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La démographie québécoise

 | 
Céline Le Bourdais
, 
Victor Piché

Conclusion. La démographie québécoise au XXIe siècle : d’autres révolutions à venir ?

Victor Piché et Céline Le Bourdais

Texte intégral

1Il est toujours difficile d’imaginer ce que réserve l’avenir et en particulier ce que nous réserve le nouveau siècle à peine entamé. Le passage d’un régime de reproduction rempli de risques pour les mères et les enfants à un autre plus contrôlé laisse entrevoir un avenir optimiste en matière de reproduction humaine. L’idée de pouvoir maîtriser le plus complètement possible le processus de reproduction est devenue aujourd’hui un droit consacré lors de la dernière conférence sur la population tenue au Caire en 1994. Le droit à la santé de la reproduction, où l’égalité entre les hommes et les femmes est primordiale, est maintenant considéré comme un droit universel. Contrairement à de nombreux pays moins développés, le Québec a fait un saut spectaculaire dans cette révolution de la reproduction : tous les chapitres du présent ouvrage l’attestent. Pour expliquer cette révolution, les interprétations offertes par les diverses contributions puisent certes dans les théories en vogue dans les sciences sociales, en particulier celles liées à la modernisation sociale et économique dont s’inspire largement la théorie de la transition démographique, mais, comme nous le verrons, en intégrant la nouvelle historiographie québécoise de la fin du siècle.

2Ceci dit, trop de faits imprévus ont ébranlé nos conceptions linéaires de l’évolution historique, conceptions intimement liées à la vision d’une histoire comme marche inéluctable vers le progrès et le développement, pour projeter un nouveau régime démographique basé sur le respect des choix individuels et des droits de la personne. En particulier, notre foi dans le progrès de la technologie, bien servie par les avancées foudroyantes du xxe siècle, se trouve aujourd’hui confrontée à de vieux problèmes technologiquement solubles, par exemple, la mort inutile d’enfants par des causes en grande partie évitables par la vaccination, les problèmes de la faim dans le monde ou encore la dégradation de l’environnement. Mais plus encore, cette foi dans la technologie fait face à des enjeux dont les effets futurs sont loin d’être prévisibles et font parfois peur. On pense ici aux nouvelles technologies de la reproduction qui constituent d’ores et déjà un enjeu majeur qui occupera une bonne partie des débats du xxie siècle.

3Dans cette conclusion, nous poursuivons deux objectifs. Premièrement, nous voulons insister sur le caractère radicalement différent de la démographie québécoise de la fin du xxe siècle comparée à celle du début du siècle présent. Le processus de reproduction humaine a considérablement amélioré sa « performance », au point où l’on peut penser qu’il existe peu de possibilités d’amélioration, outre bien sûr l’élimination des inégalités dans l’accès aux ressources à la base de la santé en matière de reproduction. Par ailleurs, la reproduction humaine n’est qu’une facette de la reproduction démographique, laquelle a toujours recours d’une façon ou d’une autre à l’entrée de nouveaux membres, comme en fait foi un siècle d’immigration au Québec. Ici aussi, une vision linéaire de l’histoire nous porterait à croire que le passage d’une approche restrictive à une approche plus ouverte et tolérante va dans le sens d’une ouverture de plus en plus grande du Québec au monde et d’une valorisation du pluralisme comme une richesse collective. Ce sont là deux facettes de la révolution démographique qui s’est opérée au Québec au cours du xxe siècle.

4Le deuxième objectif, plutôt que de parler de prévisions, va se centrer sur ce que nous considérons les enjeux démographiques principaux auxquels le Québec devra faire face dans l’avenir. C’est en quelque sorte le oui mais de notre argumentation. Oui, on peut parler de révolution dans la mise en œuvre d’un nouveau régime démographique de plus en plus efficace et ouvert, mais rien n’est acquis de façon définitive. Quatre problèmes liés à la reproduction démographique sont prévisibles : (1) la décroissance démographique ; (2) la remise en question des acquis sociaux dans le domaine des politiques de sécurité sociale qui ont joué un rôle prépondérant dans la révolution démographique du xxe siècle, et l’accroissement des inégalités devant la vie et la mort ; (3) une perte de contrôle des individus et des couples par rapport au processus de reproduction humaine au profit de nouvelles techniques qui leur échappent ; (4) une recrudescence des replis identitaires favorisant une fermeture des frontières par des politiques d’immigration encore plus sélectives et restrictives.

Les contours de la révolution démographique

5D’abord les faits. Au début du xxe siècle, on peut encore caractériser le régime démographique du Québec comme relevant du mode de reproduction familiale ou domestique (Meillassoux, 1975 ; Caldwell, 1978). Selon ce modèle, l’économie familiale dominante (production de biens et de services à l’intérieur de la famille) s’allie à une démographie également familiale, c’est-à-dire orientée vers les besoins de la famille. Celle-ci est à la fois unité de production et de reproduction. Sans adopter ici une version purement économiste du modèle, il est clair que la demande d’enfants dans un tel contexte favorise une forte fécondité. L’image du monde rural agricole, encore fort important au début du siècle, est celle qui s’accommode le plus de ce modèle nataliste. L’idéologie nataliste est également renforcée par l’influence de la religion catholique dont la morale familiale lie procréation et mariage. En milieu urbain, toutefois, la fécondité, tout en demeurant élevée, se situe à un niveau inférieur à celui du milieu rural. Les différences de fécondité (ce que les démographes appellent la « démographie différentielle ») sont très importantes au début du siècle, entre autres parce que l’économie familiale ne régit qu’une partie des familles québécoises, dont certaines répondent de plus en plus à une autre logique basée sur l’économie de marché. Pour ces familles, une fécondité élevée serait en quelque sorte incompatible avec la nécessité de « placer » les enfants sur le marché du travail et avec les exigences de qualification par la scolarisation qui en découlent.

6De façon globale, la fécondité demeure élevée (5 enfants par femme). Il faut dire que la mortalité infantile est également élevée et l’on peut supposer que les décisions concernant le nombre d’enfants souhaitable se prennent à partir des connaissances et des expériences sur les chances de survie des enfants. C’est la notion d’enfants survivants, et non celle d’enfants nés vivants si chère à la démographie, qui est au centre des préoccupations natalistes de l’époque. Les objectifs de fécondité sont essentiellement atteints à l’intérieur de l’unité familiale. Le mariage est quasi universel et toujours religieux. L’union libre est peu tolérée et le divorce presque impossible. La division du travail est basée sur le sexe : à l’homme le travail rémunéré, à la femme le travail domestique. Durant toute la première moitié du xxe siècle, l’image de la femme au foyer domine, justifiée par une conception de la famille « traditionnelle » basée sur la complémentarité des rôles. Pour celles qui travaillent, les trajectoires sont discontinues puisque liées au rythme de la procréation. Un tel régime de fécondité se caractérise par des grossesses répétées, des grossesses à risque, des accouchements dans des conditions difficiles, etc. : les femmes en paient un lourd tribut sous la forme d’une mortalité maternelle très élevée. Le cadre juridique vient enchâsser ce type d’organisation familiale : c’est l’apogée du pater familias, le statut juridique de la femme est sous la dépendance de son mari, et l’enfant naturel est privé de droits familiaux. Enfin, la famille étant le lieu par excellence de la reproduction démographique, c’est à elle qu’incombe l’essentiel de la responsabilité en matière de sécurité sociale, l’État intervenant très peu dans ce qu’il est convenu d’appeler la sphère familiale ou privée.

7Avec une croissance naturelle élevée, on peut se demander pourquoi le Québec, comme le reste du Canada d’ailleurs, a recours à l’immigration. Deux réponses sont possibles : d’une part, il existe une inadéquation entre la localisation de la main-d’œuvre et la localisation des emplois associés au développement économique (agricole et industriel) et aux grands projets nationaux (chemin de fer, colonisation). De plus, la demande de main-d’œuvre qualifiée suscitée par les nouvelles activités industrielles ne trouve pas toujours preneur sur place. Ainsi, les migrations internes et internationales répondent à ces besoins conjoncturels. Mais pour recruter, les politiques mises de l’avant visent des groupes spécifiques et en excluent explicitement d’autres. Il s’agit d’une politique de préférences ethniques basée sur l’idéologie assimilationniste : on veut attirer les groupes « semblables à nous », qui vont s’intégrer facilement à la société. Les autres, principalement les Noirs et les Asiatiques, ne sont pas bienvenus. Contrairement aux autres phénomènes démographiques, le contrôle de l’immigration échappe aux familles et revient essentiellement à l’État et, dans certains cas, à des intermédiaires, comme les compagnies de chemin de fer.

8Malgré une forte immigration au début du siècle, la croissance démographique est encore largement le fait de la croissance naturelle (naissances-décès). Il faut dire que, même en l’absence d’émigration, forte à cette époque, c’est le poids de la haute fécondité qui assure essentiellement la reproduction de la population. De plus, une telle fécondité produit une pyramide des âges caractérisée par sa jeunesse, les personnes âgées de 65 ans et plus ne constituant que 5 % de la population totale. Cette population âgée est largement prise en charge par la famille, d’autant plus facilement que l’espérance de vie étant faible, peu de vieux ou de vieilles n’atteindront ce que l’on appelle aujourd’hui le quatrième âge.

9Évidemment, le portrait tracé plus haut relève du « type idéal » et est largement basé sur des « moyennes statistiques ». Il existe bien sûr une diversité dans les comportements démographiques : la fécondité est plus faible en région urbaine et chez certaines classes sociales, comme les professionnels ; de façon encore plus marquée, la mortalité, qu'elle soit infantile, juvénile, adulte ou maternelle, frappe plus durement les couches les plus pauvres de la société ; certains groupes d’immigrants subissent plus que d’autres préjugés, discriminations et exclusions. Ces inégalités sont réelles et importantes, mais elles n’invalident pas les caractéristiques fondamentales à la base de la reproduction démographique au début du xxe siècle.

10Cent ans plus tard, la démographie québécoise n’a plus rien à voir avec le mode de reproduction familiale prévalant au début du siècle :

  • la fécondité est faible, en deçà du seuil de remplacement ;

  • la mortalité à tous âges est également faible ;

  • les formes de vie en couple se sont diversifiées, l’union libre devenant une forme d’union répandue ;

  • le divorce est non seulement possible, mais fréquent ;

  • le travail rémunéré des femmes s’est généralisé et n’est plus relié au rythme de la procréation (même si les femmes assument encore le gros du travail domestique lié aux soins des enfants) ;

  • la santé en matière de reproduction s’est considérablement améliorée ; grâce au suivi prénatal, aux vaccinations, aux accouchements assistés et à la contraception, les phénomènes de la mortalité néonatale et de la mortinatalité ont quasiment disparu, la survie du nouveau-né est assurée et la mortalité maternelle est à son plus bas niveau ;

  • le cadre juridique s’est radicalement transformé, consacrant l’égalité des hommes et des femmes de même que le droit des enfants, qu’ils soient issus de mariages ou d’unions libres ou nés hors union ;

  • la structure par âge montre un vieillissement important et l’émergence d’un quatrième âge, voire d’un cinquième âge, remet en cause plusieurs aspects de l’organisation sociale séculaire, en particulier les régimes de pension et les systèmes de santé ;

  • l’immigration joue un rôle de plus en plus important dans la reproduction démographique ;

  • la décroissance démographique est aux portes du Québec, devant s’enclencher au cours de la première moitié du xxie siècle selon les projections récentes.

11Fondamentalement, le régime démographique n’est plus nataliste. La famille n’est plus cette unité de base au service de la reproduction démographique. L’économie familiale est pratiquement disparu au profit de l’économie de marché (publique et privée) qui a pénétré la sphère familiale à travers les nombreux services jadis offerts par la famille. Bref, la famille d’aujourd’hui a peu à voir avec la famille d’hier. Mais là ne s’arrête pas la révolution démographique, car l’immigration a également transformé la société québécoise. De raciste et d’assimilationniste, la conception de l’immigration, tout en demeurant fortement utilitariste, laisse de plus en plus de place au pluralisme comme norme d’organisation sociale. Montréal s’est particulièrement transformée en devenant une région cosmopolite où la diversité ethnique ébranle les fondements mêmes de l’identité québécoise. D’ethniciste, le « nous québécois » se veut de plus en plus inclusif et civique, affranchi de la fascination de la « souche » (l’expression est de Robin, 1996).

12Bref, lorsque l’on compare l’année 1900 à l’année 2000, on est véritablement en présence de deux régimes démographiques contrastés. Comme nous l’avons souligné plus haut, il s’agit de deux types idéaux qui ne doivent pas occulter les nombreuses inégalités dans les deux régimes démographiques. Notre propos ici était plutôt d’insister sur la révolution qui s’est effectuée dans le régime démographique du Québec. L’image qui se dégage de notre bilan peut donner l’impression d’un progrès réel inhérent à la révolution démographique. Sous bien des angles, cette révolution a certainement été bénéfique aux femmes, aux enfants et aux minorités et les luttes sociales et politiques (féminisme, antiracisme, émergence des droits sociaux) y ont joué un rôle important. Ceci dit, plusieurs questions restent en suspens car, l’histoire ne cesse de nous le rappeler, rien n’est acquis de façon immuable. La démographie québécoise (et mondiale) fait face à des enjeux et des défis qui vont occuper une bonne partie du xxie siècle. Nous y reviendrons plus loin.

13Qu’en est-il maintenant des interprétations offertes pour expliquer la transition ? Il faut dire que la démographie est réputée lourde en statistiques et légère en théories. Outre la théorie de la transition démographique qui sert de cadre général à l’interprétation de l’évolution démographique, il n’y a pas de véritable essai de théorisation systématique qui serait articulé à partir des débats actuels en sciences sociales. De façon générale, la plupart des auteurs de la présente collection situent les changements démographiques dans le contexte général de l’urbanisation, l’industrialisation et la sécularisation de la société québécoise. En cela, ils se rapprochent du paradigme de la modernisation encore dominant au Québec (McRoberts, 1996). Néanmoins, il est intéressant de souligner à quel point les interprétations récentes de l’évolution démographique du Québec s’inscrivent dans la mouvance des positions révisionnistes de l’historiographie québécoise.

  • 1 En lien avec cette idéologie, Gérard Bouchard parle du paradigme de la continuité pour caractériser (...)

14Gilles Bibeau (2000) a identifié au moins trois virages dans l’interprétation de l’histoire du Québec. Le premier virage concerne le rejet de l’interprétation purement politique et idéologique en faveur d’une vision plus économique et sociale. En démographie, le virage a consisté à abandonner la notion de « revanche des berceaux », très liée à la notion de survivance du peuple canadien-français1, au profit d’une interprétation plus en lien avec les transformations structurelles de la société québécoise. C’est le triomphe de la version économique de la théorie de la modernisation sur la version culturaliste. De plus, le discours pronataliste, en vogue avant les années 1980 (Maroney, 1992), est devenu marginal au Québec entre autres sous l’effet du féminisme. Ce discours est bel et bien absent des interprétations suggérées dans la présente collection.

15La deuxième rupture a trait à la spécificité de l’histoire du Québec. Rudin (2001) a bien synthétisé cette approche révisionniste qui rejette, selon lui, l’histoire du Québec au destin distinct pour insister sur les forces de changement qui ont marqué toutes les sociétés occidentales, à savoir l’industrialisation, l’urbanisation et la sécularisation. La synthèse bien connue des historiens Linteau, Durocher et Robert (1989) a marqué la position révisionniste dans l’histoire du Québec contemporain. De plus, plusieurs auteurs ont adopté une approche comparative visant à montrer que le Québec a subi les mêmes grandes tendances sociales et économiques que les sociétés occidentales (Bouchard et Lamonde, 1997). Comme plusieurs auteurs l’ont souligné ici, l’évolution démographique du Québec a également suivi un cheminement fort semblable à celle du reste du monde développé. Même la thèse de la modernisation tardive et rapide du Québec critiquée par McRoberts (1996) ne trouve pas ici d’écho : la plupart des phénomènes démographiques (urbanisation, déclin de l’agriculture, transformations familiales) avaient déjà amorcé leur évolution dans les premières années du xxe siècle.

16Enfin, une troisième rupture prolonge la précédente : de moderne, le Québec serait entré de plain-pied dans la postmodernité avec de nouvelles interrogations (Robin, 1996). En particulier, la diversité ethnique croissante issue de l’immigration des 30 dernières années du xxe siècle questionne le projet de société basée sur l’ethnisme (Bibeau, 2000), le passéisme (Salée, 1996) et le nationalisme de ressentiment (Maclure, 2000). Du point de vue de l’immigration qui nous intéresse ici, le nouveau défi de la diversité a donc provoqué une remise en question de l’ancien nationalisme, caractérisé par un rapport d’exclusion, en faveur d’une nouvelle réflexion pour construire un « nouveau nationalisme » à ethnicité zéro et basé sur des rapports d’inclusion (Bouchard, 2001). La politique québécoise d’immigration et d’intégration se trouve aujourd’hui au rendez-vous du pluralisme et d’une nouvelle conception de la nationalité québécoise davantage inclusive.

  • 2 Le collectif qui rend le mieux compte de ces nouvelles interrogations est celui de Mikhaël Elbaz et (...)
  • 3 Soulignons qu’aucune directive n’a été donnée aux auteurs quant aux interprétations à privilégier. (...)

17En bref, conformes en cela aux nouvelles interrogations présentes dans les autres sciences sociales2, les interprétations démographiques du présent ouvrage se sont éloignées des notions de revanche des berceaux, de l’idéologie nataliste, de l’immigration comme menace et des conceptions ethnicistes de l’identité québécoise3.

Les enjeux démographiques du xxie siècle

18Le xxe siècle a été témoin d’événements bouleversants : deux grandes guerres, une grande dépression et plusieurs petites n’ont pas arrêté les grandes tendances démographiques de fond exprimées dans cet ouvrage par les cinq transitions démographiques de base. Voilà pourquoi il serait hasardeux de prédire le xxie siècle démographique à partir de scénarios catastrophistes. De même, il est tentant, mais probablement erroné, de croire que les transitions sont maintenant terminées et de penser le xxie siècle à l’image de la fin du xxe : stabilité des phénomènes avec ajustements mineurs pour tenir compte des nouvelles réalités démographiques, par exemple, dans les régimes de retraite, le système de santé, le système matrimonial, la sécurité sociale, etc. Il est sans doute plus juste, à l’image du xxe siècle, de faire l’hypothèse que le régime démographique à l’aube de l’année 2100 sera lui aussi radicalement différent du régime démographique de l’an 2000. De même qu’en 1900, personne n’aurait pu prévoir que les transformations démographiques seraient aussi radicales, il est difficile d’imaginer ce que sera la démographie québécoise à la fin du présent siècle. Que l’on pense qu’encore dans les années 1960 et 1970, les démographes avaient peine à imaginer des projections de population basées sur une fécondité se situant en deçà du seuil de remplacement. Même la théorie de la transition démographique prévoyait une troisième et dernière phase, caractérisée par la stabilité et un équilibre entre natalité et mortalité.

  • 4 On aurait pu rajouter un cinquième enjeu lié au vieillissement, mais cet enjeu, qui est aussi lié à (...)

19Sans prédire l’avenir, on peut d’ores et déjà percevoir l’émergence de phénomènes majeurs qui risquent encore une fois de révolutionner le régime démographique. Nous retenons ici quatre enjeux majeurs auxquels devra faire face le Québec, comme d’ailleurs la plupart des sociétés contemporaines. Nous parlons d’enjeux, voire de défis, puisque les débats de société sont en cours, et les issues loin d’être scellées. Ces quatre grands défis démographiques sont : la décroissance démographique, la réorganisation des politiques sociales, le développement des nouvelles techniques de reproduction et l’immigration4.

20La première question porte moins sur les projections démographiques elles-mêmes que sur les effets appréhendés de l’évolution démographique. En effet, on peut d’ores et déjà admettre que la population du Québec va diminuer, probablement à partir de la décennie 2020-2030 selon les dernières projections de l’Institut de la statistique du Québec qui annoncent une population de 7,3 millions en 2051 (la population en 2001 était de 7,4 millions). Cette décroissance projetée est le résultat d’une fécondité faible, en deçà du seuil de remplacement, et comme personne ne prévoit un renversement de tendances dans ce domaine, la décroissance semble inéluctable. Comme dans tous les débats sociaux, les effets sont appréhendés selon une vision pessimiste (ou alarmiste diront certains) et une vision optimiste (ou angélique diront les autres). Les deux visions peuvent d’autant plus coexister que l’avenir demeure encore indéterminé. En ce sens, l’idée d’une décroissance démographique au plan national constitue un phénomène nouveau que l’imaginaire a de la difficulté à traiter, ayant baigné depuis un siècle dans un monde de croissance économique et démographique. Pour les uns, cette décroissance est dramatique, annonçant le déclin économique à l’image des régions périphériques du Québec et obligeant la société québécoise à faire des choix du genre « naître ou ne pas être » (Henripin, 1989) ou « disparaître » (titre d’un documentaire réalisé par l’onf en 1989). Pour d’autres, les comportements en matière de fécondité sont irréversibles et il vaut mieux réfléchir sur « comment gérer la décroissance ». D’abord, le lien causal entre déclin démographique et déclin économique est loin d’être établi de façon automatique. Ensuite, la mondialisation, par ses effets sur la constitution de grands ensembles, pourrait bien donner un deuxième souffle démographique en élargissant les marchés et en permettant une plus grande circulation de la main-d’œuvre à l’intérieur de nouvelles frontières. Évidemment, ce regain de vie démographique reposerait sur de nouvelles dynamiques migratoires et non sur la croissance naturelle. Tôt ou tard, dans la mesure où le régime démographique planétaire se dirige globalement vers le ralentissement qui mènera éventuellement à la décroissance, les défis de la décroissance rattraperont le monde dans son ensemble. Mais nous sommes encore loin de cette perspective ; en tout cas, elle ne risque pas de se réaliser au cours du xxie siècle et d’ici là, qui sait si le modèle économique actuel sera toujours en vigueur.

21Le deuxième enjeu concerne les acquis sociaux enchâssés dans des politiques sociales mises en œuvre au cours du xxe siècle. L’idéologie néolibérale qui marque la fin du xxe siècle relance le débat sur le rôle de l’État par rapport au rôle du marché dans la résolution des problèmes économiques et sociaux. C’est en fait le rôle de l’État-providence qui se trouve remis en question, non seulement pour des raisons financières, mais pour des raisons idéologiques d’efficacité et de rationalisation, le marché étant considéré comme plus apte à offrir des services sociaux à moindre coût, de plus grande qualité et moins bureaucratiques. La mondialisation, considérée actuellement comme le véhicule de cette idéologie, rajoute des pressions à la « déréglementation » sociale et il n’est pas évident de prédire quel modèle de politiques sociales prévaudra dans la mise en œuvre des accords internationaux : le modèle de privatisation à l’américaine ou le modèle plus social-démocrate du Canada. Nombreuses sont les critiques qui considèrent que tout retour en arrière risque d’exacerber les inégalités sociales. Ainsi, l’existence de pressions opposées permet d’imaginer un autre scénario, celui où la mondialisation des droits humains, et en particulier les droits à la reproduction admis par presque tous les gouvernements du monde lors de la conférence mondiale sur la population tenue au Caire en 1994, va permettre l’universalisation de l’accès aux ressources de la société pour la satisfaction des besoins humains fondamentaux (Doyal et Gough, 1991). Pour la démographie, l’enjeu est de taille, car les politiques sociales déterminent les conditions concrètes dans lesquelles se déroule le processus de reproduction humaine.

22Le troisième enjeu, qui concerne les nouvelles technologies de la reproduction (ntr), demeure encore plus problématique tant les conséquences et les ramifications sont difficiles à imaginer (et font peur). Les ntr comprennent essentiellement les manipulations génétiques en cours dans les recherches sur les embryons (par exemple, clonage, altération génétique par la fertilisation in vitro) et sur les chromosomes pour allonger la vie. Elles comprennent aussi les nombreuses batteries de tests (par exemple, dépistage génétique, amniocentèse) qui permettent aux couples de décider de continuer ou d’interrompre la grossesse si les résultats indiquent des risques d’anomalies congénitales ou de déficiences intellectuelles. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces avancées scientifiques vont révolutionner le processus de reproduction humaine tel que nous le connaissons aujourd’hui. D’un côté, la recherche médicale se justifie en ce qu’elle tente en particulier de venir en aide aux couples stériles ou sous-féconds qui constituent une portion non négligeable des couples (un couple canadien sur six, selon McTeer, 2000). Dans le débat bioéthique en cours, certains considèrent qu’on ne peut pas interdire de telles recherches car elles vont rendre le processus de reproduction plus rapide et efficace (Stock, 2002). D’un autre côté, plusieurs s’inquiètent des aspects éthiques de telles recherches. Par exemple, lorsqu’il s’agit des tests de grossesses, il est difficile de savoir à partir de quel moment un fœtus est « inacceptable ». Le risque, selon Kass (2002), c’est que la procréation devienne une « manufacture », car une fois produits les clones d’embryons en laboratoire, il ne sera plus possible de contrôler ce que l’on en fera. Les débats actuels sur les ntr donnent un avant-goût de la complexité morale de la biotechnologie du xxie siècle et obligent d’ores et déjà un débat public sur les choix difficiles à faire afin de « profiter des avantages promis par la science et la médecine tout en protégeant les intérêts collectifs et les droits de la personne » (McTeer, 2000, p. 286).

23Enfin, le dernier défi auquel devra faire face le Québec du XXIe siècle concerne la gestion de l’immigration et de la diversité qui en découle. La question cruciale ici, et elle ne concerne pas que le Québec, est « quelle place occuperont les migrations internationales dans le monde de demain ? ». Cette question recouvre deux volets, à savoir l’avenir des politiques d’immigration (ouverture ou fermeture des frontières) et celui des politiques d’intégration (assimilation ou multiculturalisme). En matière d’immigration, les prédictions vont dans deux directions opposées selon l’approche théorique retenue. La thèse de la sécurité nationale se base sur les deux principes de la protection de la souveraineté nationale et de l’immigration au service des intérêts nationaux. C’est cette approche qui a dominé tout le xxe siècle et a abouti à la fin de ce siècle à des politiques de plus en plus sélectives en fonction des qualifications professionnelles. L’avenir, selon cette approche nationale, prédirait que les migrations internationales resteront faibles, voire diminueront à cause de la montée des replis identitaires, et évolueront au rythme des besoins conjoncturels. Seules les personnes riches en capital financier et humain pourront facilement circuler dans le monde de demain. À l’opposé, la thèse de la mondialisation considère que l’approche basée sur la souveraineté des États-nations n’est plus fonctionnelle dans un monde de plus en plus mobile. Les notions de frontières nationales et de citoyenneté sont donc remises en question. La marche vers un marché mondial unique impliquera une gestion mondiale des migrations internationales qui facilitera une plus grande circulation des personnes, d’autant plus que les pressions venant des communautés transnationales et la mondialisation de l’idéologie des droits humains militeront en faveur de frontières plus ouvertes. Cette approche « optimiste » fait face actuellement à des signes contraires, car même dans un contexte de gestion multilatérale des migrations internationales, la problématique actuelle en matière d’immigration demeure fixée sur la fermeture des frontières. On parle, par exemple, de la construction de la forteresse européenne ou d’un périmètre de sécurité entre les États-Unis et le Canada à la suite du 11 septembre 2001 (Piché et Djerrahian, 2002).

24Le deuxième volet de l’immigration concerne la politique d’intégration. Plusieurs auteurs ont noté le paradoxe entre les besoins économiques et démographiques, et le désir de ne pas trop changer le fond culturel de la société ou de la nation (Simmons et Piché, 2002). Au Canada, ce paradoxe a été résolu au cours de la première moitié du xxe siècle par le recours à une politique sélective à base ethnique. Mais à partir des années 1960, les critères de sélection ethniques ont été abandonnés en faveur de critères basés sur les qualifications. La diversité se trouve dès lors inscrite dans la politique même de sélection. Le xxie siècle devra statuer sur la place des immigrants et de leurs descendants dans la société. Pour le moment, au Québec, le modèle d’intégration privilégie officiellement le respect des différences (approche multiculturelle). Mais les tentatives de retour en arrière sont toujours possibles. Au Québec, la question demeure ouverte : « un projet social pluriculturel rompant avec le paradigme de la souche » (Robin, 1996 : 309) sera-t-il instauré ? « Quelles chances un nouvel imaginaire social — une nouvelle québécitude — fondé sur une vision large et englobante de la citoyenneté et de la démocratie a-t-il de prendre racine au Québec ? » (Salée, 1996 :121).

25Le Québec, comme tous les pays développés, a connu au cours du xxe siècle une véritable révolution démographique. La société québécoise a fait des choix démographiques difficiles mais cruciaux : investir dans la santé des enfants et des mères, rendre accessibles la contraception et l’avortement, démocratiser le droit familial, accepter et faciliter l’accès des femmes au marché du travail et ouvrir la société aux nouvelles populations immigrantes. Aujourd’hui, ce qui est tenu pour acquis est en fait le résultat de longues luttes mettant en jeu des positions et des intérêts fort opposés.

26Le xxie siècle ne sera pas différent et le Québec devra encore faire des choix, parfois radicaux, et répondre, entre autres, aux quatre grandes questions soulevées plus haut. (1) Comment gérer la décroissance appréhendée ? Celle-ci est-elle synonyme de stagnation, voire de reculs socioéconomiques à l’image de certaines régions du Québec, ou la création de grands ensembles dans la mouvance de la mondialisation va-t-elle produire de nouvelles dynamiques en élargissant les bases démographiques à une échelle régionale, voire mondiale ? (2) Le système de sécurité sociale, élaboré au cours du xxe siècle, survivra-t-il aux pressions du néolibéralisme et de l’idéologie du « moins d’État » ou au contraire l’émergence d’organisations supranationales en faveur des droits et libertés, y compris en faveur de l’universalité des droits sociaux, va-t-elle généraliser l’accès démocratique et universel à ces droits, voire les élargir ? (3) Les nouvelles technologies de la reproduction constituent-elles des avancées spectaculaires dans l’amélioration du processus de reproduction humaine, ou au contraire peut-on entrevoir une reproduction de plus en plus sélective génétiquement ? (4) Enfin, l’ouverture et la tolérance devant le pluralisme ethnique céderont-elles la place aux replis identitaires et à la fermeture des frontières, même régionales ?

27Les défis soulevés ici sortent du champ conventionnel de l’analyse démographique et situent les débats au cœur de l’éthique sociale (droits sociaux, bioéthique, tolérance). Mais la démographie devra participer activement à ces débats, au risque de disparaître comme discipline pertinente.

Bibliographie

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Notes

1 En lien avec cette idéologie, Gérard Bouchard parle du paradigme de la continuité pour caractériser la période historique allant de 1840 à 1940 : « Désormais, on proposait à la nation une mission historique qui parlait beaucoup du passé, échangeant le rêve américain contre la nostalgie et le culte des vieilles racines françaises, dont le souvenir devait mettre en forme la culture nationale » (1997, p. 42).

2 Le collectif qui rend le mieux compte de ces nouvelles interrogations est celui de Mikhaël Elbaz et Denise Helly (2000) où sont au rendez-vous anthropologie, sociologie, sciences politiques et philosophie.

3 Soulignons qu’aucune directive n’a été donnée aux auteurs quant aux interprétations à privilégier. Notre constat est fait ex post factum.

4 On aurait pu rajouter un cinquième enjeu lié au vieillissement, mais cet enjeu, qui est aussi lié à la décroissance démographique, est largement discuté dans la littérature et ne sera pas spécifique au xxie siècle, quoiqu’il demeurera important (voir le chapitre de Jacques Légaré).

Auteurs

Professeur au Département de démographie, membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied) et du Centre d’études ethniques de l’Université de Montréal (ceetum). Ses recherches récentes portent sur l’insertion des migrants et des migrantes dans les villes africaines (Bamako, Dakar et Ouagadougou) et à Montréal. Il a coédité plusieurs ouvrages dont : Trois générations de citadins au Sahel (Paris, L’Harmattan), Le quartier Côte-des-Neiges à Montréal. Les interfaces de la pluriethnicité (Paris, L’Harmattan) et Anciennes et nouvelles minorités (ined et John Libbey). Ses recherches portent également sur les politiques d’immigration au Canada et au Québec. victor.piche@umontreal.ca

Spécialiste en démographie de la famille, professeure titulaire au centre Urbanisation, Culture et Société de l’Institut national de la recherche scientifique (inrs), directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (ciqss) et membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied), dont elle a assumé la direction de 1998 à 2002. Prenant appui sur les méthodes statistiques d’analyse longitudinale, ses travaux examinent les effets des changements démographiques récents — conjugalité, fécondité, participation à l’emploi — sur les dynamiques familiales et sur les trajectoires de vie des hommes, des femmes et des enfants, ainsi que les répercussions de ces changements pour les politiques familiales. celine.lebourdais@inrs-ucs.uquebec.ca

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