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Protection sociale et fédéralisme

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Bruno Théret

Troisième partie. La dimension territoriale spécifique d’un État-providence fédéral

Chapitre 9. Partage des ressources budgétaires, transferts intergouvernementaux et rapports de puissance au sein de la fédération canadienne de 1926 à 1999

Texte intégral

  • 1 Outre l’amélioration de la reconnaissance de leurs droits en matière de retraite publique et privé (...)

1Tous comptes faits, entre 1976 et 1994, l’État-providence canadien a finalement bien résisté à l’assombrissement de la conjoncture économique internationale dont il est pourtant très dépendant, étant donné la petite taille et le degré élevé d’ouverture de l’économie sur laquelle il s’appuie. Il est même des secteurs où la couverture sociale s’est améliorée, notamment en matière de santé pour ce qui concerne les droits des femmes1. Les caractères propres du fédéralisme canadien qui avaient été un facteur important dans l’expansion d’un État-providence universaliste et complet, ont également été un facteur essentiel de sa résilience face aux divers chocs économiques et politiques que le pays a connu à partir de 1975. La comparaison avec les États-Unis montre, en outre, que si le système fédéral canadien avait été plus centralisé, plus intraétatique, l’État-providence au Canada aurait sans doute pris une forme plus américaine. Dans les vingt-cinq dernières années, il aurait été plus facilement « résidualisé », car moins soumis à la nécessité de maintenir le lien territorial par la voie de la protection sociale, ce qui est en revanche requis dans une société multinationale véritablement régie par le principe fédéral et où ce lien est plus fragile.

  • 2 Cf. Leslie, 1991 ; Courchene, 1995.
  • 3 Ce discours est tenu notamment mais pas seulement par les élites québécoises pour lesquelles « l’a (...)

2Toutefois, « les configurations institutionnelles ne sont pas immuables et ne traversent pas le temps sans être altérées. C’est en ce sens que la période actuelle est radicalement névralgique » (Boismenu et Noël, 1995, p. 83). En effet, à partir de la deuxième moitié des années 1980 et surtout du début des années 1990, avec l’accent mis dans les deux ordres de gouvernement sur l’intégration continentale nord-américaine au niveau des politiques économiques et sur le workfare au niveau des politiques sociales, ce dont on trouve la marque dans les accords de libre-échange del988 et 1993 d’un côté, les réformes des allocations familiales et de l’assurance-chômage de l’autre, la capacité de résistance de l’État-providence canadien semble s’être émoussée graduellement face à des politiques fisco-financières désormais orientées sans fard dans un sens néo-libéral (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995, pp. 29-32 ; Drache et Ranachan, 1995). Ces politiques s’accompagnent d’une fragilisation du système fédéral, fragilisation qui est accentuée par le travail de deux rhétoriques opposées quoiqu’instrumentant l’une comme l’autre la mondialisation économique. D’un côté, en effet, un discours de type économique, largement inspiré par les théories dominantes du fédéralisme budgétaire que nous avons présenté au chapitre 1, prône une nouvelle forme de centralisation politique garante d’une union économique plus effective entre provinces, cette dernière étant désormais considérée comme prioritaire compte tenu de l’exacerbation de la contrainte de compétitivité internationale2. De l’autre, un discours plus immédiatement politique met au contraire en avant le gain d’indépendance vis-à-vis de l’État fédéral dont les provinces pourraient bénéficier grâce à l’intégration économique continentale3.

3Le processus de competitive state-building qui, jusque là, avait joué en faveur du développement de l’État-providence canadien, semble ainsi désormais, dans le nouveau contexte économique, idéologique et international, avoir un effet inverse. « Avec des provinces manquant de ressources monétaires, la rivalité intergouvernementale qui auparavant soutenait “une course à l’innovation vers le haut” en faisant monter les enchères en termes de droits sociaux encourage maintenant une “compétition vers le bas tout aussi rudement menée” au nom de la réduction de l’endettement » (Drache, 1995, p. 42). Mais, par delà de tels « encouragements » bien réels, qu’en est-il en fait d’une telle symétrie ? L’histoire ne montre-t-elle pas plutôt une certaine irréversibilité des institutions, ce qui ne signifie pas, on l’a souligné au chapitre précédent, que le pays soit engagé sur une trajectoire désormais fixée à l'avance sans que soit ouverte une pluralité de scénarios possibles pour son futur ?

4Soutenir la thèse d’un « incrémentalisme à rebours » serai faire fi de l’épaisseur historique des institutions et des seuils d’irréversibilité franchis lorsque plusieurs d’entre elles sont nouées ensemble et se configurent mutuellement, comme on vient de le voir à propos du système des retraites. Ce serait aussi oublier le lien intrinsèque qui unit l’État-providence canadien et le type de système politique qui l’a produit. Le jeu compétitif à la hausse des droits sociaux entre les provinces et l’État fédéral qui a débouché sur la construction graduelle de l’État-providence au Canada, a également été au fondement de l’évolution du fédéralisme d’une forme « classique », dans laquelle les compétences des divers ordres de gouvernement étaient clairement séparées, à une forme « moderne », où a contrario les compétences se chevauchent. La construction de l’État-providence a ainsi permis une commune croissance de la légitimité de l’ordre fédéral et de l’ordre provincial de gouvernement, d’où le soutien qu’il a reçu de la part de la grande majorité de la population et des forces et élites politiques. Aussi, si la compétition politique jouait dorénavant de façon univoque dans le sens du dumping social, cela conduirait à la destruction de la configuration des institutions sociales établies et par voie de conséquence, de la légitimité du système fédéral dans sa forme également établie.

  • 4 En effet, les enquêtes d’opinion montrent que « les Canadiens n’admettent pas que des coupures bud (...)

5Ce ne peut être en fait le même système fédéral qui mène à leurs termes respectifs les deux types opposés de politiques. En témoigne une caractéristique essentielle des années dans lesquelles les politiques néolibérales se sont développées unilatéralement, sans internaliser leurs conséquences politiques et sociales, soit en gros de 1988 à 1997. Ces années ont connu une situation de rupture entre l’opinion publique et les élites politiques et économiques du pays4, situation de crise de la « constitution politique » qui n’est pas propre au Canada, mais qui a été de pair dans ce pays avec une montée du risque de rupture de sa « constitution administrative », pour parler comme Tocqueville, le système fédéral peinant à s’accommoder comme par le passé de la diversité de ses composantes. En dévalorisant la dette sociale, les politiques néo-libérales sont en effet non seulement potentiellement destructrices du lien social, mais aussi du lien territorial qui est au cœur du fédéralisme canadien. Il existe donc une tension très forte au Canada entre la menée de politiques néo-libérales et le maintien de la fédération. C’est pourquoi les risques associés à cette tension sont également les ferments d’une réaction aux tendances à la désagrégation territoriale et peuvent conduire à la remobilisation d’une protection sociale renouvelée pour assurer l’unité fédérale du pays. En effet, si le policy-pattern canadien continue de valoir, c’est-à-dire si l’anticipation d’une crise fatale au système politique continue de fonder une stratégie d’agenda-building destinée à en assurer la conservation, alors on doit supposer que les stratégies de reconfiguration de l’État-providence canadien dans une perspective résidualiste ont nécessairement un impact limité.

6L’évolution des transferts fédéraux de ressources fisco-financières aux provinces que nous abordons maintenant est au cœur de cette question. Ces transferts destinés à réduire les inégalités de richesse entre provinces et à assurer des niveaux de services publics et sociaux comparables sur tout le territoire de la fédération ont toujours été, en effet, un des instruments essentiels du fédéralisme canadien. Leur évolution doit donc nous éclairer sur sa capacité à réagir de manière conservatoire à l’exacerbation des tendances à son éclatement dans le contexte actuel. Nous plaçant toujours dans une perspective historique et comparée avec les États-Unis, nous l’aborderons en quatre étapes. Dans ce chapitre, nous nous attacherons d’abord à décrire l’évolution historique sur la longue durée des déséquilibres financiers dits « verticaux » qui sont à l’origine de ces transferts, description qui nous donnera une vue synthétique et périodisée des rapports de forces fisco-financiers entre les ordres fédéral et provincial de gouvernement. Dans le chapitre suivant (chapitre 10), nous changerons de point de vue en ne considérant plus les provinces comme un tout en relation avec l’État fédéral mais dans leur diversité, ce qui nous permettra de montrer la permanence à long terme des inégalités interprovinciales, une permanence qu’on retrouve dans le cas des États américains. Le chapitre 11 montrera néanmoins que, dans le cas du Canada, contrairement à ce qui se passe aux USA, ces inégalités, qui s’accompagnent de déséquilibres fisco-financiers dits « horizontaux » entre les administrations provinciales, sont significativement réduites par le jeu de l’État-providence et des finances fédérales. Car les programmes de transferts fédéraux ont au Canada un rôle de « péréquation » des capacités fiscales des provinces, une péréquation à qui est assignée un rôle clef dans la reproduction du pacte fédéral. Le chapitre 12 pourra alors finalement prendre la mesure de l’affaiblissement de cette fonction de péréquation depuis le début des années 1990, et accélérée par les coupures drastiques des années 1995-1997, avant de s’interroger sur la portée politique et sociale de la montée des tensions entre l’État fédéral et les provinces qui en est résultée.

7Dans ce chapitre, on envisage donc les transferts intergouvernementaux au Canada de manière globale, et en les considérant en quelque sorte comme le produit objectif de ce qui est souvent qualifié de « déséquilibre budgétaire vertical » entre les ordres de gouvernement composant un système politique fédéral. Ce déséquilibre résulte de l’écart qui peut exister dans toute Constitution fédérale entre la répartition des ressources fiscales et la distribution des compétences entre l’État fédéral et les unités fédérées. Même quand un tel problème est pris en compte au moment où est originellement institué le pacte fédéral, l’histoire se charge de le faire réapparaître. L’évolution de la structure économique conduit en effet, d’un côté, à l’invention de nouvelles formes de fiscalité ; l’évolution sociale, de l’autre, fait émerger de nouvelles responsabilités gouvernementales dont l’attribution fait l’objet de conflits de compétence dont l’arbitrage ne se fera pas seulement en fonction de considérations fonctionnelles, mais sera aussi et surtout, en dernier ressort, assuré par une interprétation du texte constitutionnel selon une logique juridique.

  • 5 Ainsi, « la seule cause possible d’un déséquilibre vertical viendrait de la concurrence que se liv (...)

8Cela dit, le déséquilibre fiscal vertical qui caractérise la plupart des systèmes fédéraux n’est pas que le résultat en quelque sorte involontaire d’une évolution économique et sociale interprétée selon une logique juridique. Ce déséquilibre peut également être une variable stratégique du jeu de pouvoir que se livrent les tenants des deux ordres de gouvernement dans leur quête de légitimité5. La hiérarchie de valeur et la complémentarité entre l’ordre fonctionnel fédéral et l’ordre territorial des unités fédérées tend toujours, en effet, à dégénérer en hiérarchie de pouvoir et en concurrence pour le commandement exclusif de la société. La tendance à la centralisation-nationalisation des ressources politiques inhérente à tout système politique immergé dans un ordre international qui ne reconnaît que des États-nations, apparaît largement au sein des systèmes fédéraux à travers un tel déséquilibre fiscal vertical et les formes prises par les politiques de transferts aux unités fédérées destinées à le compenser. Si un système fédéral réussit à réguler cette tendance, c’est qu’elle a appelé une réaction des unités fédérées cherchant à limiter les politiques de transferts fédéraux à ce qui est « juste » nécessaire à l’État fédéral pour exercer les fonctions de maintien de la fédération qui lui ont été dévolues.

9Sous cet angle, ce chapitre peut donc être lu comme une sorte de bilan quantitatif de l’évolution des rapports de puissance fisco-financière entre l’État fédéral, les provinces, et les municipes. Nous dressons ce bilan sur la longue durée en deux temps. Nous examinons d’abord l’évolution de la répartition des dépenses et des ressources publiques entre ces gouvernements avec leurs conséquences en matière de déséquilibre budgétaire. Nous prenons ensuite la mesure de la place des transferts intergouvernementaux dans les budgets des gouvernements fédéral et provinciaux et de leur caractère stratégique dans la concurrence politique à laquelle ceux-ci se livrent.

1. La répartition des ressources et des dépenses publiques entre ordres et niveaux de gouvernement

10Le graphique 32 présente la distribution des ressources fiscales entre ordres et niveaux de gouvernement depuis les années 1920. On y observe une évolution en quatre phases qui grosso modo correspondent à celles qu’on a pu repérer comme marquant les étapes du développement de l’État-providence canadien. A une distribution d’abord relativement équilibrée, mais défavorable aux provinces, des pouvoirs fiscaux avant la Seconde Guerre mondiale, fait place une poussée centralisatrice pendant la guerre qui entraîne un déclin accéléré du potentiel fiscal des administrations territoriales (municipes et provinces). Cette période centralisatrice est suivie d’une phase de baisse progressive de la part fiscale de l’État fédéral allant de pair avec une montée en puissance des provinces, jusqu’à ce qu’une stabilisation des rapports de force s’opère à partir de 1978, la part du fédéral étant revenue à cette date à son niveau de la fin des années 1920 (soit environ 45 % du total des recettes fiscales).

11Tout s’est donc passé comme si, dans la phase de résilience de l’État-providence, on était revenu au point de départ de sa phase d’émergence, avec seulement une inversion des rôles entre les administrations provinciales et locales. En conséquence, deux traits importants marquent cette évolution : d’une part, le degré élevé d’autonomie fiscale des gouvernements territoriaux (provinces et municipes) avant la Seconde Guerre mondiale, d’autre part le fait que le retour à ce même degré d’autonomie à partir de 1978 et sa stabilisation à cette date s’opèrent moyennant une transformation profonde des relations entre les gouvernements provinciaux et locaux.

  • * Lorsque nous ne les précisons pas, les sources statistiques utilisés pour l’ensemble des graphique (...)

Graphique 32 : Répartition des ressources budgétaires entre les divers ordres administratifs (1926-1999)*

Graphique 32 : Répartition des ressources budgétaires entre les divers ordres administratifs (1926-1999)*

12Alors que les administrations locales collectaient près de deux fois plus de recettes fiscales que les provinces dans les années 1920, les années 1930 d’abord, puis les années de guerre les ramènent à parité. Ensuite, dans la période dans laquelle l’État-providence se développe, ce déclin du local et la prééminence des provinces s’accentuent. Enfin, dans la phase de résilience de l’État-providence, il y a stabilisation selon un rapport de quatre à un. Sous cet angle de la centralisation financière interne aux provinces, la phase d’épanouissement de l’État-providence peut être divisée en deux sous-périodes, une première de développement conjoint des ressources fiscales provinciales et locales jusqu’en 1962, date à laquelle les provinces retrouvent une part dans le prélèvement équivalente à celle qu’elles avaient en 1938, et une deuxième de déclin relatif du niveau local (correspondant à la mise en place de l’assurance-hospitalisation et à l’apparition dans les comptes des provinces de transferts massifs aux établissements hospitaliers). Le processus de province-building ne met donc pas seulement en jeu le rapport État fédéral/provinces, mais également les relations entre celles-ci et les administrations locales ou municipes.

  • 6 Le décrochage des années 1997 à 1999 correspond à un changement de base comptable, les données bud (...)

13Du côté des dépenses, comme le montre le graphique 33, on retrouve à peu près la même périodisation et la simultanéité du développement de l’État-providence et de la construction du pouvoir ftsco-fmancier provincial. Néanmoins la stabilisation du partage des dépenses entre l’État fédéral et les provinces survient dès 1971, plus tôt que celle des parts fiscales (1978). Les provinces ont donc développé leurs compétences budgétaires plus vite qu’elles n’ont acquis d’espace fiscal. C’était déjà le cas dans l’avant-guerre. Le développement du rôle des provinces en matière de dépense se fait à l’époque d’abord aux dépens de l’État fédéral puis, dans un second temps, des administrations locales, de telle sorte qu’au milieu des aimées 1930, le pouvoir de dépenser est à peu près partagé par tiers entre les trois types de gouvernement, quand bien même les provinces ont alors un pouvoir fiscal plus réduit. La remontée en puissance des provinces après la phase centralisatrice de la guerre se fait dès 1946 de manière accélérée, puis de manière plus progressive et linéaire à partir de 1952. Le début des années 1970 voit enfin une stabilisation du rapport des forces budgétaires entre l’État fédéral et les provinces qui se poursuit jusque dans les années 19906. La part des provinces continue certes de croître légèrement jusqu’en 1979, mais c’est principalement alors en raison du déclin de la part des municipes.

Graphique 33 : Répartition des dépenses publiques nettes (1926-1999)

Graphique 33 : Répartition des dépenses publiques nettes (1926-1999)
  • 7 En gardant au compte des provinces les subventions qu’elles font aux hôpitaux à partir de 1961.

14Cette stabilisation s’observe aussi bien pour les dépenses avant transferts aux autres administrations (optique du financement) qu’après transferts. L’équilibre des forces qui est ici atteint est tel que l’État fédéral et l’ensemble des provinces administrent directement une part sensiblement égale à 40 % du total des dépenses publiques7, avec toutefois le maintien d’un léger avantage pour le premier mais qui tend à s’effacer au cours des années 1990. Les administrations locales, quant à elles, ont connu une période d’accroissement de leurs responsabilités financières de la sortie de la guerre jusqu’en 1965, date où elles ont la charge d’environ 26 % de la dépense publique globale et à partir de laquelle leur part décline à nouveau jusqu’à un palier de l’ordre de 16 % atteint en 1984-1985.

15Qu’en est-il alors de l’évolution du déficit vertical entre l’État fédéral et les provinces et de ses conséquences sur leurs déficits propres ?

Le déséquilibre budgétaire vertical entre les ordres de gouvernement...

16Les déséquilibres fiscaux intergouvernementaux sont la source première des transferts entre administrations. De l’analyse que l’on en fait dépend la représentation que l’on aura des rapports de force entre les ordres de gouvernements. On peut mettre en évidence ces déséquilibres en mettant en relation les parts respectives des divers types d’administrations concernant la collecte des ressources budgétaires d’un côté et celles concernant leurs dépenses de l’autre.

17En ce qui concerne l’État fédéral, le graphique 34 montre que, d’une manière générale sauf pendant les années de guerre, sa part des recettes collectées a toujours été en excès au moins par rapport à sa part des dépenses hors (ou après) transferts aux autres ordres et niveaux de gouvernement. Elle l’a été également la plupart du temps par rapport à sa part dans les dépenses comprenant ces transferts.

  • 8 Soit le regroupement des provinces, des municipes et des hôpitaux.

18La situation est évidemment symétrique pour l’ensemble consolidé des gouvernements territoriaux8 qui est, sauf en 1931 et 1932 et de 1940 à 1945, toujours en déficit de ce point de vue : sa part dans les dépenses totales (consolidées) excède en effet en permanence la part de ses recettes propres dans les recettes budgétaires d’ensemble. La remontée du pouvoir dépensier des provinces dans l’après-guerre s’est par ailleurs accompagnée, ainsi qu’on peut l’observer dans le graphique 35, d’un rapprochement entre leurs ressources fiscales propres et leurs dépenses hors transferts aux municipes. En outre, à partir du moment où la part fiscale des provinces est stabilisée, leurs recettes relatives sont supérieures à leurs dépenses relatives considérées après ces transferts. Le même graphique 35 montre que les administrations municipales, quant à elles, n’ont connu un part fiscale excédant leur part dépensière que de 1930 à 1945, date à partir de laquelle elles connaissent un déficit permanent de recettes propres.

Graphique 34 : Recettes et dépenses fédérales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)

Graphique 34 : Recettes et dépenses fédérales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)

Graphique 35 : Recettes et dépenses provinciales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)

Graphique 35 : Recettes et dépenses provinciales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)

19Les deux phases du développement de l’État-providence canadien sont ainsi caractérisées par des configurations particulières du point de vue des modalités d’équilibration verticale des dépenses et recettes fiscales entre les ordres de gouvernement. La situation de crise qui prévaut dans sa période d’émergence se traduit par de rapides changements dans les positions relatives des divers niveaux d’administration qui, conjointement au fait que leurs parts budgétaires sont proches, donne un aspect confus aux graphiques sur cette période. Celle-ci connaît d’abord un surplus absolu de ressources fédérales qui est épongé dès 1930, les recettes de l’État fédéral lui permettant alors de financer ses dépenses propres, mais pas l’ensemble des transferts aux provinces et municipes. La situation est néanmoins rétablie en 1937. Les administrations locales connaissent, quant à elles, une évolution inverse, en déficit d’abord jusqu’en 1929, puis en surplus, et cela, comme on vient de le signaler, jusqu’en 1945. Ce sont en fait les provinces qui, à cette époque, sont en situation critique en raison du développement de leur responsabilité financière en matière sociale : dans les années 1920, elles doivent financer les innovations sociales dont elles ont la charge (allocations aux mères nécessiteuses et pensions d’assistance-vieillesse) et dans les années 1930, elles doivent faire face aux conséquences sociales de la crise et du chômage de masse. Dès 1930, l’écart entre leurs ressources fiscales propres et leurs dépenses s’ouvre, d’où leur déficit budgétaire croissant qui les conduit à exercer des pressions sur l’État fédéral pour qu’il participe au financement de leurs dépenses par des transferts accrus ; d’où également une certaine réduction des transferts provinciaux aux administrations locales et, à terme, la volonté de récupérer l’espace fiscal qui leur était laissé jusqu’alors.

20Dans la période de guerre, la centralisation des dépenses impliquée par la guerre se traduit par un mouvement identique quoique d’ampleur plus faible du côté des recettes fiscales, le gouvernement fédéral ayant négocié avec les provinces la « location » de leur espace fiscal, négociation qui a laissé néanmoins aux gouvernements territoriaux de 1940 à 1945 un surplus de recettes par rapport à leurs dépenses.

21Au sortir de la guerre cependant, malgré le changement qualitatif que représente le niveau désormais très élevé de fédéralisation des finances publiques, et quoiqu’il y ait une sorte de reterritorialisation automatique en raison de la réduction des dépenses de guerre, la configuration d’ensemble d’avant-guerre du déséquilibre fiscal vertical est grosso modo rétablie. L’État fédéral dispose toujours, en effet, d’un pouvoir fiscal excédentaire par rapport aux dépenses qu’il administre directement, alors que les provinces sont à nouveau en déficit structurel de ce point de vue et dépendent partiellement pour leurs dépenses des transferts du fédéral, sauf à creuser leur déficit budgétaire. C’est là le résultat de ce que la baisse des recettes de l’État fédéral est alors moindre que celle de ses dépenses, en dépit du fait que les provinces cherchent à récupérer leur espace fiscal « loué » à l’occasion du conflit. Par ailleurs, la relance momentanée de la centralisation guerrière des finances publiques au début des années 1950, du fait de la guerre de Corée, ne doit pas empêcher de considérer que le développement de l’État-providence canadien commence bien dès 1944 (date à laquelle sont créées les allocations familiales), c’est-à-dire au point culminant, encore jamais atteint auparavant et jamais retrouvé depuis, de la part fédérale des recettes fiscales totales de la fédération (78,1 %).

...et ses conséquences en termes de déséquilibre budgétaire interne à chaque ordre de gouvernement

22Un des aspects les plus remarquables de la période qui s’ouvre alors est que le retrait continu de l’État fédéral qu’on observe, relativement aux ordres territoriaux de gouvernement, se fait sur fond d’équilibre budgétaire. Ceci n’a été possible que parce que la provincialisation fiscale a été moins forte que la défédéralisation des dépenses, ce qui a permis à l’État fédéral de financer sans problème des transferts financiers croissants aux administrations provinciales et locales. Ainsi, pendant toute la période de développement de l’État-providence canadien, c’est à un accroissement relatif de la part des transferts intergouvernementaux dans la dépense fédérale et, corrélativement, à un déséquilibre emplois/ressources avant transferts croissant aux niveaux provincial et local qu’on assiste.

23De ce point de vue, l’année 1974 est un point de rupture dans les structures budgétaires qui annonce la fin de cette phase de développement. A cette date en effet, l’État fédéral, s’il peut encore largement financer ses dépenses propres par l’impôt, apparaît désormais incapable de financer les transferts aux autres ordres de gouvernement sans recourir au déficit. Cette rupture de l’équilibre financier de l’État fédéral se produit au moment où précisément il y a déjà eu, depuis 1971, stabilisation des parts de dépenses entre celui-ci et les gouvernements territoriaux, voire une légère remontée de la part fédérale.

24On retrouve par ailleurs, dans cette période de stabilisation des rapports de forces fisco-financiers dans la fédération canadienne, les deux sous-périodes examinées au chapitre 8 : de 1975 à 1984, il y a une légère refédéralisation des dépenses alors que la provincialisation des recettes fiscales continue, d’où une réduction du déficit hors transferts des administrations territoriales et un accroissement continu du déficit budgétaire fédéral ; de 1985 à 1994, il y a en revanche stabilisation de la part des dépenses territoriales et des recettes fédérales avec tendance à la réduction de la part des dépenses fédérales (ce qui correspond à la montée des dépenses du Régime de pensions du Canada et du Régime de rentes du Québec).

  • 9 La relation négative observée entre dette financière et dette sociale devrait conduire à remettre (...)

25Enfin, comme cela ressort très nettement des graphiques 36 et 37, le développement de l’État-providence ne fait pas bon ménage avec des déficits et des charges de la dette publique élevés. La forte dette publique et les déficits importants des finances fédérales et provinciales du début des années 1930 ont freiné les initiatives provinciales en faveur d’un développement des programmes sociaux. La guerre en revanche, malgré le nouveau déficit qu’elle entraîne, réduit par l’inflation le service de la dette, ce qui permet l’ouverture des plans de réforme sociale. La période de développement progressif et continu de l’État-providence va de pair, quant à elle, avec un budget fédéral équilibré, un déficit des administrations territoriales contenu et compensé par l’excédent fédéral, et une charge globale de la dette stable et ramenée en moyenne à un peu plus de 10 % de l’ensemble des dépenses. Seule la période 1958-1962 fait exception à cette règle. Mais il s’agit précisément, on l’a vu au chapitre 6, de la période de crise économique et politique qui va conduire à l’accélération de la croissance de l’État-providence dans les années 1960, laquelle va à nouveau aller de pair avec l’équilibre budgétaire. Par contre, à partir de 1974, le déficit de l’État fédéral s’accroît jusqu’à atteindre près de 30 % des dépenses en 1984, et le service de la dette croît constamment jusqu’à atteindre plus de 25 % de ces mêmes dépenses en 1989-1990. Or ces années sont aussi celles qui voient d’abord l’abandon des projets de réforme de l’État-providence destinés à le peaufiner en lui donnant une cohérence systémique, puis les tentatives d’en réduire substantiellement le coût9.

Graphique 36 : Déficits des divers ordres de gouvernement (1926-1999)

Graphique 36 : Déficits des divers ordres de gouvernement (1926-1999)

Graphique 37 : Charges de la dette des divers ordres de gouvernement (1926-1999)

Graphique 37 : Charges de la dette des divers ordres de gouvernement (1926-1999)

26Pour autant, il n’y a pas de relation nécessaire entre la croissance de la charge de la dette et la réduction des transferts aux provinces. L’État fédéral dispose en effet de plusieurs degrés de liberté. Plutôt que de réduire ces transferts, ce qui, compte tenu du caractère « disjoint » de l’État-providence canadien, équivaut à entraver le développement des services sociaux, de santé et d’éducation, il peut réduire les transferts directs aux ménages dont il assure la majeure partie, ou encore réduire sa consommation propre de biens et services. Ainsi, une forte contrainte financière exacerbe la concurrence entre les deux grands objectifs stratégiques de l’État fédéral, à savoir d’un côté se légitimer prioritairement en tant qu’ordre politique propre cherchant à établir un lien direct à tout individu-citoyen, et, de l’autre, assurer ses fonctions d’unification de l’ordre politique global qui passent pour une bonne part par ses transferts aux unités fédérées.

27Pour examiner ce qu’il en a été concrètement sur ce plan au Canada, il faut regarder l’évolution de la structure dépensière de chacun de ses ordres de gouvernement. Pour se faire, on laissera de côté désormais la distinction entre administrations provinciales et locales en les regroupant au sein de ce qu’on a déjà appelé l’ordre territorial. Cette simplification trouve sa justification au plan juridique et empirique. Juridique, car les provinces ne sont pas elles-mêmes constituées sur un mode fédéral mais sur la base d’une hiérarchie de pouvoir fondée en droit entre provinces et municipes. Empirique, car comme on vient de le voir, la dynamique de construction des provinces en États territoriaux ne s’est pas seulement opérée selon un mouvement de décentrement de l’État fédéral avec récupération par les provinces d’un espace fiscal élargi, mais aussi selon un mouvement de centralisation par ces mêmes provinces des ressources des municipes allant de pair avec la réduction de leurs domaines de dépenses. Alors qu’avant la guerre, les administrations locales disposaient d’une large autonomie financière, elles ont été réduites de plus en plus dans l’après-guerre à de simples agents locaux des gouvernements provinciaux chargés de fournir des services publics économiques et sociaux en nature, de la même manière que les hôpitaux placés sous responsabilité provinciale. Ce qui se reflète d’une part dans la structure des budgets locaux au sein desquels, en moyenne, la consommation de biens et services et l’investissement net représentent entre 85 et 90 % du total des dépenses, d’autre part dans la faiblesse croissante du taux de recouvrement des dépenses des municipes par leurs recettes propres. Bref, la distinction mise en avant dans le premier chapitre entre niveaux et ordres de gouvernement fonde ici le regroupement en un seul ordre qu’on peut dire « territorial » (consolidé) de gouvernement des administrations provinciales et locales.

2. La place des transferts dans les structures budgétaires de l’État fédéral et des provinces

  • 10 On notera cependant que les révisions toutes récentes des comptes publics faites par Statistique C (...)

28Un premier trait structurel des finances publiques canadiennes est son caractère équilibré, quasiment 50/50, entre ses dépenses distributives (paiements au sens large incluant les transferts monétaires aux entreprises et les intérêts de la dette) et ses fonctions productives (là aussi au sens large d’une production de services non marchands mesurés par la consommation de biens et services qui inclut les salaires versés aux fonctionnaires). Le graphique 38 montre qu’il s’agit là d’un trait valant dans la longue durée, puisqu’on peut l’observer également dans les années 192010. De ce point de vue, les vingt-cinq dernières années semblent correspondre à une restructuration importante de l’économie politique des gouvernements canadiens avec une affirmation progressive de leur fonction redistributive via des transferts monétaires occupant une place croissante. A contrario, l’épanouissement de l’État-providence correspond à une période de stabilité de la structure opérationnelle des pouvoirs publics au Canada. Le fait majeur de toute la période des trente glorieuses canadiennes est en effet la stabilité de la structure des dépenses publiques globales en ce qui concerne les grandes masses. Il faut attendre l’année 1974 pour observer l’augmentation tendancielle de la part des transferts sociaux, et celle-ci se produit alors conjointement à l’augmentation de la charge de la dette et à la réduction des opérations sur biens et services (consommation comprenant les salaires des fonctionnaires publics et investissements).

29La mutation que représente la mise en place de l’État-providence n’est donc pas qu’il bouleverse la structure opérationnelle de l’État canadien ; elle est localisée dans la structure plus spécifique de l’ensemble des paiements en espèces effectués et a trait à l’inversion du rapport de domination exercé jusque là par les transferts financiers sur les transferts sociaux. En effet, les transferts au titre de la dette publique se trouvent ramenés dans l’après-guerre à la part qui était dévolue dans les années 1920 aux transferts sociaux (soit 10 %), lesquels à l’inverse atteignent un niveau relatif qui les situe assez près de celui qui était auparavant celui de la dette (autour de 25 % à comparer avec la moyenne de 30 % pour la charge de la dette dans l’avant-guerre). Dans la mesure où le développement de l’État-providence s’est fait de manière permanente et progressive, il y a là quelque chose de paradoxal puisque cette inversion du rapport de force entre droits financiers et droits sociaux sur les ressources de l’État qui prévaut de 1944 à 1974, se fait pour l’essentiel brutalement à l’issue de la guerre et ne subit plus, jusqu’à l’entrée en crise, que de légères altérations dans un sens ou dans l’autre qui n’écartent pas véritablement les transferts aux ménages d’une moyenne de 25 % des dépenses publiques. Néanmoins, on peut penser qu’au Canada comme ailleurs en Europe, l’épanouissement des droits sociaux a été permis par le déclin continu dans l’entre-deux-guerres du pouvoir des rentiers de la dette publique sur l’État, déclin tendanciel qu’illustre le trend à la baisse de la part des intérêts entre 1926 et 1952 repérable dans le graphique 38.

Graphique 38 : Les parts relatives des principaux postes de la dépense publique globale (1926-1996)

Graphique 38 : Les parts relatives des principaux postes de la dépense publique globale (1926-1996)

30Par ailleurs, si les parts dans la dépense publique globale des transferts aux ménages et de la production publique non-marchande sont restées globalement stables à partir du milieu des années 1950 et jusqu’au milieu des années 1970, cela signifie que l’État-providence canadien s’est développé en quelque sorte homothétiquement sur la base d’une structure fisco-financière fixée dans la deuxième moitié des années 1940 à l’issue de la guerre (et que l’épisode de la guerre de Corée vient seulement occasionnellement perturber). En fait, les développements institutionnels postérieurs à la guerre n’ont pas porté sur cette structure globale, mais essentiellement sur la distribution de la responsabilité de ces opérations entre les divers ordres et niveaux de gouvernement. Par là, on retrouve le fait qu’un des enjeux essentiels du processus de reformulation permanente qui caractérise l’État-providence canadien pendant les trente glorieuses était bien la reconstruction du système fédéral lui-même, c’est-à-dire la construction conjointe d’un État fédéral fonctionnel au développement du salariat et de provinces mettant en avant la mise en valeur de droits collectifs spécifiques.

L’État fédéral entre légitimité et fonctionnalité

31Que cette reconstruction du système fédéral soit passée par une redistribution des compétences entre ordres de gouvernement est repérable dans le fait qu’il n’y a plus de stabilité structurelle des opérations économiques publiques dès lors qu’on examine séparément les comptes de l’État fédéral et ceux des provinces. Dans l’après-guerre, comme le montre le graphique 39, une transformation s’est opérée au niveau des finances fédérales avec le développement d’opérations de transferts tant aux administrations provinciales qu’aux ménages : ces deux postes représentent près de 55 % du total en 1973 contre environ 35 % à la sortie de la guerre. Ce changement va avec une forte réduction de la charge de la dette qui représentait entre 30 et 40 % du budget fédéral avant-guerre.

32De même, le passage du warfare state au welfare state s’est effectué avec une division par deux en vingt ans de la consommation de biens et services de l’État fédéral : sa part passe de 50 % au moment de la guerre de Corée à 25 % au milieu des années 1970. Cette réorientation des finances fédérales est stoppée dans les années 1974-1978, mais pas véritablement renversée : la réduction des opérations sur biens et services se poursuit ensuite à un rythme plus faible et se stabilise à la fin des années 1980 à environ 20 % du total des opérations budgétaires fédérales.

33Dans l’ensemble des transferts fédéraux qui se développent en même temps que l’État-providence, les transferts sociaux directs aux ménages représentent la plus grosse part, mais celle-ci reste assez constante à son niveau du début des années 1950 et ce sont donc surtout les transferts intergouvernementaux qui vont se développer continûment : leur part est multipliée par près de trois entre les années 1950 et les années 1970. Ils croissent donc plus vite que tous les autres transferts fédéraux, y compris les transferts de sécurité du revenu pour les ménages. Le graphique 40 qui en témoigne montre en outre que l’évolution de la structure propre au système des paiements de transferts est caractéristique de la périodisation de l’État-providence canadien. Les moments d’inflexion dans l’évolution de la part qu’y tiennent les transferts intergouvernementaux relativement aux autres transferts signalent parfaitement les changements de période.

Graphique 39 : Structure par opérations de la dépense publique fédérale (1926-1996)

Graphique 39 : Structure par opérations de la dépense publique fédérale (1926-1996)

Graphique 40 : Transferts intergouvernementaux rapportés aux autres transferts de l’État fédéral (1926-1999)

Graphique 40 : Transferts intergouvernementaux rapportés aux autres transferts de l’État fédéral (1926-1999)

34Le ratio qui rapporte les transferts intergouvernementaux à la charge de la dette est tout particulièrement illustratif à cet égard, vu la forte amplitude de ses variations. Il permet d’observer que la remontée du poids de la charge de la dette dans le budget fédéral dans les vingt-cinq dernières années a pesé beaucoup plus lourd sur les transferts aux provinces que sur les transferts aux ménages. Ceci a certes à voir avec une certaine automaticité de la croissance de ces derniers en raison de la montée du chômage structurel, mais signifie aussi clairement qu’un choix a été fait en faveur de la centralisation et de sa légitimation au risque de la fédération.

Des provinces plus ambivalentes

35Pour l’ordre territorial de gouvernement, le graphique 41 met en évidence une configuration inverse avec une croissance dans l’après guerre de la part de la consommation de biens et services – production-distribution de services collectifs non marchands – qui passe entre les années 1950 et 1970 de 57 % environ à 66 % du total de la dépense. Pour autant, les transferts aux ménages ne sont pas négligeables, même s’ils tendent d’abord à diminuer légèrement dans les années 1950, puis plus fortement, au moment de l’incorporation des hôpitaux dans le secteur public, au début des années 1960, pour enfin rester sensiblement constants aux alentours de 15-16 % du total de la dépense territoriale (soit à un niveau relatif de moitié inférieur à celui qui prévaut au sein du budget fédéral).

  • Le décrochage de 1961 correspond à l’intégration des hôpitaux dans le secteur public provincial, s (...)

Graphique 41 : Structure par opérations de la dépense publique territoriale (provinces, municipes et hôpitaux) (1926-1996)

Graphique 41 : Structure par opérations de la dépense publique territoriale (provinces, municipes et hôpitaux) (1926-1996)†

36En outre, comme on l’a vu, le développement des administrations territoriales dans l’après-guerre se fait avec un déficit permanent, quoique léger, les transferts fédéraux ne suffisant pas tout à fait à combler le déséquilibre entre leurs responsabilités financières et leur capacité fiscale. Il est ainsi normal d’observer que dès les années 1960, la charge de la dette se fait de plus en plus présente dans les budgets des provinces. Elle grossira plus rapidement encore à partir de la deuxième moitié des années 1970 lorsque l’État fédéral, lui-même soumis à des tensions financières croissantes, commencera à réduire ses transferts, puis quand monteront les taux d’intérêts.

37Cette présentation qui oppose les évolutions respectives des structures des dépenses fédérales et des dépenses sous contrôle provincial montre à nouveau le caractère « disjoint » de l’État-providence canadien : le fédéral est orienté prioritairement, dès lors que s’épanouit l’État-providence, vers la distribution de prestations monétaires aux ménages et de subventions aux provinces, alors que, dans les provinces, ce sont les achats de biens et services qui dominent largement. Il y a toutefois dans cette présentation un certain biais d’observation dû à ce qu’on a utilisé une consolidation des budgets provinciaux, municipaux et hospitaliers. Si on considère les seuls budgets des gouvernements provinciaux comme dans le graphique 42, on obtient une image moins contrastée entre les ordres fédéral et provincial de gouvernement.

Graphique 42 : Structure par opérations de la dépense publique provinciale (1926-1996)

Graphique 42 : Structure par opérations de la dépense publique provinciale (1926-1996)

38Pour ce qui concerne les seuls gouvernements provinciaux, en effet, on observe une montée continue de la part des transferts aux ménages et aux administrations locales jusqu’au début des années 1970. Les provinces ont donc aussi une fonction de redistribution d’importance croissante – principalement à l’égard des municipalités qui, par contre, ont largement perdu cette fonction. Entre l’État fédéral, qui subventionne également mais faiblement les municipes, et les États provinciaux, il y a donc plus une différence de degré que de nature, et c’est pour cela qu’il est plus adapté de parler d’ordres différents de gouvernement que de niveaux de décentralisation. Cette précision n’empêche pas toutefois qu’on puisse continuer à parler avec Banting d’un « bifurcated welfare state », c’est-à-dire d’un État-providence scindé entre des institutions fédérales distribuant principalement des prestations sociales en argent aux individus au titre de la sécurité du revenu, et des institutions provinciales territorialisées distribuant surtout des prestations sociales en nature au titre de la santé publique, de l’enseignement et des services sociaux nécessaires à la vie matérielle communautaire quotidienne de ces mêmes individus.

39Mais cette séparation des tâches n’est pas le résultat d’une division rationnelle du travail entre des paliers de gouvernements hiérarchisés fonctionnellement, division qui serait planifiée ou le résultat du jeu d’une sorte de principe immanent de subsidiarité comme dans le modèle américain du « fédéralisme fonctionnel » (Peterson, 1995). Elle est le produit d’un conflit entre deux ordres de gouvernement en concurrence pour s’attacher la loyauté des citoyens, ordres de gouvernements fondés sur des principes différents de légitimation et qui, pour cela, sont réduits à mobiliser prioritairement certains moyens, certains types d’institutions, plutôt que d’autres, mais qui, au plan fisco-financier, luttent sur un espace fiscal commun et mobilisent pour cela toutes les ressources constitutionnelles dont ils ont été dotés par le pacte fédéral originel et ses divers amendements.

3. Les transferts comme variable stratégique dans les relations de puissance entre les deux ordres de gouvernement

40Tout se passe en effet comme si il y avait une course poursuite de longue haleine entre le pouvoir fédéral et les provinces dans le but de dominer la masse budgétaire. Ainsi le renversement du rapport des forces qui s’est opéré lors la Deuxième Guerre mondiale en faveur du fédéral est-il suivi d’un rattrapage provincial qui semble conduire in fine à un équilibre avec partage à parité. Toutefois, le résultat de cette compétition reste indécis tant qu’on ne tient pas compte de l’ampleur et de la forme des transferts fédéraux aux provinces.

41Bien qu’on puisse suspecter, à la lumière des graphiques 32 à 35, que les provinces sont finalement arrivées à une telle parité avec l’État fédéral quant à leur pouvoir de dépenser, ceci ne peut être objectivement établi que si sont distingués au sein des transferts fédéraux ceux qui sont conditionnels et inconditionnels, c’est-à-dire les transferts qui sont réellement des instruments de pouvoir manipulables par l’État fédéral et ceux qui ne le sont pas. À cette fin, on a établi à partir de diverses sources une estimation la part des transferts inconditionnels dans l’ensemble des transferts fédéraux aux provinces qui est présentée dans le graphique 43.

Graphique 43 : Part des transferts inconditionnels dans l’ensemble des transferts fédéraux aux administrations territoriales (1933-1991)

Graphique 43 : Part des transferts inconditionnels dans l’ensemble des transferts fédéraux aux administrations territoriales (1933-1991)

Sources : Bird, 1970 et 1979 ; Statistique Canada, 1992 et 1993-1994.

  • 11 C’est en 1960 que la part des transferts conditionnels devient supérieure à 50 % et le reste.

42Il ressort de cette estimation qu’alors qu’elle était faible au début des années 1930 du fait de la prépondérance des aides fédérales pour les chômeurs à cette époque, la part des transferts inconditionnels a crû considérablement pendant la guerre, en raison de la location des espaces fiscaux provincial et municipal par l’État fédéral. Cette part a ensuite diminué, après l’échec de la conférence de la Reconstruction et à l’occasion des premiers tax rental agreements d’après-guerre, en raison de la défection du Québec et de l’Ontario, puis est remontée à un niveau de 80 % en 1952 lorsque l’Ontario est rentré dans le giron fiscal de l’État fédéral. De 1957 à 1961, en revanche, lorsqu’on passe au tax sharing et que les programmes assistanciels à frais partagés prennent leur essor, la part de l’inconditionnel retombe progressivement à son niveau des années 1930. Le premier accord de tax collection conduit à une légère remontée de cette part qui finalement oscille entre 30 et 40 %11.

  • 12 Avec néanmoins un léger avantage pour les provinces. Mais les provinces sont plurielles alors que (...)

43En considérant que les transferts inconditionnels relèvent des prérogatives provinciales alors que les transferts conditionnels restent des ressources de l’État fédéral, on peut alors évaluer les masses budgétaires sous contrôle des divers ordres de gouvernement. On constate, ce faisant, comme cela apparaît dans le graphique 44, que dès le début des années 1950, les provinces ont récupéré de manière très significative (quoiqu’encore que partiellement par rapport à l’avant-guerre) leur capacité budgétaire globale jusqu’à effectivement l’amener à parité avec celle de l’État fédéral12. Le pouvoir budgétaire provincial culmine au début des années 1970, puis fléchit jusqu’à la parité en 1975. Par la suite, le rapport des masses oscille entre 100 % et 110 %, ce qui peut être considéré comme une stabilisation des rapports de puissance internes à la fédération canadienne caractéristique de la résilience de son État-providence.

Graphique 44 : Rapport de la masse budgétaire sous contrôle provincial à celle sous contrôle fédéral (1933-1991)

Graphique 44 : Rapport de la masse budgétaire sous contrôle provincial à celle sous contrôle fédéral (1933-1991)

Notes

1 Outre l’amélioration de la reconnaissance de leurs droits en matière de retraite publique et privée, il y a eu par exemple dans le domaine de la santé des améliorations en 1988 et en 1990 des conditions de délivrance des allocations maternité (quinze semaines) avec leur transfert possible sur le père en cas de mort ou d’invalidité de la mère.

2 Cf. Leslie, 1991 ; Courchene, 1995.

3 Ce discours est tenu notamment mais pas seulement par les élites québécoises pour lesquelles « l’accord de libre-échange avec les USA et l’ALENA sont perçus comme un moyen d’obtenir plus de contrôle pour la province dans un cadre globalisé. (...) Ces accords posent des limites à la capacité du gouvernement national du Canada d’utiliser ses pouvoirs à des fins nationales. L’ALÉNA impose de nouvelles restrictions à la direction économique du pays par Ottawa » (Drache, 1995, p. 41). Cf. Martin, 1995, pour une analyse de la position du Québec. Voir également Robinson, 1995. Il est frappant de retrouver dans cette opposition rhétorique le dilemme de la construction européenne, un dilemme sans issue ainsi posé, entre une conception qui voit dans l’union économique et monétaire la base d’un futur État fédéral centralisé sur le modèle de l’État-nation et une autre qui, à l’opposé, se borne à voir l’Europe comme une zone de libre-échange gérée par une confédération lâche des États-nations préexistants.

4 En effet, les enquêtes d’opinion montrent que « les Canadiens n’admettent pas que des coupures budgétaires aveugles soient la panacée aux difficultés économiques du Canada et continuent de soutenir un rôle actif fort de l’État. Le principal résultat d’une de ces enquêtes est qu’ils ont confiance dans l’État mais pas dans leurs élites politiques » (Drache et Ranachan, 1995, p. 17).

5 Ainsi, « la seule cause possible d’un déséquilibre vertical viendrait de la concurrence que se livrent le gouvernement fédéral et les provinces au sujet de 1’“espace fiscal” qu’ils sont en droit d’occuper à l’intérieur du champ des impôts sur le revenu » (Norrie, Simeon et Krasnick, 1986, p. 95).

6 Le décrochage des années 1997 à 1999 correspond à un changement de base comptable, les données budgétaires des comptes nationaux ayant été réestimées à partir de 1998, la part de l’État fédéral baissant et celles des provinces augmentant par rapport aux anciennes évaluations publiées jusqu’en 1997.

7 En gardant au compte des provinces les subventions qu’elles font aux hôpitaux à partir de 1961.

8 Soit le regroupement des provinces, des municipes et des hôpitaux.

9 La relation négative observée entre dette financière et dette sociale devrait conduire à remettre en cause l’idée que l’État-providence est un coût et non pas un investissement économiquement rationnel. Pour le moins, les évolutions ici retracées montrent l’inanité au plan macro-économique de la thèse faisant de l’État-providence un facteur immédiat et universel de crise des finances publiques.

10 On notera cependant que les révisions toutes récentes des comptes publics faites par Statistique Canada ont modifié fortement à la hausse la part de la consommation de biens et services par rapport à celles des transferts aux ménages. On en fait abstraction ici.

11 C’est en 1960 que la part des transferts conditionnels devient supérieure à 50 % et le reste.

12 Avec néanmoins un léger avantage pour les provinces. Mais les provinces sont plurielles alors que l’État fédéral est un, ce qui n’empêche pas néanmoins que, du point de vue de ce dernier, cela signifie que plus de la moitié de la dépense publique du pays est hors de son contrôle.

Notes de fin

* Lorsque nous ne les précisons pas, les sources statistiques utilisés pour l’ensemble des graphiques de ce chapitre sont : Statistique Canada, 1993-1994 ; Finances Canada, 1997b, 1998d et 2000a.

Le décrochage de 1961 correspond à l’intégration des hôpitaux dans le secteur public provincial, suite à la mise en place de l’assurance-hospitalisation.

Table des illustrations

Titre Graphique 32 : Répartition des ressources budgétaires entre les divers ordres administratifs (1926-1999)*
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Titre Graphique 33 : Répartition des dépenses publiques nettes (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-2.jpg
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Titre Graphique 34 : Recettes et dépenses fédérales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 110k
Titre Graphique 35 : Recettes et dépenses provinciales rapportées respectivement aux recettes et aux dépenses publiques totales (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 158k
Titre Graphique 36 : Déficits des divers ordres de gouvernement (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 150k
Titre Graphique 37 : Charges de la dette des divers ordres de gouvernement (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 105k
Titre Graphique 38 : Les parts relatives des principaux postes de la dépense publique globale (1926-1996)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 116k
Titre Graphique 39 : Structure par opérations de la dépense publique fédérale (1926-1996)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 133k
Titre Graphique 40 : Transferts intergouvernementaux rapportés aux autres transferts de l’État fédéral (1926-1999)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Titre Graphique 41 : Structure par opérations de la dépense publique territoriale (provinces, municipes et hôpitaux) (1926-1996)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 99k
Titre Graphique 42 : Structure par opérations de la dépense publique provinciale (1926-1996)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-11.jpg
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Titre Graphique 43 : Part des transferts inconditionnels dans l’ensemble des transferts fédéraux aux administrations territoriales (1933-1991)
Légende Sources : Bird, 1970 et 1979 ; Statistique Canada, 1992 et 1993-1994.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 114k
Titre Graphique 44 : Rapport de la masse budgétaire sous contrôle provincial à celle sous contrôle fédéral (1933-1991)
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/14987/img-13.jpg
Fichier image/jpeg, 107k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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