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Parole d'historiens

Quatrième partie. Le paradigme de l'éclatement

42. Plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire

1981

Pierre Trépanier

Note de l’éditeur

Source : Pierre Tréfanier1, « Histoire et littérature aux XIXe et XXe siècles. Plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire », L'Action nationale, vol. 70, no 10, juin 1981, p. 811-821.

Texte intégral

1En 1952, dans son Journal, Julien Green évoque la figure d’un prédicateur renommé, raillant « l’énergie avec laquelle il poussait devant lui le troupeau des lieux communs ». J’ai bien peur d’être dans la position de l’orateur sacré, l’énergie en moins. On ne cherchera donc pas dans mes propos l’originalité ou la profondeur que je n’ai pas su y mettre.

2À l’époque où Fénelon soumettait à l’Académie française un projet de traité sur l’histoire, il ne serait venu à l’idée de personne, je suppose, de contester à cette discipline la qualité de genre littéraire. À vrai dire, Fénelon la plaçait si haut qu’il jugeait qu’un « excellent historien est peut-être encore plus rare qu’un grand poète ». Pour « débrouiller les origines » – puisque telle est la raison d’être de l’histoire – « le grand point, écrit-il, est de mettre d’abord le lecteur dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au dénouement ». Par conséquent, la « principale perfection d’une histoire consiste dans l’ordre et dans l’arrangement ». Quant au style, il doit se recommander par sa « nudité » : « une diction claire, pure, courte et noble ». Chaque siècle – sauf peut-être le nôtre – a ainsi défini ce qu’on pourrait appeler une esthétique de l’histoire. Le XIXe siècle a proposé deux idéaux : celui de l’école philosophique – l’étude des idées dans les institutions qui les incarnent ; celui de l’école narrative – l’évocation des temps écoulés dans leur originalité, leur mouvement et leur couleur. Même des historiens mineurs ont voulu apporter leur contribution à la théorie. Edmond Demolins, par exemple, en 1879, suggérait une formule pour allier les avantages de l’une et l’autre écoles : « Grouper les faits d’après la méthode philosophique, les raconter d’après la méthode narrative. »

3Au XXe siècle, l’histoire ne se soucie guère de la forme. Le fond seul inquiète les historiens. Après la certitude des minuties que lui proposait le positivisme, l’histoire a découvert, non sans vertige, grâce à l’apport des sciences sociales, l’immensité des domaines insoupçonnés qui l’attendaient. Cette révolution lui a donné un second souffle, une nouvelle jeunesse. Et, de la jeunesse, l’emportement. La quantification conjuguée au matérialisme historique a de nouveau agité devant ses yeux ce miroir aux alouettes qu’est le scientisme. Paradoxalement, presque en même temps, elle risquait de sombrer dans un relativisme absolu : la science orgueilleuse se ravalait à une sorte de délire somnambulique, déclenché et réglé par des déterminismes tout-puissants, intérêts de classe ou mentalités. Or au milieu de cette crise de conscience, toutes les causes, toutes les idéologies lançaient aux disciples de Clio des ordres de mobilisation, les bousculant, faisant fi de la sage lenteur qui doit présider à leurs travaux. Drapée dans l’hermine de la science ou s’exhibant dans le simple appareil de la propagande, l’histoire, devenue étrangère à tout souci d’art, risque de ne plus attirer que les gens du métier ou les militants. Pourtant le sentiment de son historicité travaille le public. Vulgarisateurs, montreurs, marchands de pacotille lui prodiguent, à défaut d’histoire, le clinquant de ses succédanés. Le passéisme offre à l’homme d’affaires un placement de tout repos. Heureusement, une réaction s’est amorcée. C’est sous le signe de cette réaction que je veux inscrire mon plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire. Dans un premier temps, je rappellerai quelques rapprochements, parfois inattendus, entre histoire et littérature. Je tenterai, dans un second temps, de montrer quelques-uns des bénéfices que retirait l’histoire de sa réconciliation avec l’art. Qu’on me permette deux précisions. D’abord, ce qui est en cause, c’est l’utilité sociale de l’histoire, dont la mission est de veiller à la qualité du rapport au passé. À elle revient le périlleux honneur d’assumer la mémoire et les valeurs de l’humanité en marche. Dans une préface au Culte du moi de Barrès, Henri Massis observe qu’« un jeune homme d’aujourd’hui n’est plus capable, par son âme seule, de pénétrer une œuvre dont le contenu spirituel et intellectuel lui échappe ». Le rôle de l’historien est précisément de restaurer, entre les générations, les ponts abîmés par le temps, c’est-à-dire de restaurer l’intelligibilité des expériences passées. Ensuite (on voudra bien me faire la faveur de me croire) je n’ai nullement l’intention d’imposer une pratique historienne à l’exclusion de tout autre. Les consignes totalitaires me répugnent. J’admets que même l’histoire militante, même l’histoire passionnée puisse servir efficacement la connaissance. Thierry ne dit-il pas de Montlosier : « Il a vu le mieux ce qu’il haïssait le plus, ce qu’il aurait voulu détruire, dans le passé comme dans le présent. » Je ne préconise nullement non plus quelque affadissement de la science pour fin de consommation générale. Je souhaite seulement que – pour emprunter à Maurice Bouvier-Ajam ses catégories – il y ait place, à côté des travaux d’érudition du « spécialiste » et du « ponctualiste » pour les œuvres de synthèse du « linéaire » et du « généraliste ». Et je souhaite qu’en même temps que savantes ces œuvres de synthèse soient belles et qu’ainsi le public cultivé les lise et les médite. Voilà tout.

4L’historien aurait profit à pratiquer les poètes et les romanciers. Il constaterait que d’autres que lui ont compris l’historicité de l’homme et ont su pénétrer le passé. « L’homme est historien de naissance », remarque Camille Jullian. Les romanciers le savent de science aussi certaine que les historiens, que Fustel de Coulanges, par exemple : « Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l’homme. L’homme peut bien l’oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu’il est lui-même à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S’il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces différentes époques d’après ce que chacune d’elles a laissé en lui. » Il le sait, le romancier mineur, comme le vicomte de Vogüé qui prête ces paroles à l’un de ses personnages : « Nous croyons marcher sur la cendre inerte des morts : en réalité, ils nous enveloppent ; ils nous oppriment ; nous étouffons sous leur poids, ils sont dans nos os, dans notre sang, dans la pulpe de notre cervelle ; et surtout quand les grandes idées, les grandes passions entrent en jeu, écoutez bien la voix : ce sont les morts qui parlent. » Le grand romancier, lui, en a comme la vision, la divination, tel Marcel Proust : « J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps [...] j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux [...] J’avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années [...] Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrivais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. » Passé individuel, passé collectif – peu importe : c’est toujours d’un passé personnel qu’il s’agit.

5Que la littérature ait fait du tort à l’histoire, on ne saurait le nier. Et je n’ai pas seulement en tête le roman historique (aversion qu’il faut d’ailleurs nuancer). Je pense surtout à la rhétorique où à chaque époque viennent se prendre des historiens, comme des oiseaux à des bâtons enduits de glu. La rhétorique, c’est l’anachronisme, et notre époque est extraordinairement rhétoricienne. En revanche, la littérature a été aussi une précieuse auxiliaire de l’histoire. Elle a déterminé des vocations d’historiens. Thierry a dit l’ébranlement produit en lui par les Martyrs de Chateaubriand. Or Thierry est à l’origine de la rénovation des études historiques en France. Rameau de Saint-Père, historien français de l’Acadie, range au nombre des réformateurs de l’histoire un auteur de romans historiques : « Walter Scott (qui au fond était un savant) a beaucoup fait pour l’histoire de l’Ecosse, sous sa forme enjouée et en apparence romanesque. » Hommage d’abord rendu par Thierry lui-même dans l’introduction de son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands.

6La littérature peut aussi alimenter la réflexion de l’historien. Ainsi du Robinson Crusoé de Daniel de Foë inspirant Rameau de Saint-Père, dont l’œuvre examine le problème de la liberté, tempérée par la religion, comme facteur de réussite des entreprises coloniales. En 1859 du moins, Rameau pense que « si l’on veut dans une création coloniale, non pas seulement développer un pâle appendice d’une société vieillie, mais bien faire une souche neuve sur un vieux tronc, il faut faire recommencer cette société par le principe et lui laisser une certaine naïveté et simplicité de mœurs, où elle puisse créer ses habitudes, ses traditions nouvelles, pour en faire surgir une existence originale et indépendante ». C’est un peu à travers le héros du romancier anglais qu’en 1877 Rameau voit Charles d’Aulnay puisqu’il le compare à « une sorte de Robinson féodal ».

7La littérature, une école de formation pour historiens. Certains – et parmi les plus grands – l’ont reconnu, « Je défie tout érudit, écrit Jullian, d’arriver à la compréhension de l’histoire, à l’intelligence de la vie des peuples disparus, sans avoir pénétré les origines profondes de la beauté ou de la vertu, sans avoir goûté en conscience les charmes d’un roman ou les séductions des rêves. » À l’historien digne de ce nom il faut, selon Marrou dont je pille sans vergogne les idées, « une certaine richesse intérieure, une culture largement humaine, capable de comprendre, de sentir et de retrouver toute la richesse et la vie d’un passé qui a été le présent des hommes qui l’ont vécu et qui se dissimule derrière les traces et les vestiges que conservent nos documents. » Et Bouvier-Ajam, historien du travail, marque son accord avec le grand historien de la culture. Une certaine richesse intérieure, voilà qui explique un destin d’historien comme celui, chez nous, de Lionel Groulx.

8Allons plus loin : la littérature est une des voies royales qui mènent au passé. Écoutons encore Camille Jullian, en 1926, au Collège de France : « Roman et poésie, ah ! les précieux instruments d’histoire. Toute l’œuvre de Tacite ne vaut pas, pour nous découvrir les réalités de la vie romaine, le Satyricon de Pétrone ou les diatribes de Juvénal ; et j’en apprends autant sur la France de Louis-Philippe en lisant Balzac ou Victor Hugo, qu’en dépouillant Le Constitutionnel ou Le Moniteur universel. » Ce qui vaut pour le roman vaut a fortiori pour les souvenirs. Claude Galarneau salue, dans Testament de mon enfance de Robert de Roquebrune, au-delà de l’évocation personnelle, un témoignage historique de grande valeur ; « une peinture saisissante de la fin d’un type de civilisation, celle de la noblesse canadienne ». Mais chez l’historien, le vieux réflexe positiviste n’est jamais loin. D’aucuns ont voulu contester, en histoire, le recours au roman. Les lecteurs des Annales se souviennent que Christiane Marcilhacy a fait justice de ces réticences, au moins dans le cas de la Terre d’Émile Zola, tableau des campagnes beauceronnes au milieu du XIXe siècle. Au terme d’une vérification minutieuse, Marcilhacy conclut : « Le romancier ne rendait pas un mince service à l’histoire sociale en attirant l’attention sur un secteur peu exploré : la vision synthétique propre à l’œuvre d’art devient non pas artificieuse déformation, mais vif éclairage du réel. » Admettons avec Pierre Guiral qu’une attitude hypercritique face au roman priverait l’historien « à coup sûr d’une des manières les plus enrichissantes de pénétrer dans l’intimité d’une société, d’en retrouver l’atmosphère ou le climat, d’en dégager le style, d’en revivre le temps réel. » D’ailleurs bien des préventions sont tombées. Ainsi, dans l’une des dernières livraisons de Vie française, Armand Chartier et Richard Sorrell mettent en lumière l’intérêt que présentent, pour la connaissance des Franco-Américains, les études sur leur littérature, toute modeste qu’elle soit. Sorrell a donné à son article un titre significatif : « L’histoire en tant que roman, le roman en tant qu’histoire. »

9L’histoire s’écrit à partir des documents, avec toutes les ressources de l’intelligence, avec un sens critique toujours en éveil, une érudition sans faille, une imagination à la fois déliée et disciplinée. Pour Robert Escarpit, la littérature est le « dialogue esthético-imaginatif [de l’homme] avec ses contemporains et sa postérité ». Dans la littérature, il y a donc une niche toute trouvée pour l’histoire, ce dialogue critique et esthético-imaginatif de l’homme avec ses ancêtres.

10Nous avons vu qu’histoire et littérature convergent. Mais pourquoi (et c’est là la deuxième partie de ma communication) l’histoire devrait-elle réintégrer la littérature ? Je répète que l’histoire ne peut se passer de monographies spécialisées écrites par des savants pour des savants. La science est à ce prix. Je soutiens simplement, mais avec autant de force, que lui sont aussi indispensables les œuvres de qualité littéraire sans quoi l’histoire trahirait et sa nature et son rôle social. Or la nature profonde de l’histoire est d’être synthétique. Elle ne décompose que pour recomposer, que pour parvenir à la « résurrection de la vie intégrale ». « Ainsi, poursuit Michelet, ou tout, ou rien. Pour retrouver la vie historique, il faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d’une passion plus grande encore, refaire et rétablir le jeu de tout cela, l’action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même. » Ambition démesurée, avoue Michelet : « Nul homme sage n’y eût songé. Par bonheur, je ne l’étais pas. » Ainsi l’historien qui se double d’un écrivain n’est pas celui qui, pour parler comme Fénelon, habille, orne et frise l’histoire, mais celui « qui a vu le corps de son sujet pendant qu’il gisait encore éparpillé en des sources originales non organisées ; qui a recréé le corps en ranimant la forme requise » (Lewis). R. Lewis a raison : il ne suffit pas de voir, il faut faire partager sa vision. De la sorte, l’art d’écrire cesse d’être un raffinement surajouté à l’histoire pour en devenir la condition sine qua non.

11Insistons là-dessus avec Marrou. « L’histoire, dit-il, est à la fois saisie de l’objet et aventure spirituelle du sujet connaissant. » L’historien doit maîtriser suffisamment l’écriture non seulement pour communiquer au lecteur la part d’objectivation que comporte la connaissance – la vérité – historique, mais encore pour l’associer à son aventure spirituelle. Cette aventure consiste, pour l’historien, à se porter, tel qu’il est, avec ses catégories, ses concepts, sa culture, son temps, à la rencontre d’autres catégories, concepts, cultures et temps. Connaissance de l’homme, reprend Marrou, « domaine donc de l’esprit de finesse, du sens des nuances : la vérité dont il s’agit n’est pas justifiable de la roideur sommaire de l’esprit géométrique ». Évidemment, là comme ailleurs, il faut tenir compte des niveaux et des degrés. L’historien que préoccupe l’évolution des cheptels dans le Québec du XIXe siècle n’aurait que faire des subtilités de l’historien de la culture. Cependant même lui devrait se rappeler ce que Rameau de Saint-Père notait quelque part dans ses brouillons : « Le chercheur a des passions sans doute que le lecteur ne peut partager, il aime trop à étudier au microscope ce que le public aime à voir résumer. » Il est vrai que Fustel de Coulanges a dit que « pour un jour de synthèse il faut des années d’analyse ». Il n’a toutefois jamais prétendu que le lecteur devait lui aussi payer des affres de l’analyse le plaisir de la synthèse. Et puis qui n’en a pas fait l’expérience ? La recherche du bien dire a parfois pour récompense la découverte d’un point de vue, d’une relation inaperçus jusque-là, bref une meilleure connaissance.

12On peut même avancer l’idée, je crois, que le beau contrôlera le vrai. L’histoire, en dépit de son goût récent pour les modèles et les formalisations, reste la science du concret, l’art du récit ou de la description. L’historien, s’il est aussi écrivain, voudra soigner le récit ou la description. « J’ai tenté, pourra-t-il dire avec Barante, de restituer à l’histoire elle-même l’attrait que le roman historique lui a emprunté. Elle doit être, avant tout, exacte et sérieuse ; mais il m’a semblé qu’elle pouvait être en même temps vraie et vivante. » Il me semble que la confrontation de la formalisation avec le récit ou la description en fournira en quelque sorte la contre-épreuve.

13Pour Marrou, le travail historique est tout ce qui précède la rédaction, qui n’en est que la transmission à autrui. Je crois devoir me séparer ici de ce maître de la philosophie critique de l’histoire. Cette distinction, peut-être vraie en théorie, l’est-elle tout à fait en pratique ? L’idéal de l’historien, c’est-à-dire l’actualisation du passé dans sa globalité, ne lui est-il pas partiellement accessible dans et par l’écrit, qui permet l’articulation des diverses dimensions du réel, envisagées d’abord l’une après l’autre ? Pour ma part, je préfère voir, dans l’écriture, la continuation du procès engagé par le premier contact avec les sources, surtout peut-être chez les grands historiens.

14Quoi qu’il en soit des liens entre l’écriture et la nature de l’histoire, il est évident que c’est l’art d’écrire qui rend cette dernière socialement utile. L’art d’écrire introduit un tiers dans l’intimité du geste de l’homme qui se penche sur son passé. C’est capital. Mais l’histoire ne peut donner que ce qu’elle a. Qu’a-t-elle à offrir ? Suivons le conseil de Marrou : ni pathos, ni exaltation. L’existentialisme a fait tourner la tête à bien des théoriciens de l’histoire. « Histoire ! tourment de l’homme », écrivait Lionel Groulx, pour ajouter, un peu en correctif : « Œuvre presque surhumaine qui exige d’être vue de si haut et d’un œil de si large vision que Dieu seul, a-t-on dit, serait l’historien parfait. » J’aime son humilité : « devant ce Sphynx que reste toujours le passé humain, rien n’est tel que l’impuissance de l’historien ». Il y a là comme un écho de Renan : « sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites » ; moins bien inspiré, Renan se permettait une prophétie : « ... et qu’on négligera dans cent ans. » « On voit poindre, en effet, continuait-il dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui sont de 1883, – on voit poindre, en effet, un âge où l’homme n’attachera plus beaucoup d’intérêt à son passé. Je crains fort que nos écrits de précision de l’Académie des inscriptions et belles-lettres destinés à donner quelque exactitude à l’histoire, ne pourrissent avant d’avoir été lus. C’est par la chimie à un bout, par l’astronomie à un autre, c’est surtout par la physiologie générale que nous tenons vraiment le secret de l’être, du monde, de Dieu, comme on voudra l’appeler. » Cent ans après, nous pouvons lui dire : tu t’es trompé, Renan. Le passé reste une obsession. Toutes les causes le fouillent, le retournent dans tous les sens pour s’y découvrir une tradition, pour y puiser des arguments, pour y trouver confirmation et légitimité. Il en sera toujours ainsi : cela répond à un besoin de notre nature. Mais d’autres savoirs peuvent être mis à contribution pour des fins analogues. Quelle est donc l’utilité propre de l’histoire, elle que passionnent les inventaires, que n’effraient pas le foisonnement et le mouvement, le changement et la discontinuité, – elle à qui le répété ne dérobe pas le singulier ? Quand l’histoire réussit à échapper aux sollicitations trop pressantes des débats et des combats, son utilité est peut-être de nous prémunir contre l’esprit de système, toujours dangereux quand il s’agit d’une recherche sur l’homme. David devant Goliath, l’histoire affronte les géants conceptuels qui prétendent enfouir les mondes dans leur mouchoir de poche. Elle dénonce les grosses machines, trop logiques, qui, après avoir enserré la pensée de l’homme, s’apprêtent à broyer l’homme lui-même. Le mot de l’énigme, l’histoire l’ignore. Sa tâche est plus modeste : observer les yeux grands ouverts les individus, les sociétés et les temps, recenser leurs différences et leurs ressemblances, s’efforcer de les comprendre tels qu’en eux-mêmes. Voilà comment l’histoire rend service à l’historien lui-même, à son milieu, sa culture, sa société et son temps. Cela, elle le fera tant que l’historien saura parler à ses contemporains et tant que ne sévira pas l’incuriosité.

Notes

1 Communication présentée à New York, le 11 avril 1981, dans le cadre du quatrième colloque annuel de la Société des professeurs français en Amérique. Ces colloques ont pour thème : « création et réalité d’expression française ». Celui de 1981 portait plus précisément sur le texte et l’histoire.

Auteur

Docteur en histoire de l’Université d’Ottawa (1976), professeur à l’Université de Montréal depuis 1980, il est membre de la Société des dix. Ses travaux portent principalement sur l’histoire intellectuelle du Québec et du Canada. Spécialiste de la pensée et de la vie de Lionel Groulx, il travaille à l’ambitieuse entreprise d’édition critique de la correspondance de l’intellectuel nationaliste.

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