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Penser les frontières sociales

 | 
Lilian Mathieu
, 
Violaine Roussel

Des conditions du bon « mélange des genres »

Expérience des frontières sociales et engagement contemporain

Violaine Roussel

Texte intégral

1Ce chapitre se propose d’explorer la transformation actuelle des formes d’engagement en regard de la consolidation et de l’institutionnalisation croissante des frontières séparant l’espace politique d’autres univers sociaux. On part, pour ce faire, d’une observation empirique : explorer les mobilisations contemporaines d’artistes en politique, c’est souvent, pour le sociologue, se trouver confronté à la critique, émanant des protagonistes eux-mêmes (artistes ou autres individus impliqués), d’un déficit d’engagement ou d’une politisation désormais incomplète, ou inauthentique. Ce « diagnostic » a été celui de nombreux participants aux mouvements récents contre la guerre en Irak aux États-Unis (Roussel, 2011), mais il n’est pas propre à ce contexte. Dans d’autres configurations également, une représentation comparable conduit les intéressés à déplorer ou à dénoncer la perte de « courage politique » des artistes, ou la diminution supposée de leur degré de « conscience politique » par rapport au passé (Lechaux, 2011 ; Mariette, 2008). Cette vision traduit la nostalgie d’un passé idéalisé, particulièrement celle des années 1970, qui font figure d’âge d’or.

  • 1 Il rejette, par exemple, en 2007, l’étiquette de « political activist » dans l’interview de Colin C (...)

2Cette posture des acteurs sociaux se retrouve dans certains travaux de recherche (voir par exemple Baqué, 2004). C’est ainsi que la déclaration de Michael Moore, selon laquelle ses œuvres documentaires ne sont pas « de l’art politique » mais doivent valoir par leur qualité esthétique bien avant d’être considérées pour leur message citoyen, a pu surprendre et choquer1. Plutôt que d’adopter une posture normative en pointant la perte d’un courage politique passé des artistes, nous souhaitons prendre au sérieux l’observation d’un rapport ambigu voire distendu à la politique de la part d’acteurs réputés traditionnellement plus « engagés ». Il s’agit d’examiner pourquoi et comment de nouvelles formes d’engagement s’imposent à eux, en reconnaissant qu’il s’agit bien à leurs yeux de modes d’implication civiques, parfois vécus comme risqués.

  • 2 Paul Lichterman et Nina Eliasoph prennent ainsi le contre-pied des travaux sur l’apathie politique (...)

3Le questionnement retenu rejoint une interrogation plus vaste sur les mutations contemporaines des formes d’engagement, dont divers travaux ont examiné, depuis quelques années, différents aspects. Aux théoriciens de « l’apathie politique » qui caractériserait désormais les populations des sociétés occidentales ont commencé à répondre ceux qui pointent l’existence de formats d’engagement locaux dans le cadre de « groupes civiques » occupant à leur manière un espace public conçu différemment2. À la conceptualisation d’un « militantisme post-it » (Ion, 1997) et à l’hypothèse d’une hyper-spécialisation des causes désormais défendues (l’intellectuel spécifique détrônant un engagement global, voir Foucault, 2001) répondent des travaux qui entendent sortir de l’opposition entre déclin des militantismes partisan et syndical, supposés relever du passé, et émergence de figures de mobilisation vues comme radicalement nouvelles (Abdelnour et al., 2009 ; Mathieu, 2013).

4L’enjeu de ce chapitre est donc de contribuer à comprendre comment les formes d’engagement contemporaines apparaissent en situation aux acteurs comme les seules pensables et tenables, et ce qui préside à leur adoption effective. L’hypothèse centrale soutenue ci-dessous voit dans ces logiques de définition de la citoyenneté contemporaine un produit de la manière dont les sociétés étudiées se structurent : elles dépendent directement de la constitution et de la consolidation de frontières sociales qui divisent, organisent et contraignent les activités sociales. La démonstration progressera en trois temps.

5En préalable, on reviendra de manière synthétique sur ce qu’on désigne ici par l’expression « frontières sociales » et sur certaines dimensions du débat savant autour des manières opératoires de tracer des lignes de division sociale pour comprendre l’action. Il ne s’agit pas d’un simple exercice de style ou de critique de la littérature, mais plutôt de la clarification indispensable des bases d’une discussion souvent brouillée par le flou et la pluralité des modèles attachés aux termes « frontières sociales ».

6Sur la base des différents terrains empiriques que l’on a pu explorer – tout particulièrement à partir d’une enquête portant sur les artistes et la politique aux États-Unis – on mettra ensuite en évidence la manière dont les frontières pertinentes pour déchiffrer l’engagement des artistes contemporains sont apparues : il est possible de les modéliser en suivant l’expérience des protagonistes. Ce sont les identités et les configurations professionnelles qui semblent ici, empiriquement, entrer en tension directe avec les intentions civiques / militantes des participants. L’identité d’artiste est, en effet, ce qui fonde l’accès à des espaces publics et donne, dans une certaine mesure, un titre pour parler. Mais, dans le même temps, préserver son existence et ses chances professionnelles suppose pour le créateur de ne pas être perçu comme pratiquant un « mélange des genres » politique et esthétique qui l’assimilerait à l’amateur, et de ne pas être étiqueté comme « artiste politique / militant ». 

7On s’attachera alors à tirer les leçons de ces rapports paradoxaux entre métier et engagement en identifiant ce qu’ils révèlent de l’importance des divisions structurant les « sociétés de professions » (Abbott, 1988 ; Perkin, 2002 ; Freidson, 1986) dans lesquelles nous vivons pour comprendre ce qu’« être citoyen » peut y vouloir dire. La professionnalisation de la politique est, dans la même logique, lourde de conséquences pour la définition contemporaine des pratiques citoyennes. On reviendra finalement sur la tension existant structurellement entre les prétentions à la « représentation populaire » émanant des professionnels de la politique et celles que peuvent concurremment (tenter de) formuler d’autres types de spécialistes.

Les frontières qui comptent ou comment découper les sociétés

8La notion de frontières sociales, catégorie à succès, a fait l’objet d’usages variés et partiellement contradictoires, ou dont l’articulation, tout au moins, ne va pas de soi : penser ces découpages concurrents et leurs éventuels agencements constitue un préalable nécessaire, qui permettra aussi de préciser la portée et les limites de validité des développements qui suivent. Ce chapitre ne vise donc pas ici une revue élargie ou exhaustive des approches des frontières et de leurs points d’achoppement, mais l’ajustement d’un cadre d’analyse.

  • 3 Ceux de l’anthropologie ou de la géographie par exemple, qui ont bel et bien été marquées par des d (...)

9Face à la multiplicité des emprunts savants et ordinaires des termes, ce sont avant tout les approches sociologiques (et politistes) de ces « frontières sociales » dont nous partirons, d’autres usages disciplinaires ne nous retenant pas ici3. Mais la référence aux frontières en sociologie relève quelquefois également d’un renvoi flou à une métaphore géographique : il s’agit de « cartographier » le monde social pour mieux visualiser les différences qui comptent, de (se) représenter sous forme physique des lignes de démarcation sociales autrement bien plus insaisissables. Dessiner des frontières, c’est spatialiser des mécanismes de différenciation et, bien souvent, de hiérarchisation sociale : l’enjeu en est de donner à voir non seulement des découpages – savoir comment et jusqu’à quel point les sociétés sont fragmentées, ce qui n’a de sens que pour les penser comparativement, dans l’histoire et les unes par rapport aux autres – mais aussi des ordres sociaux inégaux. Les principes de division ainsi posés par les chercheurs peuvent alors se substituer à ceux imaginés par les acteurs ou les conforter, avec l’autorité de la science.

  • 4 Que ce soit en privilégiant l’analyse des interactions entre individus (dans une tradition plus ang (...)

10Stabiliser des frontières en les traçant expose aussi sociologues et politistes au risque de les durcir éventuellement de manière indue, de les naturaliser ou de les éterniser en les figeant, de faire ressortir certains principes de division tout en en invisibilisant d’autres. Nombre de travaux ont aujourd’hui l’ambition de dépasser les pièges de l’objectivation et de la naturalisation : travailler sur les lignes de partage mouvantes entre espaces et / ou groupes a pu être considéré comme une manière de se garder contre la tentation d’une essentialisation des collectifs / espaces sociaux et de leurs propriétés distinctives. Déplacer le curseur vers le travail d’acteurs sociaux pour établir ou faire bouger ces démarcations a alors été consacré – largement, selon nous, à juste raison – comme une posture plus heuristique4.

11Néanmoins, on voudrait ici prendre pleinement au sérieux la question des manières de modéliser les structures sociales qui seraient les plus porteuses d’intelligibilité, sans s’en laisser décourager par le discours de précaution concernant les risques (bien réels, en effet) attachés à l’objectivation de divisions sociales significatives. Il nous semble que la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine – pour détourner l’aphorisme célèbre de Durkheim – si elle ne se donnait aussi l’ambition d’une conceptualisation de cet ordre. Pour avancer dans cette direction, on passera tout d’abord brièvement en revue trois manières de tracer des frontières qui restent présentes dans la théorie sociologique contemporaine et qui proposent des solutions alternatives à la question de savoir quelles divisions structurantes traversent nos univers. On exposera ensuite l’approche qu’on a construite à la faveur d’enquêtes de terrain récentes.

  • 5 Les images de la pyramide et du trapèze sont destinées à illustrer de façon parlante le contraste e (...)

12Schématiquement, on est largement passé d’une figuration pyramidale des sociétés occidentales contemporaines, dans laquelle les mécanismes de fragmentation retenus comme importants sont avant tout verticaux (au sommet, des « groupes dirigeants » ou des « élites » restreints s’opposent aux masses qui peuplent la base), à une représentation trapézoïdale dans laquelle les divisions horizontales retiennent surtout l’attention5. Non pas que dans le premier modèle, les différences entre sphères spécialisées d’action n’existent pas ; au contraire, les domaines d’activité et les types de ressources détenus par les dominants ne sont pas donnés au hasard, « le politique » se trouvant davantage associé aux sommets qu’à la base (même quand il est conçu comme « reflet » d’autres formes de pouvoir). La question de la domination n’est pas non plus absente des conceptualisations du second type. Mais, dans les modélisations du premier type, les rapports de pouvoir globaux, transversaux à des sociétés entières – que ce soit sous la forme des affrontements de classes ou de la tension entre État et société civile (Marx & Engels, 1972 ; Habermas, 1978 ; Fraser, 1992) – déterminent le principe de césure central. Bien qu’issues de différentes traditions, elles font de la question des inégalités et des logiques de segmentation en classes / groupes la dimension décisive. Les effets de ces dernières en termes de « ségrégation » focalisent l’analyse. Les approches rattachées à cette manière de fixer les frontières qui comptent sont en réalité diversifiées, mais elles conservent en commun de faire de la coupure « horizontale » entre dominants et dominés à l’échelle d’une société le mécanisme prioritaire d’organisation sociale.

  • 6 Ainsi, chez Michael Walzer, la différenciation des sphères de justice tend à accroître la liberté o (...)

13Au contraire, dans les théories, elles-mêmes variées, de la différenciation – qui constituent le deuxième type d’approche ici identifié – les divisions verticales fractionnant l’ensemble social en domaines d’activité spécialisés sont celles qui comptent le plus. L’organisation des rapports de pouvoir dépend d’abord de la logique interne à chaque espace de jeu ainsi délimité, au lieu de répondre à des dynamiques sociales unifiées à un niveau global. Il s’agit malgré tout d’une représentation de la société sensible à la question de la domination, quoiqu’inégalement en fonction des travaux considérés au sein de cette tradition analytique6. Il nous semble que ce schéma d’appréhension des sociétés habite aujourd’hui, explicitement ou plus tacitement, la plupart des travaux en sociologie et en science politique. La différenciation sociale est comprise comme un processus de transformation historique qui se confond dans une large mesure avec celui de la formation des États-nations. Le gouvernement des sociétés, sur des territoires devenus relativement vastes, procède en effet d’une division croissante du travail en même temps que d’une coordination des activités ainsi fragmentées au sein d’espaces d’interdépendance dans lesquels les individus concourent à la production d’un résultat social : les questions judiciaires, politiques, médicales, religieuses ou artistiques deviennent progressivement l’affaire de spécialistes plus ou moins professionnalisés qui monopolisent collectivement l’acte et la parole autorisés dans ces domaines. Les espaces d’interdépendance ainsi formés atteignent un certain degré d’autoréférence, d’objectivation et de fermeture. L’insertion d’activités relevant d’un autre espace dans les logiques de ces systèmes, champs, secteurs, sphères différenciés et autonomisés peut alors être perçue et dénoncée par les protagonistes comme une intrusion inacceptable – comme lorsque des hiérarques de la magistrature s’insurgent contre les atteintes politiques à « l’indépendance de la justice » constituées par le commentaire qu’un élu aurait fait d’une décision de justice. On comprend que la considération de tels phénomènes de clôture entre espaces différenciés est décisive pour qui veut comprendre l’expérience de « frontières sociales » que les acteurs sociaux peuvent garder ou tenter (de façon plus ou moins fructueuse) de franchir, et dont ils ressentent, quoi qu’il en soit, la force de résistance. Les différences, et parfois les différends, entre théoriciens majeurs de la différenciation en France, en Allemagne ou aux États-Unis, notamment, pourraient à tort faire oublier les fondements communs aux sociologies de l’action et de la structuration sociales bourdieusienne (l’habitus étant bien le produit de la logique de champs sociaux différenciés), luhmanienne et parsonienne, entre autres.

  • 7 Cette tradition est peu développée en France (voir Braud, 1996 ; Muller, 2005 ; Traïni, 2009) ; ell (...)
  • 8 Dodier, 2003, notamment. Voir aussi Lamont & Bail, 2006 ; Lamont & Molnár, 2002 ; Zelizer, 2012.

14Un troisième type d’analyses met à l’honneur les « frontières symboliques » et les capacités cognitives des acteurs à faire et à défaire des différences. Il ne s’agit pas alors d’objectiver et de modéliser des mécanismes de structuration des sociétés avec lesquels penser les pratiques. Au contraire, compte non tenu d’un schéma structural orientant la lecture scientifique des fonctionnements sociaux, ces approches s’attachent au travail des individus pour se distinguer, à travers la construction et l’usage de répertoires argumentatifs (et comportementaux) d’autres personnes et d’autres groupes. L’identification de régimes de justification et d’action ou de répertoires d’évaluation relève, par exemple, de ce type de démarche (Boltanski & Thévenot, 1983 ; 1991 ; Lamont & Thévenot, 2000). Saisir la question des frontières à travers la construction ou la manifestation de divisions symboliques peut ressortir d’une sociologie (interactionniste, par exemple) des cadres interprétatifs ou d’une analyse des émotions en politique influencée par la psychologie cognitive7 ; cela peut également découler d’une approche pragmatique qui a largement fait école en France8. Le souci de ces perspectives est avant tout de rendre justice aux activités critiques des acteurs et de rendre raison de leur capacité à subvertir / remodeler ainsi les frontières mentales : loin d’être « agis » par des mécanismes irrépressibles, ils résistent à l’inertie de l’objectivé, à la faveur de tout un travail argumentatif de mise à distance symbolique des rapports de pouvoir, en empruntant pour cela à des registres qui ne sont pas (nécessairement) inscrits dans les cadres sociaux et cognitifs d’univers différenciés auxquels ils appartiendraient. Les « régimes de justification » ou les « répertoires d’évaluation » auxquels les personnes se référent lorsqu’elles s’engagent ou jugent d’autres engagements ne sont pas rabattus pour leur définition sur des mécanismes de différenciation fonctionnelle structurant les sociétés. Ils sont, au contraire, constitués et délimités suivant d’autres principes et distingués de la question de l’objectivation de logiques de division sociale. Ainsi, les appartenances sociales « objectives » (l’appartenance de classe, par exemple), sans être forcément niées, sont appréhendées en premier lieu via des modes de différenciation avant tout symboliques. Le rapport entre le travail de façonnage continu de frontières symboliques par les individus et le durcissement de lignes de fracture sociale préexistant à cette activité (et qu’elle participe également à consolider ou à ébranler) demeure largement incertain dans ces perspectives.

  • 9 Penser l’articulation entre espaces n’a pas souvent été la préoccupation des théories de la différe (...)

15À partir de ce panorama des approches des frontières sociales, dressé à grands traits, comment se situe l’analyse qui suit ? Bien que construite dans le cadre du paradigme de la différenciation fonctionnelle des espaces sociaux, elle entend y inscrire la question des phénomènes de pouvoir et des rapports inégaux entre protagonistes en confrontation, aussi bien que celle des usages et effets symboliques attachés aux perceptions des délimitations sociales existantes, des lignes de fracture « qui comptent » – lignes que les acteurs peuvent réinstituer et consolider ou subvertir à travers leurs discours et pratiques. Très concrètement, elle repose sur l’exploration de sociétés – la France et les États-Unis – dans lesquelles la constitution historique d’espaces spécialisés et autoréférentiels a produit des effets majeurs sur les modes de politisation des protagonistes. Sur deux terrains d’enquête particuliers (les pratiques judiciaires dans les scandales politiques en France et les mobilisations d’artistes américains contre la guerre en Irak), il est apparu empiriquement impossible de faire l’économie d’une perspective de la différenciation pour comprendre le rapport au politique des protagonistes (judiciaires et artistiques, ici). En effet, l’inscription des acteurs dans des univers professionnels spécialisés et institutionnalisés qui ne sont pas ceux du métier politique s’est révélée décisive pour éclairer l’occurrence des pratiques aussi bien que leurs formes. Si l’analyse de ces initiatives porteuses d’effets politiques, de la part de magistrats en charge de « scandales » ou d’artistes protestant contre l’intervention américaine en Irak a impliqué de penser en termes de « sociologie des professionnels engagés » (Roussel, 2009 a), c’est que leur action s’est trouvée orientée par l’expérience des frontières séparant leur domaine légitime d’intervention de l’espace politique – frontières dont ils ont, dans le même temps, contribué à faire la consistance et la réalité en défendant l’autonomie de leur propre espace professionnel. Dans de tels contextes de conflit ou de mobilisation, la question des liens entre espaces sociaux relativement autonomisés devient particulièrement saillante. Poser la question des rapports justice / politique ou art / politique, c’est empiriquement examiner un « jeu aux / sur les frontières », qui peut prendre la forme de la traversée, de la transgression, de la défense des délimitations, du double jeu, etc. Même si ce n’était pas leur objectif premier, ces enquêtes ont donc permis de progresser dans une compréhension de l’articulation entre les espaces différenciés qui constituent nos sociétés et de mieux comprendre ultimement comment elles « tiennent » en dépit de ces dynamiques de fractionnement9.

Comment peut-on être un « professionnel engagé » ?

  • 10 La manière dont les protagonistes qualifient (ou non) ce qu’ils font de « politique », « militant » (...)

16Ces deux terrains – celui des magistrats en charge d’affaires politico-financières et celui des artistes américains mobilisés contre la guerre en Irak – malgré tout ce qui les distingue, possèdent une intrigante caractéristique commune : pour les protagonistes, faire quelque chose qui prête à conséquences politiques ou « s’engager politiquement » apparaît comme problématique. Bien que de façons différentes et dans des contextes variés, juges et artistes ont en commun de vivre leur intervention en politique comme délicate et potentiellement coûteuse d’un point de vue professionnel. Ils font massivement état d’un impératif de dissociation entre l’exercice de leur métier, qui doit se poursuivre comme à l’accoutumée, et les activités « engagées », cette séparation faisant figure de condition de félicité de l’action dans les deux mondes, judiciaire ou artistique d’un côté, politique / militant de l’autre10. Les formes de l’action tenable à leurs yeux s’en trouvent affectées de manière décisive. La tension entre les logiques professionnelles qui orientent prioritairement leur (auto-)identification et leurs pratiques, d’une part, et leurs intentions civiques ou militantes, d’autre part, est ici manifeste. Alors même que le statut professionnel (de magistrat ou d’artiste) constitue ce dont ils peuvent s’autoriser pour agir (c’est-à-dire instruire ou suivre au parquet une « affaire politico-financière », ou bien accéder à des arènes publiques d’où dénoncer la politique du gouvernement américain au Moyen-Orient), le maintien de leur légitimité professionnelle leur semble exiger qu’ils évitent visiblement tout « mélange des genres ». L’étiquetage en tant que « juge poursuivant des visées politiques » ou en tant qu’« artiste militant » est vécu comme discréditant parce que synonyme de défaut de professionnalisme, d’allégeance aux enjeux et impératifs de l’engagement civique plutôt qu’aux logiques de l’espace d’accomplissement professionnel.

  • 11 Qui peut prendre la forme d’une revendication d’indépendance de la magistrature accrue ou mieux gar (...)
  • 12 Exigées et en partie obtenues par le Conseil supérieur de la magistrature, notamment (Roussel, 2002 (...)

17Plus précisément, on peut tirer trois leçons principales de ces enquêtes pour l’analyse des frontières sociales, de ce en quoi elles consistent pour les acteurs, et de la manière dont elles se recomposent en partie sous l’effet de la combinaison de pratiques. En premier lieu, les situations analysées (scandales politiques des années 1990 en France ; mobilisations antiguerre d’artistes américains à partir de 2002) constituent des configurations dans lesquelles la tension entre le positionnement professionnel des intéressés et leur intervention en politique se trouve conjoncturellement exacerbée. À la faveur des « affaires politiques » de la décennie 1990, les magistrats font dans une certaine mesure intrusion dans les logiques de la compétition politique : les juges ne ferment plus les yeux sur des modes de financement de la vie politique qui étaient pourtant établis et routinisés de longue date, revendiquant un droit de regard sur ce qui se fait en politique, épinglé en tant qu’illégalisme contraire aux règles officielles du jeu politique (Roussel, 2002). Le « conflit de juridiction » opposant juges et hommes politiques résulte de phénomènes de distanciation mentale qui ont progressivement conduit les acteurs judiciaires à vouloir traiter les hommes politiques – non plus comme des familiers d’un monde commun de notabilité – mais en tant que justiciables comme les autres, dont ils perçoivent désormais les poursuites judiciaires comme jouables. Ces nouvelles perceptions sont elles-mêmes le produit de processus historiques de différenciation socioprofessionnelle éloignant peu à peu les magistrats (de base et de la hiérarchie judiciaire intermédiaire) des milieux politiques et de leurs univers normatifs. On a montré que ces luttes autour de l’arbitrage des conduites politiques contribuent à retracer, à re-découper la ligne de partage entre les domaines d’intervention judiciaire et politique. Les affrontements entre juges et politiques ont notamment pour enjeu de savoir quel type de professionnels a autorité pour dire ici comment se comporter en politique et indissociablement, quoique moins visiblement, pour dire ce que « faire son métier de magistrat » signifie concrètement et jusqu’où un juge peut aller. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait en déduire trop hâtivement, ces pratiques ne relèvent pas tant un effritement de la frontière entre espaces judiciaire et politique (qui se dé-différencieraient) qu’elles conduisent à une réaffirmation de l’autonomie revendiquée par les protagonistes judiciaires11. D’abord, pour les magistrats dans ce contexte, l’exposition d’un parfait professionnalisme et d’une non-confusion des rôles est cruciale. Ensuite, des mécanismes d’autonomisation judiciaire sont ici à l’œuvre ; ils se traduisent dans la deuxième moitié des années 1990 par l’institutionnalisation de garanties nouvelles d’auto-organisation et d’auto-gouvernement du corps de la magistrature12.

  • 13 Celui au titre duquel ils pénètrent dans de telles arènes d’intervention trans-champs, ceci ne deva (...)

18La question des frontières est directement posée dès lors que l’on considère concrètement les arènes de mobilisation dans lesquelles ces équilibres entre espaces sociaux se rejouent et ces découpages se trouvent pour un temps « réarrangés ». Il y a bien là un travail qui – sans être explicitement ou volontairement tourné vers ce but – contribue effectivement à la recomposition des rapports entre espaces sociaux et à la redéfinition de limites les séparant. Il passe par les interactions qui se nouent, de manière plus ou moins conflictuelle, entre différents types d’acteurs qui se font face sur des scènes liées entre elles par des mécanismes d’interdépendance tactique – cet espace d’échanges constitue ce que l’on a appelé une « arène d’intervention ». Ce qui se déroule dans une telle arène peut revêtir une plus ou moins grande visibilité (et donc portée) sociale(s), en étant quelquefois perceptible pour de larges portions de la population, au-delà des « publics » restreints qui peuvent ordinairement avoir connaissance de ce que disent ou font les protagonistes au sein de leurs espaces d’appartenance différenciés. J’ai parlé d’« arènes d’intervention publique » pour désigner celles qui sont ainsi exposées à une forte visibilité, qui mettent souvent aux prises des acteurs sociaux bien dotés en ressources (« dominants », pour le dire vite) dans leur espace primaire d’appartenance. Mais des interrelations entre individus moins pourvus en formes sectorielles de pouvoir et moins largement publicisées constituent également de semblables arènes d’intervention dont les contours flous se posent à l’intersection de plusieurs espaces sociaux autonomisés. L’intérêt de conceptualiser en termes d’arène d’intervention est précisément de pointer la formation (qui reste peu objectivée) de cadres d’intervention « trans-champs », au sein desquels les pratiques et les références (pragmatiques et normatives) des protagonistes demeurent guidées par les logiques spécifiques à l’espace dont ils proviennent13. « Les scandales politico-financiers de la décennie 1990 » pourraient former une telle arène, articulant une diversité de lieux concrets d’interaction, dans lesquels intervenants judiciaires, politiques et médiatiques voisinent, allant des bureaux de juges d’instruction aux salles d’audience juridictionnelle, en passant par des plateaux de télévision et par des cénacles politiques plus ou moins institutionnels. On a, de même, analysé la formation d’une arène d’intervention publique de la mobilisation contre la guerre en Irak, renvoyant aux interdépendances entre scènes d’interaction localisées, pour certaines, dans un espace artistique (une cérémonie des Oscars par exemple), pour d’autres, dans l’espace médiatique (une émission télévisée de débats), ou consistant, pour d’autres encore, en une manifestation de rue ou un événement public captant l’attention (Roussel, 2011).

  • 14 Sur la nécessité de forger d’autres outils théoriques pour penser certains types d’activités, voir (...)

19Les interrelations qui se déroulent dans ces systèmes de scènes « travaillent », à travers des luttes pratiques et symboliques sur la délimitation du légitime et du faisable, les frontières sociales existant entre les espaces concernés et les font éventuellement bouger. Ces cadres sont aussi ceux dans lesquels l’activité (collective et conflictuelle) d’établissement de barrières symboliques tend à se traduire le plus efficacement (même si ce n’est pas le résultat d’une intention des acteurs) sous forme de dispositifs de division sociale organisés et institutionnalisés. À la faveur des échanges de coups dans de telles arènes, un certain « état du jeu » – autrement dit un état des pratiques faisables et du futur anticipable – tend à s’imposer de manière transversale, dans les différents espaces concernés par une confrontation. Les perceptions des acteurs dans chaque espace convergent pour un temps, redéfinissant la surface de validité de chaque logique spécifique. Les représentations basculent de manière synchronisée, conformément à la perception commune de changements stables affectant un espace donné : tous les intervenants s’accordent par exemple à penser que les juges ne vont désormais plus fermer les yeux sur certains comportements politiques, ou que certaines personnalités artistiques constituent désormais des interlocuteurs incontournables dans la compétition avec les représentants élus pour « parler au nom du peuple ». On comprend que ces arènes d’intervention ne sont et ne deviennent pas des « champs sociaux » et qu’elles ne doivent pas être pensées structurellement sur ce modèle, sous peine de ne rien éclairer de la manière dont les (ré)agencements entre espaces différenciés s’opèrent14.

20Si le fait d’évoluer dans des arènes « trans-champs » n’équivaut pas à une situation de multipositionnalité dans plusieurs espaces différenciés (puisque les acteurs continuent de suivre avant tout les règles du jeu professionnel dont ils sont issus), ces types de double positionnement existent également, de même que certains individus passent les barrières entre espaces, de manière conjoncturelle ou plus durable, dans le cas de reconversions professionnelles (comme le font les juges Thierry Jean-Pierre ou Éva Joly en optant pour la carrière politique, par exemple). Cette observation nous conduit à formuler une troisième série de remarques, que nous adosserons cette fois surtout à notre second terrain d’enquête, celui des artistes américains « antiguerre ». Ce dernier a permis de mettre en évidence l’importance de la position occupée par les protagonistes au sein de leurs espaces professionnels (ici tel ou tel monde de l’art) pour comprendre leur perception de la faisabilité d’un engagement militant (contre la guerre en Irak) aussi bien que les modalités concrètes de cette implication lorsque celle-ci survient. Le niveau de consécration professionnelle et / ou grand public, l’état d’avancement dans la carrière, mais aussi l’investissement conjoncturel dans des projets professionnels collectifs qui rendent dépendant de tout un ensemble d’interlocuteurs sont alors décisifs. Ce sont les positions les plus marginales dans les univers professionnels de référence ou, à l’inverse, les mieux établies, celles qui placent leurs détenteurs comme « hors d’atteinte », qui rendent les protagonistes les plus « mobiles » en termes de traversée des frontières entre espaces et d’endossement de rôles multiples. Dans l’un et l’autre cas, les intéressés peuvent partager le sentiment d’avoir finalement peu à perdre à ne pas jouer le jeu de l’allégeance exclusive à leur espace professionnel d’appartenance – celui dont ils tirent ici leur légitimité et leur identité principale, en plus de leur revenu. Au contraire, l’expérience du prix payé par certains de ceux qui ont mêlé exercice de leur art et prise de position politique (tels les membres du groupe de musique country les Dixie Chicks, ou l’acteur David Clennon, voir Roussel, 2008 ; 2009 a), ou la crainte d’avoir à acquitter de tels coûts, souvent exprimée par les individus qu’une trajectoire professionnelle ascendante débutante ou en cours de consolidation rend plus dépendants de la reconnaissance des pairs, décourage souvent les engagements les plus explicites. Ceci se vérifie quel que soit le « monde de l’art » considéré, des beaux-arts au cinéma, même si le coût des situations de multipositionnalité (c’est-à-dire de « confusion des rôles ») tend à s’élever avec le degré d’institutionnalisation, d’industrialisation et de professionnalisation du secteur professionnel d’appartenance (Sapiro, 2003 ; Gobille, 2005). Ces terrains permettent de contribuer à éclairer les conditions de profitabilité d’un positionnement multiple, dans différents espaces (Boltanski, 1973).

  • 15 Toute une série de problèmes techniques, esthétiques, de sécurité de l’équipe de tournage, etc. se (...)

21Des conclusions formulées sur ces terrains, on peut également tirer quelques leçons concernant la tension structurelle existant aujourd’hui entre aspiration à l’engagement citoyen / militant / politique et centralité des identités et appartenances professionnelles pour la formation des principes de perception et d’action. On peut surtout cerner les formes de combinaison et d’articulation de ces activités et les modalités d’engagement jugées tenables et effectivement adoptées par les individus. Cela permet de rendre raison de la division que les individus instaurent et protègent entre activités militantes et professionnelles, des césures identitaires qu’ils établissent en conséquence, et de leur préférence éventuelle pour des formes d’engagement « neutralisées » du point de vue du marquage politique et partisan, à leurs yeux. Les magistrats se méfient ainsi de toute association, partisane bien sûr, mais également syndicale, qui pourrait les rendre vulnérables à des dénonciations en termes de politisation. Pour leur part, les artistes étudiés optent massivement pour des modes d’engagement bipartisans ou quelquefois pour des initiatives militantes discrètes, scrupuleusement limitées à la cause de l’opposition à la guerre en Irak (Roussel, 2002 ; 2011). L’emprise des logiques professionnelles sur les formes d’implication politique / citoyenne se manifeste également, dans les mondes de l’art tout au moins, à travers l’intégration directe de certaines catégories d’engagement (humanitaire, charitable) dans la gestion de la carrière des artistes dont leurs agents et managers ont très largement le contrôle (Roussel, 2016). Elle signifie quelquefois, pour les « professionnels engagés », la nécessité de modeler l’intention civique / politique pour l’inscrire dans les formats d’action prescrits par l’espace professionnel (Ericson & Haggerty, 1997) et de plier ainsi le politique aux contraintes de l’artistique ou du judiciaire. Coulée dans les « bonnes formes » (Thévenot, 1986) de l’exercice professionnel, la dimension militante peut prendre les traits paradoxaux d’une instrumentalisation du contexte politique à d’autres fins. Ainsi en est-il du réalisateur Bryan Gunnar Cole qui, tournant un long métrage de fiction destiné à faire écho à la situation américaine vis-à-vis du Moyen-Orient (Day Zero, 2007), voit dans la tenue réelle d’une manifestation antiguerre durant le tournage une « opportunité à saisir » d’un point de vue cinématographique. L’événement politique « domestiqué » pour entrer dans les cadres de l’entreprise filmique15 devient l’arrière-fond réaliste du film, qui participe à en faire la valeur esthétique conformément aux canons du film indépendant new-yorkais.

22On espère avoir convaincu du fait que ces observations pouvaient prêter à conséquences, plus largement, pour saisir ce que « s’engager politiquement », « se mobiliser » ou « agir en citoyen » peut en pratique signifier dans des univers sociaux traversés par de telles logiques de différenciation et, au sein des espaces autoréférentiels ainsi formés, par des mécanismes de spécialisation.

Ce qu’être « citoyen » veut dire16

  • 16 Les références explicites des acteurs sociaux, sur les terrains sur lesquels on s’appuie ici, à la (...)

23Dans ces sociétés de professionnels, où le citoyen s’éloigne d’un homme politique de métier qui tend à monopoliser l’autorité pour parler et agir en politique (Gaxie et al., 1990 ; Offerlé, 1999), il n’y a pas lieu de s’étonner des transformations marquant les manifestations du civisme ou du militantisme (et encore moins de les déplorer). Mais cette approche de la politisation ouvre de nouveaux chantiers pour explorer à la fois ces formes contemporaines d’engagement ordinaire et les modalités selon lesquelles certains individus ou collectifs – qui ne font pas de la politique une profession – entreprennent de revendiquer une légitimité pour intervenir au nom de populations, selon des principes et des mécanismes concurrents de ceux sur lesquels la représentation politique repose.

  • 17 La petite phrase devenue célèbre de Jean-Pierre Raffarin, en défense de la réforme sur les retraite (...)

24Niklas Luhmann (1999) avait déjà pointé – contre des discours dénonçant et regrettant la perte de « substance démocratique » supposément attachée à la spécialisation contemporaine du travail politique – qu’il était en réalité « sociologiquement normal » que la constitution et la clôture d’un système politique spécialisé (excluant les profanes) vide la citoyenneté de partie de son contenu supposé. Il imputait ainsi le sentiment contemporain d’une « crise » démocratique aux transformations des systèmes (c’est-à-dire à la complexification des mécanismes de décision) et à l’autonomisation d’un système politique devenu « amoral », dans le sens où il tend à ne reposer que sur le code binaire « opposition / gouvernement » : les concepts historiques de « participation » et de « légitimation », hérités du Moyen Âge dans la logique d’autres formes d’organisation et d’autres hiérarchies, ne peuvent désormais qu’être désajustés. Les travaux bourdieusiens sur le champ politique soulignent également, avec la professionnalisation politique, la constitution de logiques et d’enjeux propres et la fermeture croissante de ce champ sur lui-même, aux antipodes des discours de la légitimité démocratique du représentant – autant de causes possibles du sentiment de distance accru de la part des « représentés » et de leur désinvestissement politique traduit notamment par l’abstention et le désengagement partisan (Bourdieu, 2000). À l’inverse des mécanismes qui permettaient de limiter, dans un état de relative indifférenciation sociale, le pouvoir politique par l’intégration d’impératifs et d’intérêts économiques ou religieux notamment, les processus d’autonomisation des systèmes politiques contemporains font qu’ils tendent à ne plus connaître d’autres limites que celles qu’ils s’assignent à eux-mêmes, comme tous les espaces autoréférentiels. Nos sociétés tendraient donc à fonctionner, sous l’effet de la différenciation et de la coupure qu’elle induit entre profanes et spécialistes d’une activité, d’une manière de plus en plus contraire à certains principes censés les gouverner (qui demeurent officiellement proclamés) et à certaines des règles normatives de la démocratie représentative, impliquant l’absence de fermeture du jeu politique. Cet écart offre bien évidemment un fondement aux dénonciations de l’illégitimité politique que peuvent formuler d’autres acteurs mobilisés : il en est ainsi des conflits de légitimité entre juges et politiques, ou entre artistes et politiques, pris ici pour terrains d’enquête. Ces transformations permettent sans doute également de comprendre pourquoi et comment la référence au « peuple » en politique est devenue ambiguë, voire encombrante (Collovald, 2005 ; Guillot, 2010) et pourquoi d’autres figures comme celle de « la société civile » (c’est-à-dire la société des professionnels non politiques) ont, au contraire, pu s’imposer comme centrales (Michel, 2007). C’est ainsi également qu’il devient publiquement dicible que « la rue ne gouverne pas », et que le débat démocratique autour d’une réforme doit s’entendre (exclusivement) comme celui qui se déroule au Parlement, impliquant des professionnels de la politique suivant les normes et procédures réglant le champ politique17.

  • 18 Voir notamment Manin, 1995 ou plus récemment, Hayat, 2014.
  • 19 Ainsi que le formule par exemple l’acteur Martin Sheen : « L’activisme des célébrités emporte bien (...)

25Autour de cette question de la (juste) représentation aujourd’hui, se développent un certain nombre de tensions et de confrontations. On a déjà évoqué ailleurs la trans / formation contemporaine de prétentions à la représentation (qui ne sont pas toutes radicalement nouvelles ; voir Boutaleb & Roussel, 2009) : intellectuels ou artistes incarnent, en particulier, ces concurrents des hommes politiques pour le droit de parler au nom des populations. Ces prétentions ne sont en réalité possibles que parce que le principe même de la délégation comme bonne forme démocratique (l’équation démocratie = représentation) s’est déjà historiquement imposé contre l’idée selon laquelle la politique serait l’affaire de la participation directe de tous18. En conséquence, même s’ils s’expriment au nom d’autres principes de légitimité que ceux qui animent les hommes politiques, ces candidats non politiques au porte-parolat populaire se trouvent placés, du point de vue du bien-fondé de leur prétention, dans une situation (structurelle) de double faiblesse à l’égard de l’espace politique. D’une part se pose la question de la « nature » de leurs mandants et du type de relation de délégation dont leur porte-parolat procède. On a pu décrypter, sur le terrain des protestations américaines contre la guerre en Irak, la manière dont certains artistes mobilisés avaient entendu endosser le rôle de porte-voix19, en appuyant leur autorité pour parler publiquement de politique au nom de larges groupes sociaux sur la mise en scène d’une communauté émotionnelle les liant à leurs publics (et dérivant de l’exercice de leur métier artistique), convertissant subrepticement et symboliquement ces derniers en « publics politiques » qui leur donneraient ainsi mandat pour exprimer leurs préoccupations et leurs intérêts, à la manière des électorats (Roussel, 2009 b).

  • 20 C’est-à-dire de rassemblements politiques, typiquement ceux organisés par les grands partis lors de (...)

26D’autre part, ces « porte-parole » extérieurs au métier politique demeurent structurellement placés dans une position marginale dans cet espace – tout au moins aussi longtemps qu’ils ne se reconvertissent pas en professionnels de la politique. Certains peuvent alors se couler dans un rôle d’auxiliaires occasionnels (parfois réguliers) du travail électoral ou d’enrôlement partisan (même en dehors des périodes de campagne), comme le font les célébrités qui prêtent leur visage et leur voix à une organisation militante ou politique établie lors de rallies20 ou d’autres initiatives, selon des modèles de compagnonnage politique qui prennent en France et aux États-Unis des formes différentes. D’autres peuvent se concevoir, à l’inverse, comme des forces de subversion du jeu politique ordinaire : ils formulent des critiques du système partisan et des activités politiques professionnalisées prises dans leur ensemble (ainsi en est-il le plus souvent des artistes protestant contre la politique américaine au Moyen-Orient dans les années 2002-2004), quelquefois ponctuellement articulées à des alliances avec des groupes militants plus radicaux.

27Il n’en reste pas moins que la situation d’« entre-deux » – ni repli vers la posture du professionnel apolitique, ni conversion réelle au métier d’homme politique – conserve toujours les coûts les plus élevés, dans l’expérience de ces « professionnels engagés ». Cette tension structurale entre prise de parole civique et maintien de la légitimité professionnelle, que nous pointons ici chez les artistes, est également couramment vécue par toute une série d’autres spécialistes (des universitaires, notamment) que les médias peuvent solliciter précisément au titre de leur identité publique professionnelle. Les registres de légitimation répondent, en effet, aux mêmes mécanismes de différenciation qui marquent les domaines d’activité sociale des protagonistes : ce dont les individus peuvent s’autoriser pour agir, ce qui fait le bien-fondé de leurs pratiques, dépend étroitement de l’espace spécialisé à l’égard duquel ils entreprennent d’intervenir. C’est pourquoi la division quelquefois très stricte des activités entre pratique du métier comme business as usual et engagement politique ou civique apparaît aussi souvent aux artistes étudiés comme la meilleure modalité (ou la seule tenable) pour gérer la pluralité de leurs insertions sociales (en tant que professionnel et en tant que citoyen engagé) engendrée par la mobilisation. S’ils construisent, investissent et entendent protéger un type de légitimité spécifique et proprement professionnelle (voire technique) au sein du monde de l’art auquel ils appartiennent, ils peuvent dans certaines circonstances agir en référence à un second ordre de légitimité, coexistant alors avec le premier et publiquement proclamé : c’est ainsi que des professionnels des arts et du spectacle mobilisés contre la guerre en Irak se sont posés en « figures publiques citoyennes », se réclamant précisément d’une légitimité de non-spécialistes pour s’attribuer un rôle de représentation sur la base d’une disqualification de la politique comme profession. À la faveur de semblables configurations semble bien émerger un nouveau visage de l’« intellectuel spécifique » (Foucault, 2001), qui s’appuie paradoxalement sur l’exercice d’un métier spécialisé pour affirmer une posture en surplomb par rapport à d’autres activités, et tout particulièrement à la pratique professionnelle de la politique.

  • 21 Quoique relativement marginalisée, cette figure, notamment incarnée par Howard Zinn ou Noam Chomsky (...)
  • 22 Voir Roussel, 2009 a (partie 4, chapitre 1) pour une discussion plus serrée de ces aspects.

28Ces transformations interviennent au moment où la figure de « l’intellectuel public » – même « spécifique » – se révèle fragilisée. Cette remarque, initialement formulée sur le terrain états-unien21, devrait sans doute être étendue à d’autres cadres nationaux : en France, où le personnage post-sartrien de l’« intellectuel engagé » pourrait être tenu pour encore puissant (ainsi est-il en particulier conçu, en référence à un état passé du rapport de force entre intellectuels et politiques, depuis l’autre côté de l’Atlantique), il connaît également des glissements de sens et de contours. Alors même que cette conception sartrienne a procédé de longue date d’une manière de concilier la spécialisation croissante de l’écrivain professionnel avec la vocation responsable de l’homme public (Sapiro, 2010), la figure savante de l’intervention publique citoyenne s’est plus récemment affaiblie, sous l’effet de la dévaluation relative du capital culturel, surtout dans ses composantes les plus intellectuelles, comme forme de pouvoir et de crédit symbolique (par opposition au capital économique). Aux États-Unis, des mécanismes partiellement différents conduisent à des effets comparables : la figure du savant-expert, du professionnel du monde académique, bénéficie d’une forme de crédit propre dans cet espace spécialisé, qui se distingue des ressources qui vont permettre à d’autres types d’acteurs sociaux de s’imposer comme figures citoyennes médiatisées. Cette segmentation des activités correspond également à une division dans l’espace médiatique entre des types de médias associés à des modes d’apparition distincts : à une presse écrite (souvent en difficultés économiques) correspond la détention de capital culturel et l’attribution de publics pensés comme « intellectuels », tandis que les médias audiovisuels, suivant une logique commerciale plus « grand public », offrent les tribunes les plus saillantes aux célébrités qui entendent faire œuvre d’engagement civique22.

*

29En conséquence, armer le déchiffrement de telles configurations empiriques de conceptualisations en termes de différenciation sociale permet de rendre raison de certains des « modes de gouvernement » des sociétés contemporaines offerts à notre observation, passant par une fragmentation et une spécialisation croissante des logiques de pouvoir, et d’éclairer les effets en retour que ces lignes de partage produisent sur les représentations des conduites possibles et de leur périmètre de validité et de légitimité sociales. Cela implique, entre autres choses, de dé-singulariser la question de la clôture tendancielle du jeu politique sur lui-même et de l’exclusion des profanes de la gestion des affaires publiques, de poser autrement l’interrogation sur les mutations contemporaines de la citoyenneté, à distance des jugements normatifs sur les pratiques des hommes politiques aussi bien que sur celles d’autres prétendants à la représentation. En parallèle de tels mécanismes de segmentation, on pourrait probablement voir se tisser, sur d’autres terrains, des interrelations et des interdépendances plus solides entre professionnels de domaines d’activité similaires unis par des logiques affinitaires spécialisées au-delà des frontières politiques et géographiques de l’État-nation. Certains travaux pointant des dynamiques de judiciarisation européenne ou internationale de la lutte contre la corruption (avec la constitution d’organisations transnationales de magistrats autour d’une cause professionnelle commune), ou des phénomènes de transfert transnationaux de modèles de régulation des transactions bancaires, ou encore les conditions de mobilité internationale et d’installation dans un autre pays d’intellectuels et d’universitaires exilés, par exemple, nous semblent fourmiller d’indices en ce sens (Mégie, 2010 ; Delpeuch & Vassileva, 2001 ; Jeanpierre, Heilbron & Guilhot, 2009). Le tissage de ces maillages plus serrés n’est pas, on l’aura compris, à entendre comme constitutif d’une « sphère publique transnationale » (Castells, 2008 ; Fraser et al., 2014) – laquelle ne saurait exister de manière unifiée ou uniformément « transnationalisée » dans tous les domaines d’activité. Poursuivre l’investigation dans cette direction reviendrait à ouvrir un nouveau chantier, complémentaire de celui qu’on a ici entrepris d’explorer.

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Notes

1 Il rejette, par exemple, en 2007, l’étiquette de « political activist » dans l’interview de Colin Covert, 2007. Sur ce point, voir Ortner, 2013.

2 Paul Lichterman et Nina Eliasoph prennent ainsi le contre-pied des travaux sur l’apathie politique (par exemple, Buckingham, 2000 ; Marsh, O’Toole & Jones, 2007) en investiguant la manière dont des individus « font groupe » localement. Voir Lichterman, 1996 ; 2005 ; Eliasoph, 1998 ; 2011.

3 Ceux de l’anthropologie ou de la géographie par exemple, qui ont bel et bien été marquées par des débats sur les manières de saisir les lignes de démarcation entre les groupes, pour penser ces groupes eux-mêmes. Voir Jeanpierre, 2010.

4 Que ce soit en privilégiant l’analyse des interactions entre individus (dans une tradition plus anglo-saxonne) ou celle des relations entre groupes (comme le fait la tradition bourdieusienne), voir Jeanpierre, 2010.

5 Les images de la pyramide et du trapèze sont destinées à illustrer de façon parlante le contraste entre deux perspectives, sans rendre raison de la variété des figurations possibles des sociétés rencontrées au sein de chaque tradition analytique. La théorie de différenciation peut, par exemple, prendre des visages mathématiques différents, depuis ceux inspirés de la théorie des ensembles (systémisme) jusqu’à ceux issus de l’analyse factorielle des correspondances (AFC) (mobilisée pour analyser différents « champs » selon une approche bourdieusienne ; par exemple, s’agissant du champ du cinéma, voir Duval, 2006).

6 Ainsi, chez Michael Walzer, la différenciation des sphères de justice tend à accroître la liberté offerte aux individus et donc à accréditer l’idée d’un relâchement de l’emprise de pouvoirs ; chez Niklas Luhmann et les théoriciens du systémisme, chaque système social peut être vu comme un sous-ensemble « flottant » dans un ensemble environnemental composé indistinctement des autres systèmes, sans qu’une conception générale des phénomènes de domination n’apparaisse clairement ; dans la perspective bourdieusienne, le souci pour les phénomènes de domination est palpable aussi bien dans sa conceptualisation de la logique interne des champs qu’à travers son exploration du fonctionnement transversal d’un « champ du pouvoir » et de « modes de domination ». Voir Walzer, 1983 ; Alexander & Colomy, 1990 ; Bourdieu, 1976 ; Parsons, 1969 et Luhmann, 1995.

7 Cette tradition est peu développée en France (voir Braud, 1996 ; Muller, 2005 ; Traïni, 2009) ; elle reste plus solidement ancrée aux États-Unis (voir notamment Goodwin, Jasper & Polletta, 2001).

8 Dodier, 2003, notamment. Voir aussi Lamont & Bail, 2006 ; Lamont & Molnár, 2002 ; Zelizer, 2012.

9 Penser l’articulation entre espaces n’a pas souvent été la préoccupation des théories de la différenciation, qui se sont d’abord intéressées aux logiques d’autonomisation d’univers spécialisés et à leurs règles de jeu internes. Parmi les tentatives pour penser les rapports entre secteurs sociaux, voir Dobry, 1992.

10 La manière dont les protagonistes qualifient (ou non) ce qu’ils font de « politique », « militant », « civique », « engagé », etc., répond à des enjeux spécifiques aux situations particulières explorées, dans le détail desquels on ne peut ici entrer. On renvoie aux publications afférentes aux enquêtes sur lesquelles cet article s’appuie : Roussel, 2002 ; 2011.

11 Qui peut prendre la forme d’une revendication d’indépendance de la magistrature accrue ou mieux garantie (Roussel, 2003).

12 Exigées et en partie obtenues par le Conseil supérieur de la magistrature, notamment (Roussel, 2002). Cette évolution n’est cependant pas irréversible et sera en partie contredite par les stratégies de « reprise en main politique » déployées dans la décennie qui suit.

13 Celui au titre duquel ils pénètrent dans de telles arènes d’intervention trans-champs, ceci ne devant bien sûr pas être lu comme impliquant une appartenance unique des individus à un espace social différencié. Si nous évoluons bien concrètement au sein d’une pluralité d’espaces sociaux, il n’en demeure pas moins que tous n’exercent pas la même emprise sur nos logiques d’action et d’identification.

14 Sur la nécessité de forger d’autres outils théoriques pour penser certains types d’activités, voir Mathieu, 2012 et le chapitre « Champ ou espace ? Pour un usage heuristique de la théorie champêtre », dans le présent ouvrage ; Fligstein & McAdam, 2012.

15 Toute une série de problèmes techniques, esthétiques, de sécurité de l’équipe de tournage, etc. se posent concrètement au réalisateur (Roussel, 2010).

16 Les références explicites des acteurs sociaux, sur les terrains sur lesquels on s’appuie ici, à la question du rôle « citoyen » renvoient à la question de l’engagement civique et du porte-parolat plutôt qu’au rapport à la nationalité et au statut juridique qui lui est attaché. Mais l’emploi du terme « citoyen » par les intéressés (les artistes américains qui se désignent comme « citizen-celebrities » ou « citizen artists » et les juges qui rappellent aux hommes politiques l’égalité entre « citoyens ») reste révélateur d’une mise en question des mécanismes de délégation politique.

17 La petite phrase devenue célèbre de Jean-Pierre Raffarin, en défense de la réforme sur les retraites de mai 2003 (« Le Parlement doit décider, la rue peut défiler, mais ce n’est pas la rue qui gouverne »), reprise ensuite par d’autres hommes politiques, tel Dominique Paillé (porte-parole de l’UMP) en septembre 2010 à nouveau dans le contexte d’une réforme des retraites (« Ce n’est pas la rue qui gouverne en démocratie »), est en ce sens révélatrice.

18 Voir notamment Manin, 1995 ou plus récemment, Hayat, 2014.

19 Ainsi que le formule par exemple l’acteur Martin Sheen : « L’activisme des célébrités emporte bien des responsabilités supplémentaires. [...] On est souvent appelé à donner une voix aux sans voix et une présence aux marginalisés. » (2003)

20 C’est-à-dire de rassemblements politiques, typiquement ceux organisés par les grands partis lors des campagnes électorales.

21 Quoique relativement marginalisée, cette figure, notamment incarnée par Howard Zinn ou Noam Chomsky, n’est pas inconnue sur le terrain américain. Le qualificatif d’« intellectuel » peut malgré tout conserver généralement un caractère discréditant lorsqu’il est mobilisé dans des débats publics. Voir notamment Misztal, 2007 et McLaughlin, 2010.

22 Voir Roussel, 2009 a (partie 4, chapitre 1) pour une discussion plus serrée de ces aspects.

Auteur

Violaine Roussel est professeure de sociologie à l’Université Paris 8-Saint-Denis, membre du LabToP au CRESPPA et professeure associée à l’Université de Californie du Sud. Son travail explore les relations entre art et politique et les logiques de production de la « culture populaire ». Parmi ses publications récentes, on trouve notamment Art versus War : les artistes américains contre la guerre en Irak (Presses de Sciences Po, 2011), How to Do Politics with Art (en codirection avec Anurima Banerji, Routledge, 2016) et Representing Talent: Hollywood Agents and the Making of Movies (University of Chicago Press, 2017). Elle a également dirigé Art et contestation aux États-Unis (Presses ­universitaires de France, 2019).

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