques. Sauf exception (sept cas typiques au chapitre V), on fondra les récits de carrière dans des figures génériques ou typiques, dont la description gagne peu ici à être nommément référencée29. On n’omettra pas de rappeler les conditions de dialogue dont dépendent les informations produites et ce que ces dernières doivent aux statuts et aux parcours des locuteurs, sans oublier bien sûr ceux de l’enquêteur.

Carnet de route

34Au moment de délaisser ici l’archive pour l’enquête de terrain, il n’est peut-être pas inutile en effet de revenir sur les fondements, les tribulations et les limites de l’expérience individuelle qui anime cette enquête. L’incursion autobiographique qu’appelle ce retour inopiné sur soi risque de jurer avec l’approche objectivante qui précède. Mais ce serait priver le lecteur de points de repères complémentaires pour juger de la validité de nos reconstructions historiques que d’omettre la dynamique singulière qui y conduit. Ainsi s’étalent les pièces du procès de connaissance. On a déjà signalé en introduction que cette recherche combinait tous les attributs du rite de passage. Ses quelques années de gestation condensent ainsi les moments canoniques de la séparation, de la marge et de l’agrégation. Dans la phase préliminaire, le chercheur est parti à la conquête incertaine de son objet en rompant avec son ancien cadre professionnel ; il a quitté le monde des savoirs spécialisés par l’aval pour remonter vers le monde des savoirs en amont de l’action. Situation de transit aussi luxueuse qu’inconfortable pendant laquelle l’observateur fait l’expérience de sa conversion en membre marginal du milieu observé. Les aventures négatives et positives que vit alors le transitaire constituent autant d’épreuves pratiques susceptibles de démystifier ses projections initiales sur l’objet. Les enseignements qu’il en tire, pour peu qu’il sache les traduire dans le langage de ses lecteurs particuliers, sont de nature à l’intégrer à la cité savante, au risque de perdre l’impertinence initiale qui aiguisait son regard naïf.

  • 30 F. Weber, « L’enquête, la recherche et l’intime ou : pourquoi censurer son journal de terrain ? » (...)
  • 31 « Ils (les hypomnemata) ne constituent pas un “récit de soi” ; leur objectif n’est pas de mettre e (...)

35Les notes qui suivent, illustrent ce chemin par ses détours. On les doit à un carnet de route individuel qui a pour fonction principale de commenter plus librement à la première personne les diverses impressions qu’éprouve celui qui, à travers les autres, enquête aussi sur lui-même. Dans une contribution sur le bon usage des documents hors texte, F. Weber a distingué trois types de journaux liés aux activités de recherche30 : la main courante d’enquête qui enregistre les observations quotidiennes de l’ethnographe, le journal de recherche qui commente la maturation des idées et des expériences, et le carnet intime qui recueille les confidences de son fidèle rédacteur. S’il est en réalité difficile de démêler ces trois niveaux progressifs d’engagement du sujet dans l’objet, notre carnet de route tient principalement du second genre en ce qu’il est né de la nécessité d’interpréter librement une démarche méthodiquement réglée. Un chapelet de textes tend ainsi paradoxalement à désacraliser une recherche à laquelle il est pourtant dédié. Les dépôts narratifs successifs servent, à la relecture, de fil d'Ariane du parcours poursuivi et de jauge du niveau de conversion atteint. Cette technique s’apparente aux Hypomnemata des Antiques, notes périodiques et personnelles qui constituaient, pour les Stoïciens principalement, une mémoire matérielle des choses lues, vécues ou pensées. M. Foucault, dans ses études sur le souci et la connaissance de soi (cura sui) a notamment rappelé leur importance dans la constitution du sujet occidental31.

36Pendant quelques années (1990-1995), notre carnet consigne chaque semaine le cours de l’exploration et celui des places assignées ou accordées dans le milieu à celui qui s’entête à le prendre pour objet. Les événements du monde interfèrent parfois avec cette relation intimiste à l’objet. Ainsi, la politique de la ville, thème de sortie de la lutte des classes, envahit-elle à ce moment l’espace public. Plus loin de là, les génocides d'Afrique, ou les ethnocides des Balkans ou d’ailleurs peuvent tourner en dérision l’ambiance obsidioniale des institutions de recherche urbaine d’ici et aiguiser le sentiment de la vacuité de notre propre entreprise. Celle-ci tient de la petite histoire du sociologue consciencieux qui, au milieu d’une carrière d’ingénieur social, s’est remis en état de recherche universitaire. Ses hypomnemata consignent alors les raisons qu’il trouve à sa vocation tardive, la mutation professionnelle qu’il opère dans les arcanes de l’État, les justifications qu’il invente pour créditer son investissement, les services qu’il rend en échange de sa liberté provisoire, les revers qu’il rencontre dans le milieu qu’il enquête, les invitations qu’il accepte et refuse chemin faisant, l’accès à quelque poste d’observation, etc.

  • 32 À la fin de l’année 1993 précisément, et après la diffusion dans le milieu des premiers résultats (...)
  • 33 Il s’agit de J.C. Chamboredon, directeur d’études à l’EHESS, normalien, proche puis distant de P. (...)

37De ces milliers de pages, on ne retiendra ici que d’infimes remarques propres à éclairer les enjeux de l’enquête. Même si celle-ci relève d’un exercice universitaire à l’allure aussi hasardeuse que désintéressée, son officiant, quant à lui, n’appartient pas moins professionnellement au petit monde des médiateurs commanditaires de recherche. Dans le cadre de son emploi au Plan urbain, il sera en effet invité à seconder la rédaction des Annales de la recherche urbaine dont il vient précisément de faire l’analyse critique32. Si son enquête ne relève cependant pas d’un programme officiel de recherche sur la recherche (genre hautement improbable en dehors des états des lieux de circonstance), ces appartenances successives le marquent auprès de ceux qu'il interroge, partenaires ou adversaires de la commande publique de science. On peut cependant supposer que la notoriété de l’École et du directeur de thèse qui encadrent et cautionnent cette enquête insolite aient accordé à l’impétrant le bénéfice du doute sur ses intentions33.

Premières impressions

« 21.3.92. Depuis ces courtes vacances, je poursuis ma campagne d'entretiens approfondis. La matière s'accumule, dans la variété. Et là encore dans la fluctuation incertaine entre les questions institutionnelles et individuelles. Des histoires de carrière, sinon de vie, s’entrouvrent à moi à travers cette expérience longue et difficile. Je dois assumer, malgré moi, toute la brutalité et l'incongruité de l'enquête socio ou ethnologique. Poser la question des origines sociales me bloque toujours tant elle m'expose auprès de mes interlocuteurs si proches à un rejet du mécanisme sociologique. Et pourtant leur métier à eux, aussi est de faire ainsi, et souvent sans plus de scrupule auprès des populations étrangères ou moins soupçonneuses des conséquences ou des conditions de la pratique sociologique. Saurai-je surmonter les obstacles identitaires de cette interaction ? Je me lance un peu à l'aveuglette, et me risque à titiller irrespectueusement la privacy de mes collègues putatifs en serrant les fesses pour que ça ne casse pas. Il m'arrive de recueillir des récits où les éléments apparemment disparates entre l’origine sociale et la carrière retracée prennent sens à la transcription au point de former un système dont l'inéluctable logique donne froid dans le dos. Pour me rassurer je me rappelle expertement que mon essai d'interprétation ne s'appuie en fait que sur celles de mes rusés patients. Faut-il que je relise l'inquisitoire de Pinget ? »

38Cet extrait du carnet de route témoigne ainsi des craintes et des réserves que rencontre l'enquêteur lorsqu'il s’agit d'interroger brutalement ses patients sur leur identité sociale. Cette appréhension a été cependant surpassée au fil des rencontres. Mais pour autant que nos enquêtés, professionnels de l’identité sociale, admettent de livrer une part de leur généalogie, on n'a pas moins rencontré les limites de cet exercice, notamment dans la réserve générale à étendre la description à la situation familiale présente (destin de la fratrie, position du conjoint, des enfants, etc.).

***

« 27.6.92. Si ce “soixante-huitard breton”, devenu professeur de sociologie et patron d'un centre local d’expertise n'avait rien de plus laïque dans son comportement, n'est-ce pas parce que le curé de son village d'enfance l'a incité à lire tant et plus pendant la garde du troupeau ? Cet élément plutôt déterminant pour la biographie du jeune vacher n'est apparu dans le récit de son parcours professionnel qu'au détour d'une réminiscence fortuite à propos de sa “fringale de bouquins”. Si je rapproche ce fait générateur de l'établissement confessionnel où il a fait ses classes secondaires, puis de son premier travail, salarié dans une officine d'étude créée par le mouvement démocrate-chrétien local, puis de son sujet de thèse qui traite du rapport entre communauté (le rural) et socialité (l'urbain), que dois-je en conclure ? Qu’il y a de vagues liens de sens ou que c'est plus sérieux qu’une simple coïncidence ? Mais saisir la métaphore religieuse enferme la réflexion dans le schéma analogique, dont l'expérience montre qu'il s'essouffle assez vite devant la réalité protéiforme. Aussi subtile qu'apparaisse l'hypothèse religieuse pour rendre raison des faits et gestes du milieu étudié, elle n'en demeure pas moins aujourd'hui pour moi un enfer épistémologique pavé de bonnes intentions herméneutiques. Je pourrais ainsi me complaire à relire cette petite kermesse en l'honneur du départ en retraite de ce héros national de la recherche incitative que j'ai naguère eu le culot de faire parler, en invoquant les jeux de l'église, de ses saints et de ses clercs. Car tout, dans ces lieux de haute inspiration (salle quasi-capitulaire de l'Observatoire à Paris), associait les civilités temporelles de l'école républicaine aux professions de foi en cette science qu'Auguste Comte rêvait “religion de l'humanité”. M'immisçant sur la pointe des pieds dans ce salon “ouvert” même à ceux qui n'en sont pas, je ne pouvais m'empêcher de trouver dans ma mémoire d'autre repère pour imager mon intrusion, que celui de mon passage fugitif au patronage du quartier alors que, enfant volontaire, je cherchais à sortir du giron familial et urbain. Et pour preuve que cela n'a pas seulement à voir avec la religion, heureusement qu'au terme d'obséquieuses révérences verbales qui vendaient de trop la mèche, le sublime Edgar Morin détendit l'assemblée en racontant ses frasques passées, entre Marx et Groucho, avec le héros de la soirée. Il ne m'échappe pas que cette disposition à chausser des lunettes ecclésiales pour comprendre l’histoire de ce microcosme n'est pas étrangère à ma condition d'observateur extérieur. Il n'est pas improbable que, plus inséré dans ce même milieu, c'eût été à un moment donné de mes relations la métaphore militaire qui eût prétendu tout autant à une certaine pertinence. »

  • 34 Ce dernier auteur a déjà montré comment sa théorie des champs culturels est née de son propre comm (...)

39L’analogie fameuse entre science sociale et religion ravive la question du cadre interprétatif de l’enquête. On peut d'abord banalement s'appuyer sur É. Durkheim jetant les prémisses d'une théorie sociologique de la connaissance à partir des Formes élémentaires de la vie religieuse ou bien rappeler la dette puritaine que M. Weber a indexée aux entreprises modernes de rationalisation du monde occidental (voir ainsi la célèbre thèse de R.K. Merton sur la science au XVIIe), ou même encore se demander en quoi l’investigation du champ religieux par P. Bourdieu (magie comprise ; voir la figure canonique de la griffe du grand couturier) s’est imposée pour rendre raison du champ scientifique ou esthétique34. Relevons plus empiriquement quelques faits et intuitions issus de notre enquête. Nombre de chercheurs rencontrés ont fait état de leur engagement religieux initial, associant le plus souvent prière monastique et travail social en établi (dominicains, franciscains). Leur investissement dans la recherche urbaine semble avoir résulté de la rencontre, dans les années soixante, entre l'offre de terrains d’enquête par les ministères publics alimentant des réseaux localisés d'expertise d'obédience démo-chrétienne (Économie et Humanisme et ses cousins) et quelque crise individuelle d'identité dont les Événements de 68 furent l'emblème. On peut d’ailleurs se demander si, à la différence de ce moment où la croyance au salut des sciences humaines était d'autant moins pensée qu'elle était plus largement partagée, les désillusions et les déconstructions des années suivantes n'incitent pas les sociologues à reconnaître, dans les fragments savants de rationalisation du monde, leur dette envers la tradition métaphysique qu'un certain positivisme avait différée.

***

« 21.6.92. Premier jour d'été, sous la pluie. Cette semaine a été marquée par mon déplacement à Saint-Etienne, pour l'enquête. Je n'avais encore jamais mis les pieds dans cette ville vaguement obscure, meurtrie par la crise industrielle, où les punks des places désuètes sont quadragénaires. Les publicités dans le centre terne ressemblent à celles des grandes surfaces parisiennes d'il y a dix ans. Décalage. Teints pâles dans les rues, yeux et cheveux marrons, parfois roux ; visages féminins dignes des peintres symbolistes du xixe – je songe avec nostalgie à ces tableaux d'Edgar Maxence ou de Lucien Lévy-Dhurmer que j'admirais hier soir. Vêtements verts et bruns, beauté discrète de troglodytes. Basse montagne des crassiers reverdis ; roches brunes de la préhistoire à l'ensoleillement moyen. Jardins publics engrillagés. Tramway suranné que contestent les militants d'associations d'handicapés : “STAS tu nous stresses !” clamaient-ils dans la grand'rue en blocant de leurs lourds fauteuils roulants la circulation des gens valides. Mes interlocuteurs accueillants ont bien joué le jeu du “confessionnal” (selon leur expression) au cœur de ce petit phalanstère régional de la sociologie contractuelle, aux origines catho-de-gauche. Ils m’ont même payé le repas ; je leur dois beaucoup, c'est la première fois. Les entretiens sont riches à tous points de vue, et alourdissent d'autant ma charge d'exploitation. Il faut savoir ce que l'on veut ! J'ai confessé le plus ancien d'abord, puis le compagnon de route, plus jeune. Étrange fraternité intellectuelle entre eux, que j'avais déjà repérée dans la production d'articles communs. “Parfois quand je n’ai pas le moral, m'a dit le second, je trouve notre sanctuaire provincial bien étroit, mais j’aime tant aussi les choses que les autres trouvent ringardes !” Après ma copieuse moisson d'informations, je regagnais à pied la gare kitsch et excentrée en pensant aux menus regards, gestes, intonations, attentions qui meublent l’enquête et que le magnétophone ne saisit pas. J'ai écrit quelques phrases maladroites sur mon calepin, à bord du TGV, pour ne pas perdre trop vite quelques miettes du repas écologique et communautaire. En ces instants de récupération post-festum on prend conscience des illusions de la description sociologique positiviste, car le réel irréductible à sa reconstruction suit son cours ; il a déjà ici bel et bien disparu. Voilà qui aggrave l'absurdité de mon entreprise de compte-rendu, où personne n'a demandé son compte. Je rentrais donc de province, avec mes cassettes pleines, tel Tartarin de Tarascon. »

40Le clivage Paris/province, saturé d'oppositions symboliques (modernité et archaïsme, urbain et rural, cour et pays, etc.), sous-tend ce dernier morceau de mémoire à la nostalgie mêlée d'ironie. On l'a choisi car il témoigne d'une tension susceptible d'affecter particulièrement notre constellation savante qui a saisi l'espace comme principe d’identité épistémologique. On n'a pas pris certains accents anti-parisianistes, pas seulement en province d'ailleurs, pour simples formules rhétoriques propres à la carrière intellectuelle française. Au-delà d'une vertu faite de nécessité, l'ancrage territorial de certains de nos chercheurs se présente comme une sorte de moyen de production sociologique. Observer sur la longue durée telle ville ou espace régional exige en effet un certain niveau d’insertion locale. C'est le cas de tel directeur de laboratoire qui est élu municipal, et plus généralement de ces équipes qui, comme le CRESAL ou le CERFISE, ont dû localement tisser sur place un réseau de relations nécessaire à une connaissance approfondie du changement social. En ces établis régionaux, la sociologie de terrain prend tout son sens.

41On aurait enfin mauvaise grâce, ayant évoqué l'espace, de ne pas relater (« frelater » disait aussi Michel Leiris) quelques impressions sur ce temps qui est au principe de l'objet et du carnet de cette recherche. On notera d'abord cette nostalgie du temps fort des années soixante-dix qui semble avoir saisi le plus grand nombre. Moment d'effervescence conflictuelle d’idées, apogée des sciences sociales rayonnant en de multiples secteurs de l'administration technique, triomphe polémique du « marxisme urbain » dont la théorie part à la conquête du monde, puis brutale normalisation scientifique avec l'intégration des chercheurs hors-statut, retour à l'ordre avec les « années quatre-vingt d'hiver » (F. Guattari), etc. On connaît déjà le refrain de cette histoire mais le travail de deuil qui lui succède en ses diverses niches transdisciplinaires (socio-ethnologie, socio-politologie, etc.) cache mal la nostalgie du paradigme perdu ou le sentiment de l'occasion ratée. On pourrait y trouver quelque raison à la dénégation de la sociologie urbaine. On s'est ensuite interrogé sur les différences de justifications de l'entrée en recherche urbaine, notamment entre celles qui invoquent le hasard et celles qui donnent sens aux circonstances. De même pourrait-on relever enfin un certain partage entre la minorité curieuse de l'histoire en soi de la communauté savante et la majorité ayant montré moins d'attention à cet égard. Mais on s'avance déjà sur quelques thèmes que l'analyse de contenu devrait mettre en lumière.

Notes

1 R. Sainsaulieu, « La profession de sociologue en France », in Les Champs de la sociologie française (1988).

2 Cet annuaire a été établi en collaboration entre le cnrs et trois associations de sociologues, l’Association internationale des sociologues de langue française (aislf), la Société française de sociologie (sfs), et l’Association professionnelle des sociologues (aps). Le recensement résulte d'un questionnaire adressé en 1987 à environ 2 000 individus ; 1 678 y ont répondu en donnant ainsi une image de leur activité répartie en 25 catégories principales de recherche (dont la sociologie urbaine). Sous bénéfice d’inventaire, force est de constater qu’à l’exception d’une exploitation lexicographique effectuée par le lasmas (Bulletin de méthodologie sociologique no 28-1990), cet intéressant corpus n’a pas fait l’objet d’analyses secondaires publiques.

3 Cette comparaison représente 984 déclarations d’affiliation à une ou plusieurs de ces branches pour un total de 1678 individus. On a sélectionné ces branches en privilégiant le caractère thématique des investissements au détriment de catégories plus générales, telles que l’histoire, la méthodologie, la culture, l’économie ou la vie morale. À l’instar de la sociologie urbaine, celles dites rurale, du travail, de l’éducation ou de la santé constituent des spécialités connexes à la première ; on a pris les branches de la religion et de l’art comme témoins de domaines a priori moins connexes, et moins dotés par la commande publique.

4 Ce classement hiérarchique est le suivant : 1. Religion (+20 points) ; 2. Art (+10) ; 3. Éducation (+7) ; 4. Rurale (-6) ; 5. Urbaine (-7) ; 6. Travail (-9) ; 7. Santé (-15).

5 Pour un exemple significatif d’approche d’un milieu intellectuel par l’intermédiaire de ses revues, voir A. Boschetti, Sartre et Les Temps Modernes (1985).

6 « Orientation socio-historique visant à étudier la société comme œuvre des hommes, concevoir ses transformations comme le produit du travail collectif et rendre compte de la diversité des formes que prend dans son devenir la société industrielle », Sociologie du travail, no 2/82 ; préface liminaire lors du changement d’éditeur (abandon du Seuil et reprise par Dunod).

7 « Notre revue veut lire toutes les formes de l’Espace et prendre en compte aussi bien l’Espace de la Poétique (il y a une poétique de l’Espace) que l’Espace de la technique ou celui de la peinture. Mais il faudrait dire beaucoup plus pour donner une idée encore faible du champ qui est ouvert et parler de l’Espace amoureux ou érotique, de l’Espace du dedans, de l’Espace (des espaces) du discours, etc. Et il faudrait ajouter qu’il y a aussi des “espèces d’Espaces” depuis l’Espace purement abstrait et formel, originel conceptuellement, jusqu’à l’Espace concret du je et du tu, en passant par l’Espace des quantités, l’Espace de la fonctionnalité, l’Espace des signes et des symboles etc. » R. Ledrut, « Un débat et un avenir ouverts, mais des choix fondamentaux », in Espaces et sociétés, no 48/1987.

8 Au-delà de sa revue-support, ce collège invisible, principalement composé d’ex-chercheurs contractuels devenus universitaires, a manifesté sa reconnaissance lors du colloque de Rennes, Les Raisons de l’urbain (lares, 1988). Les éditions L’Harmattan contribuent par ailleurs à sa diffusion (collection Villes et Entreprises, dirigée par J. Rémy et A. Bourdin), après une tentative avortée de collection (Sociologie des formes, dirigée par R. Ledrut) à la Librairie des Méridiens-Klincksieck.

9 Figures de la ville autour de Max Weber (textes réunis par A. Bourdin et M. Hirschhorn), ouvrage qui redouble par le commentaire universitaire la traduction des textes de M. Weber sur la ville parue en 1982 dans la même collection (Aubier-Montaigne, avec le soutien de la Mission de la recherche urbaine). Retraçant ailleurs l’introduction, la traduction et la diffusion de l’œuvre de M. Weber en France, M. Pollak constate que les diverses appropriations successives du sociologue allemand par les sociologues français ont empêché son intégration dans une tradition dominante. « Tout au contraire, elles ont pu servir de moteur à une transformation du champ sociologique français marqué par la différenciation sociale et intellectuelle de la discipline, ce qui réduit les chances de chaque école de pensée d’accéder à une position hégémonique incontestée » (« La place de Max Weber dans le champ intellectuel français », in Une identité blessée, 1993).

10 L'Esprit des lieux (1986). Ouvrage collectif qui rassemble les principales contributions de l'Observation du changement social (1977-1981), lancée par le cnrs (supra) et présidée par J. Lautman et H. Mendras.

11 On peut citer dans notre corpus les contributions de F. Dubost, D. Duclos, J-P. Gaudin, J. Ion, C. Lafaye, D. Monjardet, G. Verpraet, etc. Auteurs qui, pour la plupart, ont fait leurs classes dans la recherche urbaine.

12 Il en est par exemple du conditionnement de l’acteur par l’habitus ou par la rationalité limitée, comme de la réfutation de la coupure épistémologique par l’individualisme méthodologique ou par l’interactionnisme symbolique, ainsi que le montre C. Paradeise (« Les théories de l’acteur », in Les Cahiers français, no 247-1990). J.M. Berthelot (1990) décèle dans les interférences logiques entre ces schèmes, un interlangage sociologique qui canalise les plus vives oppositions conceptuelles au sein d’une matrice disciplinaire commune.

13 Au sens de science des formes de l’action, ainsi que le définissait R. Daval (ST no 2-1963) dans une contribution programmatique oubliée.

14 En termes d’âge, de sexe et de répartition entre les secteurs d’activité considérés (cnrs, Université, Autres).

15 On a informé chaque nom d’auteur par trois variables : le sexe ; la discipline principale de rattachement ; la présence éventuelle dans un des rares palmarès hexagonal des sciences sociales : « L’index bio-bibliographique des chercheurs et enseignants qui font bouger les savoirs », in L’état des sciences sociales en France (1986). Pour plus de lisibilité, ces données supplémentaires ne figurent pas au tableau 5, mais le commentaire en tient compte.

16 Littéralement : le portier ; cette expression, courante dans la sociologie américaine des médias, illustre les fonctions de sélection et de régulation des flux symboliques qu’exercent généralement les directeurs de publication ou les rédacteurs en chef (voir notamment, D.M. White, « The gate-keeper, a case study in the selection of news », in Journalism Quaterly, 27, 1950, pp. 383-390). S.M. Lipset et A.Basu (« The Roles of the Intellectual and Political Roles », in A. Gella, The Intelligentsia and the Intellectuals (1976) inversent l’acception sélective de la métaphore en faisant des portiers des innovateurs qui ouvrent la porte des idées. On ne prend pas partie ici entre ces deux conceptions, répressive ou permissive, de la revue intellectuelle.

17 À la différence des autres parties du tableau, on ne rencontre pas ici d’auteurs figurant au répertoire de L’État des sciences sociales en France, 1986 (op. cit.).

18 On sait qu’en règle générale le prestige intellectuel est inversement proportionnel au taux de féminité ; loi culturelle plus nette en science qu’en littérature, et à ce jour peu explorée dans ses effets sur les formes de production scientifique. Pour une entreprise récente et internationale de rehabilitation des Great Sisters dans l’empire masculin des Masters de la sociologie, voir : M.J. Deegan (Ed.) Women in Sociology, a Bio-bibliographical Sourcebook (1991).

19 Il y a un peu du « livre à brûler » dans cette entreprise, pour reprendre, après P. Bourdieu (Homo academicus, 1984), le titre qu'un mandarin de la Chine ancienne, en rupture de ban, donnait à tel ouvrage dans lequel il livrait les règles du jeu mandarinal.

20 On a conforté notre configuration d’auteurs en étendant le panel de revues aux Cahiers internationaux de sociologie et aux numéros thématiques des revues ethnologiques, telles que Ethnologie française, L'Homme, et Terrain.

21 On a visé le quart de la population parente, soit près d'une quarantaine d'individus. Sur cette base, on a opéré une première sélection à partir des critères ou variables suivants : quantité d'articles dans l'espace de production considéré (minimum 5) ; multiproduction éditoriale en sociologie urbaine (production d’articles dans plusieurs revues entre recherche urbaine et sociologie générale) ; reconnaissance publique (L'État des sciences sociales, 1986). Il en résulte une première liste de 42 auteurs répondant au moins à l'un de ces critères. Par une série de tris associant diversement certains de ces critères, on a déterminé un noyau dur d'une vingtaine d'auteurs. Entre ces deux termes, on a défini l’échantillon en renforçant le poids relatif : des détenteurs de mémoire, auteurs ou agents ayant assuré au cours de leur carrière des fonctions d'animation, institutionnelle ou scientifique ; des auteurs de bilans de sociologie urbaine ; des ethnologues urbains ; des chercheurs liés à certains pôles provinciaux. Inversement, quelques auteurs et agents ont été écartés de cette vague d'entretiens en raison de contacts antérieurs, et d'une certaine proximité professionnelle entre enquêteur et enquêté sur le sens et les effets de laquelle on reviendra souvent (citons : A. Bruston, J.P. Gaudin, M. Marié, A. Querrien). C’est dire la relativité du choix multicritère dont on restitue ici les règles. Au-delà du classique effet d'interaction entre sujet et objet de recherche, notre protocole de sélection ne dépend pas moins de la connaissance acquise du contenu. Ainsi a-t-on veillé à ce que certains courants épistémologiques, telles les filiations bourdieusiennes ou tourainiennes, ne soient pas sous-représentées.

22 L’enquête s’est déroulée au premier semestre de l'année 1992, à raison d'une moyenne de deux heures et demie d’entretien pour chacun des quarante répondants. La quasi-totalité des individus sollicités y a répondu. Il est difficile globalement de faire la part des motivations à répondre. Les faibles résistances, variables selon que les auteurs sont plus ou moins investis dans un milieu de recherche aux frontières fuyantes, méritent quelques éclaircissements ultérieurs. L’échantillon final s’avère conforme au projet ; on n'a donc pas eu recours à un tirage supplémentaire.

23 Parmi les « tutoyants », on recense par ordre de grandeur : les relations récentes occasionnées par l'établissement de l’enquêteur au Plan urbain (7) : les relations anciennes, et souvent perdues de vue, remontant à la formation universitaire (7) ; et quelques relations liées à l’activité professionnelle des dix dernières années (4). L'enquête a par elle-même augmenté le nombre de tutoyants. Ce petit test quantitatif montre que la distance de l'enquêteur par rapport au milieu enquêté relève de la collégialité d'auteur tandis que sa proximité est liée aux institutions (ici dans l'ordre biographique : universitaire, technique, voire mécenale) qui concourrent à l'existence professionnelle du milieu considéré. Gageons que quelques répondants amusés par notre démarche, ont pu y voir un touchant rite d’entrée dans tel quartier, plus ou moins bien fréquenté, de la cité savante.

24 Par exemple, c’est au volant de sa voiture que P.H. Chombart de Lauwe qui me raccompagnait après l’interview, crut m'apprendre (mais je le savais déjà par d'autres sources) que le fait d’avoir été pilote de chasse pendant la guerre avait dû être pour quelque chose dans ses travaux ultérieurs de cartographie sociale.

25 D. Peschanski, « Effets pervers », in La Bouche de la vérité ? (1992).

26 M. Pollak, « L’entretien en sociologie », in La Bouche de la vérité ? (1992).

27 Outre cette antique référence (Plutarque), sur le sens de laquelle on reviendra (Chapitre V), citons notamment en France : Y. Lequin, J. Métrai, « À la recherche d'une mémoire collective, les métallurgistes retraités de Givors », in Annales esc , no 1-1980 ; J. Peneff, Industriels algériens (1981) ; B. Zarca, Les Artisans, gens de métier, gens de parole (1987).

28 Ainsi peut-on voir dans le trio Conan-Castells-Touraine du début des années soixante-dix, la rencontre entre doute technocratique, prétention théorique d'inspiration structurale, et tradition séculière de la sociologie à l'origine de la recherche urbaine. Lui ferait écho une décennie plus tard, le trio Dekindt-Joseph-Roncayolo célébrant dans une grande entreprise publique de transport l'alliance entre impératif culturel, interactionnisme symbolique d'inspiration goffmanienne et géohistoire des villes dans la tradition vidalienne.

29 Signalons que la liste des 40 répondants (annexe 2) dote chaque nom de propriétés minimales (âge, sexe, statut professionnel, indications de carrière) permettant de la sorte d’esquisser pour chaque citation un premier rapport entre le contenu de l’énoncé et les qualités du locuteur. On ne saurait donc trop recommander au lecteur peu familier du milieu considéré de se référer à cette liste, même s’il revient à l’analyste de souligner les traits marquants de l’information ainsi produite. Indiquons en outre que la transcription intégrale des 24 entretiens dont la publication a été autorisée figure dans la thèse à l’origine de cet ouvrage. Ce matériau brut de décoffrage constitue autant une source originale qu’une base d’évaluation du traitement que nous lui avons fait subir.

30 F. Weber, « L’enquête, la recherche et l’intime ou : pourquoi censurer son journal de terrain ? » in Espaces-Temps, no 47/48, 1991.

31 « Ils (les hypomnemata) ne constituent pas un “récit de soi” ; leur objectif n’est pas de mettre en lumière les arcanes de la conscience dont la confession – qu’elle soit orale ou écrite – a une valeur purificatrice. Le mouvement qu’ils cherchent à effectuer est l'inverse de ce dernier : il ne s’agit pas de traquer l’indéchiffrable, de révéler ce qui est caché, de dire le non-dit, mais au contraire de rassembler le déjà-dit : de rassembler ce que l’on pouvait entendre ou lire, et cela dans un but qui n’est pas autre chose que la constitution de soi. », M.F., in H. Dreyfus, P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique (1984).

32 À la fin de l’année 1993 précisément, et après la diffusion dans le milieu des premiers résultats de l’enquête qui suit.

33 Il s’agit de J.C. Chamboredon, directeur d’études à l’EHESS, normalien, proche puis distant de P. Bourdieu, à l’écart des institutions de recherche urbaine tout en étant devenu l’un de ses auteurs de référence depuis son fameux article sur la proximité spatiale et la distance sociale dans les grands ensembles (1970). Voir J.M. Offner, « Histoire d’un best-seller », in Métropolis, no 98/99-1993.

34 Ce dernier auteur a déjà montré comment sa théorie des champs culturels est née de son propre commentaire des textes de M. Weber traitant des luttes, et donc des liens implicites de solidarité, entre prêtres, prophètes et magiciens (P. Bourdieu, « Sociologie de la croyance et croyances des sociologues », in Choses dites, 1987).

Table des illustrations

Titre Tableau 3. Évolution du public potentiel moyen des colloques
Légende Source : moyenne décennale des fichiers d’adresse des principaux colloques.Autres cherch. = chercheurs non sociologues.Autres part. = participants non chercheurs (cadres, experts, journalistes, etc.).
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/13846/img-1.jpg
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Titre Tableau 4. Propriétés sociales de sept branches de la sociologie (Annuaire CNRS, 1988)
Légende Légende :n = déclarants par branches ;N = déclarations (choix possible de plusieurs branches par individu) ;Pourcentages arrondis en ligne pour chaque variable (âge, sexe, lieu, statut) ; en caractère gras = écart à la moyenne maxima ; en italique = minimaAge : x = date de naissance 1939 et avanty = 1940 et 1949z = 1950 et aprèsSexe : F = fémininLieu (d’exercice professionnel principal) :P = région parisienne ; p = province ; É = étrangerStatut :Université : a = professeur ; b = statuts inférieursCNRS : a = directeur de recherche ; b = statuts inférieursAutres : a = équivalent dir. de recherche ; b = statuts inférieurs
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/13846/img-2.jpg
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Légende cis Cahiers internationaux de sociologie (créés en 1946 ; édités par PUF/CNRS)rfs Revue française de sociologie (1960 ; CNRS)st Sociologie du travail (1960 ; CNRS)es Espaces et sociétés (1971 ; L’Harmattan)aru Annales de la recherche urbaine (1979 ; Équipement)m Métropolis (1973 ; indépendante)u Urbanisme (1931 ; SFU/Caisse des Dépôts)d Diagonal (1973 ; Équipement)La projection des revues sur ce plan résulte d’informations qualitatives ; elle est donc herméneutique et non mathématique. On retrouve donc les aru à la charnière des univers académique (universitaire et scientifique) et professionnel. Au cœur du premier, figurent rfs et cis ; st et es s'en détachent relativement : st pour ses qualités initiales de sociologie engagée dans l’actualité sociale, es pour ses origines contestataires ; ces deux revues tendent à prendre les premières (rfs et cis) comme modèle académique à dépasser.M est une revue intermédiaire entre milieux de recherche et de l’action ; elle est née dans les années soixante-dix de l’engouement pour la critique urbanistique.U est la revue traditionnelle des professionnels de l’urbanisme, architectes principalement (Société française des urbanistes) ; elle bénéficie de l’appui de la Caisse des Dépôts. Son évolution récente la rapproche du pôle de connaissance et de réflexion.D est une autre revue du ministère de l’Équipement (avec les aru), créée dans les années soixante-dix pour animer le milieu, alors effervescent, des équipes d’urbanistes.
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/13846/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 39k
Titre Tableau 5. Distribution d’auteurs entre les revues (Rédacteurs d’au moins 2 articles)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/13846/img-4.jpg
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