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Sociologie et société québécoise

 | 
Céline Saint-Pierre
, 
Jean-Philippe Warren

Première partie. Un Québec en mutation

Un interprète de la société québécoise

Jacques Beauchemin

Texte intégral

  • 1 L’auteur remercie Mathieu Bock-Côté de l’aide qu’il lui a apportée dans la préparation de ce texte

1Le travail de celui à qui nous rendons hommage est intimement associé aux transformations les plus déterminantes de la société québécoise depuis 50 ans1. Il fut, en effet, l’un des grands interprètes de la Révolution tranquille et de l’évolution subséquente du Québec. Je mettrai l’accent sur certains aspects de l’analyse que nous a si brillamment proposée Rocher au cours de sa longue carrière.

  • 2 Guy Rocher, Entre les rêves et l’histoire, entretiens avec Georges Khal, Montréal, VLB éditeur, 19 (...)
  • 3 Ibid., p. 28.
  • 4 Ibid., p. 37-38.

2Mais avant de m’engager dans les sentiers qu’il a parcourus afin de nous ouvrir le chemin, on me permettra de rapporter une confidence minuscule que glisse Guy Rocher à l’oreille de Georges Khal en 1989 dans les entretiens qu’il lui accorde et dont on retrouve la transcription dans un livre intitulé Entre les rêves et l’histoire2. Ce que Rocher confie alors à son interlocuteur illustre, à mon sens, l’une des facettes les plus révélatrices de la personnalité de l’homme et de l’engagement du sociologue vis-à-vis du Québec. Comme nous le savons, Guy Rocher passera deux ans à l’Université Harvard de 1950 à 1952 pour y faire ses études de doctorat. Alors qu’il fait le bilan de cette expérience, Rocher dit à Georges Khal son admiration pour les grandes universités américaines. Elles comptent, lui dit-il, « parmi les plus grandes richesses culturelles du monde contemporain3 ». Il conservera toute sa vie un souvenir inoubliable de ces deux années à Harvard. À la fin de ses études, Rocher s’est attaché à Harvard et il se sent à l’aise aux États-Unis. En 1952, la Californie s’ouvre tout juste aux sciences humaines et il pourrait y devenir professeur. Plus tentant encore, juste à côté, un centre de recherche de l’Université Harvard lui offre un poste. Acceptera-t-il ? Demeurera-t-il aux États-Unis pour y faire carrière ? Il confie à Georges Khal que, bien que prêt à faire sa vie aux États-Unis, il « appartenait au Québec et qu’il fallait y construire non pas un Harvard [...], mais des universités québécoises un peu sur ces grands modèles4 ». Il revient au Québec, convaincu qu’il doit y jouer un rôle.

  • 5 Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Montréal, Boréal, 1988, p. 197.
  • 6 Ibid., p. 198.

3Il est un personnage important dans notre littérature ayant lui aussi refusé le rêve américain parce que l’appelait la voix du Québec. On s’étonnera de cette étrange association mais, je veux parler de Maria Chapdelaine ! Alors que Lorenzo Surprenant, Canadien français qui comme tant d’autres a immigré aux États-Unis, propose à Maria de l’épouser et de partir avec lui là-bas, Maria est d’abord tentée. La splendeur des villes américaines dont lui a tant parlé Lorenzo et la vie facile qu’on y mène ne devraient-elles pas la pousser à accepter la demande en mariage de ce prétendant ? Nous savons qu’à la toute fin du roman celle-ci reculera et décidera de demeurer au Québec. Qui a oublié ce passage dans lequel Maria entend la « voix du pays de Québec qui était à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre5 » lui intimant de ne pas partir, de « rester dans la province où nos pères ont vécu6 » ?

4Guy Rocher ne m’en voudra pas, je l’espère, de m’entendre comparer le dilemme devant lequel il se trouve à Harvard à celui auquel Maria Chapdelaine fait face à Péribonka. Comme elle qui aurait pu tourner le dos au Québec et n’habiter qu’à une heure de Boston, Guy aurait pu succomber aux chants des sirènes de l’Université Harvard – située elle aussi, étrange coïncidence !, à un jet de pierre de Boston. Mais, comme elle, il ne pouvait être sourd à l’appel du Québec. J’ai bien peur cependant que la comparaison ne doive s’arrêter là. Maria Chapdelaine répond à l’appel de la continuité, obsédée de survivance. Son destin ne se détache pas de celui de cette « race qui ne sait pas mourir ». Au lieu de s’enraciner dans un Québec immémorial ou de s’exiler aux États-Unis, Guy Rocher décide de revenir au Québec pour y construire des universités américaines. Il ne choisit pas l’exil mais ne refuse pas pour autant l’expérience américaine. Conjuguant deux expériences fondatrices, il se sait « appartenir » au Québec mais, y revenant, c’est un peu l’Amérique qu’avaient pourfendue tant de penseurs canadiens-français avant lui qu’il rapporte dans ses bagages. En ce sens, c’est à un autre Québec qu’il appartient, celui où s’éteindra bientôt le souvenir de la survivance en reléguant au folklore les personnages de Louis Hémon. Mais en même temps, Rocher partage avec eux un certain devoir-être québécois. De quelque point de vue qu’on l’examine, toute sa carrière est celle d’un homme tourné vers l’avenir, possédé d’un projet d’émancipation pour le Québec mais en même temps les pieds bien plantés dans l’histoire.

5Il incarne alors la rencontre du Canadien français et du Québécois. Il conjuguera dans sa personne le vieux désir de durer canadien-français et l’ouverture aux possibles que lui offre son histoire au tournant des années 1960. Guy Rocher représente ainsi la figure intellectuelle annonciatrice, dès les années 1950, de ce que notre intelligentsia allait accomplir de mieux : faire le pari de l’avenir en s’y engageant comme citoyen et comme homme de science. Puisque j’évoque l’histoire canadienne-française et ce qui en a constitué les mythes fondateurs, j’aimerais m’arrêter un instant sur ce que j’appellerai le rapport à l’histoire dans l’œuvre de Guy Rocher. Je voudrais en saisir la posture essentielle avant de m’attarder à des aspects plus particuliers de sa réflexion.

Le rapport à l’histoire du Québec : assumer la mémoire et porter l’avenir

  • 7 Fernand Dumont, Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, p. 264-265.

6Dans Récit d’une émigration, Fernand Dumont consacre des pages aussi belles qu’émouvantes au drame des hommes et des femmes de sa génération à qui l’on avait appris à haïr leur époque7. Plusieurs intellectuels avaient vécu sous ce qu’ils ont appelé la grande noirceur duplessiste. On les avait envoyés compléter leur études doctorales en Europe et aux États-Unis ; ils trouvaient en revenant un climat social étouffant, une fermeture aux idées neuves et surtout ce que plusieurs stigmatiseront sous l’idée de conservatisme et de traditionalisme. La critique de ce traditionalisme à laquelle ils s’attelleront alors était évidemment nécessaire. Mais ce qu’observe Dumont dans son autobiographie intellectuelle, c’est l’envers de cette critique dont on peut dire qu’il a résidé, pour les hommes et les femmes de l’après-guerre, dans un rejet dépité de ce que leur offrait leur monde. Celui qui les avait vus naître et qui les avait fait tels qu’ils étaient, mais celui aussi que ces intellectuels sentaient devoir abolir afin d’ouvrir le champ des possibles.

  • 8 Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des nationalistes québécois, Montré (...)
  • 9 Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québe (...)

7J’ai écrit dans un petit livre en 2002 que les années 1960 ont été marquées par une mémoire honteuse8. Les Québécois qui venaient au monde, alors que s’éloignait la référence canadienne-française, ne pouvaient apparemment sortir de la « grande noirceur » sans rejeter une part d’eux-mêmes, celle qui précisément leur rappelait une histoire de domination, de petitesse et de soumission. C’est la raison pour laquelle le ton s’est fait parfois rageur pour parler de ces années. Nous sommes quelques-uns aujourd’hui à croire qu’il est temps de faire la paix avec ce passé et d’assumer la mémoire canadienne-française dans ce qu’elle porte de manques et de trop-pleins. Je pense à Joseph-Yvon Thériault et à l’appel qu’il nous lance de retrouver une certaine intentionnalité dans notre histoire9. J’ajouterais pour ma part qu’il faut se réconcilier avec elle. Si j’évoque ce temps où s’imposait comme un devoir aux intellectuels québécois de récuser le monde dans lequel ils avaient grandi de manière à briser le carcan du conservatisme, c’est pour dire que Guy Rocher, tout en ayant été une des figures de proue de cette critique, n’a jamais succombé à la hargne ni à la désespérance face à l’apparente paralysie des siens.

  • 10 Guy Rocher, Le Québec en mutation, Montréal, Hurtubise HMH, 1973.

8Comme d’autres, il s’est attaché à essayer de comprendre les sources du conservatisme québécois et à avancer les moyens de le dépasser. Dans Le Québec en mutation, il nous en propose une explication remarquable de précision et de finesse10. J’en rendrai compte, mais je voudrais faire remarquer tout de suite que son analyse est exempte de ressentiment et d’aigreur. Si Guy Rocher s’attelle à la tâche de remonter jusqu’aux sources du conservatisme, c’est justement pour en dégager les limites et appeler ses contemporains à passer à autre chose. Que nous dit-il en effet de ce conservatisme canadien-français dont la sociologie des années 1950 et 1960 sera obsédée ?

  • 11 Ibid., p. 42-43.
  • 12 Ibid., p. 45.

9Guy Rocher, comme toujours, s’en tient à une approche sociologique rigoureuse et n’est pas pressé de conclure, comme tant d’autres, à l’ineptie des Canadiens français tels que leur histoire les a faits. Il retrace les trois sources principales du conservatisme. Après avoir constaté que les origines rurales de la collectivité ne la prédisposaient guère à l’action collective et que la pauvreté des campagnes provoquait chez le paysan une insécurité qui ne l’incitera pas à faire confiance à la nouveauté, il insiste sur les effets déterminants du catholicisme dont il constate qu’il est particulièrement réactionnaire parce qu’issu de la Contre-réforme et inspiré de l’ultramontanisme du XIXe siècle11. Voilà, constate le sociologue, qui devait engendrer ce qu’il appelle la « longue patience des Canadiens français ». Son analyse du conservatisme se termine sur ces mots : « Au lieu de patience, certains préféreraient sûrement parler de la longue apathie politique et socioculturelle du Canada français, qui l’a empêché de se développer selon ses intérêts et selon ses dimensions normales12. »

  • 13 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 336.

10C’est à d’autres que Rocher laisse le dépit et la désespérance, à ceux qui préféreraient parler d’apathie plutôt que de patience. Lui se contente d’expliquer les raisons de la longue patience canadienne-française. Il est, en cela, un authentique anti-Trudeau. Alors que ce dernier s’abat sur la collectivité canadienne-française, tout occupé à la besogne de dresser l’inventaire de ses manquements et de ses retards, ressassant les erreurs du passé et pourfendant les responsables d’un traditionalisme paralysant qu’auraient été l’Église et une petite bourgeoisie de notables, Guy Rocher s’affaire doucement à entrouvrir une fenêtre sur l’avenir. Ne trouve-t-on pas d’ailleurs dans son évocation de la « longue patience » le mot d’ordre que Fernand Dumont nous enjoindra plus tard à observer et qui consiste à joindre à la « patience obstinée de jadis le courage de la liberté13 » ? Rocher et Dumont se rejoignent ici, comme souvent d’ailleurs, dans cette sereine constatation de la longue patience de jadis et dans la nécessité aujourd’hui de la dépasser.

  • 14 Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992.

11Je dois encore dire deux mots de ce dépassement que Guy Rocher entrevoit. Toujours dans Le Québec en mutation, il se risque à prédire ce qu’il adviendra des lendemains de la survivance et de l’écroulement du conservatisme. La section s’intitule « Les aspirations à la vie bonne ». Elle révèle la finesse de la pensée de Rocher et une nouvelle fois un sens de la prudence dans l’analyse dont on pourrait encore s’inspirer. Il célèbre l’ouverture au monde que recèle le désir de bien vivre dans le Québec des années 1960 et 1970 en même temps qu’il craint l’individualisme qui peut aussi en découler. Les Québécois qu’il observe alors paraissent s’installer dans l’individualisme que génèrent les sociétés d’abondance. Ces Québécois réalisent ce faisant une certaine promesse de la modernité, celle de l’autonomie et de la réalisation de soi. Mais, ils risquent également de s’enfermer dans la solitude de leur propre cœur, pour le dire comme Tocqueville que connaît bien Rocher, et de se couper alors de la société. Ce n’est rien enlever au professeur de l’Université McGill que de constater que Rocher anticipe de presque 30 ans la thèse de Charles Taylor dans Grandeur et misère de la modernité14.

  • 15 Guy Rocher, Le Québec en mutation, op. cit., p. 91.

12Je viens d’évoquer le travail précurseur de Rocher concernant les périls d’un individualisme asocial dans un Québec qui aurait réglé ses comptes avec la tradition et le conservatisme. Mais il est une autre idée dans Le Québec en mutation qui ne peut que frapper celui qui relit cet ouvrage aujourd’hui. La réflexion sans cesse reprise sur l’identité collective, doit, nous dit-il, prendre en compte le fait que notre « être collectif appartient [...] au tissu de l’Amérique du Nord15 ». Les Québécois sont, qu’ils le veuillent ou non, des Nord-Américains. La culture américaine a fait son chemin et l’influence des États-Unis se fait sentir de tous les points de vue, affirme Rocher. Que faire alors ? D’abord accepter comme un fait l’inscription de la société québécoise dans l’orbite étasunienne et tirer le meilleur parti de cette civilisation. En même temps, il faut résister à une certaine américanisation de la culture et travailler à la conquête de « l’autodétermination culturelle » du Québec. Sous quelle notion Rocher place-t-il alors cette rencontre d’une singularité francophone en Amérique et sa pleine inscription dans son aire culturelle ? Guy Rocher estime qu’il faudrait parler du Québec comme d’une « francophonie nord-américaine ».

13Si je n’ai rien voulu enlever à Charles Taylor en évoquant le regard avant-gardiste que Rocher posait sur la montée de l’individualisme au Québec au cours des années 1970, je dirais maintenant que ce n’est pas porter ombrage aux travaux de Gérard Bouchard que de trouver dans notre sociographie une première occurrence de l’idée de francophonie nord-américaine aussi tôt qu’en 1971. On me permettra cependant de mettre en relief une différence significative entre l’acception de cette notion telle que nous la retrouvons chez Bouchard et chez Rocher. Chez le premier, l’américanité québécoise renvoie au moment de la fondation et c’est le sens de notre inscription collective dans ce moment fondateur, qui nous fait partager avec les sociétés d’Amérique la réalité des « collectivités neuves », qu’il nous faudrait retrouver dans notre être collectif. Chez Rocher, on peut à la fois assumer le passé canadien-français pour ce qu’il est et reconnaître le travail postérieur de l’histoire du continent qui nous a peu à peu transformés en Nord-Américains. Nul désir ici de refondation dans un au-delà de l’histoire canadienne-française, mais le projet vertigineux d’une société singulière pleinement réconciliée avec son américanité et certaine cependant de son identité propre en Amérique. C’est dans ce double consentement que se trouve aujourd’hui le destin du Québec. Je ne peux évoquer ce destin sans revenir sur l’impulsion que lui a donnée la Révolution tranquille.

Artisan et défenseur de la Révolution tranquille

  • 16 Guy Rocher, Le « laboratoire » des réformes dans la Révolution tranquille, Conférence Desjardins, (...)
  • 17 Ibid., p. 13-15.

14Cette Révolution tranquille, Guy Rocher l’a résumée en cinq grandes réformes16. Le système d’éducation dans la foulée des propositions du rapport Parent et de leur mise en œuvre par le tout nouveau ministère de l’Éducation dirigé par Paul Gérin-Lajoie. Cette première réforme exercera une influence profonde sur le développement ultérieur du Québec. Toute sa vie, Rocher y sera attaché et sera l’observateur de ses transformations. Le système de santé, ensuite, attire l’attention du sociologue, puis la nationalisation de l’électricité « sous le chapeau d’Hydro-Québec ». Voilà qui, avec la création de la SGF, de la Caisse de dépôt et de la Régie des rentes, incarnerait au mieux la devise « Maîtres chez nous ». La réforme de la fonction publique et l’ouverture qui est alors consentie à une nouvelle génération de jeunes universitaires constituent la quatrième réforme. Enfin, la formulation du projet d’un Québec souverain représente la cinquième réforme17.

  • 18 Ibid., p. 18.
  • 19 Ibid., p. 27.

15Se penchant plus précisément sur les réformes de l’éducation, Guy Rocher note le paradoxe d’une « société québécoise qui continue à vouloir la démocratisation de l’enseignement mais sans l’enseignement de masse qui en est la nature même18 ». De même, le système de santé est la cible de critiques visant cette fois l’encombrement résultant lui-même d’une hausse constante de la demande. Ces constats le conduisent ensuite à analyser ce qui, dans toute réforme, en assure le succès ou soulève la critique. Ses considérations sur les classes moyennes sont particulièrement intéressantes. Rocher montre l’importance de ces dernières avec le reflux de la classe ouvrière. Elles sont porteuses d’individualisme et de consumérisme et, au fond, conservatrices. C’est la raison pour laquelle elles exigent à la fois efficacité, concertation et ajustements aux besoins. Il s’agit ici d’une critique modérée de ce que d’autres voient comme la faillite radicale de la Révolution tranquille. La conclusion de sa grande conférence Desjardins de 2001 évoque Tocqueville. Il vaut la peine de la rappeler. Rocher cite longuement l’auteur de De la démocratie en Amérique qui craint la montée du conservatisme dans les sociétés démocratiques en raison de l’indolence qu’induiraient « l’égalité sociale croissante et l’individualisme qui l’accompagne19 ». Guy Rocher inscrit cette thèse tocquevillienne dans sa propre réflexion sur l’influence du conservatisme des classes moyennes dans nos sociétés.

  • 20 Dans le texte qu’elle signe dans cet ouvrage, Andrée Fortin observe, elle aussi, que l’on ne trouv (...)
  • 21 Ibid., p. 26.

16Je note ici que presque 30 ans après avoir exprimé dans Le Québec en mutation son inquiétude vis-à-vis de la montée de l’individualisme dans nos sociétés, individualisme dont il craignait au moment où il écrivait son livre en 1973, qu’il ne soit ferment du conservatisme dont parlait Tocqueville, le voilà en 2001 qui constate, en relisant le parcours de la Révolution tranquille, la montée en puissance des classes moyennes à laquelle il croit pouvoir associer un certain conformisme. C’est donc une thèse forte chez Rocher que celle qui veut que la reconfiguration de la société québécoise autour de ces deux pôles que sont l’individualisme et l’affirmation de la classe moyenne ait pour effet de transformer tout à la fois la socialité dans son ensemble, mais plus exactement encore d’infléchir la dynamique de la Révolution tranquille. Mais, ici encore, c’est le mérite de Rocher que de ne pas s’abandonner à une critique unilatérale et dépitée de ces phénomènes20. L’individualisme dont il aperçoit les avancées en 1973 est en même temps, à ses yeux, une modalité de résistance aux idéologies et à tous les systèmes qui cherchent à embrigader les individus. De la classe moyenne, il dira que les exigences qu’elle formule à l’égard des institutions et des politiques publiques ont pour effet « d’en améliorer le fonctionnement et l’efficacité21 », cela au bénéfice de tous.

  • 22 Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997.
  • 23 Jean-Jacques Simard, La longue marche des technocrates, Montréal, Les éditions coopératives Albert (...)
  • 24 Gilles Paquet, Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999.
  • 25 Léon Dion, La Révolution déroutée, 1960-1876, Montréal, Boréal, 1998.
  • 26 Marcel Rioux, Un peuple dans le siècle, Montréal, Boréal, 1990.

17Longtemps, la Révolution tranquille a rallié la mémoire québécoise autour d’une certaine idée du destin du Québec. Mais, nous avons vu poindre ces dernières années déception et amertume à son sujet, cela même chez des intellectuels qui ont contribué de manière déterminante à son avènement. Même les penseurs les plus qualifiés de la Révolution tranquille ont avoué un certain malaise quant à son résultat. Ainsi, Fernand Dumont, dans Raisons communes, s’inquiétait de la « bureaucratisation des rapports sociaux22 », conséquence de « la longue marche des technocrates », pour le dire avec Jean-Jacques Simard23. Avec la Révolution tranquille, c’est un capital communautaire ayant fait la richesse du Canada français qu’on aurait dilapidé selon Gilles Paquet24. Léon Dion a parlé quant à lui d’une révolution déroutée25. Plus radical, Marcel Rioux se résignait à la disparition à plus ou moins brève échéance d’un Québec français et de ses ambitions historiques dans la modernité nord-américaine26. La nouvelle génération d’historiens et de sociologues pose elle aussi un regard déçu sur les accomplissements de la génération précédente, celle qui aurait tout pris pour elle en laissant l’addition sur la table.

18Guy Rocher nous invite plutôt à nous méfier du désenchantement, et à y penser à deux fois avant de renier une expérience historique de laquelle le Québec est finalement sorti renforcé. Les réformes qui profitent aujourd’hui aux Québécois passaient par la mise en place d’un État providence québécois chargé de reconstruire la société pour la déprendre de certaines dominations incrustées dans les structures sociales. À plusieurs occasions, il s’est porté à sa défense. Vous n’entendrez pas Guy Rocher faire l’apologie des collèges classiques non plus que célébrer la supposée supériorité d’une culture générale fondée sur les « humanités ». S’il se réjouit aujourd’hui de la démocratisation de l’enseignement, ce n’est pas simplement pour défendre du haut de l’histoire la mémoire de la commission Parent, dont il fut l’un des membres. Ce qui le préserve plutôt de la nostalgie à laquelle d’autres s’abandonnent, c’est le regard lucide qu’il sait jeter sur les choses, le regard de celui qui sait d’où arrive le Québec et ce qu’il a accompli depuis le temps où, avec Dumont, Falardeau, Rioux et d’autres, Guy Rocher s’était mis à la tâche de le « moderniser »

19On le voit, Rocher n’adhère pas à une certaine lecture catastrophiste de la Révolution tranquille qui ne reconnaît plus en elle qu’utopies déçues et promesse trahies. Le système d’éducation, incubateur d’inculture, serait-il en faillite ? Guy Rocher, on l’a vu, nous met simplement face à cette tension qui fait en sorte que l’on peut difficilement démocratiser l’accès à l’éducation sans « l’enseignement de masse ». J’admire, pour ma part, ce qui tient chez lui de la sagesse et de la science du sociologue, ces deux qualités qui fondent chez Rocher la certitude tranquille que le changement social est toujours porté par l’utopie et que l’incapacité où nous sommes de jamais réaliser pleinement cette utopie ne peut suffire à discréditer les entreprises menées en son nom.

20C’est cela que signifie assumer le destin du Québec en tant que sociologue. Expliquer le changement social attentif au jeu des acteurs sociaux et aux déplacements des rapports de force ; chercher dans l’histoire les déterminations profondes du présent, mais aussi, s’agissant d’une nation qui n’est pas complètement advenue à elle-même, ne pas lui tourner le dos, ne pas l’accabler d’une critique injuste et proférée depuis je ne sais quel idéaliste mirage.

21Je m’en voudrais de ne pas évoquer une autre forme de la présence de Guy Rocher dans notre société. J’ai insisté jusqu’ici sur sa présence à l’histoire, sa fidélité à la Révolution tranquille, lui qui en fut à la fois l’un des artisans, l’interprète et le défenseur. Mais j’aurais pu parler longuement de la générosité de l’homme et du sociologue. Qu’on me permette d’évoquer trois souvenirs. Alors que je venais tout juste d’être embauché au Département de sociologie de l’UQAM, on me colla, comme le veut l’usage avec les nouveaux professeurs, quelques comités dont les plus vieux avaient déjà éprouvé l’ingratitude. Je fus alors nommé au comité de rédaction de notre revue départementale, Les Cahiers de recherches sociologiques. Quelle ne fut pas mon étonnement de constater lorsque je me présentai à ma première réunion que le prestigieux Guy Rocher siégeait aussi à ce comité. J’étais étonné de constater que quelqu’un de l’importance de Guy avait accepté d’accomplir cette modeste besogne. J’en tirai aussitôt un enseignement. Servir la sociologie, c’est aussi accepter le travail dans l’ombre en sachant que les institutions vivent de travail patient et silencieux.

22Plus tard, alors que je persistais à être jeune et qu’en conséquence on continuait de m’accabler de tâches que personne ne voulait faire, on me confia l’organisation des fêtes entourant le 25e anniversaire de notre département. C’était en 1994. Jeu l’idée d’organiser un événement de grande envergure auquel seraient invitées des personnalités à qui je demanderais de prononcer une conférence portant sur leur perception de notre département. J’invitai Guy Rocher, qui accepta mon invitation. Comme à l’habitude, Guy prononça une conférence passionnante parce que s’y retrouvaient la science et la mémoire d’un sociologue qui avait pour ainsi dire tout vu de la discipline au Québec. Je fus également frappé par la générosité dont Guy fit preuve cette fois-là. Non seulement, en effet, nous faisait-il profiter de l’extraordinaire talent de communicateur que tous lui connaissent, mais je fus frappé par l’analyse toute en nuances qu’il brossa de mon département dont il reconnaissait volontiers la contribution à la sociologie québécoise.

23Plus récemment, alors que j’avais vieilli mais qu’on ne l’avait sans doute pas remarqué puisque l’on continuait de me confier des tâches qui auraient dû incomber aux plus jeunes, l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française (ACSALF) me demanda d’organiser une journée de réflexion sur l’avenir de l’Association elle-même et de la sociologie au Québec. Vers qui me retournai-je encore ? Qui d’autre pouvait aussi bien nous éclairer sur ces questions ? Je téléphonai (encore) à Guy Rocher qui accepta (encore) mon invitation. C’était toujours l’intérêt de la sociologie qui l’incitait à nouveau à répondre positivement à l’invitation de l’ACSALR

24Guy Rocher est donc ce sociologue engagé vis-à-vis de sa discipline et de ses institutions. Il est également cet analyste subtil des transformations qui ont affecté si profondément le Québec depuis 50 ans dont j’ai essayé de brosser un bien trop rapide portrait.

25Il avait bien raison de vouloir revenir au Québec à la fin de ses études, mais je dirais aussi que le Québec a eu de la chance qu’il ait entendu en 1952 la grande voix du Québec, celle qui retint aussi Maria en 1914.

Notes

1 L’auteur remercie Mathieu Bock-Côté de l’aide qu’il lui a apportée dans la préparation de ce texte.

2 Guy Rocher, Entre les rêves et l’histoire, entretiens avec Georges Khal, Montréal, VLB éditeur, 1989.

3 Ibid., p. 28.

4 Ibid., p. 37-38.

5 Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Montréal, Boréal, 1988, p. 197.

6 Ibid., p. 198.

7 Fernand Dumont, Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, p. 264-265.

8 Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des nationalistes québécois, Montréal, VLB éditeur, 2002.

9 Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec-Amérique, 2002.

10 Guy Rocher, Le Québec en mutation, Montréal, Hurtubise HMH, 1973.

11 Ibid., p. 42-43.

12 Ibid., p. 45.

13 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 336.

14 Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992.

15 Guy Rocher, Le Québec en mutation, op. cit., p. 91.

16 Guy Rocher, Le « laboratoire » des réformes dans la Révolution tranquille, Conférence Desjardins, Montréal, Université McGill, 6 novembre 2001.

17 Ibid., p. 13-15.

18 Ibid., p. 18.

19 Ibid., p. 27.

20 Dans le texte qu’elle signe dans cet ouvrage, Andrée Fortin observe, elle aussi, que l’on ne trouve pas chez Rocher la nostalgie des Rioux et Dumont face à ce qui aurait été perdu dans la foulée de la Révolution tranquille.

21 Ibid., p. 26.

22 Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997.

23 Jean-Jacques Simard, La longue marche des technocrates, Montréal, Les éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979.

24 Gilles Paquet, Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999.

25 Léon Dion, La Révolution déroutée, 1960-1876, Montréal, Boréal, 1998.

26 Marcel Rioux, Un peuple dans le siècle, Montréal, Boréal, 1990.

Auteur

Professeur au Département de sociologie, Université du Québec à Montréal

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