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Étudiants de l’exil

 | 
Patrick Ferté
, 
Caroline Barrera

L'étudiant enjeu - comptes et mécomptes

Étrangers indésirables : les étudiants révolutionnaires de Russie en Allemagne

Claudie Weill

Texte intégral

1Au tournant des xixe et xxe siècles, les migrations étudiantes en provenance de l’Empire russe s’accroissent considérablement, en particulier vers l’Allemagne. De multiples raisons expliquent cet afflux, notamment le besoin de cadres créé par le développement économique après la fin de la crise internationale des années 1873-1890, dont la formation ne peut être assurée par le système d’enseignement supérieur de l’Empire russe aux capacités trop restreintes – même si, là aussi, les effectifs connaissent une croissance rapide – et aux conditions d’accès trop draconiennes : le renforcement du numerus clausus contre les Juifs en 1901 a pu être causé en partie par la faiblesse des capacités d’absorption. Ce développement s’accompagne d’un mouvement d’émancipation dont témoignent les troubles étudiants de 1899 et 1901 auxquels ne répondent que la répression et de nouvelles atteintes à la liberté d’enseigner et d’apprendre. Les « exilés » à proprement parler sont donc ceux qui ont été exclus des universités pour leur participation au mouvement étudiant, comme le futur dirigeant du Parti Socialiste Révolutionnaire Nikolai Avksentiev ou Piotr Karpovitch. Peuvent également être considérés comme tels ceux dont la socialisation politique est antérieure à la migration. En 1905, lors de la révolution, nombre de militants retournent en Russie, mais la fermeture temporaire des universités de l’Empire, puis l’échec de la révolution, alimentent de nouveaux flux, si bien qu’en 1906 on enregistre un pic de fréquentation de Russes dans les établissements allemands d’enseignement supérieur. La promulgation du numerus clausus contre les Juifs sous forme de loi – dès lors qu’un parlement, la Douma, existe – contribue à accentuer le flux migratoire qui culmine une nouvelle fois en 1912, lorsque le mouvement social reprend de l’ampleur en Russie. Mais la part des révolutionnaires diminue, ainsi que leur audience, même si des groupes de soutien aux partis se maintiennent presque jusqu’à la guerre.

  • 1 Des études sont venues compléter celle, judéo-centrée, de Wertheimer (Jack), « The "Ausländerfrage (...)

2Ces vagues tendent à accroître leur visibilité et contribuent à soulever dans les établissements allemands d’enseignement supérieur la « question des étrangers ». Sous cet euphémisme, ce sont eux qui sont visés au premier chef, à travers l’élaboration de typologies discriminatoires qui les situent au bas de l’échelle. Les griefs classiques dans les phénomènes de rejet et de xénophobie sont alors avancés : ils portent sur la distance culturelle, les mœurs, la concurrence déloyale, etc1.

3En outre, les doléances des étudiants allemands rejoignent les préoccupations antérieures des autorités de l’État (des États) sur un point : l’activité politique, voire les tendances révolutionnaires des sujets russes en Allemagne. Parmi eux, trois catégories sont dans la ligne de mire des observateurs en tant « qu’étrangers indésirables » : les Polonais d’abord pour cause de nationalisme éventuellement irrédentiste, susceptible de contaminer les Polonais citoyens du Reich ; les Juifs ensuite, dont « l’invasion » est redoutée en vertu d’un antisémitisme répandu dans la société et dans l’État, comme ailleurs en Europe à la même époque, un antisémitisme dirigé plus particulièrement contre les Juifs de l’Est, les Ostjuden, sans que le sionisme précoce de nombre d’entre eux ne soulève de grandes inquiétudes ; les révolutionnaires enfin, englobés dans un premier temps sous l’appellation de « nihilistes », parmi lesquels les autorités allemandes parviendront avec plus ou moins de bonheur à distinguer les courants en présence. Comme pour les Polonais, la question est posée pour les révolutionnaires par les autorités aussi bien russes qu’allemandes en termes de contamination : par la social-démocratie allemande, redevenue légale en 1890, dans la socialisation politique des sujets russes en Allemagne ; par l’extrémisme supposé des Russes dans la vie politique du Reich, c’est-à-dire par l’émulation réciproque.

  • 2 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 189-190.
  • 3 Ibid., p. 37.

4La surveillance de ces différentes catégories – l’attention sera ici principalement concentrée sur la troisième – peut déboucher sur la répression, mais pas nécessairement. Elle est plus pointilleuse en Prusse et éventuellement en Saxe qu’elle ne l’est dans les États d’Allemagne du Sud. Ainsi, de remarquables rapports du policier Göhler de Munich à la toute fin du xixe siècle apportent de précieuses informations sur la sociabilité des étudiants de Russie sans déclencher pour autant des poursuites2. En septembre 1903 également, lors de la visite des souverains russes dans la famille de la tsarine à Darmstadt, les autorités badoises voisines affirment ne pas avoir repéré « d’éléments suspects3 ». La surveillance porte essentiellement sur des personnes, détectées pour leurs relations avec la social-démocratie allemande, pour celles qu’elles entretiennent entre elles, puis sur les associations étudiantes russes et enfin, sur les réunions d’étudiants de Russie en Allemagne pour détecter les organisations politiques et autres « sociétés secrètes ».

LA SURVEILLANCE DES PERSONNES

  • 4 Weill (Claudie), Marxistes russes et social-démocratie allemande, 1898-1904, Paris, Maspero, 1976, (...)

5L’identification des révolutionnaires parmi les étudiants de Russie en Allemagne nécessite donc pour la police des repérages. En 1901 s’installe à Berlin une agence de l’Okhrana, la police politique russe, qui, sous la houlette de Harting, est chargée de surveiller les révolutionnaires russes sur place avec le soutien de la police prussienne. Cette action est prétendument justifiée par le fait que : « il s’est trouvé que, parmi les nombreux étudiants russes à Berlin et à Charlottenburg et parmi d’autres sujets russes résidant à Berlin s’étaient formés plusieurs centres de révolutionnaires et d’anarchistes dangereux » selon une note de l’ambassadeur de Russie à Berlin au ministère des Affaires étrangères d’Allemagne en février 19024. L’épithète d’anarchiste rend les militants passibles de la Convention internationale de Rome esquissée en 1898 et confirmée en 1904 qui stipule leur extradition, pratique néanmoins peu courante par rapport à la multiplication des expulsions.

  • 5 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 156-157.

6Les étudiants de Russie ne sauraient être anonymes. Comme j’ai pu le constater lorsque j’ai dépouillé cette source à Darmstadt, ils sont régulièrement enregistrés, comme les autochtones, sur le fichier des résidents (Einwohnermeldeamt). Leur adresse figure sur la plupart des listes d’étudiants imprimées que publient chaque semestre les universités et quelques écoles supérieures techniques. En outre, leurs papiers déposés à l’université sont soumis à la police pour que l’inscription puisse être validée, comme le montre la procédure en Prusse et plus particulièrement à Berlin. Ainsi, en 1911, Dimitri Konstantinovitch Dubrovsky, étudiant avancé en optique qui passe régulièrement le semestre d’été en Allemagne, reçoit à Berlin la visite de la police mais ne souhaite pas obtempérer à l’injonction qui lui est faite d’adhérer au Zemliatchestvo-Landsmannschaft, association d’étudiants russes antisémites et conservateurs, ce qui motive le refus de l’inscrire et l’aurait acculé au suicide5. Rien n’indique cependant qu’il s’agissait d’un révolutionnaire.

  • 6 Piatnitsky (Ossip), Souvenirs d’un bolchevik, 1896-1917, Paris, Bureau d’éditions, 1931, p. 178-19 (...)
  • 7 Cf. Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 33.

7Contre-productif parce que ne permettant pas de valider les études, l’usage de faux papiers est bien moins répandu parmi les étudiants que chez les révolutionnaires non étudiants, voire les « révolutionnaires professionnels » tels que Piatnitsky, porteur du passeport d’un étudiant dont il ne peut faire usage parce que son titulaire est sur place à Leipzig en même temps que lui en 19096. Néanmoins, lors d’une perquisition à la salle de lecture Saltykov à Berlin en 1907, un étudiant de Cöthen, Moses Umansky, arrêté, sera condamné pour usage de faux papiers : il avait décliné une identité ne correspondant pas à ses papiers7.

  • 8 Cf. Brachmann (Botho), Russische Sozialdemokraten in Berlin 1895-1914. Mit Berücksichtigung der St (...)

8La période qui va de 1900 à 1914 est scandée par quelques faits marquants parmi lesquels seront retenues les poursuites officielles et non les heurts avec les condisciples autochtones. Les options idéologiques de rigueur ont incité les auteurs de RDA qui ont abordé le sujet, à mettre l’accent sur les sociaux-démocrates, en particulier les bolcheviks8 : les sources du PSR à l’étranger conservées à l’IIHS confirment que les sociaux-démocrates (bolcheviks, mencheviks, Bund juif), à quelques exceptions près, étaient majoritaires dans les colonies étudiantes russes en Allemagne, pour autant que l’on puisse parler de majorité pour des groupes aux effectifs minuscules qui ne rendent cependant pas compte de leur audience réelle.

  • 9 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188.
  • 10 Lettres-souvenirs de Wilhelm Buchholz, New York, 1944, consultées grâce à l’obligeance de Boris Sa (...)
  • 11 Cf. Weill (Claudie), Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie, 1897-1917, Paris, Syllepse (...)
  • 12 Cf. Zenzinov (Vladimir), Perejitoe, New York, Izdatel’stvo imeni Tchekhova, 1953, p. 78-79.
  • 13 Cf. les mémoires citées de Wilhelm Buchholz.

9« En Allemagne, en Belgique et même en Suisse dans les groupes de cette époque, les étudiants formaient la majorité. D’ailleurs ces groupes militaient surtout parmi les étudiants russes9 » affirme Piatnitsky. Il n’est en effet que rarement fait mention de membres ouvriers – contrairement à d’autres pays étrangers où la mixité sociale était plus affirmée, voire où les ouvriers prédominaient dans les groupes. Ceux-ci comprenaient néanmoins en Allemagne des révolutionnaires exilés non étudiants, comme par exemple le futur dirigeant menchevik Fedor Ilitch Gurvitch-Dan, médecin, membre du groupe de soutien à l’Iskra à Berlin. En fait, le premier groupe de Berlin signalé dans ses mémoires par Wilhelm Buchholz (citoyen prussien né en Russie et connaissant Lénine de longue date10), distinct néanmoins de celui du Bund se serait formé en même temps, en 189811, et aurait compté P. Karpovitch parmi ses membres. Chargée de surveiller le transport vers la Russie de publications révolutionnaires, la cellule de l’Okhrana s’implante au moment où le mouvement étudiant redémarre en Russie. En outre, fin février 1901, P. Karpovitch, venu de Berlin où il fréquentait des étudiants socialistes révolutionnaires12, commet un attentat contre Bogolepov, ministre impérial de l’Instruction publique (qui avait lui-même étudié à Heidelberg, de même que Casso, l’un de ses successeurs). Ce faisceau d’événements concomitants incite les militants à la prudence : ainsi, les étudiants de la mouvance socialiste révolutionnaire de Berlin – le parti est lui aussi fondé en 1901 – décident-ils de quitter la capitale pour d’autres villes universitaires plus calmes, en particulier Heidelberg, tandis qu’un autre groupe de militants autour de Jitomirsky, un étudiant social-démocrate qui sera démasqué plus tard comme agent provocateur, manifeste sa réticence envers l’organisation de réunions de solidarité avec le mouvement étudiant de Russie13.

10Cet appel à la prudence, en raison d’une surveillance policière intensifiée, est lancé à nouveau deux ans plus tard lorsque la collusion entre les polices politiques russe et allemande est dénoncée au Reichstag par la social-démocratie allemande, dans le cadre de la préparation du procès de Königsberg pour « formation de société secrète » concernant l’aide apportée par des sociaux-démocrates allemands au transport de publications révolutionnaires russes. Des étudiants sont suspectés d’être impliqués dans l’entreprise, en particulier Urie Berman.

  • 14 Cf. Weill (Claudie), Marxistes russes, op. cit., p. 90-92 et annexe.

11C’est là l’un des temps forts de la répression qui s’exerce contre les étudiants et les révolutionnaires russes. Après le secrétaire d’État aux Affaires étrangères von Richthofen qui accuse les étudiantes russes de mener une vie dissolue, le chancelier du Reich von Bülow renchérit et qualifie à son tour au Reichstag les étudiants russes de « mendiants et conspirateurs » dans une grande envolée antisémite où sont nommément cités « Mandelstamm et Silberfarb », amalgamant divers types de militants. Ainsi, Martyn Mandelstam, c’est-à-dire Liadov, lieutenant de Lénine, n’est pas étudiant, contrairement à Moses Zilberfarb qui sera un militant du Serp (Parti ouvrier socialiste juif fondé en 190614). Ces allégations entraînent une campagne de protestations aussi bien parmi les Russes que de la part de la social-démocratie allemande. Alors que la surveillance portant sur des personnes faisait ressortir que l’un des griefs majeurs était la lecture du Vorwärts, organe central de la social-démocratie allemande, la participation aux meetings de protestation déboucha sur une bonne douzaine d’expulsions de Prusse, concernant pour une part des étudiants, notamment Urie Berman qui ne pourra s’inscrire ni à Heidelberg (Bade) ni à Munich (Bavière).

  • 15 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 42-43.
  • 16 Müller (Paul), Brendel (Friedman), Fritsch (Hans), op. cit., p. 22-25.
  • 17 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 43-44.
  • 18 Ibid., p. 33.
  • 19 Cf. Brundig (Karl), op. cit., p. 68.
  • 20 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 35.
  • 21 Cf. Brachmann (Botho), op. cit., p. 65 sq.

12La fréquentation de la social-démocratie allemande figure donc au premier rang des motifs de suspicion. La surveillance se focalise sur les meetings sociaux-démocrates, notamment lors des campagnes électorales, ou sur les congrès du SPD, ainsi en 1905 à Iéna où soixante Russes auraient été repérés dans l’assistance, une présence que dénoncent les étudiants allemands15. Avant le tournant du siècle, en 1898, la participation à la manifestation du 1er mai puis à des meetings électoraux du SPD à Freiberg avait entraîné l’exclusion de l’académie des Mines puis l’expulsion du Royaume de Saxe de trois étudiants tandis que sept autres étaient menacés de la même sanction16. En 1907 à Leipzig, les étudiants russes sont accusés par leurs condisciples allemands qui protestent contre la social-démocratie, de participer à la campagne électorale du SPD17. À Dresde, la même accusation débouche sur l’expulsion de cinq étudiants, motivée par le Sénat académique en ces termes : « il est interdit à tout étudiant étranger au Reich de participer activement à des réunions et à des comités s’occupant des affaires politiques du Reich ou d’un des États allemands fédérés18 ». La participation à la campagne électorale du SPD est une nouvelle fois invoquée en 1912 à Iéna et les étudiants russes se font rappeler à l’ordre par les autorités universitaires19. S’esquisse alors la caricature de l’étudiant révolutionnaire russe : non contents de recevoir en Allemagne des tracts révolutionnaires, de les imprimer et de les faire passer en contrebande en Russie, les étudiants russes entreposeraient des munitions et fabriqueraient des bombes, si l’on en croit des interventions au Reichstag en 1907 et au Landtag de Bavière en 191220. En effet, à partir d’une notice trouvée lors de la perquisition chez un étudiant socialdémocrate russe de Berlin, la police est mise en 1907 sur la piste d’une cache d’armes et de publications et de ce qu’elle estime être du matériel destiné à fabriquer de la fausse monnaie, affaire dans laquelle sont impliqués les bolcheviks Kamo et M. M. Litvinov mais pas d’étudiants21. Cette affaire contribue d’ailleurs à refroidir quelque peu l’enthousiasme de la social-démocratie allemande dans le soutien qu’elle apporte aux étudiants russes.

  • 22 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 35-36.

13Le dernier événement majeur consécutif à la surveillance de personnes s’étendant sur plusieurs villes universitaires (Dresde, Mittweida, Darmstadt, Brunswick, Leipzig et Mannheim) aboutit au procès de Dresde pour « formation de société secrète ». Le 26 février 1909, Eugen Ananin, militant menchevik qui fut brièvement inscrit à l’école supérieure technique d’Aix-la-Chapelle, est arrêté à Berlin. Il s’apprêtait à faire une tournée de conférences dans les groupes de soutien au POSDR à Dresde, Leipzig, Mittweida et Brunswick. Sa correspondance ayant été interceptée, l’affaire fut bâtie sur une erreur de traduction. Alors que l’organisateur de la conférence à Dresde avait demandé l’intitulé de l’intervention et le lieu de résidence du conférencier, le traducteur de la police de Berlin y vit la volonté de tenir la réunion secrète. Le procès donna lieu à une interpellation social-démocrate à la Diète de Saxe. Cinq des accusés furent condamnés à des peines allant de un à deux mois de prison, et expulsés de Saxe22.

  • 23 Ibid., p. 31.
  • 24 Ibid., p. 37.

14Ainsi, les expulsions sont une arme fréquemment utilisée contre les « étrangers indésirables », en particulier à Berlin : en 1906, elles touchent douze étudiants qui ont participé à la célébration du 18 mars (1848)23 ; en 1907-1908, elles se multiplient une nouvelle fois à la suite d’incursions de la police dans des réunions partisanes. « À Berlin, on nous poursuit assidûment » écrit encore en mai 1910 le secrétaire du groupe de soutien au PSR. « En ce moment, par exemple, la police s’en prend manifestement à la colonie russe locale – il y a eu quelques perquisitions à la suite desquelles deux s[ociaux]-d[émocrates] ont été expulsés24 » : s’agissait-il d’étudiants ? Aucune autre source ne venant corroborer cette affirmation, il n’est pas possible de se prononcer.

LA SURVEILLANCE DES ASSOCIATIONS ÉTUDIANTES

  • 25 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188, 227.

15« Sans les organisations d’étudiants, les groupes de soutien [au parti] ne pouvaient exister : il n’était possible, en effet, d’organiser licitement des soirées, des conférences, etc. que sous le pavillon de l’Association des étudiants russes » relate Piatnitsky25. Selon les règlements en vigueur, toute association d’étudiants étrangers devait, pour être autorisée, déposer ses statuts au Sénat de l’établissement d’enseignement supérieur habilité à donner le feu vert. Mais ces statuts devaient également être communiqués à la police ainsi que, chaque semestre, la liste des membres, un cadre juridique que ne modifiera pas substantiellement la nouvelle loi sur les associations adoptée en 1908 : l’entrave principale pour les étudiants de Russie sera la nécessité d’utiliser l’allemand dans les réunions publiques. Mais la surveillance ne se borne pas à cet enregistrement et peut déboucher sur la dissolution, voire l’autodissolution des associations étudiantes de Russie.

  • 26 Cf. Brachmann (Botho), op. cit., p. 24.

16Ce n’est pas le cas dans la ville de Halle, où, croyant avoir à faire à une résurgence de l’association polonaise Philomathia dissoute l’année précédente pour « ses tendances anti-allemandes grand-polonaises » (c’est-à-dire la première catégorie « d’étrangers indésirables » mentionnée ci-dessus et dont la dangerosité inquiètera désormais moins les autorités), la police opère le 9 juin 1902 une perquisition au cabinet de lecture des étudiants russes et saisit des publications. La méprise – il ne s’agit pas d’une association polonaise mais russe, régulièrement autorisée par l’université – se dissipe au bout de quelques jours et les étudiants récupèrent leurs biens26.

  • 27 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 32-33.

17Après cette première incursion, d’autres bibliothèques et d’autres salles de lecture font l’objet, lorsque la révolution russe est sur son déclin, de procédures analogues aux conséquences moins anodines. Dresde est la première ville touchée : la participation d’étudiants russes à la célébration du 1er mai 1906 s’ajoute à la perquisition d’un bureau de tabac où sont découverts journaux et publications portant le cachet du Groupe des étudiants de Russie qui gère la salle de lecture. Perquisitionnée à son tour, elle recèle des procès-verbaux de réunions concernant des groupes politiques (POSDR, PSR, Bund) dont les membres, anciens et nouveaux, de la direction du Groupe des étudiants de Russie affirment ignorer la teneur et la provenance, tout comme l’année suivante, les directions des salles de lecture Saltykov et Tchekhov de Berlin plaident l’impossibilité d’interdire l’accès de leurs locaux aux militants révolutionnaires. Néanmoins, le caractère révolutionnaire de la salle de lecture étant prétendument avéré, sa dissolution est prononcée le 13 juillet et 19 de ses membres sont inculpés. Lorsque le procès s’ouvre en mars 1907, il n’y a plus que six accusés. Outre une amende, ils écopent d’une mesure d’expulsion qui ne sera pas exécutée parce qu’ils ont déjà presque terminé leurs études27.

  • 28 Ibid., p. 33-34.

18Au même moment, au printemps de 1907, des associations berlinoises et munichoises sont mises sur la brèche pour les liens qu’elles sont supposées entretenir avec des organisations révolutionnaires. À partir d’indices recueillis dans le milieu anarchiste russe de Berlin et compte tenu des scènes révolutionnaires affichées dans les locaux, la police opère deux perquisitions le 23 mai 1907, l’une à la salle de lecture Saltykov auprès de l’université de Berlin, l’autre à la salle de lecture Tchekhov de Charlottenburg auprès de l’école supérieure technique. La première, où les personnes présentes sont arrêtées et trois d’entre elles retenues dont un étudiant, comme la seconde, auraient recelé de multiples publications révolutionnaires. Le domicile des personnes arrêtées est perquisitionné à son tour, la procédure – et les procès – débouchant sur plusieurs expulsions. Les deux salles de lecture ainsi que l’Association littéraire et scientifique procèdent à leur autodissolution entre la fin de 1907 et le début de 1908. D’autres organisations prendront aussitôt la relève28.

  • 29 Ibid., p. 31-32.

19À Munich, l’affaire démarre à partir de la surveillance d’une personne, Michael Tomaschewsky. La perquisition à son domicile révèle les intentions – et les pratiques – de la Caisse étudiante russe, depuis le début de la révolution, consistant à verser les fonds recueillis lors de diverses manifestations (soirées, conférences, etc.) pour la lutte révolutionnaire en dépit des besoins d’aide des étudiants sur place (circulaire Tomaschewsky). À son tour, le domicile du président de la Caisse étudiante russe est perquisitionné. Ces procédures aboutissent à la dissolution de la Caisse étudiante russe pour le motif qu’elle se serait comportée en association politique en raison des accords passés avec les divers groupes de soutien aux partis. L’Association russe de lecture devant subir le même sort, elle préfère prendre les devants en procédant à son auto-dissolution. Comme à Berlin, le relais est pris, mais par anticipation, par de nouvelles associations29.

  • 30 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188.

20L’activité politique des étudiants de Russie en Allemagne s’infléchit après l’échec de la révolution de 1905, moins en raison de la disparition des groupes de soutien que de la désaffection d’un nouveau public étudiant. Les groupes de soutien eurent donc dans cette deuxième période, moins militante sinon dans les oppositions entre nationalismes, tendance à se coaliser pour conserver aux « politiques » la direction des associations étudiantes comme ce fut le cas à Leipzig30.

  • 31 Cf. Stern (Léo), Die Auswirkungen der ersten russischen Revolution von 1905-1907 auf Deutschland, (...)
  • 32 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 169.

21En butte aux dénonciations de leurs condisciples allemands, les étudiants révolutionnaires de Russie ont aussi pu être localement confrontés à la délation émanant d’autres étudiants russes. La perquisition à la salle de lecture de Dresde était vraisemblablement due pour partie à une dénonciation, celle de la corporation Russia, manifestement conservatrice31. À Munich, c’est Georg Owtschinikoff qui dénonce au début de 1911 les associations étudiantes russes et, en particulier, la salle de lecture et l’Association universitaire russe pour l’art et la science, offrant sa collaboration et ses observations à la police. Il est exclu de la salle de lecture qui s’auto-dissout après avoir repoussé la demande du rectorat de le réintégrer32. Owtschninikoff crée à son tour l’Association culturelle russe à l’existence éphémère, prétendument apolitique mais soutenue par la légation de Russie.

  • 33 Ibid., p. 168, 176, 191.

22Mentionné en 1911 lors de l’affaire Dubrovsky, le Zemliatchestvo de Berlin, dont le président est Maximilian von Hamm, fils du Consul général de Russie à Berlin, est un opposant plus traditionnel : bien en cour auprès des autorités allemandes et russes, il entend surtout représenter « les vrais Russes » au congrès des étudiants de Russie en Allemagne, qui se tient à Karlsruhe au début de 1913 pour apporter une réponse collective à la flambée de la « question des étrangers », mais il ne parvient à troubler les débats ni dans la colonie de Berlin, ni à Karlsruhe, et approuve en revanche l’année suivante l’interdiction d’une conférence d’A. Lunatcharsky (sur Verhaeren), le futur commissaire du peuple à la culture, au cours d’une tournée qui, comme celle d’Alexandra Kollontai (qui parle des femmes) à la même époque, montre que les partis ne délaissent pas les étudiants qu’intéressent encore en retour les débats orientés. L’activité du Zemliatchestvo semble donc relever davantage de la dénonciation publique que de la délation33. Elle confirme cependant la modification du paysage politique dans les colonies étudiantes russes en Allemagne : les conservateurs semblent vouloir passer à la contre-attaque alors qu’auparavant, ils ne se manifestaient guère.

  • 34 Weill (Claudie), op. cit., p. 128. Voir aussi Maurer (Trude), « Weder Kombattanten noch Kommiliton (...)

23Dans le même temps, la surveillance policière des réunions, en particulier celles qui se tiennent dans les colonies autour de la création et du fonctionnement de l’Organisation générale des étudiants de Russie en Allemagne, se généralise sans déboucher pour autant sur la répression. Celle-ci se situe alors dans les restrictions à l’inscription adoptées dans la plupart des établissements d’enseignement supérieur. C’est la « question des étrangers » qui détermine ceux qui sont à considérer comme « indésirables ». Puis lors du déclenchement de la Grande Guerre, ils seront, en tant que ressortissants d’une puissance hostile à l’Allemagne, internés dans des camps pour des périodes plus ou moins longues mais n’excédant généralement pas la fin de l’année 191434.

24Ainsi, au début du xxe siècle, les efforts des autorités publiques et universitaires se sont conjugués dans un mouvement incessant de balancier. Les étudiants révolutionnaires juifs de Russie, ou du moins ceux considérés comme tels, devinrent la cible privilégiée, servant à la définition des « étrangers indésirables » ou à la formulation de la « question des étrangers », les soumettant à divers types de surveillance, sociale et politique.

Notes

1 Des études sont venues compléter celle, judéo-centrée, de Wertheimer (Jack), « The "Ausländerfrage" at Institutions of Higher Learning. A Controversy over Russian-Jewish Students in Imperial Germany », Leo Baeck Institute Yearbook, XXVIII (1983), p. 329-349. Par exemple Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne 1900-1914. Quand la Russie frappait aux portes de l’Europe, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 21-78 ou Peter (Hartmut-Rüdiger), De Boor (Andreas), Klotzsche (Mario), « Studenten aus dem russischen Reich, der “Klinikerstreik” und die “akademische Ausländerfrage” an der Universität Halle vor dem I. Weltkrieg », dans Rupieper (Hermann T.) éd., Beiträge zur Geschichte der Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg 1502-2002, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 2002, p. 377-406.

2 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 189-190.

3 Ibid., p. 37.

4 Weill (Claudie), Marxistes russes et social-démocratie allemande, 1898-1904, Paris, Maspero, 1976, p. 217-218.

5 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 156-157.

6 Piatnitsky (Ossip), Souvenirs d’un bolchevik, 1896-1917, Paris, Bureau d’éditions, 1931, p. 178-190.

7 Cf. Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 33.

8 Cf. Brachmann (Botho), Russische Sozialdemokraten in Berlin 1895-1914. Mit Berücksichtigung der Studentenbewegung in Preussen und Sachsen, Berlin, Akademie Verlag, 1962 ; Müller (Paul), Brendel (Friedman), Fritsch (Hans), Die Verfolgung fortschrittlicher russischer Studenten in Freiberg (1893-1905), Berlin, Akademie Verlag, 1959 ; Brundig (Karl), Die Weimar-Jenaer "Iskra" – Tradition. Russische Revolutionäre Studenten in Jena, Iéna, Jena Information, 1978 ; Fritsche (Lothar), Die Rolle der russischen Studenten an der Technischen Hochschule Dresden in der Zeit 1900-1914, thèse présentée à l’école supérieure technique de Dresde le 5 novembre 1970, dactyl. Voir sur des positions similaires pour Munich, Hitzer (Friedrich), Lenin in München. Dokumentation und Bericht, Munich, Bayerische Gesellschaft zur Förderung der Beziehungen zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Sowjetunion, e. V., 1977.

9 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188.

10 Lettres-souvenirs de Wilhelm Buchholz, New York, 1944, consultées grâce à l’obligeance de Boris Sapir, amIIHS.

11 Cf. Weill (Claudie), Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie, 1897-1917, Paris, Syllepse, 2004, p. 141.

12 Cf. Zenzinov (Vladimir), Perejitoe, New York, Izdatel’stvo imeni Tchekhova, 1953, p. 78-79.

13 Cf. les mémoires citées de Wilhelm Buchholz.

14 Cf. Weill (Claudie), Marxistes russes, op. cit., p. 90-92 et annexe.

15 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 42-43.

16 Müller (Paul), Brendel (Friedman), Fritsch (Hans), op. cit., p. 22-25.

17 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 43-44.

18 Ibid., p. 33.

19 Cf. Brundig (Karl), op. cit., p. 68.

20 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 35.

21 Cf. Brachmann (Botho), op. cit., p. 65 sq.

22 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 35-36.

23 Ibid., p. 31.

24 Ibid., p. 37.

25 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188, 227.

26 Cf. Brachmann (Botho), op. cit., p. 24.

27 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 32-33.

28 Ibid., p. 33-34.

29 Ibid., p. 31-32.

30 Cf. Piatnitsky (Ossip), op. cit., p. 188.

31 Cf. Stern (Léo), Die Auswirkungen der ersten russischen Revolution von 1905-1907 auf Deutschland, Berlin, Rütten & Loening, vol. II (1956), doc. no 92f, p. 257.

32 Weill (Claudie), Étudiants russes en Allemagne, op. cit., p. 169.

33 Ibid., p. 168, 176, 191.

34 Weill (Claudie), op. cit., p. 128. Voir aussi Maurer (Trude), « Weder Kombattanten noch Kommilitonen, “Feindliche Ausländer”, in einer deutschen Universitätsstadt während des Ersten Weltkriegs » dans Jahrbuch für Universitätsgeschichte, Stuttgart, Steiner, 2005, p. 185-210.

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