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Les mouvements sociaux

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Antimo L. Farro

6 Mouvement et conflit

Texte intégral

1 Formation de l’action

1.1 Entente et solidarité

1La formation des initiatives collectives a de nombreuses origines (cf. chap. 5, 3.1, 3.2, 3.3). Parmi celles-ci, on trouve des initiatives qui n’ont pas un caractère identitaire mais conflictuel, qui ont lieu lorsque certains sujets se lient et convergent ainsi en un parcours commun autant pour s’opposer à la domination des acteurs dirigeants dans un ou dans plusieurs secteurs de la vie sociale, domination qu’ils doivent subir et à laquelle ils veulent résister, que pour changer la vie sociale à leur propre avantage (cf. chap. 5, 3.3). Ces sujets commencent en effet, par cette convergence, un parcours qui les fait passer de la résistance à la domination, à la tentative de réaliser des changements dans les secteurs de la vie sociale dans lesquels ils sont impliqués et interviennent.

2Cette convergence entre les sujets peut se réaliser de plusieurs manières, parfois complémentaires, parfois indépendantes, comme l’entente d’intérêt commun, la conviction commune et la solidarité.

3Commençons par la première. Il s’agit de l’entente qui concerne la convergence entre sujets, basée sur la défense d’intérêts économiques ou sur leur affirmation face à toute forme de domination. Elle a lieu lorsque certains sujets convergent dans le cadre d’une initiative collective visant tant à défendre leurs intérêts qu’à rechercher une alternative à cette domination dans un ou dans plusieurs secteurs de la vie sociale. Les petits propriétaires de biens immobiliers qui sont exposés à une forme de pollution industrielle qui est à l’origine de la chute de la valeur de leurs terrains et de leurs constructions peuvent, par exemple, converger dans le cadre d’une initiative d’opposition à l’entreprise, qui est la source de cette pollution, et poursuivre aussi l’objectif d’un développement économique alternatif et durable. La sensibilité subjective à la protection de l’environnement trouve ainsi un lien avec la recherche rationnelle des intérêts économiques des acteurs ; mais ce sont ces intérêts qui incitent les petits propriétaires à converger dans le cadre d’une initiative collective consacrée au thème de l’environnement.

4Une entente d’intérêts est donc possible grâce à la convergence à laquelle parviennent certains sujets sur la base d’un calcul rationnel rapporté à la défense commune des intérêts dans un secteur de la vie sociale ; dans le dernier exemple, le secteur est celui de la définition du rapport entre développement économique et protection de l’environnement, mais il peut être l’un ou l’autre des secteurs où se développe la vie sociale. C’est pour cela qu’une telle entente est constituée par la convergence établie sur la base d’intérêts économiques communs entre des sujets qui commencent à développer des initiatives collectives sur un ou plusieurs des thèmes qui se rapportent eux-mêmes à un ou plusieurs secteurs de la vie sociale.

5Toutefois, cela ne signifie pas que les convergences entre les membres d’une initiative peuvent seulement être dues à des ententes instrumentales. Il peut également y avoir des convergences dictées par la recherche de l’affirmation de convictions communes, convictions dont l’origine se trouve dans des analyses qu’effectuent des sujets, sur la base d’informations scientifiques dont ils bénéficient, pour définir des critiques et des alternatives culturelles dans un secteur de la vie sociale. À part les ententes économiques, on trouve par exemple dans l’écologie des convergences entre des sujets qui deviennent les membres d’initiatives collectives visant à parvenir à un développement durable et donc alternatif au développement prédominant ; ces convictions se forment sur la base d’informations scientifiques qui concernent des données sur la pollution, comme celles sur le trou dans la couche d’ozone, ou les alternatives à rechercher pour pouvoir parvenir à une nouvelle combinaison entre la vie sociale et les forces matérielles (Farro 1991).

6D’autres convergences sont toutefois également possibles. La convergence peut se produire grâce à des liens qui se créent entre des sujets qui se sentent émotivement concernés par l’énonciation de certains thèmes d’initiative collective. Les thèmes de la protection de l’environnement d’une zone menacée par la dégradation écologique peuvent par exemple relier des sujets qui ne doivent pas défendre des intérêts économiques directement liés à ce territoire ; pour obtenir cette protection, ces sujets se mettent en rapport entre eux, sur la base d’un sentiment individuel qui les rapproche et les incite à s’engager dans une initiative collective visant à revendiquer la protection de l’environnement de cette zone et à comprendre cette action comme une partie de l’action d’intérêt global qui vise à protéger l’environnement au niveau de la planète. Ces sujets expriment ainsi leur solidarité non seulement entre eux et avec les habitants de la zone menacée par la dégradation, mais également avec leurs contemporains et avec les générations à venir, au nom desquelles ils se proposent de défendre les patrimoines naturels et culturels. Cette solidarité caractérise la convergence entre les sujets qui construisent cette initiative collective.

7La prépondérance du caractère émotif de la solidarité n’implique pas que les initiatives collectives qui se construisent grâce à des liens de solidarité, comme celles liées à la protection de l’environnement, n’interviennent pas dans le cadre du contrôle de la rationalisation de la vie sociale ou qu’elles ne comportent pas les convictions communes des sujets qui sont engagés dans ces initiatives. Cela signifie seulement que même ces liens de solidarité, comme cela se produit dans le cas de l’entente d’intérêt et de la conviction commune des sujets, permettent la formation de convergences entre les individus et le passage de la résistance subjective à la construction de l’initiative collective dont les membres sont des acteurs qui tendent à changer la vie sociale.

8L’entente d’intérêts peut prévaloir dans la formation de la convergence entre individus pour la construction d’une certaine initiative collective alors que, pour une autre, la conviction commune ou la solidarité des sujets peuvent l’emporter sur les relations instrumentales. Dans le cas d’une autre initiative encore, cette conviction peut prévaloir par rapport à la solidarité et aux relations instrumentales ; dans une autre initiative, c’est la solidarité qui peut l’emporter sur les autres manières de parvenir à la convergence entre les sujets. Chacune des manières de construire la convergence peut prévaloir dans la construction d’une initiative sans pour autant exclure les autres. Toutes ces manières peuvent en revanche se combiner sans perdre leurs particularités. En effet, un rapport de tension entre la rationalité instrumentale de l’entente, la conviction et l’émotivité de la solidarité se définit dans la convergence entre les sujets ; ce rapport prend forme de la même manière que celui qui est construit entre l’émotivité et la rationalité au moment de l’apparition des initiatives collectives.

9Pour en arriver aux convergences d’entente, de conviction et de solidarité, ceux qui développent les initiatives établissent des réseaux de relations (Diani 1988) et profitent de plusieurs types de ressources pour pouvoir le faire et pour communiquer entre eux. Parmi ces types de ressources, on trouve l’appartenance à une communauté ou à un réseau de relations antérieures à l’action, comme les rapports concernant l’insertion dans une catégorie professionnelle, le voisinage, l’amitié ou la parenté. Un autre type de ressources est constitué par l’intégration antérieure des sujets dans une ou plusieurs formations organisées, qui peuvent être des associations culturelles, politiques ou d’un autre genre. Un autre type encore est offert par les moyens de communication de différentes sortes, du téléphone à Internet, dont profitent les membres des initiatives pour entrer et même pour rester en contact.

10Le recours à ces ressources peut être simultané ou comporter une ou plusieurs sortes de convergences entre les sujets sans que soient impliquées pour autant des transformations du contenu des convergences d’entente, de conviction ou de solidarité entre les membres des initiatives.

11Dans une même action, non seulement tous les types de convergences peuvent exister simultanément, mais l’action peut regrouper des ententes d’intérêt, de conviction ou de solidarité qui sont respectivement plus fortes entre certains des membres qu’entre d’autres. Cela se vérifie par le fait que ces convergences d’intérêt, de conviction ou de solidarité sont effectuées par les membres en utilisant les variantes d’un même discours pour désigner les objectifs et tous les autres éléments dont se composent leurs initiatives collectives.

12Les prochains paragraphes sont consacrés à l’explication de ce discours.

1.2 Le discours

13Ceux qui convergent vers un comportement commun et entreprennent une initiative collective promeuvent ou adoptent des analyses conceptuelles et des formulations générales sur le fonctionnement de la vie collective, à travers lesquelles ils parviennent à la définition de leurs thèmes et des autres éléments grâce auxquels se déroule la construction de leur action. Les conceptions produites par les initiatives collectives sont constituées par un élément des conduites, dont les membres se servent pour situer leur action par rapport à celle d’autres acteurs et dans le contexte du fonctionnement de la vie sociale. Ces conceptions consistent ainsi dans les sources des discours qui sont un ensemble de formulations critiques et de propositions qui sont adoptées par les membres des initiatives pour construire leur action.

14Il ne s’agit pas d’évaluer si ces discours sont vrais ou faux, scientifiquement fondés ou non. Il s’agit en fait de voir de quelle façon les acteurs les élaborent et les adoptent pour se situer par rapport à d’autres acteurs et dans le contexte de la vie sociale. Ces discours sont constitués par la transposition discursive de l’idéologie (Touraine 1993c, p. 129-132) que les membres d’une initiative construisent ou adoptent pour se définir eux-mêmes et définir les rapports sociaux dans lesquels ils s’insèrent ou les contextes culturels dans lesquels ils interviennent pour se faire reconnaître comme des acteurs capables de désigner des thèmes de controverse dans la société et pour construire une action visant à contrôler certains aspects ou l’ensemble des orientations de la vie sociale.

15On peut pourtant se demander pourquoi nous voulons expliquer ces conceptions et reconnaître leur poids dans la construction des initiatives collectives, puisque les idéologies ont démontré qu’elles avaient perdu, avec la crise du socialisme et du communisme en Europe, l’importance qu’elles avaient dans la société industrielle. La réponse est que la crise des idéologies de la société industrielle n’implique pas que d’autres acteurs de la société actuelle ne produisent pas d’idéologies grâce auxquelles ils construisent, en les reliant à d’autres éléments, leur action.

16Ce qui se passe aujourd’hui est simplement le dépassement, tant pour les composantes critiques que pour les propositions, du discours du mouvement ouvrier, lorsque ce discours parlait de critiques et de propositions qui se fondaient sur la centralité sociale des rapports de travail industriel : les critiques dénonçaient l’oppression et l’exploitation capitalistes des ouvriers, alors que les propositions concernaient la préfiguration d’une nouvelle organisation du travail liée à la réorganisation de la société. Critiques et propositions étaient formulées et soutenues par les acteurs du mouvement ouvrier dans le contexte de la lutte de classes, qui les opposait aux entrepreneurs, et qui était consacrée au contrôle de l’organisation du travail et des orientations culturelles et du développement de la société industrielle.

17Ce discours n’a aujourd’hui de sens que comme témoignage nostalgique de la lutte de classes de la société industrielle, et des idées socialistes et communistes qui lui étaient liées. Il peut aussi témoigner, en Europe surtout, des difficultés qui ont poussé des acteurs sociaux à abandonner la conceptualisation de la lutte de classes de la société industrielle, alors qu’elle n’est plus pertinente pour la société actuelle. Ce n’est plus le contrôle des moyens de production des biens matériels qui y est débattu, mais celui de la production et de la diffusion des informations, de l’orientation de secteurs de la vie sociale comme la santé, l’environnement, l’éducation et la formation.

18Le fait que cette conceptualisation n’ait plus de pertinence systémique pour le discours du mouvement ouvrier n’implique pas que, à l’heure actuelle, elle n’en ait pas non plus pour les discours d’autres actions collectives. Il existe en effet des pertinences systémiques de critiques et de propositions qui viennent des nouvelles actions collectives ; ces pertinences se créent avec les discours des nouveaux mouvements. Le problème de la définition de ces pertinences n’épuise donc pas son importance seulement parce qu’il y a aujourd’hui un affaiblissement des conceptions propres au mouvement ouvrier (cf. chap. 4, 1.2). Cette usure ne prouve pas que les actions collectives actuelles soient dépassées. Cela démontre seulement en revanche que les conceptions du mouvement ouvrier ont perdu leur importance, dans la mesure où l’on a assisté à une transformation de la société et à une perte de la centralité sociale de l’action collective des travailleurs.

19Mais ce ne sont pas les discours idéologiques en tant que tels qui perdent leur importance systémique, ni toutes les nouvelles actions collectives. Ce sont les propositions formulées par les mouvements qui ne possèdent plus de prépondérance systémique. La perte de la centralité sociale implique aujourd’hui la crise de la pertinence systémique des conceptions du mouvement des travailleurs, en même temps que l’on constate d’autres discours d’importance systémique provenant de mouvements qui se constituent dans la société d’aujourd’hui.

20Si aujourd’hui la perte de centralité sociale de l’action des travailleurs entraîne la crise de la pertinence systémique des conceptions du mouvement ouvrier, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas dans la société postindustrielle d’autres discours au niveau systémique, dus aux mouvements, qui se forment justement dans le contexte de la construction de la vie sociale.

1.3 Nouvelles idéologies

21Il y a des discours traditionnels du mouvement ouvrier qui ont perdu l’importance systémique qu’ils avaient dans la société industrielle ; d’autres sont en revanche formulés par les acteurs des initiatives collectives conflictuelles qui interviennent dans le contrôle des orientations culturelles d’un ou de plusieurs secteurs de la vie sociale postindustrielle. Parmi ces derniers, on trouve par exemple les discours développés par des initiatives comme celles des écologistes et des femmes.

22Les écologistes développent en effet un discours par lequel ils définissent tant la dénonciation du modèle de développement, auquel ils attribuent l’étendue de la pollution et l’apparition de dangers d’épuisement des ressources, que les propositions d’alternatives à adopter pour un développement durable afin de faire face au problème de la protection de l’environnement. Ils formulent ce discours en se plaçant sur le terrain de la démocratie et en entreprenant leur initiative en tant que sujets qui résistent aux contraintes culturelles des codes liés à la définition du modèle de développement en vigueur. Ils réalisent cette initiative en tant qu’acteurs qui projettent, comme alternative à ces contraintes, la substitution de ce modèle à un autre, désigné par les instruments rationnels, scientifiques et techniques qui permettent de créer et de contrôler une nouvelle combinaison de la vie sociale et des forces matérielles apte à protéger l’environnement.

23Les initiatives collectives des femmes développent, elles aussi, des discours qui critiquent la prépondérance d’une rationalisation de la vie sociale imprégnée de l’influence culturelle masculine et qui recherchent des alternatives culturelles où la particularité féminine peut se combiner avec la raison. Ces initiatives se placent, tout comme celles des écologistes et d’autres encore, sur le terrain de la démocratie politique ; et c’est ainsi qu’elles tentent de réussir à affirmer, dans le contexte même de l’affirmation de la valeur universelle de la reconnaissance de toutes les différences, la combinaison entre subjectivité féminine et rationalisation de la vie sociale, grâce à laquelle les femmes pourront se distinguer des hommes et être en rapport avec eux d’une manière autonome à tous les niveaux de la vie sociale.

24Les acteurs des initiatives conflictuelles de ce type créent à travers ces discours les idéologies par lesquelles ils définissent le sens de leurs actions et la place qu’ils leur assignent dans le contexte de la construction de la vie sociale. Ils définissent donc par ces discours les différents éléments de construction de leurs comportements, à commencer par l’énonciation des thèmes de leurs initiatives. Les thèmes de dénonciation de la dégradation de l’environnement et du nouveau modèle de développement durable sont par exemple énoncés par les écologistes à tous les niveaux de leur activité dans le cadre de la formulation de leur discours. Qu’ils affrontent des problèmes circonscrits, comme la défense d’une zone verte dans un quartier métropolitain, ou qu’ils essaient d’affronter les grands problèmes des équilibres écologiques, ils recourent à ce type de discours pour énoncer les thèmes de leurs initiatives collectives. Et, en même temps, par son discours, le mouvement des femmes énonce les thèmes des initiatives menées à différents niveaux de la vie sociale, que ce soit quand ces initiatives recherchent l’amélioration de la condition des femmes dans l’organisation sociale, quand elles essaient d’obtenir des lois ou des décisions politiques d’un autre genre en faveur des femmes, ou quand elles veulent directement promouvoir des alternatives culturelles visant à redéfinir le rapport entre les diversités masculine et féminine dans la vie sociale d’aujourd’hui.

25Des discours de ce genre constituent donc des éléments des initiatives collectives lorsqu’ils interviennent dans les aspects circonscrits des thèmes de ces actions, mais aussi lorsqu’ils prennent en considération des problèmes plus généraux. Ils sont la traduction discursive des nouvelles idéologies, des nouveaux langages que les acteurs collectifs formulent pour se définir eux-mêmes et définir le sens de leurs initiatives conflictuelles, de leurs critiques et de leurs projets d’alternative à la domination dans la vie sociale actuelle. Ils désignent les éléments de ces initiatives et aussi les formulations que les acteurs adoptent pour lier leurs comportements au développement d’une action collective qui vise le contrôle des orientations systémiques.

26Ce qui n’implique ni de voir si ces idéologies sont réalistes ou non, ni de renoncer à expliquer la connexion entre les actions collectives et le fonctionnement d’ensemble de la société, pour se contenter de reconnaître le « mieux vaut moins, mais mieux » qu’elles peuvent réussir à réaliser en termes d’améliorations circonstanciées de la vie sociale (Rorty 1994 ; cf. également l’introduction) ; mais cela implique plutôt l’explication des liens que les initiatives collectives établissent, même à travers les élaborations conceptuelles définies grâce à ces discours, avec le fonctionnement d’ensemble de la vie sociale d’aujourd’hui.

27Il faut donc tenir compte des discours en les considérant comme des éléments importants de la construction des initiatives collectives conflictuelles. C’est ce que nous allons faire en essayant de définir aussi les autres éléments qui, avec ceux que nous avons déjà indiqués, interviennent dans cette construction. Dans ce but, nous considérerons d’abord l’élément des convergences grâce auxquelles les individus se lient à travers la mise en place de certains circuits de communication.

2 Communiquer et organiser

2.1 Objectifs, réseaux et circuits

28Les sujets construisent des convergences et communiquent entre eux pour former des initiatives collectives. Quand ils en arrivent aux convergences par le dialogue qu’ils produisent en fonction d’intérêts ou de convictions communes, mais aussi pour des raisons de solidarité, ces membres ont créé ou bien activé des relations communicationnelles. En effet, ils réussissent à développer une initiative collective quand ils peuvent dialoguer entre eux pour s’entendre sur le contenu des éléments de leurs initiatives, tels que les thèmes d’intervention et les objectifs à poursuivre, et sur ce qu’il faut faire pour y parvenir à travers leur action.

29Le dialogue a donc lieu lorsqu’il y a, à côté d’autres éléments, des objectifs à poursuivre qui sont constitués par des propositions définies par une action, parfois pour changer les aspects de l’organisation sociale, parfois pour déterminer des actions politiques favorables aux intérêts ou aux orientations culturelles du collectif qui réalise la conduite, parfois encore pour contrôler les orientations culturelles de la société.

30Cependant, ce dialogue entre les acteurs ne concerne pas la formation d’initiatives collectives uniformes, mais différenciées selon plusieurs composantes. Ce sont les différentes manières de comprendre les contenus des thèmes, des objectifs et d’autres éléments qui forment cette différenciation. En effet, les membres des initiatives dialoguent entre eux non seulement sur des bases générales, mais également en attribuant différents contenus aux thèmes, aux objectifs et aux autres éléments de leur action. Cette différenciation ne concerne pas, par ailleurs, seulement des clivages comme ceux entre les initiatives identitaires et conflictuelles. La différenciation peut en effet concerner aussi des composantes de ces dernières. Les initiatives conflictuelles écologistes, par exemple, sont formées par plusieurs composantes parmi lesquelles deux au moins se démarquent. La première est la composante des écologistes qui s’opposent aux acteurs dirigeants qu’ils tiennent pour responsables de la pollution et qui se battent pour parvenir à une rationalisation du développement. La deuxième de ces composantes est celle des écologistes qui, même s’ils s’opposent autant que ceux de la première composante aux mêmes acteurs dirigeants, ne se proposent pas simplement de poursuivre l’objectif de la rationalisation du développement afin de limiter la pollution, mais aussi celui de réaliser et de maîtriser un nouvel équilibre entre la vie sociale et les forces matérielles de la nature (Moscovici 1977 ; Farro 1991) afin de parvenir à un développement durable. Cela signifie qu’au moins trois circuits se construisent dans cette initiative conflictuelle. Le premier est le circuit de tous les écologistes qui se retrouvent dans une action visant la défense de l’environnement, défense définie de façon générale. Le deuxième est le circuit des écologistes qui se battent pour la rationalisation du développement et le troisième est celui des écologistes qui visent la formation d’un nouvel équilibre entre la vie sociale et les forces matérielles. Le premier circuit est celui des convergences communes. Les deux autres sont les circuits où existe une communication plus limitée entre les acteurs, communication qui est due au fait que, dans chacun de ces deux circuits, les acteurs forment des convergences qui ne portent pas seulement sur les perspectives communes de l’action écologiste, mais aussi sur des significations précises qu’ils donnent à leur initiative.

  • 1 Ici nous retrouvons la question de la pluralité des composantes des initiatives collectives, quest (...)

31Le dialogue, qui se fonde sur des considérations générales, permet aux membres des initiatives de participer à l’action commune qui n’est pas un ensemble homogène, mais qui est différenciée selon plusieurs composantes. Cette différenciation est due aux multiples façons de considérer les éléments de l’action de la part des membres1. En effet, les membres des initiatives dialoguent entre eux non seulement sur des bases communes, mais également en attribuant différents contenus aux thèmes, aux objectifs et aux autres éléments de leur action.

  • 2 Pour en rester à l’exemple des initiatives écologistes, on peut rappeler que la défense des intérê (...)

32Les membres des initiatives se regroupent en constituant des composantes qui se différencient les unes des autres ; les membres qui considèrent de la même manière les éléments de leurs initiatives se retrouvent dans chacune de ces composantes. Cette convergence peut porter autant sur les différents intérêts des acteurs de chacune de ces composantes2 que sur leurs convictions ou leurs expressions de solidarité. En effet, ce sont ces intérêts, ces convictions et ces solidarités qui sont à la base des convergences qui sont créées par les membres des composantes à travers le dialogue qu’ils développent pour définir et construire les objectifs et les autres éléments de leur action.

33Les dialogues permettent donc aux acteurs d’établir différentes convergences qui sont générales ou caractérisées par une communication plus limitée qui a lieu entre ces mêmes acteurs. Ces convergences constituent deux façons différentes qu’ont les acteurs d’arriver à des concordances. La convergence générale mène à une concordance générale elle aussi ; et la convergence due à une communication plus limitée entre les acteurs aboutit à une concordance communicationnelle.

34La concordance générale est celle que les membres d’une initiative établissent entre eux dans le fait de considérer de façon générale les éléments de leur action, comme l’énonciation de thèmes et les objectifs de leur action. Tous les discours des écologistes concordent, par exemple, de façon générale sur le fait que les ressources naturelles doivent être protégées contre la menace d’épuisement. À ce niveau de concordance sur ce discours, ils ne précisent pas ce qu’ils entendent par la protection de l’environnement. C’est la raison pour laquelle peuvent faire partie de l’initiative écologiste ceux qui comprennent cette protection en termes d’opposition à la rationalisation et de retour aux équilibres naturels prémodernes, ceux qui la considèrent plutôt comme le résultat d’une rationalisation supplémentaire du développement et de la vie sociale, et ceux pour qui il faut la définir comme le résultat d’un développement durable.

35Des réseaux de communication s’établissent entre ceux qui sont engagés dans l’initiative par rapport à ces contenus communs. À travers ces réseaux, on arrive à une convergence générale entre les membres d’une initiative. On y trouve des personnes faiblement engagées dans l’action, d’autres qui en revanche en sont des acteurs importants et enfin ses dirigeants et ses leaders.

36L’appartenance au réseau se réalise elle aussi de différentes manières. La première manière est due à des relations personnelles directes, comme les liens émotifs d’amitié, préexistants ou établis entre les membres pendant le déroulement des initiatives. La seconde façon concerne l’organisation, car on trouve dans le réseau des adhérents à des associations ou des formations d’un autre type, préexistants ou devenus tels grâce à l’action. La troisième manière est médiatique, dans la mesure où les membres d’une initiative se trouvent engagés dans l’action à travers les moyens de communication les plus divers, allant de la presse, la radio, la télévision à d’autres moyens qui permettent aux membres de se mettre en rapport entre eux sur un territoire délimité et à une échelle globale.

37Ces trois manières de se mettre en rapport, qui n’en excluent pas d’autres, ne se retrouvent pas seulement dans les convergences générales des réseaux de communication, mais également lors de la réalisation d’une concordance communicationnelle entre certains membres d’une action. Cette concordance est due au fait que ces membres attribuent les mêmes contenus et comprennent de la même manière les thèmes, les discours, les objectifs et les autres éléments de l’initiative dans laquelle ils sont engagés. Ces membres appartiennent aux réseaux communicationnels de l’action, mais ne forment pas seulement des convergences générales avec tous les autres membres de l’action. Sur la base de la concordance qu’ils définissent entre eux, ils construisent en effet des convergences communicationnelles dans les initiatives. Ils forment ainsi des circuits communicationnels entre ceux qui comprennent de la même manière les éléments de l’initiative dont ils sont partie intégrante.

38Dans une initiative collective, on observe donc des convergences générales et des convergences communicationnelles, des concordances générales et des concordances communicationnelles, des réseaux et des circuits de communication. Les convergences et les concordances générales permettent, à travers les réseaux de communication, de construire une initiative collective dans son ensemble. Les convergences et les concordances communicationnelles permettent aux différentes composantes des initiatives de se reconnaître entre elles. On voit ainsi, pour garder le même exemple, une convergence entre les différentes composantes de l’écologie, qui se réalise dans le réseau de communication écologiste. Il y a également des convergences communicationnelles entre les différentes composantes de l’écologie que nous avons identifiées tout à l’heure ; en fonction des différentes manières de comprendre la protection de l’environnement et les autres éléments de leur initiative, les écologistes constituent, en effet, autant de circuits communicationnels et attribuent des contenus différents à leur conduite collective. Ces différences se retrouvent dans l’ensemble du développement des conduites collectives. Celles-ci se trouvent donc dans la définition de certains éléments que nous avons déjà vus dans ce travail et dans d’autres encore que nous allons voir et qui, comme les activités, sont liés aux interventions que les initiatives collectives définissent par rapport à certains aspects ou à l’ensemble de la vie sociale.

2.2 Les activités

39Nous avons jusqu’à présent identifié différents passages et éléments de la formation des initiatives collectives conflictuelles, qui vont de leurs origines au développement de l’action commune des acteurs, lesquels convergent et communiquent entre eux dans le but de poursuivre certains objectifs et définissent ainsi leur expressivité, en vertu de laquelle ils se distinguent par rapport à d’autres acteurs.

40Pour développer cette expressivité et pour essayer d’atteindre ces objectifs, les initiatives collectives bénéficient d’un élément supplémentaire : les activités qu’elles accomplissent. Ces dernières sont constituées d’un ensemble d’opérations effectuées par les différentes composantes des initiatives collectives pour développer leur expressivité afin que les réseaux de communication qui les relient et la mobilisation des ressources, que ces composantes des initiatives effectuent, aillent dans le sens de la poursuite des objectifs de l’action. Il s’agit de deux types d’opérations. Le premier est donné par les opérations qui vont vers l’intérieur, le second par celles qui vont vers l’environnement extérieur des initiatives.

41Les activités qui vont vers l’intérieur sont menées par les membres des initiatives pour, d’une part, affirmer leur expressivité de sujets voulant résister aux contraintes dont ils sentent l’importance dans un ou dans plusieurs secteurs de la vie sociale (cf. chap. 5, 3.2) et, d’autre part, cumuler les ressources économiques, informatives et relationnelles pour les consacrer à des interventions dirigées vers l’extérieur (McCarthy, Zald 1977, p. 1216). Ces activités sont constituées par l’acquisition de ressources financières et d’informations sur les thèmes auxquels il faut faire face, par la construction ou la mise en place de réseaux relationnels qu’il faut préparer pour des communications à effectuer à l’intérieur des initiatives, entre les membres, mais aussi pour intervenir à l’extérieur. On observe alors que les initiatives collectives se dotent, grâce aux activités dirigées vers l’intérieur, de moyens qui peuvent permettre à leurs membres d’être reliés et en même temps d’assurer le passage de la résistance subjective à la domination, à l’intervention visant à agir sur l’environnement extérieur, lorsque ce dernier est donné par des partenaires ou des adversaires, les circuits institutionnels et les sources de ressource, y compris les sources communicationnelles qui peuvent favoriser ou gêner la formation d’initiatives collectives.

42Les activités dirigées vers l’extérieur sont réalisées par les membres des initiatives à travers le passage qui les mène de l’expressivité de la résistance à une forme de domination, à l’identité collective. Cela se produit lorsque celle-ci n’est pas simplement une expression autoréférentielle de ceux qui développent des initiatives, mais qu’elle est constituée par une construction réalisée par des acteurs qui se reconnaissent et entendent être reconnus par les autres comme étant capables d’intervenir et de transformer les contextes de la vie sociale dans lesquels ils agissent (cf. chap. 3, 3.2). Il s’agit d’acteurs qui développent des initiatives collectives pour effectuer des revendications et intervenir quant au contrôle de la production et de la diffusion des informations qui se rapportent à un ou à plusieurs domaines de la vie sociale. Ces acteurs mobilisent les ressources dirigées vers les activités allant vers l’intérieur et tentent de bénéficier d’autres ressources qui pourraient leur donner un avantage dans la poursuite de leurs objectifs. Ils interviennent ensuite pour les poursuivre aux trois niveaux différents (cf. chap. 4, 3.3) des secteurs de la vie collective dans lesquels ils accomplissent leurs activités et qu’ils visent à transformer.

  • 3 Il s’agit, en d’autres termes, de campagnes que ces secteurs développent, même s’il faut commencer (...)

43Le premier niveau est celui de l’organisation sociale, où les activités se déroulent au moins de deux manières. Dans la première manière, les initiatives s’adressent à ceux qui, dans l’opinion publique, peuvent être intéressés par les thèmes abordés afin de les engager dans l’action. Il s’agit d’interventions que les membres adressent à l’individu pour lui proposer un engagement dans les initiatives et répondre ainsi aux contraintes culturelles dont il est le dépositaire. Selon Touraine, cela se produit lorsque l’on reconnaît que, à ce niveau de l’organisation sociale, les orientations culturelles apparaissent comme séparées des rapports sociaux et qu’on a des comportements individuels qui suivent des normes qui semblent étrangères à des rapports de pouvoir, alors que ces derniers s’annoncent comme des relations humaines indépendantes (cf. chap. 2, 3.1). Les campagnes de sensibilisation de l’opinion publique sur les thèmes de l’autonomie individuelle à exercer sur les codes culturels, qui imposent certaines modalités pour le contrôle de l’équilibre du corps et de la psyché, sont un exemple de cette manière d’accomplir les activités qui déterminent des initiatives collectives, comme celles que certains secteurs écologistes développent à ce niveau de la vie sociale3.

44Alors que l’autre manière d’accomplir des activités au niveau de l’organisation sociale est constituée par les interventions allant dans le sens d’une amélioration de certaines situations dont l’état est défini par les initiatives collectives à travers l’énonciation des thèmes. Les initiatives écologiques par exemple, en énonçant les thèmes écologiques, définissent elles-mêmes le degré de pollution de l’environnement et les dangers qui résultent de l’épuisement des ressources naturelles. Et c’est précisément en fonction de cette définition qu’elles revendiquent, de la part des administrations politiques ou d’autres acteurs, des améliorations de l’état de l’environnement.

45Ces deux manières d’accomplir les activités sont aussi rendues possibles grâce à la mobilisation des ressources économiques, relationnelles et informationnelles dont disposent les initiatives collectives, ou de celles dont elles peuvent profiter d’une manière ou d’une autre, en retrouvant par exemple des informations pour définir des dénonciations et des objectifs à atteindre, en accédant à des moyens de communication de différents types pour les rendre publics, ou en rassemblant des fonds pour contribuer au financement des actions.

46Le second niveau de la vie sociale où interviennent les initiatives collectives et où elles ont une activité est le niveau institutionnel du système politique. Toujours selon Touraine, les acteurs s’y confrontent et s’y affrontent quant à des orientations culturelles et des intérêts parfois différents et parfois divergents pour parvenir à une prise de décisions politiques (cf. chap. 2, 3.1). Dans ce cas également, comme pour celui du niveau de l’organisation sociale, les activités se font au moins de deux manières. D’abord, il y a l’intervention, qui se rapporte aux opportunités et aux sanctions que peuvent avoir les initiatives collectives pour construire leur action, mais aussi pour accéder ou demeurer dans le système politique (Tilly 1978, p. 100-106). On le constate, par exemple, avec les écologistes quand les campagnes qu’ils mènent bénéficient, grâce à l’ouverture institutionnelle opérée par les acteurs politiques à l’égard des thèmes écologiques, d’occasions d’acquisition de ressources financières ou d’une autre nature afin de développer les initiatives collectives. On le constate aussi quand, au contraire, une ordonnance des autorités politiques permet de poursuivre des activités polluantes afin de sauvegarder des emplois et met ainsi en difficulté cette action. Cette dernière action peut enfin viser à accéder au système politique et à y rester à travers l’exercice de pressions et ses propres représentants élus dans les institutions, ce qui peut se produire par l’élection d’écologistes, même dans des listes qui ne sont pas écologiques.

47La seconde manière dont se déroulent les activités a lieu en concomitance avec cette intervention institutionnelle des initiatives collectives, qui visent à trouver une place pour leurs instances au niveau du système politique. Cette deuxième manière a en effet pour but de consolider au niveau institutionnel la promotion des intérêts que les initiatives représentent et des orientations culturelles dont elles sont porteuses. Sa réalisation se fait à travers des campagnes et d’autres types d’interventions ayant pour objectif de renforcer la promotion de ces intérêts et de ces orientations dans les circuits institutionnels afin que les prises de décisions politiques soient avantageuses pour l’atteinte des objectifs de ces initiatives. C’est dans ce sens que vont par exemple les campagnes écologistes qui veulent obtenir des institutions supranationales et nationales des différents pays, grâce à l’apport de fonctionnaires sensibles aux questions soulevées et d’élus du mouvement écologique ou qui lui sont proches, des mesures législatives ou d’un autre type pour empêcher des productions considérées par diverses sources comme responsables du trou dans la couche d’ozone.

48Quant aux activités du système institutionnel, elles opèrent aussi par la mobilisation des mêmes ressources que celles dont profitent les initiatives qui agissent au niveau de l’organisation sociale. Mais, les activités des initiatives collectives ne se limitent ni à ce dernier niveau ni au niveau politique, car l’action des composantes du mouvement visent à intervenir dans le domaine des déséquilibres de pouvoir des rapports sociaux et du contrôle des orientations culturelles de la vie sociale. Ces composantes de l’action collective ont en effet une activité qui va dans le sens d’une intervention à un troisième niveau de la vie sociale.

49Ce troisième niveau, toujours selon Touraine, est désigné comme celui de la définition des orientations de la vie sociale (cf. chap, 2, 3.1) : les initiatives collectives y interviennent pour disputer aux acteurs dirigeants le contrôle de la production et de la diffusion des informations en fonction desquelles sont formés les codes culturels. Il s’agit d’interventions visant à préparer des alternatives aux contenus de ces codes auxquels on doit la définition, imposée par les acteurs dirigeants, de différents secteurs, comme l’environnement, les communications de masse et la santé, ainsi que de la vie individuelle et collective. À tel point qu’on observe à travers ces codes l’intervention des acteurs dirigeants pour imposer des critères qui permettront aux individus et aux groupes de définir la construction du sens (cf. chap. 3, 3.1). Et c’est pour résister à ces contraintes que les sujets deviennent des constructeurs et des défenseurs de leur diversité. Ils visent d’abord à résister à la domination, puis à construire des actions collectives pour devenir des acteurs qui changent leur environnement. Pour tenter de déterminer ces changements au niveau des orientations de la vie sociale, les acteurs accomplissent certaines activités dans le but d’intervenir quant à ces mêmes orientations et d’agir sur le déséquilibre des rapports de pouvoir, qui vient du fait que les acteurs dirigeants ont le contrôle de la production et de la diffusion des informations.

50Chacune de ces activités essaie d’opérer ce changement par la recherche d’objectifs précis. C’est par exemple ce qui se produit à l’échelon planétaire dans les campagnes des écologistes pour parvenir à un nouveau modèle de développement qui serait alternatif à celui en vigueur et durable.

51Quant à la conduite de ces activités, il faut enfin observer que, tout comme pour ce qui se vérifie à propos des activités des deux autres niveaux de la vie sociale, les membres des initiatives ont recours à la mobilisation des ressources économiques, relationnelles et informationnelles dont ils disposent ou de celles dont ils réussissent à bénéficier eux-mêmes.

52Les activités sont donc constituées par l’articulation finale de la construction de l’action, qui commence par la résistance à la domination et par l’énonciation des thèmes de l’initiative. Elles permettent aux initiatives collectives de réaliser leur développement interne, mais également de se mettre en relation avec les autres acteurs sociaux et d’accomplir ainsi des opérations aussi bien au niveau politique qu’aux autres niveaux de la société. Elles permettent enfin à ces initiatives de poursuivre leurs objectifs aux différents niveaux de la vie sociale.

2.3 Organisations

53Pour permettre les différentes phases de leur construction, pour faire communiquer leurs différentes composantes, pour repérer et mobiliser les ressources et en même temps pour agir dans l’environnement qui les entoure, les initiatives collectives se servent aussi d’un autre élément. Il s’agit de l’organisation, qui est un élément particulier parce qu’il se met en relation avec tous les autres. L’organisation consiste en effet dans l’instrument que construisent et dont jouissent les membres des initiatives : (a) pour communiquer entre eux à travers des réseaux et des circuits de communication ; (b) pour définir des instances de prise de décision et pour décider les thèmes à énoncer, les objectifs à poursuivre et les activités à entreprendre ; (c) pour exercer ces activités grâce au repérage, à la mobilisation et à l’allocation des ressources économiques, relationnelles et informationnelles ; (d) afin que cette mobilisation puisse garantir d’une part le développement interne des initiatives ; (e) et que, d’autre part, les initiatives collectives puissent se mettre en rapport avec l’environnement extérieur, où elles pourront être mises en œuvre pour s’opposer aux dominations et poursuivre des objectifs de nature différente à chacun des niveaux de la société — au niveau de l’organisation pour revendiquer l’obtention d’amélioration des conditions ou de l’état des choses désignés par les thèmes de l’action (par exemple la dégradation de l’environnement), au niveau institutionnel pour essayer d’obtenir des décisions politiques avantageuses pour leur action, et au niveau systémique global pour tenter de contrôler les orientations de la vie sociale ; (f) pour désigner et réaliser les stratégies par lesquelles, d’une part, leurs actions recherchent des objectifs donnés et, d’autre part, ces mêmes membres qui les accomplissent, essaient de changer l’environnement social dans lequel ils réalisent leurs initiatives en se définissant et en se faisant reconnaître comme des acteurs qui s’opposent à la domination des acteurs dirigeants auxquels ils contestent le contrôle de la production et de la diffusion des informations ; g) pour gérer le rapport de tension défini par leur conduite entre la protection qu’ils recherchent de leur diversité de sujets, individuels et collectifs et l’accomplissement rationnel de l’action qu’ils ont construite, pour atteindre efficacement les buts recherchés par l’initiative et changer les relations de pouvoir avec les acteurs dirigeants.

54Ainsi, l’organisation se définit comme l’élément des mouvements sociaux qui est tant instrument de la rationalisation et de l’efficacité de l’action que moyen par lequel les instances subjectives et rationnelles des membres des initiatives se mettent en rapport dans le contexte du développement et de l’accomplissement de l’action. Voyons donc maintenant plus précisément comment l’organisation se définit comme instrument de rationalisation, puis comment elle se définit comme moyen de combinaison entre les instances subjectives et rationnelles des initiatives collectives.

55L’organisation est un instrument de rationalisation du fait qu’elle permet aux membres des initiatives de canaliser et de mobiliser les ressources ; elle l’est aussi pour réaliser des activités de poursuite efficace des objectifs de leur action. La rationalisation de l’organisation des initiatives collectives est donc liée, comme cela se produit dans d’autres contextes d’action (à l’intérieur d’une entreprise par exemple), au fait que les acteurs développent des stratégies efficaces pour le déroulement de leur action (Crozier, Friedberg 1977). Il s’agit d’une construction qui se produit par l’intermédiaire d’un réseau de relations qui mettent en rapport, d’une part, les différentes composantes des initiatives et, d’autre part, les acteurs qui les réalisent à différents niveaux. Cela résulte du fait que l’organisation ne se construit pas seulement avec les réseaux de communication, qui permettent de mettre en relation les différentes composantes des initiatives, comme cela se produit dans le cas de l’écologie entre ceux qui essaient de parvenir à rationaliser l’utilisation des ressources et ceux qui s’occupent plutôt d’atteindre un développement durable. Cette organisation se construit également par le lien qui s’établit entre des acteurs dont les activités sont limitées au champ d’action de leurs initiatives. Il s’agit en effet d’un instrument de rationalisation dont la portée est limitée à différents secteurs d’intervention des membres des initiatives. Cela s’observe lorsque ces derniers ont eux-mêmes une rationalité limitée (Simon 1979, p. 142-147) aux domaines d’intervention respectifs des acteurs faiblement insérés dans les réseaux de communication de l’action et d’autres acteurs encore impliqués dans des interventions plus générales. La rationalité des acteurs des petits groupes se limite ainsi au niveau d’intervention de leur mobilisation, comme cela se produit pour celle des autres acteurs participant à des interventions plus générales. On retrouve cela par exemple dans les initiatives écologistes où convergent des rationalités limitées aux domaines d’intervention : (a) de membres individuellement engagés dans les circuits de communication et de groupes dont le domaine d’intervention est circonscrit au niveau local ; (b) d’autres formations actives dans certains pays, comme en Italie la Lega per l’ambiente ; (c) d’autres regroupements qui jouent le rôle d’agences d’intervention et de construction transnationales du mouvement écologique ; ils sont formés de réseaux — comme ceux qui donnent lieu à des événements aussi importants que la conférence qui s’est tenue au Brésil, à Rio de Janeiro, en juin 1992, parallèlement à la conférence officielle de l’ONU, qui était consacrée à l’état de la planète — ou de certaines associations comme Greenpeace, engagées à l’échelle planétaire dans de grandes campagnes sur des thèmes écologiques. Pour éviter que les instances locales restent séparées de celles qui sont engagées à un niveau plus général, ceux qui réalisent les mobilisations à chacun de ces niveaux se relient par l’intermédiaire de réseaux et de circuits de communication ; pour être efficace, l’organisation des initiatives collectives écologistes (comme d’autres organisations, celles des femmes par exemple), prend ainsi des formes plus réticulaires que pyramidales. C’est ce qui se vérifie aussi d’ailleurs pour les organisations d’autres secteurs de la vie collective, comme le secteur des entreprises (Butera 1992a, p. 51-92).

56L’organisation définit ainsi la façon dont se diffuse et fonctionne le tissu organisationnel pour que les initiatives des mouvements sociaux soient efficaces. Mais cela ne suffit pas à voir comment l’organisation se détermine en tant qu’élément de la construction et du développement des initiatives. Voyons donc comment elle se définit lorsqu’elle touche non pas à la question de l’efficacité, mais à celle du lien entre les composantes rationnelles et émotives de l’action. L’organisation est aussi un moyen de connexion entre les composantes de l’action. Le tissu de l’organisation ne se définit pas seulement en effet comme instrument de construction de stratégies efficaces de l’action collective, mais se présente également comme un moyen pour relier les instances subjectives et rationnelles des initiatives. Cela est dû au fait que non seulement les acteurs interviennent avec une rationalité limitée aux différents niveaux de l’action, mais qu’ils veulent aussi maintenir leur autonomie les uns par rapport aux autres. Les acteurs individuels et les groupes liés par des réseaux de communication veillent certes à rendre efficace l’action collective dont ils font partie. Or, ils visent également à construire et à maintenir en même temps leur identité d’acteurs qui veulent être reconnus comme tels par d’éventuels adversaires tout comme par leurs partenaires. Ils tendent aussi à construire et à protéger individuellement leur subjectivité, dans le sens où chaque membre tend à affirmer par rapport à l’autre la protection de sa diversité subjective, même lorsque l’action demande que le collectif augmente son efficacité en englobant dans la rationalisation de l’action les particularités individuelles.

57Ainsi, les instances de la subjectivité et de la rationalisation de l’action restent inconciliables dans le contexte des initiatives collectives. Dans ce contexte, l’une des tâches de l’organisation consiste à gérer la tension entre ces deux instances en évitant que la rationalisation n’englobe la subjectivité ou que celle-ci ne parvienne pas à la rationalisation des initiatives collectives, laquelle est indispensable pour permettre la réalisation efficace de l’action.

58L’organisation permet ainsi aux initiatives de concerner les différents niveaux de la vie sociale où elles peuvent développer des conflits qui produisent différentes significations. Voyons donc comment se construisent les champs de conflit à ces niveaux de la vie sociale, pour pouvoir identifier enfin les différentes significations qui y sont produites.

3 Le conflit et son champ

3.1 Le conflit

59Faut-il considérer le conflit social comme un accident systémique ou comme le résultat auquel on aboutit lorsque le système politique ne représente pas, comme cela devrait être le cas, tous les intérêts ? S’agit-il donc, comme le voudrait un certain structuro-fonctionnalisme, d’une conséquence de crises et de déformations systémiques (cf. chap. 2, 1.1, 1.2, 1.3) ? S’agit-il aussi, comme le voudraient les théories de la mobilisation des ressources et du modèle de l’approche du processus politique, d’une conséquence des phénomènes collectifs qui, même s’ils sont considérés, au même titre que les phénomènes individuels, comme des conduites normales de la vie sociale, sont de toute façon définis négativement puisqu’il s’agit d’actions menées par ceux qui se mobilisent parce qu’ils entendent trouver une place dans le système institutionnel dont ils sont exclus (cf. chap. 2, 2.1, 2.2, 2.3) ? Ou bien faut-il considérer le conflit social comme l’annonce d’un processus révolutionnaire ?

60Rappelant les analyses classiques de Simmel, qui explique le conflit dans le contexte des divergences internes et des antagonismes qui font partie organiquement de la vie de tout type de société (Simmel 1966 ; 1989, p. 213-289), Coser avait déjà répondu, depuis des dizaines d’années, à des interrogations semblables en démontrant logiquement qu’il ne fallait pas poser le problème en ces termes, mais en regardant comment le conflit social, au-delà de ses causes et de ses origines, était une composante fondamentale de la société, une composante qui n’était inférieure à aucune autre, pas même à celle de l’ordre (Coser 1982, p. 91-102).

61C’est en ces termes, qui sont sous certains aspects identiques, que l’on peut interpréter les développements de la sociologie de l’action, que nous reprenons ici et selon lesquels le conflit à l’intérieur duquel s’opposent les acteurs dirigeants et les dominés, qui se disputent le contrôle des ressources et des orientations culturelles dans un même champ de la vie sociale, est alors structuré aussi bien aux niveaux organisationnel et insitutionnel qu’au niveau systémique de la société (cf. chap. 2, 3.1). Ce conflit ne consiste donc pas en une manifestation de crise systémique ou seulement en une manifestation de protestation mise en scène par des acteurs dominés qui désirent accéder aux institutions dont ils sont exclus. C’est une partie fondamentale de la société puisqu’il s’agit de la construction d’un rapport social entre les acteurs dominés et ceux qui les dominent, rapport dont la raison d’être est définie par chacun de ces acteurs qui disputent à l’autre le contrôle des orientations culturelles de cette vie sociale.

62Le développement du conflit découle alors du rapport social entre acteurs. Ce conflit est une construction du fait qu’il ne concerne pas seulement dans la vie sociale d’aujourd’hui la domination exercée par les acteurs dirigeants à travers la production des informations. Afin que ce rapport ait lieu, il faut en effet que les acteurs dominés résistent avant tout à cette domination. Mais ce n’est pas tout. Ce rapport se développe en effet non seulement quand les acteurs dominés mettent en place une résistance subjective vis-à-vis de cette domination, mais aussi quand ils sont en mesure de mettre en place et de proposer des alternatives à celle-ci pour intervenir dans les décisions qu’il faut prendre quant aux directions à donner à l’allocation des ressources financières, scientifiques et techniques, puisque le contrôle de cette allocation concerne celui des grandes lignes de la production d’informations qui tendent à l’élaboration des codes et des contenus de ce qui est produit par les industries culturelles, d’où proviennent les langages, les images et les représentations symboliques de secteurs tels que la santé, les médias et la définition du rapport entre la vie sociale et l’environnement naturel.

63La formation de ce rapport est donc possible lorsque les acteurs dominés réussissent à devenir des acteurs qui entendent changer un ou plusieurs secteurs de la vie sociale dans laquelle ils sont insérés, c’est-à-dire quand ils réussissent non plus seulement en qualité d’acteurs dominés, mais d’acteurs qui veulent changer la vie sociale et disputer le contrôle de l’allocation des ressources aux acteurs dirigeants. Autrement dit, ce rapport prend forme lorsque les acteurs dominés réussissent à construire un rapport social et un champ commun de conflit à l’intérieur duquel ils peuvent disputer aux acteurs dirigeants le contrôle de l’allocation de ces ressources.

64Regardons maintenant de plus près le problème de la construction de ce rapport et de ce champ (cf. 3.2).

65Cette construction est nécessaire parce que l’on a un rapport de soumission et non un rapport de confrontation entre les acteurs dominés, qui reçoivent, en de nombreux secteurs de la vie sociale dans laquelle ils sont insérés, les contenus de codes culturels, et les acteurs dirigeants qui, à travers la mainmise sur les centres du monde industriel, qui vont des places financières de New York, de Tokyo et de Londres (Sassen 1991) à celles où se trouvent les appareils et les réseaux d’organisation de la recherche scientifique et technologique, contrôlent l’allocation des ressources et décident des investissements à l’échelle planétaire. C’est une dimension qui correspond à une domination exercée globalement par le biais du contrôle des directions données aux investissements qui ne portent pas d’abord sur la production des biens, mais sur la production et la diffusion des informations qui concernent l’élaboration de codes culturels en mesure de définir la formation et la modernisation de secteurs de la vie sociale tels que la santé, les médias, l’éducation et la définition du rapport entre la société et son milieu naturel. Ce sont des secteurs dans lesquels les acteurs dirigeants imposent par conséquent les codes culturels qui tendent à définir les grandes lignes et les modalités du déroulement de la vie individuelle et collective (cf. chap. 3, 3.1).

66Le rapport entre les acteurs dirigeants et ceux qui se trouvent dans les différents secteurs de la vie collective et qui ont accès aux avantages qui découlent de la construction ou de la modernisation de ceux-ci, comme c’est le cas pour les soins médicaux ou pour l’accès aux appareils électroniques qui facilitent la communication, n’est en fait que de la soumission. Cette possibilité de jouir de ces accès n’implique pas en soi l’intervention quant à la source d’où provient l’élaboration culturelle des codes à travers lesquels sont définies les grandes orientations et les changements des différents secteurs de la vie sociale. C’est pour cette raison que les acteurs dirigeants qui imposent ces codes culturels exercent une domination sur d’autres sujets.

67Il s’agit d’une domination qui prend forme dans des manières qui s’opposent. Elle s’exerce en effet en regard de la dépersonnalisation de ceux qui ont accès aux avantages que la rationalisation et la modernisation de certains secteurs de la vie sociale offrent, comme c’est le cas, nous venons de le voir, pour les soins médicaux. Elle s’exerce aussi avec la définition, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, des contenus de la construction du sens de l’existence et de l’action individuelle et de groupe, ce qui a lieu par exemple à travers la proposition de messages envoyés par les médias qui indiquent à des individus et à des groupes comment être soi-même, ne pas perdre sa propre culture et l’enrichir, avoir un contrôle sur son corps et sur sa psyché, vivre ses sentiments et les combiner avec la rationalisation de la conduite de vie. Mais justement, parce qu’il existe des codes culturels qui établissent comment être soi-même pour les individus et les groupes, on assiste alors vis-à-vis de ceux-ci à une domination des acteurs qui élaborent ces codes.

68C’est d’ailleurs en cela qu’il faut chercher la raison pour laquelle l’apparition de l’opposition à la domination sociale advient aujourd’hui à travers l’affirmation de la subjectivité et des diversités individuelles et de groupes, qui résistent aux contraintes qui proviennent d’acteurs dirigeants et qui veulent former et moderniser globalement les différents secteurs de la vie sociale en niant la possibilité de personnalisation et de contrôle direct de la spécificité à des individus et à des groupes. Mais cette résistance ne permet pas en soi de construire un rapport social.

69Résister à des contraintes culturelles n’implique pas en effet la recomposition de rapports conflictuels entre acteurs. Celui qui résiste à la contrainte de codes culturels au niveau de l’organisation sociale ressent la domination qui résulte de l’émission des contenus de ces codes, mais ressent aussi ceux-ci comme indépendants des rapports de pouvoir où s’impose la domination des acteurs dirigeants. C’est un sujet qui résiste aux contraintes de contenus culturels, tels que ceux qui sont définis dans les modalités d’accès à certains services et dans les indications pour les besoins du corps ; mais ce sujet ressent aussi ces contraintes comme les résultats de principes scientifiques ou de rationalisation et, pour cette raison, comme étant indépendants par rapport à la domination des acteurs dirigeants. La résistance qui a lieu vis-à-vis de ces contenus est donc détachée de l’origine d’où ils proviennent.

70Au début du développement de l’initiative collective, on assiste ainsi à un détachement entre la résistance à la domination et l’origine de celle-ci. La construction du conflit consiste en des opérations qui essaient de combler cet écart avec le développement et l’articulation des passages et des éléments de formation des initiatives collectives. Il s’agit de passages et d’éléments qui vont de la résistance à la formulation des discours et au déroulement des activités qui, comme nous l’avons vu (cf. chap. 5, 3.2, 3.3 ; chap. 6, 1.1, 1.2, 1.3, 2.1, 2.2, 2.3), permettent la formation et le développement des initiatives collectives conflictuelles. Tous les passages et tous les éléments de construction des initiatives que nous avons vues jusqu’à présent permettent de comprendre comment se construisent ces initiatives, mais non comment on arrive à combler l’écart entre les acteurs dirigeants et les dominés, ni en vertu de quoi a lieu cette opération. Pour combler cet écart justement, on ajoute donc un passage supplémentaire aux passages qu’effectue l’initiative collective pour réaliser sa propre construction. Il s’agit d’un passage qui est à la fois lié à ceux qui sont réalisés pour arriver à cette construction et distinct. Étant donné que ce passage est dû à l’initiative collective, il est lié à ceux grâce auxquels s’effectue la construction de cette initiative. Il est par contre différent de ces passages parce qu’il concerne la construction d’un rapport alors que ceux-ci se réfèrent à la construction d’un seul acteur collectif, celui de l’opposition et de l’alternative à la domination.

71Il s’agit du passage ultérieur qui consiste en celui effectué par l’initiative collective pour se référer à l’objet de la dispute, qui parfois l’associe à ses adversaires et en même temps l’en sépare, alors que d’autres fois ce passage l’amène tout simplement à définir des visions culturelles qui s’opposent à celles qui dominent dans la vie sociale. Il s’agit d’un passage au cours duquel on trouve dans les initiatives collectives les enjeux pertinents autour desquels s’établit le conflit. Ils sont pertinents non seulement parce qu’ils sont l’objet de la dispute entre les acteurs d’un conflit ou entre des définitions opposées de contenus culturels de secteurs de la vie sociale. Ils le sont aussi parce qu’ils sont un objet approprié à la structuration des rapports entre acteurs, mais aussi du conflit d’importance centrale dans un type déterminé de société (Touraine 1993a). Un conflit pertinent pour la société aujourd’hui l’est non seulement parce qu’il s’effectue à travers l’opposition d’une action collective qui propose des alternatives à la domination sociale, mais aussi quand il concerne des enjeux qui touchent le contrôle de l’allocation des ressources et des contenus de la production et de la diffusion des informations, par le biais desquelles les orientations culturelles de la vie sociale sont définies.

72Il s’agit d’un conflit qui concerne, lorsqu’il se produit, les différents niveaux de la vie sociale d’aujourd’hui. Avec cet enjeu, on construit, en vertu de l’intervention des initiatives collectives, le conflit auquel celles-ci participent du point de vue des revendications, quand leurs acteurs se battent au niveau de l’organisation du système social pour obtenir des adversaires des améliorations de leurs conditions de vie ou de celles de populations plus importantes. Du point de vue politique, elles essaient de défendre et de faire valoir dans le système institutionnel les intérêts ou les tendances culturelles qu’elles entendent représenter vis-à-vis de ceux qui sont leurs adversaires. Du point de vue systémique général, elles tentent de contrôler l’allocation des ressources relatives à la définition des divers secteurs de la vie individuelle et collective de nos jours. Le conflit est une construction qui s’articule pour cette raison aux différents niveaux de la vie sociale. Au niveau systémique, le plus élevé du système d’action, comme aux niveaux de l’organisation sociale et du système politique (cf. chap. 2, 3.1), ce conflit n’est plus un fait établi ; il est défini en effet comme point d’arrivée de la construction de rapports de confrontation conflictuelle entre acteurs qui visent à se disputer, au niveau le plus élevé de cette confrontation, le contrôle des orientations culturelles de la vie collective.

  • 4 En ce qui concerne les acteurs qui construisent un conflit et rencontrent directement leurs advers (...)

73C’est donc le conflit qui permet d’arriver à la construction du rapport entre acteurs, rapport que l’on ne peut pas définir uniquement en raison de la domination exercée par les dirigeants sur les individus ou les groupes dominés, mais aussi avec l’intervention conflictuelle effectuée par des actions collectives qui poursuivent des alternatives aux orientations de la vie sociale. Il s’agit donc d’un conflit qui consiste en l’aboutissement d’un parcours dont la construction a un commencement lié à celui de l’initiative collective des dominés, d’où proviennent ces actions collectives. Cependant, cela n’implique pas nécessairement qu’il n’y ait que des rapports directs entre acteurs qui s’opposent. Les rapports directs prévoient des rencontres, des négociations et des débats entre acteurs qui se trouvent face à face. Ces rencontres entre acteurs peuvent avoir lieu par le biais de moyens de communication, sans que cela n’implique une perte de l’importance centrale du rapport. L’action collective peut par ailleurs n’impliquer que des caractéristiques culturelles, c’est-à-dire promouvoir des visions culturelles antagonistes par rapport à celles qui dominent et avoir une pertinence égale dans la définition des orientations de la vie sociale4. Cependant, les écologistes n’affrontent pas d’adversaires directement lorsqu’ils mènent leurs campagnes quant à un modèle de développement durable, qui devrait remplacer celui en vigueur à l’échelle planétaire. Dans ce dernier cas, ils interviennent dans le contrôle de la définition des codes de modèles de développement au niveau de la planète ; ils ne doivent donc pas affronter directement des adversaires, mais ils se placent sur le terrain d’un conflit culturel. Il s’agit d’un terrain sur lequel les écologistes indiquent la nécessité de rechercher des alternatives au modèle de développement en vigueur, considéré comme dangereux car source de pollution et de danger d’épuisement des ressources naturelles.

74Dans un contexte tel que celui que nous venons d’aborder ou dans un contexte à l’intérieur duquel ils affrontent des adversaires, les acteurs des initiatives collectives opèrent dans un champ de conflit. Analysons maintenant ce champ.

3.2 La construction du champ de conflit

75Ce champ est constitué de l’espace commun aux acteurs collectifs qui, au niveau le plus élevé de leur action, le niveau systémique, s’opposent à des acteurs dirigeants aussi bien pour aller au-delà de leur domination que pour leur disputer le contrôle de la production et de la diffusion des informations qui définissent les orientations de la vie sociale. Il est aussi constitué de l’espace dans lequel les acteurs collectifs essaient de faire valoir les conceptions culturelles qui s’opposent à une ou à plusieurs conceptions qui dominent dans la vie sociale. Il s’agit d’un espace dont la formation est liée à celle du conflit, puisqu’il s’agit soit des acteurs qui s’opposent pour se disputer un enjeu commun, soit de l’action collective de critique culturelle. L’espace est ainsi défini respectivement comme espace de rapports conflictuels et de recherche d’alternatives culturelles. Il s’agit enfin d’un espace à l’intérieur duquel non seulement des actions relatives au niveau élevé du système social se définissent (cf. chap. 2, 3.1), mais aussi des revendications et des initiatives qui tendent à trouver ou à renforcer la représentation des intérêts ou des conceptions culturelles des acteurs d’un mouvement dans les institutions politiques ; le champ de conflit s’articule donc, comme le conflit, au niveau de l’organisation sociale, institutionnelle et systémique.

76Il peut y avoir des initiatives qui ne sont que des revendications ou des initiatives qui consistent tout au plus à effectuer des pressions institutionnelles ; le champ du conflit n’est pas, dans ce cas, défini dans sa totalité. Mais quand la formation de ce champ est due au mouvement collectif comme nous l’entendons ici, il existe un lien entre le niveau de revendication, le niveau institutionnel et le niveau systémique à l’intérieur desquels s’articule ce champ. Cette articulation n’implique pas en effet une séparation entre les trois niveaux du conflit et de la construction de son champ, quand il existe un mouvement collectif qui dispute, au niveau plus élevé du système d’action, le contrôle des orientations de la vie sociale à l’acteur dirigeant ou qui développe des conceptions culturelles antagonistes par rapport à celles qui prédominent.

77Une initiative qui se déroule au niveau de l’organisation ou de l’institution du système peut avoir en elle la composante du mouvement collectif ; celle-ci ne s’exprime pas par rapport aux adversaires des revendications ou des interventions politiques accomplies par l’action à ces niveaux, mais elle tend à n’intervenir qu’au niveau élevé du système, où le conflit concerne le contrôle de l’allocation des investissements et de la production et de la diffusion des informations. L’action qui se confronte à des adversaires quant à des enjeux auxquels se réfèrent leurs revendications ou les objectifs politiques vers lesquels elle tend, et qui a parmi ses composantes celle du mouvement collectif, considère même ses discours et ses objectifs généraux aux niveaux de l’institution et de l’organisation. Cela permet à l’action d’être reliée au niveau élevé du conflit, même lorsqu’elle s’exprime aux niveaux revendicatif et politique. En d’autres termes, lorsqu’une initiative contient le mouvement collectif, le lien entre les différents niveaux du conflit est permis par l’action même, grâce aux relations de ses composantes.

78L’unité du conflit est ainsi fournie par une seule de ses composantes, celle de l’action collective. Les écologistes, par exemple, en construisant une action qui est porteuse du mouvement collectif, quand ils mènent des revendications ou des interventions politiques, maintiennent même à ces niveaux de l’organisation et de l’institution la référence aux objectifs et aux discours du niveau élevé du conflit, celui où ils se battent pour parvenir à la définition d’un nouveau modèle de développement. C’est du reste dans ce sens qu’il faut comprendre le slogan des écologistes, « Agir localement et penser globalement ».

79Le lien entre les composantes de l’action et donc entre les différents niveaux du conflit n’est pas simplement théorique : la théorie ne fait que représenter ce qui se produit dans les initiatives collectives et dans les conflits qui se définissent dans la construction de la vie sociale. Ce lien se vérifie en effet tant par l’organisation de l’action que par celle des différents outils de communication auxquels les acteurs ont recours ou bénéficient dans le développement de l’initiative collective. Il s’agit d’un lien qui peut se produire à travers le contact direct entre les acteurs ou par voie indirecte mais qui, dans tous les cas, se produit à partir des instruments dont profitent les sujets individuels, pour se mettre en rapport dès les premières phases de la formation de l’initiative collective. De même que ces sujets se mettent en rapport de manière directe ou par l’organisation et les médias (cf. 2.1), de même les acteurs qui développent une composante particulière des initiatives, celle de l’action collective, se relient par l’organisation ou par voie médiatique (cf. 1.1). Ces acteurs développent ainsi des circuits de communication (cf. 2.1) qui leur permettent d’être en relation aux différents niveaux du conflit, dans la mesure où ils donnent les mêmes contenus aux discours prononcés et aux objectifs poursuivis par l’action collective, même s’ils sont engagés séparément dans leurs activités conflictuelles à un seul des niveaux de l’organisation, politique ou systémique.

  • 5 C’est par exemple le cas de la liaison entre les membres actifs au niveau national ou supranationa (...)
  • 6 C’est le cas, si l’on veut reprendre l’exemple des écologistes, de la liaison qui se crée, grâce à (...)

80Les rapports d’organisation peuvent en effet permettre aux membres d’une formation, qui agissent sur un plan local et limité en développant des revendications et en exerçant des pressions institutionnelles sur leurs adversaires, de se relier aux autres membres de la même organisation qui sont en revanche engagés dans un conflit relatif au contrôle de la production et de la diffusion d’informations5. La liaison par voie médiatique est celle que l’on obtient à travers les outils de communication, entre les composantes d’initiatives collectives qui font face à des adversaires au niveau de l’organisation sociale et institutionnelle, et celles qui interviennent au niveau systémique6. L’organisation et la voie médiatique relient ainsi des initiatives conflictuelles menées par des acteurs au niveau de l’organisation et au niveau politique aux actions menées au niveau systémique ; elles permettent donc de recomposer l’action que mène, aux différents niveaux de la vie sociale, l’acteur collectif qui dispute aux acteurs dirigeants le contrôle de la production et de la diffusion d’informations.

81Ainsi, ces voies permettent de construire les plans empiriques de ce champ du conflit. Il s’agit des arènes qui sont définies aux différents niveaux du système d’action et à l’intérieur desquelles le mouvement collectif affronte des adversaires ou mène des initiatives culturelles. Il faut cependant faire une dernière précision, parce que les moyens de communication deviennent, pour le mouvement collectif qui y a recours et qui réussit à y accéder, non seulement un support pour développer leur construction, mais aussi autre chose. Alors que l’organisation qui se définit (cf. 2.3) par la formation de réseaux permet à l’action collective de se construire comme acteur qui intervient aux différents niveaux du système, où elle accomplit ses activités d’opposition et de poursuite d’alternatives à la domination, les moyens de communication ne jouent pas seulement le rôle de support dans cette construction de l’action collective et dans le déroulement de ces activités. Ils ne deviennent pas seulement, pour cela, des ressources dont l’action collective se dote ou bénéficie pour parvenir à sa propre construction. Ils sont en effet également constitués par une de ces arènes où se déroule, au niveau systémique, la confrontation entre cette action et ses adversaires. Cela survient quand, par le biais des moyens de communication, le mouvement collectif parvient à affronter des adversaires avec lesquels il n’a pas de confrontation directe, comme cela se produit par exemple quand les médias deviennent des arènes d’acteurs qui s’opposent au niveau de la globalisation de la vie sociale. L’action collective écologique peut encore une fois être prise comme exemple non seulement de la confrontation à laquelle on assiste dans cette arène des médias en certaines occasions, comme celle de la Conférence de Rio en juin 1992, ou par rapport aux activités de formations comme Greenpeace, mais également du conflit que l’action collective des écologistes, à travers les journaux, la télévision et les autres moyens de communication, définit avec ses adversaires pertinents, sur différents aspects de l’enjeu du contrôle de l’allocation des investissements et de la production et de la diffusion des informations, qui concernent le modèle de développement.

82Le champ du conflit est donc construit par le mouvement collectif à différents niveaux de la vie sociale, des niveaux où les acteurs de ce mouvement s’opposent à des adversaires ou développent des initiatives culturelles dans plusieurs arènes. Voyons maintenant les significations que ces actions produisent.

3.3 Significations de l’action

83Le problème de la formation de l’arène du conflit systémique que nous venons d’examiner est lié à celui de l’explication des significations d’un mouvement collectif, dans la mesure où ces significations constituent l’élément de l’action dont les contenus sont dus à l’impact qu’une initiative collective et un mouvement collectif ont sur les autres acteurs et sur les autres composantes politiques, culturelles et sociales du système.

84Dès le début de leur formation, les initiatives collectives produisent en effet certaines significations de par leur impact sur les autres composantes de la vie sociale. Cette production se développe ensuite grâce aux initiatives collectives aux niveaux de l’organisation sociale et du système politique, tant en ce qui concerne les initiatives identitaires que conflictuelles d’où provient l’action collective. Au niveau systémique, lorsque le mouvement collectif s’oppose aux acteurs sociaux dirigeants ou recherche des alternatives à des visions culturelles dominantes, définissant ainsi le champ du conflit pour le contrôle des orientations culturelles de la vie sociale, on trouve les significations les plus élevées de cette action.

85Afin de pouvoir définir ces significations, partons du début des initiatives collectives pour en arriver aux différents niveaux auxquels se produit leur apparition.

86Au commencement de l’action collective, on trouve la résistance du sujet à la domination qui s’exerce sur lui (cf. chap. 5, 3.3). Cette résistance qui veut affirmer la particularité individuelle ou de groupe face à la domination, qui tend parfois à la nier, survient à la suite de l’apparition d’une subjectivité, qui ne peut être ramenée à la rationalité instrumentale de l’individu qui recherche ses propres intérêts, et aussi de l’affirmation d’une capacité subjective qu’ont certains individus et certains groupes à pouvoir s’opposer à une domination capable de définir les différents secteurs du déroulement de la vie individuelle et collective. En d’autres termes, cette résistance détermine l’apparition d’un sujet qui prend ses distances vis-à-vis de l’individualisme instrumental et de l’individu ou du groupe sur lesquels le système agit ou qu’il commande. Cette apparition signifie que le sujet démontre que ce n’est pas la rationalité instrumentale qui, seule, permet de construire le sens des initiatives individuelles et de groupe, qu’il est possible de résister à la domination, toute puissante et modernisée qu’elle soit, et enfin que cette action individuelle ou de groupe se situe dans le système d’action à l’endroit où commence la formation d’acteurs qui essaient de se mettre en rapport avec d’autres acteurs à différents niveaux de la vie sociale. Et c’est dans cette résistance à la domination, par laquelle le sujet commence sa construction comme acteur qui veut changer son environnement, que l’on trouve la première signification produite par les initiatives collectives, une signification définie dès l’apparition du premier passage de la formation de ces dernières.

87Lorsque la formation des initiatives a commencé, les significations sont définies, dans les initiatives identitaires, par rapport à la fermeture que leurs membres établissent vis-à-vis des autres composantes de la vie sociale et des autres acteurs. Et c’est dans cette fermeture que l’on trouve les significations de ces initiatives qui peuvent osciller entre l’appel populiste modernisateur et des comportements racistes, intégristes et fascistes.

88Lorsqu’il y a formation d’initiatives collectives conflictuelles, on trouve différentes significations produites au niveau de l’organisation sociale, au niveau politique et au niveau systémique.

89Au niveau de l’organisation sociale, l’initiative conflictuelle exprime la révélation de la domination cachée derrière la neutralité de normes ou de messages culturels qui règlent les différents secteurs de la vie sociale ; ce qui implique que la conduite collective doit aller au-delà de l’apparence de la neutralité des normes et des messages des codes culturels qui agissent dans la construction des différents secteurs de la vie sociale. L’apparition de cette initiative signifie en effet que des comportements collectifs, comme ceux des écologistes, révèlent qu’il y a derrière l’apparente neutralité du modèle de développement qui privilégie la croissance économique par rapport à la protection de l’environnement les intérêts et les constructions culturelles des acteurs dirigeants, qu’ils imposent aux autres composantes de la vie sociale. Les revendications développées par ces initiatives, dans le but d’améliorer les conditions de vie dans le secteur de l’environnement, expriment donc l’apparition de cette révélation.

90Mais l’initiative collective ne s’arrête pas à ce niveau de l’organisation sociale. Ses acteurs ont en effet l’intention non seulement de revendiquer, dans un ou plusieurs secteurs de la vie collective, des améliorations de leurs conditions de vie ou de la population au nom de laquelle ils adoptent ces comportements. Ils veulent aussi participer aux décisions politiques qui touchent ces revendications. C’est la raison pour laquelle ils se placent sur le terrain de l’accès au système institutionnel. Cet accès implique deux significations. La première est celle de la pression institutionnelle qui tente de représenter dans le système politique les intérêts ou les orientations culturelles de ces acteurs ou de ces populations. La deuxième est celle de l’élargissement de la démocratie, autant dans la direction de l’accès ou de l’élargissement de l’espace de représentation des groupes, qui accomplissent les initiatives, ou des populations au nom desquelles elles sont accomplies, que dans celle de l’insertion au sein du système politique de thèmes non traités précédemment, comme la parité des chances pour les femmes et pour les hommes, la protection des minorités, le contrôle de la biotechnologie.

91Cependant, ces initiatives ne s’arrêtent pas au niveau politique ; elles se développent également au niveau systémique le plus élevé du contrôle des orientations culturelles de la vie sociale. À ce niveau, l’action du mouvement collectif tente parfois de changer la culture prédominante par des visions culturelles nouvelles ou alternatives, et parfois de s’opposer à la domination des acteurs dirigeants à qui elle conteste le contrôle de la production et de la diffusion des informations touchant la définition des orientations culturelles de la vie sociale. Lorsque le mouvement collectif tend principalement à changer les anciennes visions culturelles par des nouvelles, il produit des significations culturelles de modernisation. Lorsqu’il veut en revanche remplacer principalement les valeurs prédominantes par des visions culturelles alternatives, ces significations culturelles sont antagonistes, du fait qu’il s’agit de significations qui proviennent d’une alternative que les acteurs du mouvement développent en opposition aux élaborations des orientations culturelles soutenues par les acteurs dirigeants. Ces dernières significations culturelles se distinguent donc difficilement des significations d’antagonisme social qui concernent le conflit instauré par les acteurs du mouvement collectif et par les acteurs dirigeants pour le contrôle des investissements qui définissent les orientations culturelles des secteurs de la vie sociale. Car ce contrôle est celui des investissements qui touchent à la production et à la diffusion des informations définissant les codes culturels qui tendent à délimiter la conformité des nombreux secteurs de la vie sociale. Cela implique la superposition d’un antagonisme qui définit des alternatives aux valeurs se rapportant à ces codes et d’un antagonisme qui essaie de trouver des alternatives aux acteurs dirigeants qui produisent et diffusent les informations permettant de désigner ces mêmes codes. À ce niveau systémique, on trouve, par conséquent, un mouvement collectif qui produit des significations antagonistes par rapport au conflit, dont l’enjeu est constitué par le contrôle de la production et de la diffusion des informations qui concernent la définition des nombreux secteurs de la vie sociale, qui vont du secteur de la santé à celui de l’instruction et de la formation, et de celui-ci aux médias et à la gestion du rapport société-environnement.

92En conclusion, l’action collective produit de nombreuses significations à différents niveaux de la vie sociale. Cette action n’a pas de caractéristiques identitaires, elle ne se limite pas à être une action de revendication, ni une pression institutionnelle et ne concerne pas le développement des mouvements révolutionnaires qui veulent conquérir par la force le pouvoir politique et contrôler la société par la gestion du pouvoir de l’État (cf. Touraine 1993c). Il s’agit en fait d’une action conflictuelle qui, à son niveau le plus élevé, celui du mouvement collectif, se développe dans le même champ que celui où intervient l’acteur dirigeant, c’est-à-dire un champ dans lequel il dispute à ce dernier le contrôle des orientations culturelles de la vie sociale ou dans lequel il avance ses propositions d’orientations culturelles, qui s’opposent à celles en vigueur.

93Dès le début de la formation de cette action, une première signification se développe : on la trouve tant dans la capacité du sujet d’affirmer sa résistance à la domination que dans la définition d’une subjectivité visant la formation d’un acteur. Cet acteur n’est ni celui qui recherche simplement ses intérêts individuels définis par la rationalité instrumentale, ni celui que le système domine ou celui qui est « agi » par ce système. Il s’agit d’un acteur qui affirme sa particularité subjective et la combine avec la rationalisation afin de s’approprier les instruments pour essayer de changer un ou plusieurs secteurs de la vie sociale dans laquelle il agit. Au niveau de l’organisation sociale, l’action collective développe des revendications qui veulent dévoiler les rapports sociaux de pouvoir rendus opaques par l’apparente neutralité des normes et des codes culturels, qui définissent les nombreux secteurs de la vie sociale. Au niveau institutionnel, cette action engendre des pressions institutionnelles et un élargissement de la démocratie, lesquels tendent soit à permettre à de nouveaux acteurs d’accéder au système politique dont ils étaient précédemment exclus, soit à introduire de nouveaux enjeux sociaux et culturels dans le contexte des circuits de la définition des décisions politiques. Au niveau systémique, cette action est constituée par le mouvement social qui produit une modernisation culturelle et un antagonisme qui concerne le conflit pour le contrôle de la production et de la diffusion des informations qui définissent les nombreux secteurs de la vie sociale d’aujourd’hui.

Notes

1 Ici nous retrouvons la question de la pluralité des composantes des initiatives collectives, question qui a été considérée surtout par la sociologie actionnaliste (Touraine 1993a).

2 Pour en rester à l’exemple des initiatives écologistes, on peut rappeler que la défense des intérêts correspond parfois à la tentative de certains acteurs de défendre leurs biens, par exemple des maisons situées dans une zone résidentielle menacée par la pollution venant de la circulation ou d’installations industrielles ; en revanche, dans d’autres circonstances, d’autres initiatives écologistes qui visent la réalisation de jardins dans les villes peuvent aller à l’encontre des intérêts des propriétaires d’immeubles situés en proximité de zones où ces jardins devraient être construits.

3 Il s’agit, en d’autres termes, de campagnes que ces secteurs développent, même s’il faut commencer à ce niveau de la vie sociale, autant pour critiquer que pour poursuivre des alternatives par rapport à la relation entre les mondes vitaux de la subjectivité et la domination sociale qui, d’ailleurs, s’exerce par le biais de la prédominance que la rationalité instrumentale a dans la vie sociale d’aujourd’hui (Habermas 1986, vol. 2, p. 1072-1078).

4 En ce qui concerne les acteurs qui construisent un conflit et rencontrent directement leurs adversaires lors de leurs revendications ou de pressions institutionnelles, il n’est pas évident qu’ils rencontrent aussi des adversaires quand leur action concerne d’autres questions définies en des termes d’antagonisme culturel. Les écologistes, par exemple, en revendiquant la fermeture d’installations industrielles polluantes dans une zone circonscrite d’un pays, doivent affronter des directions d’entreprises ou d’établissements qui n’ont pas l’intention d’abandonner la production et qui sont donc des adversaires de l’initiative collective. En intervenant par le biais de pressions d’associations ou de forces politiques dans les institutions d’une commune ou d’une région pour obtenir la création d’un parc, ces écologistes doivent faire face à des partis ou à des composantes de partis qui représentent les intérêts de groupes, comme les agriculteurs ou les artisans, dont les activités économiques pourraient subir des dommages à cause de la nouvelle installation. Les écologistes ne rencontrent cependant pas d’adversaires quand leur action concerne la recherche d’un modèle de développement durable pour l’environnement, modèle proposé par ces acteurs en des termes d’antagonisme culturel par rapport aux visions culturelles prédominantes du développement.

5 C’est par exemple le cas de la liaison entre les membres actifs au niveau national ou supranational et ceux des groupes locaux d’une formation écologiste, qui considèrent les revendications et les pressions institutionnelles faites sur le plan local du point de vue de la recherche d’un développement durable et d’un nouvel équilibre entre la vie sociale et les forces matérielles. Ces groupes ne peuvent pas affronter les questions du nouvel équilibre et du développement durable que les revendications et les pressions institutionnelles les poussent à avoir avec leurs adversaires sur le plan local, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir d’intervenir sur le contrôle des informations et des ressources qui concernent l’environnement au niveau global. L’organisation permet cependant à ces groupes de se relier aux autres écologistes qui mènent leurs activités sur le plan d’un conflit systémique et de parvenir ainsi à une participation aux activités à effectuer pour la protection de l’environnement et visant à obtenir le contrôle de la définition du nouvel équilibre et du développement durable.

6 C’est le cas, si l’on veut reprendre l’exemple des écologistes, de la liaison qui se crée, grâce à différents moyens de communication, entre des acteurs visant à mener des activités quant à des problèmes ponctuels — comme la fermeture d’une décharge, ou dans un contexte territorial qui relève d’institutions municipales, pour lequel ces mêmes acteurs veulent obtenir certaines interventions politiques, comme des mesures pour la protection des ressources naturelles de la zone —, et d’autres acteurs qui agissent au niveau systémique avec des initiatives comme celles qui sont consacrées à l’élimination des produits auxquels ils attribuent l’extension du trou dans la couche d’ozone.

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