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Pour la dignité

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Vincent Gay

Ordre usinier et travailleurs immigrés à l’orée des années 1980

Chapitre 3

Mise au travail et encadrement des ouvriers immigrés

Texte intégral

1La position sociale des ouvriers immigrés se construit tout au long de leur vie à travers des carrières professionnelles qui, comme l’a montré Laure Pitti à propos des Algériens de Billancourt, sont marquées par une discrimination systémique (2004). Cette discrimination se retrouve dans de nombreuses usines où travaillent massivement des immigrés. De telles carrières faites de travail répétitif et d’usure des corps portent le sceau d’une déqualification permanente. Au début des années 1980, l’absence de qualification est l’argument utilisé par les directions des entreprises pour justifier le départ des ouvriers immigrés, en raison d’une supposée non-capacité à s’adapter aux transformations du travail. Derrière le déterminisme technologique qui légitime les suppressions d’emplois, on peut lire l’empêchement des ouvriers immigrés de progresser professionnellement, l’absence de reconnaissance de leurs qualités au travail et leur maintien dans une position extrêmement subordonnée. Cette production de la déqualification opère à différents moments de la carrière et par différentes pratiques. Si l’organisation du travail en elle-même produit des discriminations, les formes de mise au travail, et donc de recrutement et d’acclimatation à l’univers usinier, ainsi que certains dispositifs d’encadrement sont également à l’origine de carrières différenciées et d’inégalités professionnelles. On s’attachera donc ici à décrire les processus de recrutement, dans leurs divers aspects, l’absence de reconnaissance de qualités des travailleurs immigrés et certaines formes d’encadrement qui empêchent toute remise en cause de leur position subordonnée.

Recruter et acclimater à l’ordre usinier

  • 1 Note manuscrite, s.d (1986 ?). Archives Sayad, musée national de l’Histoire de l’immigration (MNHI (...)

2Les logiques sociales qui construisent les carrières professionnelles sont particulièrement marquées à certains moments, parmi lesquels le recrutement peut être vu comme l’entrée symbolique dans la condition d’OS immigré. Abdelmalek Sayad remarque à ce propos que « la manière dont on a été recruté, c’est-à-dire en fait la manière dont l’entreprise à un moment donné de son histoire opère le recrutement d’une catégorie particulière de son personnel ouvrier, préfigure déjà la manière dont on sera traité tout au long de la carrière future et la manière dont on traitera soi-même le travail auquel on est désigné1 ». Qu’il intervienne dans le pays d’origine ou en France, le recrutement produit des effets sur la façon dont sont perçus et se perçoivent les ouvriers immigrés, effets dont leurs carrières ultérieures portent la marque.

État et entreprises : collaboration ou concurrence ?

  • 2 Ambassade de France au Maroc, compte rendu de mission, 26 mai-1er juin 1962. Centre des archives d (...)

3Le recours à l’immigration chez Simca et chez Citroën est ancien. Ces entreprises massifient et diversifient leurs recrutements à partir du milieu des années 1960, la nationalité marocaine devenant la plus représentée parmi les immigrés. Officiellement encadrés par un accord franco-marocain signé en 1963, le recrutement et la venue de Marocains en France sont souvent pris en charge par les entreprises, bien que des immigrés viennent également seuls et se fassent embaucher directement dans les usines. À travers cet accord, l’État français cherche à organiser l’immigration marocaine, comme le veut la doctrine ayant donné naissance à l’Office national d’immigration (ONI) en 1946 (Spire, 2005), mais les relations entre les deux États sont perturbées par les entreprises qui « démarchent directement les autorités marocaines, se mettent directement d’accord avec elles sur un contingent de recrutement de main-d’œuvre, mettant ainsi l’ambassade de France au Maroc et les administrations françaises devant un fait accompli2 ». Le ministère du Travail souligne d’ailleurs à ce sujet que

  • 3 Ibid.

le recrutement souhaité par les fédérations françaises du bâtiment et des métaux ne répond pas à un besoin réel de main-d’œuvre, de cette grandeur tout au moins, et paraît bien avoir pour but de pallier un éventuel retour massif des Algériens en Algérie et par voie de conséquence d’éviter une hausse des salaires dans la région parisienne3.

  • 4 Bilan et perspective de l’émigration marocaine, s.d (1966). CADN, 558PO/1/314.

Dans ce jeu à trois entre les entreprises et les États d’émigration et d’immigration, les règles officielles ne sont pas nécessairement respectées, chaque partie ayant des intérêts propres : le gouvernement marocain souhaite développer l’émigration pour réduire les problèmes sociaux internes ; les entreprises souhaitent accélérer leurs recrutements en évitant de passer par les canaux officiels ; l’État français cherche à contrôler les flux migratoires, ce qu’il a du mal à faire puisqu’en 1964 seuls 55 % des immigrés marocains sont passés par l’intermédiaire de l’ONI, et 32 % en 19654. Il entend aussi limiter le recrutement de personnes sans qualification.

4En principe, l’ONI est le premier acteur du recrutement du côté français : prenant en charge les demandes des entreprises, et en collaboration avec les administrations locales, il organise un plan de recrutement selon la localisation et la disponibilité de la main-d’œuvre. Officiellement,

la sélection professionnelle est effectuée par des techniciens français qui déterminent la qualification des travailleurs et leurs aptitudes, afin de leur proposer l’emploi qui correspond à leur valeur [...] au moyen de tests technologiques précis, au besoin d’essais pratiques qui peuvent durer plusieurs heures et qui permettent de déterminer leur niveau dans la hiérarchie professionnelle (Bideberry, 1969).

La sélection professionnelle est complétée par une sélection dite « psychologique [qui] a pour objet de tester la motivation du candidat afin de déterminer sa volonté et sa faculté d’adaptation dans le nouveau pays de travail. La stabilité des travailleurs tout autant que la qualification est une qualité essentielle » (ibid.). Puis l’ONI vérifie les aptitudes physiques des candidats, écarte les inaptes et opère une sélection selon la moralité et le passé judiciaire de chacun d’entre eux.

5Dans la réalité, les entreprises prennent en charge la majeure partie du processus de recrutement tout en collaborant avec l’administration française ou plutôt en utilisant les services de l’ONI pour les démarches administratives et les contrôles sanitaires. Dès les années 1950, et contrairement aux préventions de certains employeurs envers l’ONI, l’exemple de Citroën présente des avantages importants pour les chefs d’entreprise. Par exemple, pour ses recrutements en Grèce, l’entreprise mène sa propre campagne et fait ensuite entériner sa sélection par l’ONI. Citroën dispose d’un « concessionnaire » à Athènes qui reçoit directement les offres d’emploi de l’entreprise, puis opère un premier tri médical et professionnel parmi les candidats, ses choix étant ensuite ratifiés par ses services parisiens. Ce n’est qu’à ce stade que les demandes nominatives sont présentées à l’ONI, qui autorise la venue en France des candidats sans pour autant avoir un droit de regard sur les recrutements dont il est pourtant censé avoir le monopole (Henneresse, 1979). Chez Simca, dans un premier temps, la collaboration avec l’ONI ne souffre d’aucun accroc non plus. Puis l’entreprise modifie ses pratiques et organise elle-même des missions de recrutement qui doublent les missions de l’ONI et ont en charge la sélection et le suivi des étrangers jusqu’à leur arrivée dans l’usine. La prépondérance des entreprises devient alors particulièrement forte dans les recrutements et l’administration française joue un rôle relativement mineur. En effet, « les employeurs préfèrent recruter les travailleurs étrangers sur place et contrôler l’aptitude, pour ne demander l’avis de l’ONI que dans un second temps [ce qui conduit à] une mainmise progressive des employeurs sur les missions de l’ONI à l’étranger » (Bruno, 2004, p. 143). Pour autant, cela ne suscite pas de tension entre l’ONI et les entreprises. Ces dernières accompagnent l’administration française dans les pays d’émigration plus récente, comme la Turquie, dont les ressortissants sont recrutés en nombre important au début des années 1970 :

  • 5 Rapport au conseil d’administration de l’ONI, 3 mars 1970. AN, 19850705/1.

La collaboration se développe avec les employeurs enclins de plus en plus à participer aux sélections de travailleurs dans nos missions à l’étranger. Notamment des entreprises sont allées sur place se rendre compte de la valeur de la main-d’œuvre turque. Simca à l’issue de la mission d’un de ses représentants nous a fait connaître sa satisfaction5.

Entre non-dits et prescriptions implicites

6Les entreprises ayant su imposer le respect de certaines prérogatives aux États français et marocain, elles peuvent d’autant mieux décider des critères de recrutement de leurs futurs ouvriers. Pourtant, ces critères sont rarement explicités. Ils sont toutefois perceptibles à travers la façon dont le travail des recruteurs est organisé.

7L’un de ces recruteurs, embauché chez Simca en juin 1962 comme employé administratif au service du personnel, participe au recrutement de travailleurs immigrés à partir de 1969, surtout au Maroc puis en Turquie et dans les Antilles françaises. Il évoque ainsi comment l’entreprise reprend en main un recrutement jusque-là supervisé par l’ONI :

  • 6 Entretien avec Denis, mai 2012. Un agent technique de Simca explique plus crûment que « l’ONI avai (...)

Denis – On prenait des gens sous contrat qui étaient recrutés par l’Office national d’immigration. Et puis ces gens-là arrivaient, c’était par 500 personnes, qu’on embauchait, qui venaient par l’office d’immigration, puis qu’on mettait au travail. [...] Il arrivait que ça ne se passe pas aussi bien qu’on voulait...
Vincent G. – Parce que la sélection... ?
Denis – Parce que la sélection ne correspondait pas à nos souhaits. Et donc il a été demandé par la direction de Poissy d’aller recruter sur place, nous-mêmes. Ce que faisaient d’ailleurs d’autres entreprises. Et ça, ça a démarré dans les années... fin 68, je crois. Moi, j’ai participé à ces recrutements, j’étais pas le seul, de janvier 69 à juin 72. [...] De toute façon, ils venaient par l’office d’immigration, d’habitude, sans passer par nous. Mais là, bon, on avait souhaité parce que... [...] Parce que c’était des convois de 500 personnes à chaque fois, on partait 15 jours, à trois – deux sélectionneurs plus un interprète –, et on embauchait en 15 jours 500 personnes, en tournant sur les secteurs qui nous avaient été donnés par le ministère du Travail marocain. Et donc, ces gens-là passaient un test, puis il y avait également une visite médicale. [...] Ça, c’était pas nous, hein, l’office d’immigration venait avec nous, il y avait un médecin, un infirmier, un chauffeur, ils étaient trois également et ils nous suivaient6.

À partir de la fin des années 1960, alors que les besoins en main-d’œuvre des entreprises augmentent, celles-ci, tout en respectant le cadre fixé par l’ONI, sont désormais responsables des recrutements et délèguent quelques employés pour cela. Demeure en revanche le rôle des administrations des pays d’origine censées orienter les recrutements.

  • 7 Entretien avec Denis, mai 2012.

Denis – On déposait auprès du ministère du Travail français 500 dossiers, 500 contrats, anonymes bien sûr. C’était retransmis au ministère du Travail marocain [qui] nous fixait les zones d’embauche et les quantités. C’est le gouvernement marocain [...] qui disait « vous en prenez 100 à Casablanca, 50 à Meknès, 50 à Fès, 100 à Agadir... »
Vincent G. – Donc vous, vous ne décidiez pas de quelles zones... ?
Denis – Non, nous, on allait dans les zones qu’on nous proposait.
Vincent G. – Et vous saviez pourquoi le gouvernement marocain choisissait telle ou telle zone ?
Denis – Oh, ils étalaient... [...]
Vincent G. – Et donc, vous me disiez sur le choix des zones, les autorités marocaines vous disaient où aller, mais vous aviez une petite marge de manœuvre ?
Denis – Oui, on avait une petite marge de manœuvre. On avait souhaité aller plutôt vers le sud, parce que, pour ne rien vous cacher, les Berbères sont des gens courageux. Les autres aussi, hein, mais on avait une petite préférence. On est allés partout, mais particulièrement dans le Sud. Quand je dis le Sud, c’est Marrakech, Agadir, Ouarzazate, Tafraout, plein d’endroits7...

  • 8 « L’immigration marocaine », s.d. CADN, 550PO/1/1322.
  • 9 Rapport de 25 fonctionnaires et travailleurs sociaux français qui ont effectué un séjour au Maroc (...)

8D’une part, le recruteur révèle ici que la maîtrise du gouvernement marocain est toute relative, en réalité les entreprises énoncent des choix quant à leurs aires de recrutement. Alors que l’ONI recrute initialement des Marocains venant de grandes villes, Citroën « n’a reçu à sa demande que des ouvriers originaires de la région de Tiznit », et si Simca a recruté dans des régions plus diverses, « les recrutements ont été axés exclusivement à l’échelon des zones rurales et semi-rurales8 ». D’autre part, sans nécessairement expliciter les raisons de cette « petite préférence », le recruteur reproduit un stéréotype courant sur les différences de qualité de la main-d’œuvre marocaine et la supériorité supposée des Berbères du sud du pays. Cette région a une longue tradition d’émigration depuis le début du xxe siècle (Atouf, 2005), mais ce sont surtout de supposées qualités psychologiques les destinant à devenir des salariés dociles qui incitent les recruteurs à choisir les Marocains du Sud, comme le révèle un rapport établi en 1976 : « Le type du Souss (sud du Maroc) aura peu de robustesse, mais de la bonne volonté, il est hargneux au travail. Est-ce que vous le voulez ? Plus costaud, il risque d’être moins docile... et trop intelligent, on n’en veut pas9. » Dans les années 1960, 70 % des Marocains en France viennent donc de cette région (Atouf, 2005), dont le caractère rural est un atout, puisqu’il s’agit de recruter une main-d’œuvre n’ayant pas eu accès à l’enseignement ni à une socialisation urbaine ou politique. Un recruteur de l’ONI, travaillant dans sa mission marocaine, explique à ce propos :

  • 10 Entretien avec un sélectionneur de main-d’œuvre pour l’ONI-OMI au Maroc de 1963 à 1995, dans Mémoi (...)

Nous, nous avons préféré pour des raisons de mentalité sélectionner en zones rurales [plutôt] qu’en zones urbaines. Il y avait peut-être une plus grande... c’est pas une question de discipline... une plus grande maniabilité de la personne, souvent plus disposée vraiment à aller travailler en France. [...] Le sélectionneur, il a quelqu’un devant lui pendant quatre ou cinq minutes... Parce que notre responsabilité était en jeu, si le travailleur qu’il envoie va être, je m’excuse de l’expression, j’aime pas ce mot, un « produit de valeur » pour la personne qui a sollicité ses services. C’est pas à notre gloriole, mais je dois dire qu’avec la main-d’œuvre marocaine, il y a eu très, très peu de déchets, moins de 2 % de déchets10.

Chez Simca et chez Citroën, les recrutements dans les pays d’origine sont effectués par des salariés des services administratifs des entreprises, mais également par des Marocains membres du syndicat indépendant, comme le signale un témoignage rendu public par la CGT en 1974 :

Il y a quatre ans, ils sont venus au village [...] Il y a les représentants de l’Office national d’immigration, du ministre marocain du Travail... Il y a aussi l’interprète. Un interprète très particulier. Mais enfin, à ce moment-là, nous ne savons rien. Nous sommes surtout anxieux de savoir si nous serons « aptes » pour aller travailler en France. C’est comme à l’armée : on attend en rangs d’oignons, et on passe devant la commission pour un test.

Après avoir été acceptés et conduits jusqu’en France, les Marocains arrivent à la gare d’Austerlitz :

  • 11 « Des recruteurs très spéciaux », La Vie ouvrière, nº 1560, 24 juillet 1974.

Là, surprise, ils retrouvent l’« interprète » de la commission qui ne les lâchera plus. Il les embarque dans un car Chrysler jusqu’au bureau d’embauche. Nouvelle visite. Signature du contrat. « L’interprète » guide jusqu’au bureau social où un prêt de 200 [francs] est alloué. Et l’interprète se dévoile : « Maintenant tu dois prendre ta carte CFT, c’est le syndicat auquel tu dois appartenir. Il ne faut pas aller ailleurs ni faire de la politique si tu veux du travail, un logement et pas d’ennuis. »11

Les deux recruteurs en question, qui opèrent au Maroc, sont responsables de la commission des Nord-Africains de la CFT.

  • 12 Entretien avec Denis, mai 2012.

9Pour les entreprises, il s’agit donc de contrôler les critères de recrutement à la fois à un niveau général, notamment dans les choix des nationalités des recrutés, et lors de chaque opération de recrutement. Malgré tout, la nature de ces critères est difficilement discernable. Questionné sur ce qu’il était capable d’évaluer, alors qu’il n’a aucune connaissance quant à la production des voitures et du travail ouvrier, le recruteur de Simca explique : « Vous savez, ça, c’est un peu le feeling. Il n’y a rien de précis, mais vous le sentez, et puis les gens... Le test, déjà, déterminait si le gars avait un minimum de compréhension, s’il pouvait être adapté facilement ou pas12. »

10Le feeling, l’intuition sont fréquemment évoqués par des recruteurs et « manifestent l’évidence du jugement en face des personnes ou des choses vues » (Eymard-Duvernay & Marchal, 1997, p. 14). Les recruteurs émettent donc un jugement, mais celui-ci ne repose sur aucune justification ou prescription portées à la connaissance du candidat.

  • 13 Courrier de Citroën à la direction du travail et de la main-d’œuvre, 4 mai 1972, reproduit dans Po (...)

11À côté de cette évaluation des candidats par les recruteurs, les qualités des différentes nationalités et les équilibres entre elles semblent, autant que faire se peut, l’objet d’une certaine attention. Citroën libelle ainsi une demande d’embauches : « Dans le cadre habituel de nos prévisions de main-d’œuvre pour la rentrée, nous déposons 350 contrats pour lesquels nous vous demandons la répartition suivante : 80 Yougoslaves, 80 Turcs, 60 Tunisiens, 50 Portugais, 50 Marocains OS, 30 Marocains manœuvres13. » Une telle pratique de recrutement peut entrer en contradiction avec les politiques de l’emploi de l’État français qui, au début des années 1970, visent à donner la priorité aux demandeurs d’emploi nationaux, et Citroën se voit reprocher ses choix par la direction du travail :

  • 14 Courrier du directeur départemental du travail au PDG de Citroën, 17 octobre 1972, reproduit dans (...)

Il y a donc eu de votre part une sélection nettement plus sévère que la moyenne. Cette position paraît être la conséquence de la préférence donnée à l’introduction de personnel étranger, pourtant pour la plupart sans aucune adaptation au travail en usine, ne connaissant en général pas notre langue, et provenant de pays dont la vocation industrielle ne paraît guère affirmée14.

Les équilibres des différentes nationalités et la situation de l’emploi en France font partie des considérations qui contribuent aux processus de recrutement, tant de la part des entreprises que de celle de l’État, évoluant au gré des besoins industriels et des politiques d’immigration, non sans susciter contradictions ou tensions.

12Le recrutement implique donc une sélection reposant sur des critères implicites qui se transmettent par différentes voies. À côté du recrutement collectif par contrats anonymes dans le pays d’origine, il arrive que des ouvriers envoient à des membres de leur famille restés au pays des contrats nominatifs. Les pratiques légitimes, notamment la discrétion et une apparente docilité, sont prescrites et transmises parmi les ouvriers, entre générations, de la part des plus anciens vers les nouveaux arrivants.

  • 15 Entretien avec Ibrahim, décembre 2009.

13Un autre mode de recrutement des immigrés est l’accueil des candidats directement dans les bureaux ad hoc. Les entreprises procèdent alors à des embauches qui revêtent, en apparence du moins, les mêmes attributs que pour les Français. Ce ne sont cependant pas les mêmes qualités qui sont attendues ni les mêmes façons de juger. Plusieurs témoignages d’ouvriers immigrés reviennent sur l’obligation non seulement de dissimuler leurs formations antérieures, parfois leurs expériences professionnelles, mais également leur maîtrise du français. Ibrahim, alors qu’il travaille depuis plusieurs années en France, est ainsi refusé une première fois par les recruteurs de Citroën-Aulnay. Ensuite, explique-t-il, « j’ai été obligé de trafiquer tous mes certificats et de casser la langue française. Moi, je parlais plus, je disais “moi li travail, moi li connais, moi bien être li travail...” Puis ils m’ont embauché et ils m’ont passé un test pour être contrôleur. J’avais passé une barrière15 ».

14Cette dissimulation de sa propre trajectoire s’étend jusqu’à l’hexis corporelle. Par exemple, le port de vêtements identifiables comme ceux d’une jeunesse occidentalisée peut être un obstacle à l’embauche, il faut donc lui préférer la figure stéréotypée de l’immigré. Un syndicaliste évoque ainsi un ouvrier marocain arrivé chez Citroën-Aulnay dans les années 1970 :

  • 16 Entretien avec Laurent, septembre 2009.

Alors, c’était l’époque où c’était les pantalons un peu larges, les chaussures à semelles compensées, dans les années 70... Donc là, il est arrivé en jeune. Alors il s’est fait bouler. En plus, il savait parfaitement lire le français. Donc, il se renseigne, il voyait les autres se faire embaucher. Donc il demande, et les gars ils lui demandent « Bah, comment t’as fait ? T’as dit que tu savais lire ? » « Bah oui. » « Alors pfuittt ! » Alors il est revenu un mois ou deux après en faisant le petit immigré qui débarquait du pays, qui savait pas lire, etc., et il a été embauché16.

15Les entretiens au bureau d’embauche ou avec les interprètes permettent ainsi de sélectionner les candidats qui sont les plus proches de la norme implicite censée caractériser les ouvriers immigrés. Bien qu’ayant connu des expériences sociales et professionnelles en France, ces candidats doivent les dissimuler pour ressembler le plus possible aux immigrés recrutés dans leurs pays d’origine. Ils adoptent des stratégies fondées sur un effacement de leurs caractéristiques, perçues comme étant potentiellement gênantes : ils modifient ou cachent leurs diplômes, ils « cassent » leur maîtrise du français ou ils troquent leurs vêtements urbains pour un style vestimentaire rural. Lors des embauches individuelles en France, les immigrés doivent ainsi produire un récit d’eux-mêmes intégrant des critères non dits, variables, mais censés correspondre aux dispositions attendues d’eux. Celles-ci ne sont pas liées à des aptitudes au travail, mais bien plutôt à un certain degré de « marocanité » ou de « paysannité », ces deux dimensions étant relativement interchangeables en ce qui concerne le recrutement. Les qualités non qualifiantes, qu’il faut donc cacher, sont celles qui sont susceptibles de rattacher les immigrés à la société française. Les qualités à présenter lors de l’embauche relèvent en revanche de supposées dispositions à l’obéissance censées caractériser les migrants issus du monde rural.

  • 17 La situation est semblable pour les travailleurs recrutés dans les Antilles françaises.

16Pris dans des configurations qui croisent différents acteurs, tant du côté de l’État français que du côté marocain, le recruteur et donc l’entreprise qui l’emploie émettent des préférences concernant les qualités morales et physiques des futurs travailleurs. Ces processus de recrutement et de mise au travail concernent en majorité les Marocains à partir de la moitié des années 1960. Mais des « immigrés » de nationalité française connaissent une situation comparable. Les départements et les territoires d’outre-mer (DOM-TOM) fournissent en effet pendant une période plus courte des contingents de travailleurs aux usines automobiles et utilisent des dispositifs et canaux administratifs différents de ceux par lesquels passent les Marocains, comme le montre l’exemple des Réunionnais17.

Immigrés étrangers, immigrés français, un même statut ?

  • 18 Cela ne signifie pas qu’avant ou après ces dates aucun travailleur réunionnais ou antillais ne soi (...)

17Si elle n’est pas la seule, l’usine Simca-Chrysler de Poissy semble avoir été l’une des plus importantes du secteur automobile à recruter des travailleurs domiens, bien que ce recrutement ait été de courte durée, essentiellement entre 1969 et 197218. Dans les DOM-TOM, l’intermédiaire par lequel les entreprises organisent la venue en France métropolitaine des Ultramarins est le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM), agence d’État créée en 1963 à la suite des troubles sociaux que connaissent les DOM-TOM, notamment les émeutes de Fort-de-France en 1958. S’engage alors une migration massive répondant à une triple attente : celle de l’État français qui souhaite apaiser ces troubles, celle des entreprises françaises à la recherche de main-d’œuvre et celle des Domiens eux-mêmes, qui veulent fuir la misère.

  • 19 Règlement du centre de Simandres, cité dans CEDETIM (1975, p. 183).
  • 20 Rapport d’activité du BUMIDOM, 1972. AN, 19820104/3.
  • 21 Rapport d’activité du BUMIDOM, 1971. AN, 19820104/3.

18En 1969, Simca envoie une mission de sélection dans les trois départements d’outre-mer pour recruter 500 travailleurs. Une des particularités du recrutement de travailleurs domiens pour l’industrie française tient au fait que le BUMIDOM est censé leur garantir une formation, mais non pas tant des compétences professionnelles qu’un savoir-être d’OS : formation psychogestuelle face à la machine, résistance physique et psychique, respect des cadences, des règles de sécurité, etc. (Pattieu, 2014). Bref, une « adaptation au travail à la chaîne, formule moderne et généralisée dans les pays industrialisés19 ». Cependant, ces formations durent six semaines, trop longtemps pour une entreprise qui veut disposer d’une main-d’œuvre le plus rapidement possible. Bien souvent, Simca-Chrysler évite donc ces dispositifs de formation. Quand l’objectif du BUMIDOM est de favoriser une migration diversifiée, de l’OP à l’OS, c’est seulement cette dernière catégorie qui intéresse l’entreprise. Celle-ci engage donc des candidats préalablement sélectionnés pour suivre une formation, qui troquent alors « une possibilité de placement comme ouvriers qualifiés après stage contre un engagement en qualité d’OS20 ». Si les procédures mises en œuvre par le BUMIDOM tendent à différencier les migrations domiennes des migrations étrangères, l’usage que Simca-Chrysler fait de l’organisme et les opportunités que celui-ci offre ne se différencient finalement qu’à la marge des relations nouées avec l’ONI. Simca-Chrysler recrute 454 personnes en 1971, mais une grande partie ne reste pas longtemps puisque seuls 280 ouvriers réunionnais travaillent encore dans l’usine de Poissy à la fin de l’année21. Dès 1972, le recrutement commence à se tarir, passant de 450 à 180 personnes. Chrysler ferme alors son bureau de recrutement de La Réunion alors que d’autres entreprises poursuivent leur recrutement encore quelques années.

  • 22 L’UGTRF a été créée en métropole par des militants du PCR.
  • 23 Témoignages, 8 octobre 1971.
  • 24 Témoignages, 11 octobre 1971.
  • 25 Témoignage de Claude, Témoignages, 13 octobre 1971.
  • 26 L’Association pour le développement des foyers (ADEF) du bâtiment et de la métallurgie est un orga (...)

19Témoignages, le quotidien du Parti communiste réunionnais (PCR), publie en 1971 un long document de l’Union générale des travailleurs réunionnais en France (UGTRF)22 qui décrit « le scandale de la surexploitation des jeunes Réunionnais chez Simca-Chrysler23 ». Parmi les centaines de Réunionnais travaillant sur les chaînes de Poissy, la plupart ont entre 18 et 20 ans. À 13 000 kilomètres de chez eux, ils ne disposent pas, contrairement à d’autres immigrés, d’un réseau de sociabilité suffisamment développé pour leur donner les repères nécessaires à la vie en métropole, pas plus que ne leur est offerte la possibilité de rentrer régulièrement auprès des leurs. « Cette main-d’œuvre, coupée de ses “arrières sociaux et familiaux”, ignorant tout de la législation française du travail, tenue à l’écart des organisations ouvrières aptes à la défendre, est une proie toute désignée24. » À nombre d’entre eux, on fait miroiter un statut de P1, des primes importantes, un logement confortable et gratuit, mais tous se retrouvent OS à la chaîne25. Le problème du logement, et plus généralement de l’environnement quotidien, marqué par une certaine misère, économique tout autant que morale ou sexuelle, est particulièrement dénoncé. Le foyer ADEF26 de Mantes-la-Jolie, dans lequel loge une partie des Réunionnais, est contrôlé par des hommes de l’entreprise. Les interdits y sont nombreux (propagande à caractère politique, distribution de tracts, collectes, ventes d’objets, d’insignes, de journaux, etc.), tout comme les sanctions pécuniaires. Le prix élevé des loyers et le risque de perdre son logement à cause d’éventuels problèmes à l’usine pèsent en permanence sur les résidents.

  • 27 Combat réunionnais, nº 1, septembre 1971.

Plusieurs centaines d’OS réunionnais [habitent] dans des bâtiments situés à l’extrême limite de la ville, dans un quartier réservé aux émigrés de toutes nationalités et travaillant dans les usines de la région. Pas un arbre devant les bâtiments de type HLM à la façade plate sans relief, donnant sur des aires de poussières et gravats du côté de l’entrée, sur la « zone » de l’autre. La ville se termine là où logent les Réunionnais27.

20Ce sentiment d’exclusion est redoublé par l’interdiction faite aux femmes de pénétrer dans le foyer, mais également par la distance de Paris qui rend rares les visites à la capitale, accentuant les difficultés de rencontres ou de relations sexuelles.

21Ainsi, l’eldorado magnifié par les recruteurs de Simca-Chrysler perd vite de sa superbe aux yeux des ouvriers réunionnais. Le travail en lui-même est également décrit comme une source de souffrance. Devant accomplir les tâches dévolues à plusieurs ouvriers, les Réunionnais se plaignent des cadences, de la fatigue, des distances parcourues dans l’atelier, estimées à 12 kilomètres quotidiens, des blessures, etc. Ils témoignent également de leurs problèmes de salaires (9 heures 15 de travail payées 8 heures 45, retards dans le paiement des heures supplémentaires, prime de production en partie empochée par le chef, etc.) et du décalage entre promesses, attentes et réalité en établissant

  • 28 Témoignages, 21 octobre 1971.

la comparaison de ce qu’ils gagnent effectivement avec la durée et l’intensité du travail accompli chaque jour [et] ils font également le rapprochement avec ce que Simca-Chrysler et le BUMIDOM leur avaient promis à Saint-Denis de La Réunion pour les inciter à venir travailler dans cette « usine au milieu des fleurs »28.

  • 29 Témoignages, 20 octobre 1971.
  • 30 Ibid.
  • 31 Les « zoreilles » désignent dans le créole réunionnais les Français blancs venus de métropole. Ce (...)

Le rôle de la hiérarchie est également un important motif de griefs, car « un ouvrier réunionnais chez Simca-Chrysler à Poissy est un homme solidement encadré29 ». Encadré par la hiérarchie de l’atelier, qui multiplie remarques et menaces afin de faire tenir la cadence, il l’est également par le syndicat indépendant dont il reçoit la carte d’adhésion au milieu des formalités à remplir lors de son arrivée à l’usine. La CFT a d’ailleurs son « Réunionnais de service [...] : un délégué comme ça... un bougre qui ne parle même pas le créole, c’est pas un Réunionnais ça, c’est un espion30 ». Cette personne ne semble d’ailleurs pas être la seule à occuper une telle position, puisque des « zoreilles31 », adhérents de la CFT, embauchés comme P2, régleurs, vérificateurs, contrôleurs ou chefs d’équipe, contrôlent le travail des OS réunionnais, voire les sermonnent ou les insultent, reproduisant les rapports coloniaux en vigueur sur l’île.

  • 32 Témoignages, 22 octobre 1971.

22On ne peut qu’être frappé par les similitudes entre la situation de la condition des ouvriers réunionnais décrite ici et les témoignages de nombreux immigrés : travail harassant et mal payé, encadrement dans et hors l’usine, contrôle du logement similaire à celui que connaissent les travailleurs logés dans les foyers Sonacotra, insultes racistes identiques à celles visant les Maghrébins (bicots, bougnoules32), etc. Les dispositifs administratifs et les institutions chargés des migrations en provenance des DOM-TOM et des pays étrangers sont différents, mais la condition commune vécue par les ouvriers réunionnais et étrangers relativise le poids des questions de nationalité dans ces processus. De plus, si les modalités d’encadrement des Marocains ne sont pas les mêmes, la situation sociale à La Réunion et au Maroc, l’émigration comme réponse des autorités à la pauvreté, la prise en charge et l’encadrement des ouvriers tant par la hiérarchie de l’usine que par la CFT, les places occupées dans les ateliers, les conditions de logement, etc., font de ces migrations des phénomènes semblables. L’héritage ou la permanence du colonialisme et la gestion ethnique de la main-d’œuvre (Pitti, 2005) font des OS immigrés un groupe social aux caractéristiques proches, par-delà les différences nationales, illustrant le fait que les immigrés sont déterminés par leur statut social tout autant voire plus que par leur statut juridique. Pap Ndiaye remarque à ce propos que la situation des Domiens en France est, dans les années 1970, « globalement comparable à celle des immigrés » et « s’analyse par un facteur de classe (un monde ouvrier et employé modeste) et par un facteur racial. Car les Antillais (ou les Réunionnais) n’étaient pas seulement des immigrés, mais des immigrés noirs » (2009, p. 70). Néanmoins, leur nationalité française leur offre plus de possibilités de reclassement, notamment lorsque surviennent les licenciements collectifs, la suppression de postes dans l’industrie ou le bâtiment dans les années 1970 étant en effet compensée par le secteur tertiaire, en particulier le tertiaire public qui, à la fin de la décennie, salarie 80 % des actifs nés dans les DOM-TOM.

Des hommes sans qualités

23Si on a retracé dans le cas des Réunionnais les parcours qui les mènent de leur département d’origine à l’usine et à leur logement en région parisienne, il faut insister ici, à propos de l’ensemble des OS immigrés, sur les effets du moment du recrutement et de l’embauche sur leurs carrières ultérieures. En effet, le recrutement « ne se réduit pas à la scène ni à l’instant où se conclut le marché » (Larquier & Monchatre, 2014, p. 41) entre employeur et candidat au travail, mais s’insère dans les stratégies plus larges des entreprises de gestion de leurs salariés. Il met ainsi en branle diverses institutions et acteurs en amont et en aval de ce moment contractuel. Il ne s’agit pas alors de la simple mise en adéquation des qualités « déjà-là » des candidats et des besoins des entreprises, comme le voudrait un « mythe adéquationniste » (p. 44) et une vision désincarnée du marché du travail, mais d’une action dont le but est certes de sélectionner, mais aussi d’entamer un processus de socialisation des ouvriers à l’ordre interne des entreprises. Cette socialisation concerne certes le travail proprement dit, mais dessine aussi un certain rapport aux compétences et aux qualités attendues par les entreprises, où le corps du travailleur occupe une place particulière.

L’immigré, ou l’ouvrier fait corps

  • 33 Le Comité des forges et des mines de Meurthe-et-Moselle crée par exemple en 1911 un service de rec (...)

24L’importance du corps et de son utilisation dans le travail poursuit les ouvriers immigrés tout au long de leur carrière, mais elle est perceptible dès la phase de recrutement. Le contrôle de l’aptitude médicale des travailleurs immigrés a une longue histoire, depuis le service du recrutement du Comité des forges au début du xxe siècle, les contrôles de l’immigration coloniale lors des guerres mondiales ou les dispositifs mis en place par la Société générale d’immigration dans les années 192033. La création de l’ONI permet à l’État plutôt qu’aux entreprises de prendre en charge de telles missions et de les rationaliser par le respect d’un certain nombre de critères pour accepter ou refuser l’entrée d’étrangers en France (Bruno, 2004). Si un contrôle spécifique des candidats à l’émigration se justifie aux yeux des autorités par la nécessité d’anticiper les mouvements d’offres de travail et par celle de protéger la main-d’œuvre française, il fluctue également en fonction de considérations politiques et économiques. Ainsi, loin d’être seulement un critère de sélection, le corps de l’immigré est l’objet d’attentions diverses, émanant des entreprises et de l’État. Durant le processus de recrutement, les immigrés rencontrés dans leur pays passent trois visites médicales avant d’être jugés aptes au travail : la première, en guise de sélection, dans leur village lorsque passent les équipes de recrutement ; la seconde au centre de l’ONI, à Casablanca pour les Marocains, afin d’« assurer la protection sanitaire nationale » (Bideberry, 1969) ; la troisième en arrivant à l’usine pour vérifier les qualités physiques du nouveau recruté. Certains témoignages insistent sur cette succession de visites qu’ils trouvent choquantes, voire humiliantes, notamment à cause de l’examen des parties génitales et l’impression d’être traités comme du bétail.

25Si le recrutement est un moment où se joue le rapport entre dispositions des candidats et attentes des institutions, pris dans des logiques sociales qui dépassent la scène même du recrutement, le corps de l’immigré est le lieu où se croisent et se nouent les dimensions historiques, socio-économiques et personnelles propres à l’immigration de travail, en particulier à partir de ces évaluations physiques. C’est en effet lors de la phase d’embauche que le corps de l’immigré acquiert à ses propres yeux une signification nouvelle à travers le traitement dont il est l’objet par les institutions françaises. Corps étranger, possible menace pour la sécurité sanitaire du pays d’immigration, il est également en voie de devenir un « corps-labeur » (Sayad, 1999, p. 288). Pour ceux qui sont recrutés directement dans leur pays, ce début d’inculcation d’un nouvel usage du corps constitue une expérience individuelle et collective, une épreuve que traversent les futurs OS immigrés qui, aux côtés d’autres expériences, les constitue comme groupe. La transformation qui s’opère à ce moment-là est le début de la « double expérience d’une existence réduite au corps qui la matérialise et qui en est aussi l’instrument et, par la suite, d’une existence ou, ce qui revient au même, d’un corps, tous deux placés totalement sous l’entière dépendance du travail » (p. 290), qui fait que « l’immigré n’est que son corps » (p. 301).

26Ce rapport au corps dessine un rapport particulier au travail et à la perception du travail immigré. Il doit ainsi être mis en regard des savoirs, professionnels ou autres, et de la (non-)reconnaissance des compétences qui accentuent la dimension du corps total caractérisant l’ouvrier immigré.

La construction symbolique de l’incompétence

27À travers la tension entre reconnaissance de soi comme sujet sachant ou comme simple corps, de même que dans le déroulement des carrières des OS immigrés, les processus de recrutement et de mise au travail contribuent à faire de ces derniers des hommes sans qualités. Sébastien Chauvin, dans son étude sur les agences de travail journalier à Chicago, invite à examiner l’importance des rites du marché du travail qui constituent « des moments charnières lors desquels sont engendrées ou actualisées » (2010, p. 97) les conventions qui structurent ce marché. Le moment de l’embauche est l’un de ces rites où se jouent à la fois, et de manière mêlée, la question de la déqualification des ouvriers immigrés et l’inculcation de normes comportementales. « La “compétence” d’un travailleur se définit moins par sa capacité personnelle que par sa non-substituabilité. Et à l’inverse, c’est la substituabilité qui définit l’“incompétence”. » (p. 100) Les recrutements collectifs dans les pays d’origine et la façon dont se déroulent les sélections marquent le caractère substituable de la main-d’œuvre ainsi choisie. L’arrivée dans les usines est également significative. Un agent technique de Simca témoigne ainsi :

  • 34 Entretien avec un agent technique, cité dans Loubet & Hatzfeld (2001, p. 197).

Les effectifs, ça a toujours été folklorique. Le matin, on vous annonçait qu’il arrivait un wagon de 50 personnes. [...] Les arrivées d’étrangers n’étaient pas régulières. Ce n’était pas tous les mois, c’était parfois toutes les semaines, avec des quantités énormes. Alors on tentait d’intégrer ces hommes. On le faisait parce qu’à cette époque on pouvait avoir des rotations de personnel qui atteignaient parfois 30 % sur une année [...] Donc, il nous arrivait une semaine un wagon, puis un autre la semaine d’après ; il en arrivait tout le temps. Parfois, c’était 20 personnes, parfois c’était 50. C’était affolant34.

Les immigrés ne sont pas recrutés pour répondre à un besoin précis, ils ne savent pas plus que les recruteurs à quel poste ils vont être affectés. En revanche, leur interchangeabilité est une nécessité pour pallier l’important turn-over. On peut plutôt affirmer que ce type de recrutement de masse autorise l’existence d’un tel turn-over parce qu’il permet de toujours disposer d’une main-d’œuvre suffisante pour remplacer les départs.

28Les recrutements individuels effectués en France peuvent également contribuer à construire symboliquement l’incompétence à travers des « rites d’institution négatifs » (Chauvin, 2010, p. 129) qui marquent symboliquement la division entre groupes et la nécessité de se conformer à celui dans lequel on a été situé. Le mode d’embauche des ouvriers immigrés occupe une certaine position dans « un espace hiérarchisé des rituels d’embauche » dans la mesure où il « signifie une différence négative » (ibid.) par rapport à l’embauche des ouvriers professionnels français. Mis dans cette position, l’ouvrier immigré est pris dans l’alternative entre « se faire “déqualifier” en acceptant de [se] soumettre [au rituel], ou se faire “disqualifier” en refusant » (p. 98). Soit le choix entre accepter de ne pas se voir reconnaître ses qualités propres ou risquer de ne pas être sélectionné en affichant un savoir-faire. Se soumettre à ce type de rituel et en accepter les attendus nécessite donc pour le salarié de se constituer une identité faussée ou amputée. On a déjà évoqué l’importance de l’hexis corporelle et des choix vestimentaires dans la présentation de soi, la nécessité de dissimuler sa maîtrise de la langue française ou la possession de diplômes. D’autres salariés évoquent le fait que certains se frottent longuement les mains pour leur donner une apparence plus calleuse et être ainsi pris pour des paysans. Ces anecdotes circulent et indiquent les échanges entre ouvriers sur les meilleures façons d’être recruté ; elles relèvent de la production d’« un “salarié sans histoire” » (p. 109). D’où l’importance d’autant plus grande accordée au corps. Marqueur de la condition sociale, celui-ci est perçu comme un élément de jugement et donc un attribut de la (non-)compétence, ou d’une compétence naturalisée puisque inscrite entièrement dans les caractéristiques physiques. En émettant des jugements qui touchent aux qualités physiques, professionnelles, politiques et morales, les personnels chargés de l’embauche et de l’accueil des ouvriers immigrés instituent la déqualification en qualité reconnue par l’entreprise. L’embauche ne produit pas la non-qualification, mais elle l’officialise comme valeur en ratifiant ce qui existe déjà, l’entrée dans le travail s’effectuant « au prix d’une dévalorisation rituelle de leur [les salariés] expérience, qui tend à les dépouiller comme préalable à l’embauche de tout capital humain » (p. 108).

29Outre le moment du recrutement, les questions de qualification et de non-reconnaissance des qualités traversent les carrières des ouvriers immigrés, produisant un sentiment d’injustice. Youssef, recruté au Maroc en 1966 par Simca, revient à plusieurs reprises sur les injustices qu’il a vécues. Arguant de sa fidélité à l’entreprise, de son sérieux au travail, du fait qu’il ne soit jamais absent, il pointe les discriminations perçues au cours de sa carrière, qu’il attribue surtout à la non-reconnaissance de ses qualités et de ses compétences et à l’absence d’accès à la formation :

  • 35 Entretien avec Youssef, janvier 2013.

Il y a une note qui est sortie je sais pas quand comme quoi on peut apprendre à lire et écrire pendant le travail, une heure par jour. Mais moi, il [le chef] peut pas me laisser parce que je suis sur la chaîne, il me dit « non, c’est pas ça, on a besoin de toi ». Normalement, le règlement est sorti, ils devraient le faire. [...] Moi, je leur en veux beaucoup de l’heure qu’ils m’ont enlevée. Si j’avais dans le temps, pendant dix ans, écrit une heure par jour, maintenant, je peux écrire mon rapport, je peux tout faire, mais ils m’ont enlevé ça. Je ne leur pardonnerai jamais35.

Le maintien dans la condition initiale de l’ouvrier illettré et non qualifié est une violence symbolique particulièrement importante qui touche à la vie quotidienne, aux démarches administratives, etc. D’où l’insistance de ce salarié sur cette heure dédiée à l’alphabétisation, modeste promesse jamais tenue à cause de la priorité accordée au maintien du rythme de la production. Les besoins de la production dictent donc les possibilités de bénéficier ou non d’une formation : lors des pics de production, les cours de français sont supprimés, puis rétablis dans les moments de moindre production, de façon à avoir moins de personnel en sous-activité. La discontinuité de la formation réduit à rien l’apprentissage.

OS à vie

  • 36 « Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile », rapport de la comm (...)
  • 37 La grande majorité des ouvriers partage une inquiétude quant à son avenir professionnel. Seuls les (...)

30Pour Abdelmalek Sayad, la condition d’OS des immigrés ne peut pas être une position momentanée. Le fait d’être « OS à vie » est certes lié à l’organisation des carrières des immigrés, mais cela renvoie plus fondamentalement au fait que « la condition d’immigrés ne va pas sans qualifier socialement le travail qui est effectué par le travailleur immigré [...]. La définition d’OS n’est plus ici une définition strictement technique [...] elle est plutôt, et foncièrement, une définition sociale » (1999, p. 237). L’immigration, en tant que phénomène social, contribue donc à produire des carrières professionnelles où la déqualification est une donnée durable, voire permanente. On peut mesurer les effets de cette déqualification sur les ouvriers immigrés à travers les résultats de la commission pour la formation des OS de Talbot, qui fournit un certain nombre de données à ce propos36. L’ethnicisation des carrières et un vieillissement social précoce des OS immigrés ressortent des analyses produites par cette commission, qui met cependant en lumière une diversité relative au sein du groupe des OS quant aux perspectives de carrière37.

Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile, Talbot-Poissy, 1983

Chez Talbot, la médiation qui met fin au conflit de 1982 crée une commission d’étude pour le développement des OS, présidée par Gabriel Ducray, directeur du travail et ancien président du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (CEREQ). Cette commission réunit des sociologues (comme Françoise Piotet et Renaud Sainsaulieu), des ingénieurs, des psychologues du travail, des neurophysiologistes, des ergonomes, ainsi que des spécialistes de la formation professionnelle. Les syndicats et la direction de l’entreprise y sont également représentés. Si elle est chargée de proposer des solutions aux problèmes de formation des OS, l’enquête fournit aussi des données chiffrées sur la composition de l’effectif ouvrier de l’entreprise, ainsi que des données qualitatives recueillies grâce à 49 entretiens menés avec des agents de fabrication de plusieurs nationalités.

31Dans l’ensemble de l’industrie, la proportion d’ouvriers non qualifiés passe de 69 % en 1970 à 58 % en 1980, du fait de la suppression de certains postes à la suite de l’automatisation, des passages individuels à des niveaux de classification supérieurs et de glissements catégoriels après des accords collectifs, notamment l’accès au P1F (échelon 1 de professionnel de fabrication) qui fait diminuer la catégorie des OS sans pour autant modifier leur rôle dans les processus de travail. En 1982, les OS de Talbot-Poissy sont cependant toujours plus de 10 000 sur un effectif total de 16 000 salariés, dont une majorité d’immigrés, les plus nombreux étant les Marocains (58 % des ouvriers étrangers), suivis des Algériens (10,5 %), des Turcs (5 %), des Espagnols et des Portugais (4 % pour chaque nationalité) et des Africains subsahariens (2,4 %). Les femmes ne constituent que 4 % de l’effectif ouvrier, un taux inférieur à d’autres usines automobiles. Ayant en moyenne 39 ans en 1983, les ouvriers marocains ont une ancienneté dans l’entreprise qui s’établit ainsi : 27 % entre cinq et neuf ans, 49 % entre dix et quatorze ans, 18,5 % entre quinze et dix-neuf ans, 5,5 % plus de vingt ans, et quasiment aucune inférieure à cinq ans. Les Algériens sont légèrement plus âgés (42 ans en moyenne). Enfin, 40 % des immigrés ont leur famille en France, ce taux étant légèrement supérieur chez les Marocains. Pour résumer, les ouvriers de Talbot, comparativement au reste de l’industrie, sont plus souvent des hommes, plus souvent non qualifiés et plus souvent immigrés.

  • 38 Pour autant, la maîtrise ne se caractérise pas par un haut niveau de formation : 32,2 % de ses mem (...)

32Les emplois occupés reflètent une forte concentration des immigrés sur les postes en chaîne : les Marocains y travaillent à 75 % tandis qu’ils ne sont que 4 % à être caristes. Parmi les agents de fabrication étrangers, 88 % n’ont pas reçu d’enseignement primaire complet, 9 % en ont reçu un et 3,7 % ont un niveau de formation plus élevé. L’absence de formation cantonne donc les immigrés dans des emplois qu’ils ne peuvent quitter. Malgré une certaine évolution de la classification salariale, les contenus de travail ne changent pratiquement pas et de grands écarts séparent les ouvriers immigrés et les ouvriers français. La progression de carrière ne peut se réaliser qu’au sein du groupe des OS, l’accès aux catégories supérieures étant d’autant plus bloqué. En ce qui concerne les tâches, les contenus du travail évoluent très peu et les emplois d’encadrement demeurent réservés aux Français : sur 467 agents de maîtrise chez Talbot, on trouve seulement 11 étrangers, dont neuf Européens et deux Marocains38. Autrement dit, si le groupe des OS connaît des divisions internes, avec des répercussions sur les salaires, un épais plafond de verre bloquant une grande partie des OS dans leur position initiale perdure.

  • 39 Les coefficients déterminent les salaires des ouvriers et dépendent des qualifications reconnues a (...)
  • 40 « Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile », document cité.

33L’enfermement dans la condition d’OS et le recrutement essentiellement immigré de ces derniers ont pour conséquence un redoublement de la différenciation professionnelle par la différenciation ethnique. La comparaison des classifications des Marocains et des Français parmi un groupe d’ouvriers embauchés entre 1969 et 1973 illustre clairement cette réalité : en 1983, les ouvriers français sont 11,3 % à être en dessous du coefficient 180 et 42,6 % au-dessus de 225, tandis que les ouvriers marocains sont 64,6 % en dessous de 180 et 0,7 % au-dessus de 22539. Les discriminations liées au caractère ethnicisé du recrutement perdurent, voire se renforcent, au cours des carrières du fait de la politique de formation. Les trois quarts de la formation, initiale ou continue, sont concentrés sur les ouvriers professionnels et hautement qualifiés ; et même si le nombre d’heures dédiées à la formation est relativement important (415 000 en 1983 dont 317 000 pour les ouvriers), ce sont souvent les mêmes salariés qui bénéficient de plusieurs stages dans l’année. En revanche, les formations de base pour les immigrés les moins qualifiés ne sont pas systématiquement proposées et sont donc très peu suivies. Leur caractère sélectif est un facteur supplémentaire de découragement et aucune opération n’est menée pour encourager les ouvriers à suivre ces formations. Ces effets cumulés privent les ouvriers immigrés de l’accès à des savoirs leur permettant de progresser professionnellement. La formation n’est pas définie en fonction des besoins de ces derniers, mais comme un simple « auxiliaire de la production40 ». L’assignation ethnicisée à certains postes se perpétue donc dans la formation puisque ce sont les salariés européens – les plus qualifiés – qui suivent le plus grand nombre de stages et dont les formations sont les plus longues, alors que la majorité du personnel non européen n’a jamais suivi de formation.

  • 41 « Talbot : “La génération usée” demande son compte », Libération, 26 décembre 1983.

34Un dernier point touche aux considérations sur l’âge des ouvriers immigrés. Le rapport de la commission Ducray note en effet « un vieillissement préoccupant de la main-d’œuvre ». Or, comme on l’a noté, la moyenne d’âge des immigrés les plus nombreux, les Marocains, est de 39 ans, et leur ancienneté est pour 95 % d’entre eux située entre cinq et dix-neuf ans (quatorze ans en moyenne, dix ans pour les Algériens). L’idée que la main-d’œuvre immigrée est vieillissante, sous-entendue trop vieille pour s’adapter, circule chez ces experts, parmi les journalistes – Libération parle en décembre 1983 d’une « génération usée41 » –, chez les responsables d’entreprise et au sein du gouvernement. Bien que la pyramide des âges des ouvriers montre que les ouvriers français se concentrent dans les tranches 29-38 ans et 49-53 ans, tandis que les Marocains sont très nettement concentrés entre 34 et 38 ans, une idée commune s’impose selon laquelle ce vieillissement précoce condamne à plus ou moins court terme les OS immigrés à cause des mutations de l’appareil productif. Sans nier les effets du travail à la chaîne sur les corps ouvriers, l’âge d’une grande majorité des OS immigrés leur laisse encore une bonne partie de leur carrière professionnelle devant eux. Ce discours sur le vieillissement tend à préparer par des considérations prétendument biologiques des choix sociaux et industriels. Il conduit à s’interroger également sur le rapport à l’âge des ouvriers des organisations tayloriennes du travail : celles-ci, dans la façon dont elles se sont développées durant les « Trente Glorieuses », utilisent surtout des OS relativement jeunes, quitte à organiser un fort turn-over pour pallier l’usure précoce des ouvriers. Le vieillissement des OS immigrés souvent évoqué est peu interrogé quant à ses causes. Il apparaît alors comme une fatalité biologique ayant, au mieux, lointainement à voir avec l’organisation du travail. S’il ne faut pas négliger l’usure physique due au travail à la chaîne, celle-ci ne peut occulter la dimension sociale du vieillissement « objectif et subjectif, individuel et collectif » (Beaud & Pialoux, 1999, p. 72) des OS immigrés auxquels, à partir du milieu des années 1980, tout renvoie un sentiment d’inutilité. L’absence de qualités et de qualifications qui pouvait être un critère dans le recrutement des salariés quelques années auparavant devient désormais un obstacle pour les conserver dans les entreprises ; prédomine alors une représentation d’OS immigrés incapables désormais de s’adapter aux mutations industrielles.

Encadrement et sentiment national

35Aux difficultés du travail s’ajoute certes la prééminence du syndicalisme indépendant qui empêche, comme on l’a déjà évoqué, toute contestation, mais s’ajoute également le poids d’autres instances d’encadrement. En particulier pour les Marocains, l’influence des autorités de leur État d’origine se fait ressentir dans les usines et agit de façon à empêcher toute forme d’engagement, redoublant ainsi les injonctions de l’État français en la matière.

Les amicales, un prolongement du pouvoir chérifien en France

  • 42 Courrier de Michel Poniatowski au lieutenant-colonel Robert-Édouard Peron à Asnières, 3 mai 1976. (...)
  • 43 Courrier de Claude Lebel, ambassadeur de la France au Maroc, à Michel Jobert, ministre des Affaire (...)
  • 44 Ibid.

36Le statut des travailleurs immigrés participe de l’injonction à la neutralité émanant tant des directions d’entreprise que de l’État français, le ministre de l’Intérieur de 1976 pouvant par exemple appeler au « respect de la stricte neutralité politique tout étranger manifestant une quelconque volonté protestataire », au motif que « si tout étranger jouit en France de la liberté d’opinion et d’expression, il ne saurait par contre être toléré que, par des propos, des écrits ou des actions, il soit susceptible d’être une cause de troubles à l’ordre public ou qu’il porte préjudice aux relations diplomatiques de la France42 ». On s’intéressera cependant ici surtout aux injonctions ou contraintes issues des rapports avec le pays d’origine, à partir du cas des Marocains. Chez Citroën comme chez Talbot, les autorités marocaines constituent un enjeu fort pour les syndicats étant donné le nombre important d’ouvriers marocains dans ces usines et la façon dont elles interviennent auprès de leurs ressortissants, notamment à travers les amicales marocaines. Les amicales s’unissent lors du congrès constitutif de la Fédération des amicales des travailleurs marocains en France en août 1973 sous l’égide du ministère marocain du Travail et des Affaires sociales et de l’ambassadeur du Maroc en France. Pour l’ambassadeur de France au Maroc, la création de cette fédération « entre manifestement dans le cadre de l’action psychologique amorcée par le roi [...] afin de se rallier les diverses couches de la population, notamment celles qui se trouvent à l’extérieur des frontières et dont le gouvernement a tout lieu de craindre certaines activités néfastes au régime43 ». L’ambassadeur marocain à Paris évoque lui-même une « véritable reprise en main44 » de l’émigration marocaine en France. Pour les syndicats français et les organisations de la gauche marocaine en France, les amicales représentent un prolongement du pouvoir marocain auprès des migrants, un dispositif d’encadrement des travailleurs immigrés qui s’exerce jusque sur les lieux de travail et dans les foyers.

  • 45 Notice individuelle de Mustapha Benaya, établie par les Renseignements généraux, janvier 1974. AN, (...)
  • 46 « Quelques dirigeants de “l’Amicale” et ce qu’ils font », L’Écho des travailleurs Chrysler France, (...)
  • 47 Information sur les travailleurs marocains immigrés en France arrêtés et emprisonnés au Maroc lors (...)

37Une collaboration s’instaure entre les amicales et la CFT, les premières exerçant des pressions en vue de l’adhésion au syndicat indépendant, la seconde favorisant l’implantation de celles-ci dans les usines Citroën et Simca-Chrysler. Les profils de certains dirigeants amicalistes illustrent la collusion entre l’amicale, le syndicalisme indépendant et les directions des entreprises : Mustapha Benaya, par exemple, est employé par Chrysler en tant que conseiller social et représente les travailleurs immigrés de l’entreprise auprès de l’ADEF, qui gère le foyer de La Coudraie, un des quartiers de Poissy, où il réside45. Ahmed Ben Mohamed participe au recrutement des futurs ouvriers au Maroc et leur enjoint fortement d’adhérer à la CFT. Larbi Al Aoui est responsable de l’amicale dans la région de Poissy et est également membre de la CFT à Chrysler. Ahir El Hebir travaille à l’atelier presses de Chrysler : militant CFT, collaborateur du consulat du Maroc, collecteur pour l’amicale, il est chargé de recevoir les travailleurs marocains avec les services sociaux de Chrysler, ce qui lui permet à l’occasion de confisquer les passeports de certains ouvriers jugés trop actifs. Ahmed Naït, militant de la CFT, s’occupe de l’encadrement des résidents d’un foyer de Mantes, etc.46. Les liens entre l’amicale et l’ambassade, voire les doubles fonctions exercées par certains membres de l’amicale, leur permettent de s’imposer comme des interlocuteurs indispensables pour les démarches administratives et d’exercer des pressions en conséquence, tout en luttant contre l’influence des syndicats français sur les ouvriers marocains. L’injonction à la neutralité politique propre à tous les immigrés s’accompagne, dans les discours des amicales, d’un appel à la fidélité au roi et aux principes censés orienter le comportement des Marocains à l’étranger. Elle se double d’une surveillance des ressortissants syndicalistes qui peuvent subir une forte répression lors de leurs séjours au Maroc. Plusieurs affaires secouent ainsi les usines automobiles, notamment dans les établissements de Chausson-Gennevilliers, Peugeot-Sochaux, Kleber-Colombes47, Citroën et Talbot-Chrysler, des ouvriers marocains syndicalistes en France étant arrêtés et détenus par la police marocaine lors de leurs séjours au Maroc.

38La seule description des dimensions de surveillance et de répression ne saurait cependant dissimuler un attachement sinon aux autorités marocaines du moins à un sentiment national chez les ouvriers marocains, y compris les syndicalistes. L’alternative pour les Marocains n’est donc pas entre céder aux injonctions et rester fidèle aux autorités de leur pays ou se syndiquer et devenir un opposant politique. La question nationale marocaine traverse les débats syndicaux, ce qui nécessite une certaine adaptation des prises de position et des pratiques de la part des équipes syndicales.

Faire avec le sentiment national des ouvriers marocains

  • 48 La revendication du retour du Sahara occidental au sein du territoire marocain est une ancienne de (...)
  • 49 Journée nationale d’études sur la main-d’œuvre immigrée marocaine, notes manuscrites, 16 avril 197 (...)
  • 50 « À propos du Sahara occidental », La Tribune du travailleur algérien, nº 64, février 1976.
  • 51 Ibid.
  • 52 Courrier des cégétistes marocains délégués à la journée d’études d’avril 1976 ou à la quatrième co (...)

39Au sein de la CGT, le traitement des problèmes touchant au Maroc s’avère délicat. Objet possible de dissensions, il est utilisé par les adversaires du syndicat en particulier à partir de 1975, au moment de la Marche verte lancée par le roi Hassan II48. Ce consensus national autour du Sahara vient renforcer les injonctions à la fidélité au régime auprès des immigrés marocains, mais il a également des effets parmi les militants marocains de la CGT. En 1976, au cours d’une journée d’études consacrée à la main-d’œuvre immigrée marocaine, la question du Sahara se retrouve au centre de nombreuses interventions. Dans leur majorité, ces interventions critiquent l’orientation de la CGT et, à quelques exceptions près, le principe d’autodétermination. Elles demandent aussi à ce que soit exprimé le point de vue des Marocains, à savoir reconnaître le caractère marocain du Sahara occidental et l’inexistence d’un peuple sahraoui49. L’analyse consacrée au problème du Sahara dans la presse cégétiste exprime un soutien au « droit à l’autodétermination du peuple sahraoui50 », mais reconnaît l’existence de positions diverses et controversées ; donc « ce n’est pas dans le cadre de la CGT que ce problème peut être solutionné51 ». La déclaration commune de la CGT avec l’Union marocaine du travail (UMT), en 1975, ne mentionne pas ce droit à l’autodétermination. La relative prudence dont fait preuve l’organisation syndicale tient à sa crainte que ne se transposent entre travailleurs algériens et marocains les différends qui opposent leurs pays respectifs, mais également aux critiques internes et aux réactions des militants marocains. Des cégétistes marocains tiennent à rappeler que la déclaration commune CGT-UMT « met sur le même plan la libération de tous les territoires par le PEUPLE MAROCAIN [et] ne fait ni référence à un “peuple sahraoui” ni à “l’autodétermination” et encore moins à une “république sahraouie”52 ». Possible élément de division, la question du Sahara pose donc des problèmes aux syndicalistes et incite à la prudence et à la mesure dans le traitement de cette question par la CGT.

  • 53 À Renault-Billancourt, la cellule marocaine de la CGT peut, à l’occasion de la fête nationale, déc (...)

40À travers les polémiques autour du Sahara et de la question nationale marocaine, on saisit les difficultés à accorder des représentations sur une question qui déborde les usines et la façon dont cela peut susciter des critiques internes au syndicat, les délégués marocains s’instituant dans ce cadre comme porte-parole de l’ensemble des Marocains. Cela révèle en creux le maintien de l’attachement à leur pays d’origine des travailleurs marocains, qui facilite les pratiques d’encadrement à distance et renforce le poids des amicales. Malgré l’encadrement, la surveillance voire la répression qu’ils subissent, une grande partie des syndicalistes marocains reste attachée à un fort sentiment national marocain pouvant se traduire par un soutien au roi53. La CGT, bien que critique au sujet du régime d’Hassan II, est conduite à faire des compromis et à essayer de relativiser l’importance de ses prises de position sur le problème du Sahara. Les identités de syndicaliste et de Marocain sont dans ce cas susceptibles, sinon d’entrer en contradiction, du moins de générer des tensions qui obligent les organisations syndicales à procéder à des ajustements.

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41Les changements rapides dans les usines au début des années 1980 et les menaces qui pèsent sur les ouvriers immigrés renvoient bien entendu aux politiques des entreprises, mais également aux conséquences de carrières qui font perdurer un travail non qualifié destiné en priorité aux ouvriers immigrés. Aux carrières d’« OS à vie » s’ajoutent des formes d’encadrement coercitives par les supérieurs hiérarchiques, par les membres de la CFT-CSL et par les amicales. Ces différents facteurs pèsent sur les opportunités d’engagement des ouvriers immigrés et sur leur capacité à contester l’organisation du travail. Leur mode de recrutement, la façon dont ils sont maintenus pendant de longues années dans une position très dominée, l’absence de formation, etc., sont des phénomènes qui nourrissent le fatalisme technologique faisant des immigrés une main-d’œuvre qui semble incapable de s’adapter aux mutations de l’organisation du travail. Cette main-d’œuvre possède pourtant des qualités au travail et est attentive à leur reconnaissance. Les mobilisations ouvrières qui commencent au printemps 1982 vont mettre en leur cœur cette reconnaissance, couplée aux questions de droits syndicaux, de libertés, de dignité et de salaire.

Notes

1 Note manuscrite, s.d (1986 ?). Archives Sayad, musée national de l’Histoire de l’immigration (MNHI), boîte 68, citée par Pitti (2018, p. 172).

2 Ambassade de France au Maroc, compte rendu de mission, 26 mai-1er juin 1962. Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), 558PO/1/314.

3 Ibid.

4 Bilan et perspective de l’émigration marocaine, s.d (1966). CADN, 558PO/1/314.

5 Rapport au conseil d’administration de l’ONI, 3 mars 1970. AN, 19850705/1.

6 Entretien avec Denis, mai 2012. Un agent technique de Simca explique plus crûment que « l’ONI avait complètement perdu le contrôle de la situation » (voir entretien dans Loubet & Hatzfeld, 2001, p. 197).

7 Entretien avec Denis, mai 2012.

8 « L’immigration marocaine », s.d. CADN, 550PO/1/1322.

9 Rapport de 25 fonctionnaires et travailleurs sociaux français qui ont effectué un séjour au Maroc du 14 au 30 octobre 1976 à l’initiative de l’ex-Office national pour la promotion culturelle des immigrés, cité dans « Conditions de travail et santé des travailleurs immigrés, rapport présenté à la commission confédérale élargie de la CGT par Marius Apostolo, au nom du secrétariat national de la main-d’œuvre immigrée », 1978. AD93, 49J375.

10 Entretien avec un sélectionneur de main-d’œuvre pour l’ONI-OMI au Maroc de 1963 à 1995, dans Mémoires d’immigrés, film de Yamina Benguigui, 1997.

11 « Des recruteurs très spéciaux », La Vie ouvrière, nº 1560, 24 juillet 1974.

12 Entretien avec Denis, mai 2012.

13 Courrier de Citroën à la direction du travail et de la main-d’œuvre, 4 mai 1972, reproduit dans Politique hebdo, 24 mai 1973.

14 Courrier du directeur départemental du travail au PDG de Citroën, 17 octobre 1972, reproduit dans Politique hebdo, 24 mai 1973.

15 Entretien avec Ibrahim, décembre 2009.

16 Entretien avec Laurent, septembre 2009.

17 La situation est semblable pour les travailleurs recrutés dans les Antilles françaises.

18 Cela ne signifie pas qu’avant ou après ces dates aucun travailleur réunionnais ou antillais ne soit embauché dans cette usine, mais il s’agit alors d’embauches individuelles, en dehors des dispositifs de recrutement que met en œuvre l’entreprise dans les DOM-TOM.

19 Règlement du centre de Simandres, cité dans CEDETIM (1975, p. 183).

20 Rapport d’activité du BUMIDOM, 1972. AN, 19820104/3.

21 Rapport d’activité du BUMIDOM, 1971. AN, 19820104/3.

22 L’UGTRF a été créée en métropole par des militants du PCR.

23 Témoignages, 8 octobre 1971.

24 Témoignages, 11 octobre 1971.

25 Témoignage de Claude, Témoignages, 13 octobre 1971.

26 L’Association pour le développement des foyers (ADEF) du bâtiment et de la métallurgie est un organisme fondé par des organisations patronales afin de loger les travailleurs immigrés et est implanté surtout en région parisienne.

27 Combat réunionnais, nº 1, septembre 1971.

28 Témoignages, 21 octobre 1971.

29 Témoignages, 20 octobre 1971.

30 Ibid.

31 Les « zoreilles » désignent dans le créole réunionnais les Français blancs venus de métropole. Ce terme ne désigne donc pas tous les Blancs qui vivent à La Réunion, certaines familles y étant installées depuis plusieurs siècles, à côté des populations venues de la côte indienne (« Malbars »), de la communauté musulmane du sous-continent indien (« Zarabes »), de Chine, ou d’Afrique (« Cafres »).

32 Témoignages, 22 octobre 1971.

33 Le Comité des forges et des mines de Meurthe-et-Moselle crée par exemple en 1911 un service de recrutement de travailleurs italiens chargé de contrôler leur aptitude médicale. Pendant la Première Guerre mondiale, les travailleurs coloniaux qui débarquent à Marseille sont recrutés et répartis en fonction de leurs aptitudes physiques et professionnelles. Par la suite, lors de recrutements de travailleurs polonais et tchécoslovaques au début des années 1920, la Société générale d’immigration créée par le patronat français sélectionne dans leurs pays d’origine les candidats à l’émigration en contrôlant leurs aptitudes physiques et professionnelles. Un dispositif similaire s’étend de façon incomplète aux migrations individuelles en 1927.

34 Entretien avec un agent technique, cité dans Loubet & Hatzfeld (2001, p. 197).

35 Entretien avec Youssef, janvier 2013.

36 « Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile », rapport de la commission d’étude pour le développement de la formation des ouvriers spécialisés, 1983. AN, 19960442/15.

37 La grande majorité des ouvriers partage une inquiétude quant à son avenir professionnel. Seuls les jeunes Français et, dans une moindre mesure, les Laotiens et les Cambodgiens, qui disposent grâce à leur trajectoire antérieure d’un certain nombre de capitaux, envisagent sereinement un avenir en dehors de l’entreprise.

38 Pour autant, la maîtrise ne se caractérise pas par un haut niveau de formation : 32,2 % de ses membres n’ont pas le CAP, 53,8 % ont un BP ou un CAP. Ils sont par ailleurs relativement âgés (la moyenne est de 45,9 ans, et 60 % ont plus de 45 ans).

39 Les coefficients déterminent les salaires des ouvriers et dépendent des qualifications reconnues ainsi que de l’évolution des carrières.

40 « Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile », document cité.

41 « Talbot : “La génération usée” demande son compte », Libération, 26 décembre 1983.

42 Courrier de Michel Poniatowski au lieutenant-colonel Robert-Édouard Peron à Asnières, 3 mai 1976. AN, 19960134/8.

43 Courrier de Claude Lebel, ambassadeur de la France au Maroc, à Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, 16 août 1973. CADN, 558PO1/539.

44 Ibid.

45 Notice individuelle de Mustapha Benaya, établie par les Renseignements généraux, janvier 1974. AN, 19960134/9.

46 « Quelques dirigeants de “l’Amicale” et ce qu’ils font », L’Écho des travailleurs Chrysler France, nº 37, janvier 1977.

47 Information sur les travailleurs marocains immigrés en France arrêtés et emprisonnés au Maroc lors des vacances d’août 1973 dont certains délégués de la CGT, service de presse confédération CGT, s.d. Archives IHS CGT métallurgie, 8SD16.

48 La revendication du retour du Sahara occidental au sein du territoire marocain est une ancienne demande de l’État marocain depuis son indépendance en 1956. Alors qu’en 1974 l’Espagne souhaite se retirer de ce territoire et organiser un référendum d’autodétermination des populations qui y vivent, Hassan II appelle son peuple à occuper pacifiquement le Sahara occidental, face aux velléités algériennes et aux revendications indépendantistes du Front Polisario. Le 6 novembre 1975, plusieurs dizaines de milliers de Marocains participent à la Marche verte et passent symboliquement la frontière sud du pays. Cette Marche verte permet à Hassan II de fonder un consensus national englobant l’essentiel des forces politiques, y compris le Parti du progrès et du socialisme (ancien Parti communiste marocain). Seule l’extrême gauche ne s’y rallie pas.

49 Journée nationale d’études sur la main-d’œuvre immigrée marocaine, notes manuscrites, 16 avril 1976. Archives IHS CGT, 105CFD667.

50 « À propos du Sahara occidental », La Tribune du travailleur algérien, nº 64, février 1976.

51 Ibid.

52 Courrier des cégétistes marocains délégués à la journée d’études d’avril 1976 ou à la quatrième conférence nationale sur les problèmes de l’immigration des 29 et 30 avril 1976 au bureau confédéral de la CGT, 23 mai 1976. Archives IHS CGT, 105CFD667. Parmi les signataires de ce courrier figurent deux syndicalistes de Chrysler, dont l’un sera d’ailleurs arrêté par la police marocaine l’été suivant.

53 À Renault-Billancourt, la cellule marocaine de la CGT peut, à l’occasion de la fête nationale, déclarer que « Mohammed V s’est attaché à la refonte des structures sociales et économiques, de la distribution des terres, à l’arabisation ; il a su redonner l’identité à son pays. Le Maroc d’aujourd’hui, sous l’autorité d’Hassan II, continue avec son peuple fidèle dans la voie de la réunification du pays, coin par coin il est maintenant dans la construction du pays selon les besoins nationaux et ses possibilités », tract de la cellule marocaine CGT Renault-Billancourt, s.d. Archives IHS CGT, 105CFD349.

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