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Le commerce du bétail charolais

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Dominique Fayard

Préface

Une belle histoire des acteurs de la filière viande en Charolais-Brionnais

Jean-Luc Mayaud

Texte intégral

1Dans l’assiette du consommateur, à l’heure des récents scandales de la viande chevaline, le pavé de bœuf charolais demeure une pièce de choix, dont s’enorgueillit la « filière viande ». À quoi tient donc son excellence ? Dominique Fayard propose dans ce livre une réponse : à l’effort collectif de tout un pays, le Charolais-Brionnais. Cet effort s’est inscrit dans le paysage qui intrigue le voyageur du TGV lorsqu’il s’achemine de Lyon ou de Dijon à Paris : irrégulières, les parcelles sont bien entretenues, les haies parfaitement taillées et les bêtes à l’embouche paissent dans de vertes prairies.

2Ce livre décrit l’évolution qui, en deux siècles et demi, révolutionne le paysage et construit la « filière viande ». Nul n’était mieux placé que Dominique Fayard pour écrire cette histoire. Native du Brionnais, elle a grandi dans le milieu des éleveurs, qu’elle connaît parfaitement, et elle a voulu comprendre les évolutions économiques et sociales qui ont conduit de l’apogée de l’embouche à son abandon au profit du « naissage » des « broutards ». Bien plus, au sortir de sa licence d’histoire à l’université Lumière Lyon 2, elle a désiré consacrer ses recherches aux emboucheurs et aux « maquignons » qui font commerce de la race charolaise. Son parcours universitaire ne l’a pas éloignée du Brionnais, où elle œuvre au sein des instances culturelles et économiques qui lui ont permis de l’auto-financer, avec un courage, une abnégation et une détermination qui forcent le respect. L’ouvrage qui paraît aujourd’hui est le résultat de dix années de labeur – pas moins ! –, de son mémoire de maîtrise au DEA (diplôme d’études approfondies) et à une thèse de doctorat soutenue le 9 décembre 2011 au Laboratoire d’études rurales (EA 3728) de l’université de Lyon et couronnée par la meilleure mention – très honorable avec les félicitations du jury. Il est heureux que le volumineux ouvrage présenté en soutenance – 1 114 pages – soit aujourd’hui proposé dans une version allégée, accessible aux lecteurs du cru et au grand public comme aux chercheurs et à la communauté scientifique, et je remercie vivement les Presses universitaires de Rennes et leur directeur ainsi que les instances qui ont contribué au financement du livre.

3Cette étude vient fort opportunément combler une lacune. Rares sont les publications relatives au Brionnais-Charolais, ce coin de province (on dit aujourd’hui « de région ») qui n’est guère connu que par ses belles églises romanes. Ses habitants retrouveront dans ces pages leur histoire à travers celle des nombreuses personnes et des 84 lignées auprès desquelles Dominique Fayard a conduit ses enquêtes ; ils découvriront une illustration jusqu’ici inédite et puisée dans les albums de famille. Surtout, les chercheurs constateront que ce livre apporte une contribution très neuve à la connaissance des négociants et des marchands dans les sociétés rurales. Que savons-nous en effet des maquignons qui pratiquent le commerce du bétail ? Or, Dominique Fayard livre ici une minutieuse étude de ces hommes qui se font les intermédiaires entre les producteurs et les centres d’approvisionnement urbains et qui créent toute une animation spéculative autour du marché aux bestiaux de Saint-Christophe-en-Brionnais (Saône-et-Loire) et de son « mur d’argent », sur lequel sont échangés chèques et espèces. Communauté mouvante, plurielle, en recomposition permanente, ils irriguent les campagnes en argent frais à l’apogée de l’embouche, de la fin du xixe au milieu du xxe siècle. Leur aire d’approvisionnement est étudiée de façon précise et la localisation de leurs créanciers montre que la circulation de l’argent qu’ils font travailler dépasse parfois les limites de la Bourgogne, avec des créances qui les engagent auprès de maisons de banque des provinces voisines. Acteurs essentiels du système de l’embouche, ils font pénétrer l’aisance jusque dans la modeste exploitation d’un métayer, dont le livre de comptes est minutieusement analysé au fil de pages passionnantes. Les emboucheurs, quant à eux, se hissent pour nombre d’entre eux jusque dans les rangs d’une bourgeoisie rurale dont les habitations révèlent l’enrichissement. Bref, c’est toute une voie de développement rural que retrace Dominique Fayard, avec l’ouverture aux grands circuits commerciaux suscités dès les années 1840 par la demande citadine en viande fraîche. Par là, Dominique Fayard décrit l’impact sur une économie locale de la croissance de la demande en viande persillée de graisse comme l’est celle de la race charolaise. Son analyse est donc riche de promesses pour l’étude de la construction de la « filière viande », le système de l’embouche du Brionnais-Charolais étant durement ébranlé dans les dernières décennies du xxe siècle par la préférence accordée au « maigre » aux dépens du « gras ». L’histoire de l’alimentation y trouve son compte, comme celle des intermédiaires – tellement décriés au xxe siècle et encore de nos jours.

4La richesse de l’information mérite en effet d’être soulignée. En l’absence de toute statistique officielle relative au commerce du bétail, c’est un véritable tour de force que réussit Dominique Fayard lorsqu’elle reconstruit patiemment, à l’aide de sources indirectes, la conjoncture économique et les flux commerciaux qui animent le marché de Saint-Christophe, dont elle retrace l’essor, l’apogée et le relatif déclin, malgré les indéniables efforts de modernisation et d’adaptation. Les approches micro-sociales permettent d’autres belles démonstrations. La prosopographie, qui décrit les trajectoires de près de 100 familles – soit quelque 1 300 individus sur trois, quatre, parfois cinq générations –, atteste l’enrichissement du Brionnais-Charolais, du milieu du xixe siècle aux années 1950. Elle a été patiemment nourrie du dépouillement d’archives nombreuses – état-civil, listes nominatives de recensement, matrices cadastrales, actes notariés notamment –, mais aussi de la presse et des enquêtes de terrain. Elle permet de reconstruire de véritables récits de vie des plus suggestifs. Non moins utile, l’analyse minutieuse des exploitations de la commune de Vauban évite tout triomphalisme en découvrant les facettes d’une histoire des possibles, contrastée, entre perdants, gagnants et stratégies de maintien. Les archives privées, enfin, ont été débusquées et exploitées : listes du syndicat des emboucheurs, de 1887 à 1960, archives du syndicat des professionnels du bétail de Saône-et-Loire, du Groupement des éleveurs charolais de Saône-et-Loire, de Charolais horizon et de la Société coopérative agricole d’abattage de viandes du Centre, livres de comptes d’un métayer (1887-1948), d’un emboucheur (1842-1846) et d’un négociant (1977-1995), tenus à l’échelle de l’exploitation et relatant achats et ventes de bêtes, etc. Ingéniosité des repérages et des démarches, virtuosité archivistique, réflexion sur le statut de la preuve et égale attention portée aux échecs et aux réussites font la force de la démonstration tout en donnant de la vie au récit.

5Ainsi, c’est tout un cycle de spécialisation pastorale qui est analysé dans le pays du Brionnais-Charolais. Le système de l’embouche crée la prospérité dès le milieu du xixe siècle. Des pays « naisseurs » du Massif central aux pâtures à « l’herbe forte », les bovins sont engraissés en quelques mois. Les emboucheurs, tout à la fois éleveurs et commerçants, développent une culture de l’ouverture que favorisent foires et marchés aux bestiaux, desservis par le réseau des voies ferrées puis par un trafic organisé de camions. À l’apogée des embouches, à la « Belle époque », ils deviennent des « Messieurs » embourgeoisés et constitués en un monde fermé et endogame. Les maquignons, eux, évoluent dans un horizon plus mouvant et pluri-actif où les fonctions sont interchangeables. Leur univers est ébranlé, au milieu du xxe siècle, par la mutation de la filière bovine : dans les goûts des consommateurs, le « gras » recule devant le « maigre » ; la concurrence des marchés à l’exportation apparaît et la Pac (politique agricole commune) achève de contraindre à la reconversion. Les groupements de producteurs sonnent la fin des maquignons, redoutés et décriés. Certains s’adaptent et se reconvertissent dans le négoce, d’autres voient leurs enfants se tourner vers le secteur tertiaire ou l’industrie. Le Brionnais-Charolais abandonne l’embouche au profit du « naissage » et adopte l’élevage allaitant, les « broutards » étant exportés pour être engraissés en Italie et en Espagne.

6C’est donc au fil de la longue durée que Dominique Fayard étudie emboucheurs et maquignons du Brionnais-Charolais, et c’est sans doute là, en dernière analyse, l’un des principaux apports de son livre. Car la liquidation du système de l’engraissement n’exclut pas l’adaptation d’une partie des emboucheurs, et les groupements de producteurs n’éliminent qu’une partie des maquignons ; il a fallu s’adapter ou disparaître. La primauté accordée par Dominique Fayard au social sur l’économique – non sans empathie mais toujours avec le recul nécessaire – se révèle pertinente. Elle permet d’affiner la périodisation et l’analyse des répercussions d’un cycle de spécialisation pastorale sur une société rurale, du xixe au xxe siècle. Nous ne doutons pas du succès de ce livre, qui est l’une des pièces maîtresses du lourd dossier en préparation pour la candidature à l’Unesco de ce territoire riche de son passé et de son présent, marqué par l’excellence de ses activités et par l’histoire d’un paysage et de ses habitants.

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