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La ville entrelacs

 | 
Maria da Conceição Coelho Ferreira
, 
Philippe Meunier
, 
Ralf Zschachlitz

Les replis de l’histoire

« Fleur de toutes les cités » ou monstre difforme ? Les ambiguïtés de Londres aux xvie et xviie siècles

Michèle Vignaux

Texte intégral

  • 1 John Stow, A Survey of London [1598], Oxford, C. L. Kingsford, 1908, en ligne : www.british-histor (...)
  • 2 Sauf mention contraire, nous traduisons. Refrain d’un poème de William Dunbar, In Honour of the Ci (...)

1En l’espace d’un siècle et demi, du milieu du xvie à la fin du xviie siècle, Londres a vu sa population multipliée par quatre, passant ainsi du statut de capitale « provinciale » de dimensions modestes à celui de première métropole européenne, forte de deux cent mille habitants. Cet essor considérable, source de prospérité et de rayonnement sans précédent, s’accompagne aussi de profonds bouleversements sociaux, suscitant des sentiments mêlés et des réactions contrastées qui donnent à la capitale des allures d’anamorphose. Cette ambivalence à l’égard de Londres se trouve en quelque sorte cristallisée dans le célèbre A Survey of London (1598) de l’historien John Stow, ouvrage emblématique en ce qu’il est empreint tout à la fois de fierté londonienne et de nostalgie de la ville médiévale. Dans sa deuxième édition (1603), il comprend un texte laudateur sur le rôle civilisateur des villes (et de Londres en particulier) qui se trouve quelque peu en porte-à-faux avec la teneur générale de l’ouvrage1. En effet, ce texte défensif, écrit en réponse aux attaques auxquelles était en butte la capitale, vante les bienfaits de la vie urbaine en termes organicistes et décrit la ville comme un corps mystique dont la tête (les dirigeants) et les membres (les citoyens) forment un tout harmonieux. Il va ainsi à l’encontre de bien des passages du même ouvrage qui expriment un certain désarroi devant la désagrégation du tissu social, perçue comme le résultat d’un développement anarchique et incontrôlable. Dès lors, faut-il voir dans cette métropole naissante la « fleur de toutes les cités2 » célébrée par le poète, ou le monstre difforme décrit par ses détracteurs ?

2En réalité, le Londres du xvie siècle, loin de constituer un tout homogène, renvoie à une réalité bicéphale organisée autour de deux pôles distants d’environ deux kilomètres : la « Cité » de Londres et la cité de Westminster (voir illustration).

Londres en 1572, carte publiée dans Civitates Orbis Terrarum, Georg Braun, Frans Hogenberg & Joris Hoefnagel, Cologne, vers 1600-1623, British Library.

Londres en 1572, carte publiée dans Civitates Orbis Terrarum, Georg Braun, Frans Hogenberg & Joris Hoefnagel, Cologne, vers 1600-1623, British Library.

3La Cité, clairement délimitée à l’ouest, au nord et à l’est par le mur d’enceinte romain auquel Guillaume le Conquérant avait ajouté la tour de Londres et au sud par la Tamise, était à la fois le cœur historique et le centre du commerce et des affaires. Westminster – où se trouvaient le palais de Whithehall, résidence du monarque, le Parlement et l’abbaye de Westminster – était le centre politique et religieux du royaume.

4Au xvie siècle, sous l’effet conjugué de l’essor économique et de la pression démographique, cet ensemble se complexifie, avec de nouvelles entités qui viennent graviter autour de ces deux pôles. Au nord du mur d’enceinte et au sud de la Tamise s’étendaient les « liberties » (zones franches non soumises à la juridiction de la Cité), lieux de tous les dangers, où se trouvaient relégués hôpitaux, léproseries, prisons, gibets et nombre d’activités et d’établissements plus ou moins recommandables tels que les tavernes, les tripots, les maisons de tolérance, les arènes de combats d’ours, ainsi que... les théâtres. À partir de 1574, ceux-ci n’ont littéralement plus « droit de cité », ce qui conduit à la construction de bâtiments spécifiquement dédiés à cet art aux marges de la Cité. Le premier, The Theatre, est construit à Shoreditch, en 1576, et il y en aura jusqu’à onze avant la fermeture des théâtres ordonnée par les puritains en 1642.

  • 3 Voir Jean Howard, « London and the Early Modern Stage », dans Lawrence Manley, The Cambridge Compa (...)

5À l’ouest du mur d’enceinte se trouvaient les Inns of Court (collèges de droit), dont les étudiants formaient un public enthousiaste pour les théâtres et qui accueillaient même des représentations dans leurs murs. Dans leur prolongement se situaient les nouveaux quartiers élégants en plein développement qui attiraient les nobles venus de province, accusés de préférer la proximité de la cour à leurs devoirs d’hospitalité rurale3, les bureaucrates de l’administration royale et les professions libérales (principalement des hommes de loi).

  • 4 Voir Ian W. Archer, The Pursuit of Stability: Social Relations in Elizabethan London, Cambridge, C (...)
  • 5 Voir Steve Rappaport, « London », dans Ronald H. Fritze (dir.), Historical Dictionary of Tudor Eng (...)
  • 6 Voir Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 75-76. Le terme gentlem (...)
  • 7 Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 4.
  • 8 Voir Steve Rappaport, Worlds within Worlds: Structures of Life in Sixteenth-Century London, Cambri (...)

6La Cité, dotée d’une longue tradition d’autonomie de gouvernement accordée au fil des siècles par des monarques qui dépendaient financièrement de son soutien, était sur un pied d’égalité avec l’autorité royale. Elle constituait un ordre très structuré, divisé en vingt-cinq circonscriptions (wards), elles-mêmes subdivisées en environ deux cents quartiers (precincts), et dominé par les corporations de métiers (livery companies), héritières des guildes médiévales. Leurs attributions s’étendaient au domaine professionnel (contrôle de la qualité, des conditions de travail et des salaires, formation des apprentis), mais aussi au domaine civique, à travers le contrôle de l’accès au statut de « citoyen » (freeman) de Londres qui, dans l’immense majorité des cas, s’obtenait au terme d’une période d’apprentissage de sept ans auprès d’un maître artisan, les autres voies d’accès à la citoyenneté (par la naissance pour les fils de « citoyens », inheritance, ou par le paiement d’un droit, redemption) étant très marginales4. Ce statut conférait un certain nombre de privilèges, notamment le droit de faire du commerce de détail à Londres, de bénéficier de la justice administrée par la Cité et de participer aux affaires civiques par le biais de l’élection de représentants au conseil municipal (Court of Common Council)5. La distinction entre citoyens et non-citoyens avait la même importance, symbolique et réelle, que celle qui séparait les gentlemen des non-gentlemen, dont elle était en quelque sorte l’équivalent londonien6. La proportion de « citoyens » varie en fonction de la période et du mode de calcul adopté : d’un tiers des habitants de Londres au xiiie siècle, elle était tombée à un quart en 1537 selon Lawrence Manley, qui précise toutefois que ce chiffre est à relativiser du fait de l’importante rotation de population, liée à une surmortalité compensée par l’afflux constant de nouveaux venus, immigrants provinciaux (foreigners) et étrangers (strangers ou aliens)7. Et si l’on considère la seule population masculine au-dessus de 28 ans (âge auquel se terminait en général l’apprentissage), la proportion de citoyens s’élève à 75 % au milieu du xvie siècle8.

  • 9 Voir Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 19.
  • 10 Les douze guildes les plus prestigieuses et les plus puissantes étaient, dans l’ordre : les mercer (...)

7Les corporations de métiers jouaient donc un rôle essentiel dans la vie d’une grande partie de la population, d’autant que, outre leurs attributions professionnelles et civiques, elles avaient également une fonction d’intégration sociale qui s’étendait aux familles des citoyens (gestion de fonds de secours mutuel, éducation par le biais de la fondation d’écoles). Cette large intégration n’impliquait toutefois pas une égalité de condition entre citoyens, car elle s’accompagnait d’une double hiérarchie : au sein des corporations, organisées selon une hiérarchie de yeomen et de livery men, ces derniers, les seuls habilités à prendre part à l’élection du maire et des magistrats de la ville, formaient une petite minorité évaluée à 10 % des chefs de famille à la fin du xvie siècle9.Par ailleurs, les corporations obéissaient à un ordre de préséance fixé en 1515, à la tête duquel les douze plus puissantes (sur un total d’environ soixante-dix) formaient une sorte d’aristocratie municipale dans les rangs de laquelle se recrutait la grande majorité des maires et des hauts magistrats de la Cité (aldermen)10.

  • 11 Voir Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 75-77.

8L’essor des activités liées au commerce d’une part et le développement de l’administration royale d’autre part donnèrent naissance à de nouveaux groupes sociaux qui n’entraient pas dans les catégories traditionnelles héritées de la période médiévale. L’émergence d’une classe urbaine prospère, composée de marchands, de juristes et de bureaucrates, remettait en cause le modèle traditionnel tripartite fondé sur la propriété foncière (noblesse, clergé, peuple) au profit d’une division quadripartite distinguant la grande aristocratie, la petite noblesse rurale, la bourgeoisie urbaine et le peuple. Les statuts des deux catégories intermédiaires tendaient à se rapprocher, d’autant que la noblesse rurale subissait l’attrait de la capitale, tandis que les membres de l’élite urbaine profitaient des opportunités offertes par la vente des biens du clergé à la Réforme pour acquérir des terres et accéder ainsi au statut de gentlemen. Malgré une certaine défiance réciproque liée aux différences de valeurs et de modes de vie, les échanges s’intensifiaient, conduisant à une plus grande fluidité et à une relative perméabilité entre les deux groupes, même si la mobilité demeurait limitée, la réussite sociale se mesurant au sein de chaque groupe d’appartenance plutôt que par le passage d’un groupe à un autre11.

  • 12 Voir Steve Rappaport, « London », art. cité, p. 305 et 308.

9Parmi les non-citoyens, le groupe intermédiaire des apprentis formait une minorité privilégiée : sans avoir le statut de citoyens, ils faisaient partie intégrante de la maison du maître artisan et bénéficiaient à ce titre de la protection des corporations. En outre, ceux qui parvenaient au terme de leur apprentissage (un peu moins de la moitié) étaient appelés à devenir des citoyens de plein droit ; et on estime que 80 % de ceux qui restaient à Londres après avoir terminé leur apprentissage pouvaient espérer devenir leur propre maître dans les dix ans, un tiers accédant même au statut de livery man12.

  • 13 Ibid., p. 307. Voir aussi Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 59-62 ; et Lawrenc (...)
  • 14 Voir Ian W Archer, « The Nostalgia of John Stow », dans David L. Smith, Richard Streier & David Be (...)

10Pour les autres groupes, l’intégration passait par un ensemble de structures administratives et religieuses dans les quartiers et les paroisses, qui remplissaient une fonction similaire à celle des corporations pour les non-citoyens : les étrangers (organisés autour de leurs propres paroisses), le menu peuple des petits métiers peu qualifiés (d’ailleurs eux aussi regroupés en fraternités et en guildes) ou encore les indigents, vieillards ou infirmes, que l’on commençait à appeler les « pauvres méritants » (par opposition aux « mauvais pauvres » valides et capables de travailler). Entre 10 et 15 % de la population bénéficiait ainsi d’une aide sociale13. Ce maillage institutionnel jouait un rôle important dans le maintien de la cohésion du tissu social. Les relations n’étaient certes pas exemptes de tension et de crispations, toujours prêtes à resurgir dans les situations de crise, entre les différents groupes (nobles et bourgeois, ainsi que leurs domestiques, citoyens et étrangers, ouvriers et maîtres artisans, etc.) – sans oublier les désordres récurrents occasionnés par la foule turbulente des apprentis14. Cependant, mis à part quelques événements exceptionnels (dont le célèbre Evil May Day, le 1er mai 1517, marqué par de violents affrontements opposant des apprentis londoniens à des étrangers), les tensions restaient limitées, et les forces de cohésion l’emportaient sur les ferments de division, du moins intra-muros.

  • 15 Voir Steve Rappaport, Worlds Within Worlds, op. cit., p. 304 ; Lawrence Manley (éd.), London in th (...)

11Mais le magnétisme de Londres attirait une population en pleine explosion qui se pressait aux portes de la ville, dans ces zones au statut incertain et sur lesquelles la Cité n’avait qu’une autorité limitée : les faubourgs et la banlieue de Southwark au sud de la Tamise. Des « hordes » de provinciaux en quête d’opportunités, ou chassés par la crise qui frappait les campagnes, venaient grossir les rangs des soldats démobilisés et autres vagabonds qui vivaient d’expédients et de filouterie, toujours à l’affût de quelque petit larcin ou d’un mauvais coup – toute une population de laissés-pour-compte qui alimentent une littérature savoureuse. Tous ces marginaux, ces « hommes sans maître », ces individus isolés échappaient à l’entrelacs des diverses communautés géographiques, sociales et professionnelles et n’avaient d’autre lien entre eux qu’un argot pittoresque. Ils formaient une galerie de personnages certes hauts en couleur, mais qui ne pouvaient que susciter la méfiance et la suspicion dans une société où l’identité d’un individu était largement extérieure à lui et résidait dans les interactions à la fois horizontales et verticales qu’il entretenait avec les membres de ses divers groupes d’appartenance15.

12Les inquiétudes soulevées par la naissance de la ville moderne ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec les préoccupations liées à l’émergence de l’individu, à la fois porteur d’espoirs enthousiastes et objet de défiance et de réprobation, en cette époque partagée entre la confiance dans la dignité de l’homme et la crainte suscitée par la démesure faustienne devant les immenses possibilités offertes par un monde nouveau. Les griefs à l’encontre de Londres, qu’ils émanent des élites ou des couches populaires, ont en commun de porter sur tout ce qui était susceptible de mettre en péril la cohésion de la Cité.

  • 16 Voir Ian W. Archer, « The Nostalgia of John Stow », art. cité, p. 20, et The Pursuit of Stability, (...)
  • 17 « Concerning New Buildings and Inmates, in or about the Citie of London », reproduite dans Lena Co (...)

13Du côté des élites, les nouvelles opportunités offertes par le développement du commerce international et l’importance croissante du secteur marchand, au détriment des activités manufacturières, accentuèrent la domination des douze corporations les plus puissantes (qui étaient aussi les plus pénétrées par les idées mercantilistes) et conduisirent à un transfert de pouvoir vers les nouvelles compagnies de commerce international (notamment les Merchant Adventurers), bouleversant les hiérarchies traditionnelles. L’appât du gain pouvait conduire les nobles à négliger leurs obligations et leurs responsabilités telles que la participation à l’effort de guerre ou l’hospitalité16. L’abandon des demeures d’aristocrates, délaissées par leurs propriétaires au profit des quartiers de l’Ouest, et leur transformation en immeubles de rapport par division en appartements sont régulièrement pointés du doigt comme facteurs de densification de l’habitat et de surpopulation. Les tentatives répétées, à partir des années 1580, pour juguler ce phénomène et qui culminèrent dans la proclamation d’Élisabeth Ire « Concernant les nouveaux bâtiments et leurs occupants, dans ou autour de la Cité de Londres17 » (1602) demeurèrent sans effet.

14La situation était plus critique encore aux portes de la ville. Le développement anarchique et incontrôlé des banlieues défigurait les abords de la ville par le grignotage des espaces récréatifs publics (les communs), dont Stow regrette la disparition, qui privait « nos archers » de leurs terrains de jeu, les détournant d’une saine activité de plein air au profit de distractions « commerciales » abritées par des établissements peu recommandables tels que les maisons de jeu18. De manière plus générale, Stow déplore le déclin de la convivialité liée à des occasions traditionnelles, comme la Saint-Jean (les Midsummer Watches), ou aux fêtes de l’ancienne religion catholique – notamment la Fête-Dieu, qui donnait lieu à des processions auxquelles les corporations de métiers prenaient une part active. Après la Réforme, le vide laissé par les processions catholiques ne fut que partiellement comblé par les défilés à la gloire de la Cité (notamment lors de l’élection du lord-maire le 29 octobre), qui donnèrent naissance à une sorte de nouvelle « religion civique ». Il est à la fois curieux et significatif que Stow ne mentionne pas ces cérémonies civiques, qui étaient aussi l’occasion de réjouissances festives19.

  • 20 Voir Ian W. Archer, « The Nostalgia of John Stow », art. cité, p. 25, et The Pursuit of Stability, (...)
  • 21 Voir Julia F. Merritt (dir.), Imagining Early Modern London: Perceptions and Portrayals of the Cit (...)
  • 22 Ibid., p. 18.
  • 23 Sur ces tracasseries, et sur la façon dont le théâtre tirait parti des tensions entre les autorité (...)

15Avec le recul, il semble que le sentiment de désagrégation du tissu social fût en réalité le résultat du passage d’un ordre unipolaire à un ordre multipolaire, caractérisé par une pluralité d’ordres parallèles, complémentaires et parfois concurrents. Il ne s’agit pas tant de la disparition du sens de la communauté que de sa reconfiguration selon des formes nouvelles, avec une multiplication des cercles d’appartenance non hiérarchisés : voisinage, paroisse, circonscription, association professionnelle, etc.20. Mais si l’on ne peut parler de dissolution des individus dans l’anonymat (qui reste encore très relatif), il est vrai en revanche qu’on assiste à une polarisation sociale plus marquée, avec une plus grande distance entre le peuple et les élites à la fin du xvie et au début du xviie siècle sous les premiers Stuart. Et si à la Restauration de 1660 – qui met fin à l’intermède puritain – l’image de Londres devient plus positive, il ne s’agit plus tout à fait du même Londres : la capitale des Stuart ressemble davantage à une mosaïque de communautés juxtaposées qu’à un tout organique21. La polarisation sociale croissante qui se met en place au début du xviie siècle est particulièrement visible dans le domaine des activités récréatives, au nombre desquelles figurent les divertissements et l’utilisation des espaces verts. Aux espaces communs accessibles à tous succèdent, dans les quartiers élégants, des parcs clôturés qui deviennent des lieux d’exclusion22. Les divertissements et les lieux de loisir se différencient de plus en plus, avec d’une part les masques de cour et quelques rares théâtres privés pour l’élite, et d’autre part les défilés à la gloire de la Cité et les théâtres populaires, toujours plus en butte aux tracasseries des autorités de la Cité, jusqu’à leur fermeture par les puritains en 164223.

16Une catégorie singulière échappait à la dichotomie opposant les élites et le peuple : celle des écrivains, et plus particulièrement des gens de théâtre. Évoluant entre les liberties où étaient relégués les théâtres (vilipendés par les autorités civiles et religieuses qui les accusaient de détourner les apprentis de leur travail et des offices religieux), le palais de Whitehall où ils jouaient pour la cour, les collèges de droit et la Cité, pour laquelle ils écrivaient les textes des processions civiques, ils formaient un groupe « caméléon », capable de s’adapter à des publics très divers, et illustrent parfaitement les possibilités de mobilité offertes par la métropole naissante. En effet, les comédiens, bien qu’employant des apprentis, n’étaient pas organisés en corporation et ne pouvaient donc bénéficier des avantages qui y étaient associés, ni obtenir le statut de citoyen. En revanche, leur situation interstitielle leur permettait de profiter à la fois des largesses de la cour et des nouvelles possibilités offertes par le développement du théâtre commercial. Ils étaient aussi des observateurs attentifs des transformations contemporaines de la ville, pour laquelle ils manifestaient un intérêt marqué, qui se traduit dans les années 1590 par la naissance d’un nouveau genre, la city comedy, où se côtoient et se croisent aristocrates, bourgeois et milieux populaires, Londoniens et « étrangers » de toutes sortes.

  • 24 Thomas Dekker, The Shoemaker’s Holiday [1598], Jonathan Gil Harris (éd.), Londres, Bloomsbury, 200 (...)

17La première de ces comédies, The Shoemaker’s Holiday (1598) de Thomas Dekker, constitue un exemple intéressant d’ambivalence envers les mutations qui affectent la capitale, à travers la mise en scène des tensions entre les divers groupes, mais aussi de la volonté de dépasser ces tensions24. L’intrigue principale met en scène l’ascension fulgurante de Simon Eyre, maître cordonnier de son état, et son accession à la fonction suprême de lord-maire. Mais cette apparente simplicité cache des enjeux plus complexes et, sous des dehors réalistes, la pièce, en donnant corps à des aspirations qui n’auraient pu trouver satisfaction dans la réalité, relève pour partie du merveilleux. En premier lieu, l’appartenance de Simon Eyre à la corporation relativement modeste des cordonniers ôte toute vraisemblance à son accession à la magistrature suprême. Celle-ci était en effet de facto réservée aux membres issus des douze corporations les plus riches du fait des obligations fort onéreuses dont elle s’accompagnait. En second lieu, à bien y regarder, Simon Eyre ne doit pas tant son ascension à des valeurs traditionnelles, comme son travail ou son mérite, qu’à une heureuse conjonction de facteurs et à son habileté à tirer parti des nouvelles possibilités offertes par le développement du commerce international.

  • 25 Il s’agit en réalité d’un aristocrate anglais appelé Lacey qui se fait passer pour un cordonnier h (...)

18Simon Eyre tire profit de l’obligation où se trouve un marchand étranger de céder sa cargaison à bas prix, étant donné l’impossibilité pour lui d’exercer le commerce de détail à Londres. En outre, pour mener à bien cette opération, Simon a recours à un stratagème douteux : il « usurpe » un costume d’alderman afin d’asseoir son crédit auprès du marchand. Cette pièce pleine d’allégresse et d’une énergie communicative équilibre soigneusement les aspects positifs du passé et ceux du présent, dont elle réalise une synthèse presque parfaite. Les audaces permises ou rendues possibles par le relatif anonymat de la métropole moderne sont contrebalancées par l’affirmation des valeurs traditionnelles, notamment la solidarité des ouvriers (y compris par-delà les frontières) et la réciprocité des obligations : les pressions exercées par les ouvriers sur leur maître sont décisives pour l’engagement du cordonnier hollandais Hans25. Ce dernier manifeste en retour sa reconnaissance à Simon Eyre en lui prêtant la somme nécessaire pour acheter la cargaison du marchand étranger. La pièce se clôt sur la liesse générale, fruit de l’usage généreux fait par Simon de sa richesse nouvellement acquise.

  • 26 Thomas Dekker, The Shoemaker’s Holiday, op. cit., scène 20, p. 104. Voir également Ian W. Archer, (...)

19En effet, la prospérité individuelle de Simon – qui lui vaut bientôt d’être élu alderman (élection qui donne à son déguisement une valeur proleptique et une légitimité rétrospective) puis lord-maire de Londres – est aussitôt mise au service de l’ensemble de la communauté, sous la forme d’un festin auquel sont conviés non seulement, comme il était d’usage, l’élite de la corporation et des invités de marque, mais aussi l’ensemble des apprentis. Lorsque, à la scène 20, l’un des employés chargés du service fait observer que la centaine de tables dressées ne suffira pas à accueillir le quart des convives, Simon ordonne que l’on multiplie les services jusqu’à ce que tous, jusqu’au dernier apprenti, aient pu prendre part au banquet. Ce souci de communion réunissant aristocrates, citoyens et apprentis témoigne d’une volonté marquée de rassemblement et donne à la pièce une touche nostalgique à une époque où, sous la pression combinée de l’augmentation du nombre de membres des corporations, de l’exiguïté des locaux et de l’augmentation des coûts, la commensalité tendait de plus en plus à se restreindre à l’élite des livery men26.

20En mettant fin aux divisions qui ont opposé les différents groupes, le dénouement de The Shoemaker’s Holiday semble réaliser l’unité sociale qui faisait l’objet de bien des nostalgies. Mais cette harmonie, obtenue au prix de quelques invraisemblances, demeure limitée à l’univers de la pièce. Elle n’est d’ailleurs pas complète dans la mesure où certains personnages en sont exclus ou laissés pour compte : c’est le cas de Ralph, un cordonnier enrôlé de force dans l’armée par Hans / Lacey, qui retrouve in extremis sa jeune épouse au retour de la guerre mais restera à jamais infirme ; c’est aussi le cas de Hammon, son rival malheureux, dont la dignité suscite plus de sympathie que d’animosité et qui disparaît finalement sans avoir trouvé sa place. Malgré ce dénouement en demi-teinte, la résolution, même imparfaite, des tensions entre les différents groupes, associée à une atmosphère festive et bon enfant et à un enthousiasme contagieux suffisent à entraîner le spectateur dans le joyeux tourbillon de cette pièce tout à fait emblématique de l’ambivalence des sentiments suscités par les mutations de Londres au tournant du xviie siècle.

Bibliographie

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Notes

1 John Stow, A Survey of London [1598], Oxford, C. L. Kingsford, 1908, en ligne : www.british-history.ac.uk/report.aspx?compid=60065 (janv. 2021).

2 Sauf mention contraire, nous traduisons. Refrain d’un poème de William Dunbar, In Honour of the City of London, début xvie siècle, en ligne : www.poetry-archive.com/d/in_honour_of_the_city_of_london.html (janv. 2021). Pour une approche de la riche littérature sur Londres, voir Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare: an Anthology, Londres, Croom Helm, 1986.

3 Voir Jean Howard, « London and the Early Modern Stage », dans Lawrence Manley, The Cambridge Companion to the Literature of London, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 46 ; et Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit, p. 76.

4 Voir Ian W. Archer, The Pursuit of Stability: Social Relations in Elizabethan London, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 100 ; Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 4 ; et Paul Seaver, « The Artisanal World », dans David L. Smith, Richard Streier & David Bevington (dir.), The Theatrical City: Culture, Theatre and Politics in London 1576-1649, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 96.

5 Voir Steve Rappaport, « London », dans Ronald H. Fritze (dir.), Historical Dictionary of Tudor England (1485-1603), New York / Londres, Greenwood Press, 1991, p. 305-306 ; et Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 60-61.

6 Voir Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 75-76. Le terme gentleman avait à la fois le sens spécifique de membre de la gentry (petite noblesse, dont les représentants siégeaient à la Chambre des communes par opposition aux grands aristocrates qui siégeaient à la Chambre des lords) et un sens générique, aux contours beaucoup plus flous et doté d’une forte charge symbolique, désignant l’élite sociale et culturelle des notables. À ce sujet, voir Sir Thomas Smith, De Republica Anglorum [1583], Cambridge, Cambridge University Press, 2009, livre I, chap. 20-21.

7 Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 4.

8 Voir Steve Rappaport, Worlds within Worlds: Structures of Life in Sixteenth-Century London, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 49-53.

9 Voir Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 19.

10 Les douze guildes les plus prestigieuses et les plus puissantes étaient, dans l’ordre : les mercers (importateurs et exportateurs de tissus), les grocers (épiciers), les drapers (marchands de laine et de drap), les fishmongers (poissonniers), les goldsmiths (orfèvres), les skinners (fourreurs), les merchant taylors (tailleurs), les haberdashers (merciers), les  salters (marchands de sel et de produits chimiques), les ironmongers (quincailliers), les vintners (marchands de vin) et les clothworkers (couturiers).

11 Voir Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 75-77.

12 Voir Steve Rappaport, « London », art. cité, p. 305 et 308.

13 Ibid., p. 307. Voir aussi Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 59-62 ; et Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 78.

14 Voir Ian W Archer, « The Nostalgia of John Stow », dans David L. Smith, Richard Streier & David Bevington (dir.), The Theatrical City, op. cit., p. 20 ; et Steve Rappaport, Worlds within Worlds, op. cit., p. 307.

15 Voir Steve Rappaport, Worlds Within Worlds, op. cit., p. 304 ; Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 11-12 et p. 18-20 ; Anne Barton, « The London Scene: City and Court », dans Margreta de Grazia & Stanley Wells (dir.), The Cambridge Companion to Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 117-118 et p. 120 ; ainsi que l’ouvrage de Pascale Drouet, Le Vagabond dans l’Angleterre de Shakespeare ou l’Art de contrefaire à la ville et à la scène, Paris, L’Harmattan, 2003.

16 Voir Ian W. Archer, « The Nostalgia of John Stow », art. cité, p. 20, et The Pursuit of Stability, op. cit., p. 94, p. 102 et p. 116 ; ainsi que Jean Howard, « London and the Early Modern Stage », art. cité, p. 35-36.

17 « Concerning New Buildings and Inmates, in or about the Citie of London », reproduite dans Lena Cowen Orlin, Elizabethan Households: an Anthology, Washington D.C., Folger, 1995, p. 150 ; voir également Lawrence Manley (éd.), London in the Age of Shakespeare, op. cit., p. 19 ; et Ian W. Archer, « The Nostalgia of John Stow », art. cité, p. 21-22.

18 John Stow, A Survey of London, op. cit., p. 99-104, en ligne : www.british-history.ac.uk/report.aspx?compid=60026 (janv. 2021). Les archers, issus de l’élite populaire, étaient devenus le symbole des valeurs fondamentales de l’Angleterre pour leur rôle décisif dans la victoire d’Azincourt en 1415.

19 Voir Lawrence Manley, « Of Sites and Rites », dans David L. Smith, Richard Streier & David Bevington (dir.), The Theatrical City, op. cit., p. 35 et p. 48 ; Anne Barton, « The London Scene », art. cité, p. 121 ; David Bergeron, English Civic Pageantry 1558-1642, Columbia, University of South Carolina Press, 1971 ; ainsi que Wendy Ribeyrol, « La mémoire de l’histoire : les triomphes de la Cité de Londres », dans Marie-Thérèse Jones-Davies (dir.), Mémoire et oubli au temps de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2002. p. 27-44.

20 Voir Ian W. Archer, « The Nostalgia of John Stow », art. cité, p. 25, et The Pursuit of Stability, op. cit., p. 60-61 et p. 92.

21 Voir Julia F. Merritt (dir.), Imagining Early Modern London: Perceptions and Portrayals of the City from Stow to Strype, 1598-1720, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 11-13 et p. 17.

22 Ibid., p. 18.

23 Sur ces tracasseries, et sur la façon dont le théâtre tirait parti des tensions entre les autorités de la cour et celles de la Cité, voir Michèle Vignaux, « Shakespeare : le poète entre la Cité et la cour », dans Dominique Goy-Blanquet (éd.), Le Poète dans la Cité : de Platon à Shakespeare, Bruxelles, Le Cri, 2003, p. 139-141 et p. 149-154.

24 Thomas Dekker, The Shoemaker’s Holiday [1598], Jonathan Gil Harris (éd.), Londres, Bloomsbury, 2008.

25 Il s’agit en réalité d’un aristocrate anglais appelé Lacey qui se fait passer pour un cordonnier hollandais afin de rester à Londres auprès de sa bien-aimée au lieu de partir à la guerre en France.

26 Thomas Dekker, The Shoemaker’s Holiday, op. cit., scène 20, p. 104. Voir également Ian W. Archer, The Pursuit of Stability, op. cit., p. 118-119.

Table des illustrations

Titre Londres en 1572, carte publiée dans Civitates Orbis Terrarum, Georg Braun, Frans Hogenberg & Joris Hoefnagel, Cologne, vers 1600-1623, British Library.
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/35417/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M

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