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La Pomme de terre

 | 
Jean-Pierre Williot
, 
Marc de Ferrière le Vayer

Partie III. Les marchés contemporains de la pomme de terre et les enjeux sociaux de la consommation

Frite et troisième révolution industrielle. La pomme de terre globalisée par la chaîne productive structurée autour de McCain et McDonald (1956-2008)

Hubert Bonin

Texte intégral

1Notre chapitre reconstitue l’histoire de l’implication de ces deux groupes dans la structuration d’une filière modernisée et mondialisée de la pomme de terre, en fonction d’impératifs de marketing et d’image de marque (qualité et qualités) et de l’évolution et de la diversification des modes de consommation du tubercule (consommation hors-foyer, consommation de loisir, mode prêt-à-manger). Au-delà de la narration de l’histoire des groupes, elle précise leur engagement dans la promotion d’une gamme diversifiée de qualités de pommes de terre, dans la structuration d’une filière productive en amont au sein du monde agricole, dans la construction d’une nouvelle image de marque de la pomme de terre en fonction des usages gastronomiques mais aussi sanitaires de consommation, et aussi dans l’édification d’une chaîne logistique du froid.

  • 1  Stoffman D. & Leerseum T. van, McCain. From the Ground up. The First Fify Years of McCain foods (1 (...)
  • 2  Le livre clé est : Love John F., McDonald’s. Behind the Arches, New York, Bantam Books, 1995 (1986 (...)
  • 3  Daniels P. W., « Reflections on the “Old” Economy, “New” Economy, and Services », Growth and Chang (...)
  • 4  Boyer R. & Freyssenet M., The Productive Models. The Conditions of Profitability, London & New Yor (...)
  • 5  Whitten D. O. & Whitten B. E. (dir.), Handbook of American Business History, New York, Greenwood P (...)

2Le défi de cette étude réside dans la volonté de placer l’histoire immédiate de deux groupes de grande consommation – déjà connue par deux ouvrages d’histoire d’entreprise –, l’un dans l’industrie, McCain1, l’autre dans les services, McDonald’s2, dans l’histoire de la troisième révolution industrielle, pour en faire des symboles de cette dernière. Il s’agit donc de déterminer quels aspects de leur évolution depuis un tiers de siècle – puisque cette révolution industrielle a débuté grosso modo au milieu des années 1970, avec bien sûr des éléments anticipateurs dès la fin des années 1960 et des éléments ayant tardé jusqu’à la récession géante de 1979-1984 et à la mondialisation des années 1990-2000 – ont été partie prenante de cette mutation et en quoi ils peuvent être mobilisés en tant que « marqueurs » de la recomposition du processus productif au profit d’un nouvel équilibre entre économie industrielle et économie des services3, et du mode de vie et de consommation. Pour nous, par leurs fonctions au sein du « système productif »4 et par leur « modèle économique » (business model), McCain et McDonald’s, deux firmes américaines5, sont, à leur échelle, autant expressives de la restructuration du système économique actuel que l’ont été jadis Motte et la Compagnie des chemins de fer du Nord respectivement dans l’industrie (textile) et dans les services (ferroviaires) pour la première révolution industrielle ou que, plus récemment, Renault (production de masse) et Prisunic/Monoprix/Casino (consommation de masse) pour la deuxième révolution industrielle. En 1985, ainsi, McDonald’s acquiert 5 % de la production américaine de pommes de terre à destination alimentaire :

  • 6  Love John F., McDonald’s…, op. cit., p. 3.

Because of these volumes and because of its insistence on product quality and consistency, McDonald’s has wrought revolutionary changes in meat and potato processing.6

  • 7  Smith A., Hamburger : a Global History, Chicago, The Edible Series, 2008.
  • 8  Nous remercions Éric Gravier, vice-président de McDonald’s France en charge des relations extérieu (...)

3Nous avons isolé des éléments caractéristiques du modèle économique de ces deux firmes pour les transformer en signes de la troisième révolution industrielle, que nous définirons ainsi à chaque étape de notre cheminement dans l’histoire de la frite McCain et McDonald’s, sans vouloir procéder à ce corpus ab initio. Bien entendu, notre communication est plus un « exercice de style » que l’expression d’un cas d’étude en histoire d’entreprise appuyé sur des dossiers d’archives contradictoires ; cependant, nous avons consulté une documentation imprimée large et procédé à des entretiens avec des responsables (et aussi goûté des frites), dans le cadre d’un mini-programme de ce que l’on appelle parfois « l’histoire immédiate ». Nous nous concentrerons sur la seule frite, sans dispersion, alors que la frite ne représente que 10 à 15 % du chiffre d’affaires de McDonald’s, par rapport au hamburger7 en particulier, et que McCain élabore d’autres produits surgelés à base de pommes de terre et traite toute une gamme de légumes et pizzas surgelés8.

McDonald’s et McCain révélateurs d’un renouveau de l’esprit d’entreprise

  • 9  Casson M., Yeung B., Basu A. & Wadeson N. (ed.), The Oxford Handbook of Entrepreneurship, Oxford, (...)
  • 10  Casson M., « Entrepreneurship and Business Culture », dans Brown J. & Rose M. B. (dir.), Entrepren (...)

4La maturation des deux firmes est identique à celui de tout processus de « fondation entrepreneuriale »9. Elle bénéficie d’abord d’un « milieu » favorable à l’émergence de concepts nouveaux et à la prise de conscience d’opportunités à saisir10. Ainsi, Ray Krok se rend compte du succès étonnant d’un restaurant de cuisine rapide (nous dirons désormais nous aussi : fast foods) situé à San Bernadino en Californie du Sud, où deux frères, Maurice et Richard MacDonald, vendent des hamburgers et des frites depuis 1937 et ont développé une mini-chaîne (huit magasins en 1954, 228 en 1961). La Californie est déjà un champ propice à l’innovation dans les modes de vie et de consommation : l’on rejoint le parc de stationnement du restaurant grâce aux voies rapides et à la révolution de l’automobile ; l’on aime de plus en plus aux États-Unis la consommation hors-foyer, plus pratique, conforme aux goûts faiblement orientés vers la gastronomie raffinée et adaptée à la pluralité des horaires d’une société bien conquise par la taylorisation du temps de travail. C’est ce modèle que Krok souhaite généraliser, en le transformant (avec la vente à emporter puis aussi le service à la voiture) et en l’étendant à des régions conservatrices sur ce registre, en particulier le Middle West. L’esprit d’entreprise consiste à acheter « le concept » et la marque aux deux frères en franchise le 2 mars 1955 puis à lancer cette franchise à travers le pays. Mais notre cas d’étude suppose un déploiement mondial, et Krok participe en direct à la mise sur pied de cette stratégie d’internationalisation : l’esprit d’entreprise se révèle une seconde fois à travers cette « rupture » territoriale, par le biais de l’idée d’exporter le concept du restaurant fast food et de son sachet de frites.

Tableau 1. Le décollage de la chaîne McDonald’s aux États-Unis : les prémices dans les années 1960, l’explosion pendant l’apparition de la troisième révolution industrielle.

Année

Nombre de restaurants

Nouveaux restaurants

1961

323

1964

650

1967

970

1969

211

1970

294

1972

368

1973

445

1974

3 000

515

1992

10 000 environ

  • 11  L’entreprise est restée une société familiale, avec toujours le patriarche Wallace McCain et des e (...)

5Dès lors que le sachet de frites est l’un des leviers du succès de la chaîne de restauration rapide, il devient logique que les dirigeants de McCain accompagnent McDonald’s dans son mouvement de croissance et d’internationalisation. L’esprit d’entreprise de deux frères, Harrison et Wallace McCain, se trouve à l’origine de la firme : descendant d’une famille d’Irlandais émigrés au New Brunswick (Canada), leur père était spécialiste des semences de pomme de terre ; en 1956, à Florenceville (New Brunswick), dans un garage, comme Hewlett & Packard et comme Steve Jobs (Apple) pour la révolution électronique, ils installent une petite unité fabriquant 750 kg de frites à l’heure en utilisant le procédé de surgélation de Simplot. Comme le marché principal est situé aux États-Unis, ils décident de venir y concurrencer Simplot et Lamb Weston, tous les deux déjà installés dans l’Ouest américain, puisque trois États (Idaho, Washington et Wisconsin) dominent alors la production de pomme de terre ; les McCain ne les provoquent pas dans leurs bastions et préfèrent exporter leurs frites vers l’Est américain, marché plus ouvert à la concurrence – avant de revenir lancer une offensive directe en reprenant la firme Ore-Ida. McCain est ainsi devenue le troisième producteur de frites américain, derrière l’héritière de Simplot et Lamb Weston. Mais, rapidement, leur esprit d’entreprise se renouvelle quand ils entendent dupliquer le modèle économique conçu en Amérique du Nord-Ouest. Ils doivent dénicher d’autres terroirs à pomme de terre aussi propices que l’Idaho – capitale mondiale de la frite à cause de son terroir favorable – à des récoltes abondantes et constantes et ainsi conduire le mouvement d’internationalisation (cf. plus bas)11.

McDonald’s et McCain révélateurs de l’innovation

6Classiquement, les deux firmes suivent le processus innovateur déjà confirmé en d’autres révolutions industrielles, appliqué dans ce cas à la frite, ainsi consacrée levier de l’innovation :

  • 12  Love John F., McDonald’s…, op. cit., p. 119.

McDonald’s greatest impact of American business is in areas that consumers do not see. In their search for improvements, McDonald’s operations specialists moved backed down the food and equipment supply chain. They changed the way farmers grow potatoes and the way companies process them.12

Les innovations de produits de McCain et McDonald’s

7Si le hamburger et la frite (French Fry) ne sont pas en eux-mêmes des mets nouveaux, leur « conceptualisation » métamorphose des produits banals en « nouveautés ». En effet, l’innovation de produit de Krok consiste à définir des règles strictes et constantes pour la fabrication du hamburger et de la frite McDonald’s : dans tous les restaurants de la chaîne au même moment et sur tous les continents, le client doit pouvoir accéder au même sachet de frites, à la même consistance, au même goût, à la même apparence, au même prix (équivalent), dans la même présentation, servi par le même geste. L’innovation de la frite McDonald’s consiste à rompre avec la frite grasse, rebutante, poisseuse, incertaine, donc, parfois trop grillée, parfois pas assez cuite, parfois trop molle. La révolution consiste dans le concept de frite fine et croustillante, servie en ration quantitativement constante dans son emballage carton marqué du sceau McDonald’s, garantie du contenu :

  • 13  Ibidem, p. 120.

No one, not even food experts in the potato industry, had discovered a way of consistently producing good French fries. Restaurants were just as likely to service fries that were limp and greasy as ones that were crisp and golden.13

  • 14  Entretien avec une ingénieure agronome de McDonald’s France, 2008.

8Par ailleurs, le client de McDonald’s est habitué à une forme de frite allongée, ce qui requiert la production de variétés de pommes de terre à long tubercule. Sur tous les registres, la guerre est menée contre « la frite inconstante », à l’amateurisme ou à l’artisanat, comme c’est la pratique dans les étals de bord de place ou de rue en Belgique ou dans le Nord de la France, comme c’est surtout le cas dans l’ensemble des restaurants gérés individuellement aux États-Unis. La capacité d’innovation s’est révélée d’abord aux États-Unis, dans les années 1960, quand l’Idaho Russet a été couronnée reine de la pomme de terre à frite. C’est la standardisation appliquée à la frite, d’où l’appel de McDonald’s à des variétés spécifiques, et aujourd’hui en France notamment les variétés Santana, Innovator ou Lady Olympia14.

Tableau 2. Achats de pommes de terre par McDonald’s France en 2007 auprès de McCain et Lamb Weston-Meijer, pour fabriquer 74 796 tonnes de produits finis (57 131 tonnes de frites et 17 665 tonnes de potatoes)

Origine

Tonnes de produits bruts (Bintje, Markies,
Innovator, Felsina, Daisy)

Hectares mobilisés

Agriculteurs mobilisés

Origine française

142 594

2 447

254

Origine belge

22 150

373

32

Origine hollandaise

39 471

1 369

165

Total

204 215

4 189

451

[Source : McDonald’s France].

  • 15  Cf. « Contrats pour McCain. L’industriel encourage la fidélité », Potato Planet, janvier-février 2 (...)

9De telles exigences débouchent sur une révolution de la culture de la pomme de terre. Celle-ci offre quelque 1 200 variétés homologuées dont 400 sont exploitées ; aussi des ingénieurs agronomes et des techniciens ont-ils détecté les espèces de tubercules les mieux adaptées aux contraintes de la découpe, de la surgélation, de la cuisson rapide, et aux exigences des consommateurs en ce qui concerne l’apparence et le goût de la frite : les Américains veulent de la frite à chair blanche, les Européens de la frite à chair jaune, par exemple. Des programmes de recherche, sous-traités à des laboratoires de semenciers – dont le principal est localisé en Belgique, pour McCain, qui participe également en France au Groupement interprofessionnel pour la valorisation de la pomme de terre, finançant la Station de création variétale de Bretteville (Seine-Maritime), ont débouché sur la mise au point de l’espèce Innovator à chair jaune, destinée au marché européen et vendue depuis 2003-2004. Sur les 20000 hectares mobilisés en France par le groupe chaque année (sur 1 000 00 hectares dédiés à la pomme de terre dans le pays), McCain utilise ainsi des espèces adaptées à la production de frites fast food, en particulier Russet Burbank, Shepody et Santana, qui accaparent 35 % de la production de ses usines françaises en 2005, suivies par les variétés Hâtives (10 %), Bintje, Felsina et Daisy (48 %), Ramos et Marjoes (7 %). La recherche porte par exemple sur des variétés poussant au printemps, ce qui allonge la saison de production, et aussi sur la réduction des besoins de consommation en produits phytosanitaires ; mais, si des pommes de terre OGM sont déjà disponibles aux États-Unis, McCain n’en fait pas cultiver. Enfin, elle porte sur les systèmes d’irrigation afin de régulariser la production quelles que soient les sautes climatiques. Les producteurs liés à McCain s’inscrivent ainsi dans des contrats à moyen terme15 pour produire telle proportion de tel ou tel type de pomme de terre, selon un calendrier saisonnier bien précis. En amont, des semenciers (Basf, Bayer CropScience, Syngenta, notamment ; ou, à moindre échelle, les françaises Desmazières, Coopagri Bretagne ou Germicopa) élaborent les semences nécessaires, définies avec McCain : les programmes portent sur l’enrichissement de la pomme de terre en protéines, la diminution de la quantité de sucre, l’enrichissement en fibres et la diversification des qualités nutritionnelles. Puis les producteurs récoltent les produits phares prévus par le cahier des charges : c’est le passage à « la pomme de terre scientifique », pour la frite, les chips (chez Pepsi Cola, notamment) ou les flocons de purée – l’un des nouveaux marchés prospectés par McCain. L’agriculture devient partie prenant du « bloc de croissance amont-aval » dans le cadre d’un processus d’intégration verticale informelle mais réelle : elle est « tirée » par le secteur tertiaire puisqu’elle doit, fort en amont, fournir indirectement la frite du sachet de frites McDonald’s, fort en aval. Cette contractualisation (pour les qualités ou, comme nous le verrons dans la section, pour la qualité) peut elle aussi passer comme symbolique de la troisième révolution industrielle, puisque l’industrie et les services exigent un type d’agriculture (au rabais, pour certaines pratiques de certaines multinationales, ou au contraire, dans notre cas d’étude, respectueuse de critères drastiques) commerciale adaptée strictement aux normes de la consommation de masse.

Les innovations de procédés de McCain et McDonald’s

  • 16  Ibidem, p. 328.
  • 17  Ibid., p. 329.
  • 18  Ibid., p. 121-126.

10Sans accéder au rôle moteur de la puce électronique, la frite est impliquée dans l’histoire de l’innovation technologique ! En amont, une proposition « géniale » d’un fournisseur imaginatif, John Simplot, consiste dans le concept même de « frite surgelée » : il démontre à Krok et son équipe comment l’aisance de cuisson, la qualité, la constance, l’homogénéité de la frite seraient grandement facilitées par l’adoption de la frite surgelée (la révolution des 3 F : Frozen French Fries), alors que la variété Idaho Russet n’est disponible que pendant neuf mois (récolte en automne puis stockage au frais pendant l’hiver, mais impossibilité de résister à la chaleur estivale), d’où une rupture de la chaîne d’approvisionnement pour cette qualité et la nécessité de faire appel à des producteurs californiens de pommes de terre blanches récoltées au printemps, dont les variétés ne permettaient pas d’obtenir une frite croustillante (crispy)16. Simplot propose donc de créer des entrepôts de stockage pour frites surgelées. Le concept même est innovateur puisque c’est l’utilisation du système de « la chaîne du froid », déjà employé pour le transport en gros des viandes depuis les « pays neufs » vers l’Europe, qui serait affinée au service du transport des pommes de terre prédécoupées et au service de capacités de stockage quasiment infinies. La qualité de la pomme de terre stockée crue ne se détériorerait plus ; la frite garderait sa saveur et sa texture. Et c’est cette innovation de procédé qui a permis ensuite à McCain de prospérer. Dans l’immédiat, l’entreprise fait de Simplot Company son principal fournisseur avec la moitié de sa consommation : cette firme née dans les années 1930 avait fabriqué des pommes de terre déshydratées et des frites fraîches et avait acquis également des fermes de pommes de terre ; c’est alors qu’il se lance dans la révolution des 3 F et en devient le premier producteur américain au milieu des années 1960, en pionnier17 ; mais, à cette époque, les 3 F n’occupaient que 5 % du marché américain de la frite et la révolution était encore à venir. En aval, Krok et son équipe se mobilisent pour dénicher le matériel propre à cuire des frites en équilibrant vitesse et constance de la qualité. Trois millions de dollars auraient été investis sur dix ans dans les années 1960 par la firme pour déterminer la bonne température et le bon temps de cuisson afin d’obtenir l’homogénéité de cuisson18. Un food lab est même installé à Chicago en 1957 pour multiplier les expériences culinaires. Plusieurs innovations de procédé se succèdent alors.

    • 19  Ibid., p. 122.

    Au niveau de la production agricole, une découverte essentielle fixe enfin que la pomme de terre doit être stockée au moins trois semaines pour se débarrasser de ses sucres, car les sucres donnent du brin et on a l’impression que la frite est dorée à l’extérieur alors qu’elle n’est pas cuite à l’intérieur19, ce qui implique de convaincre les fermes de se doter de lieux de stockage efficaces à température stable, mais comme la firme achète plusieurs millions de kg de pommes de terre, elle peut mener à bien cette œuvre de persuasion.

    • 20  Ibid., p. 330-331.

    Au niveau du fournisseur industriel, avant la congélation elle-même, un brevet McDonald’s est déposé pour que la frite soit cuite dans un bain plus court que d’habitude pour préserver la texture, le goût et le contenu en sucres20.

  • Au niveau du restaurant, il faut que la température de l’huile soit stable mais aussi homogène dans l’ensemble du bac afin que le sachet du client ne mêle pas frites trop cuites et frites encore gelées, comme cela se produisait dans les premières années des McDonald’s.

    • 21  Ibid., p. 126.

    Par ailleurs, la société met au point en particulier un système automatique de contrôle de la température de l’huile de cuisson grâce à des capteurs électriques au sein du fry vat, et ainsi s’ouvre une voie vers l’automatisation du processus de cuisson, donc vers la troisième révolution industrielle21.

    • 22  Ibid., p. 124.
    • 23  « McDonald’s Was Revolutionizing the Potato Industry », Ibid., p. 331.
    • 24  Ibid., p. 296-297.

    Enfin, l’on découvre chez un petit restaurateur l’intérêt de la double cuisson de la frite ; et l’on définit une nouvelle composition de l’huile de cuisson22. Ces innovations bouleversent le monde de la pomme de terre et de la frite : « McDonald’s révolutionna l’industrie de la pomme de terre »23 car la firme choisit définitivement la révolution des 3 F en 1972, date clé puisque s’ouvre la révolution des Mac Fries, dont le take off se produit en même temps que celui de la troisième révolution industrielle : les premières portions de frites McDonald’s sont mises en vente24 en 1972, ce qui bouleverse les habitudes des clients… Dans les années 1980, McDonald’s a conquis un quart du marché américain des 3 F alors qu’un quart de la production américaine de pommes de terre est orienté vers ces 3 F – la chaîne absorbe donc quelque 6,25 % des pommes de terre du pays.

11La grande innovation de procédé dont tire parti McCain ne porte plus sur un concept de système de production, mais sur une machine : des techniciens – chez le concurrent Lamb Weston, apparemment, où Gilbert Lamb a inventé en 1960 le Lamb Water Gun Knife, pour découper la pomme de terre en futures frites – inventent une machine qui découpe la pomme de terre en segments propres à fabriquer de futures frites identiques. Là encore, la quête de la constance de la forme et de la qualité suscite l’innovation : la pomme de terre est lancée par un courant d’eau à une vitesse élevée (plus de cent km/h) dans le conduit au sein duquel elle est découpée en segments allongés de diamètre constant. Rapidité, productivité, critères de qualité résultent de l’installation de ces machines dans les usines McCain – et il faudrait plus en amont encore étudier la filière de l’industrie mécanique qui élabore ce matériel pour reconstituer l’ensemble du système productif mobilisé par l’économie de la frite. Certes, les deux firmes paraissent s’appuyer largement sur des transferts d’innovation en provenance d’une autre société, par achat de brevets généralement ; mais ce que nous appelons la stratégie de « gloutonnerie innovante » est devenue courante pendant la troisième révolution industrielle pendant laquelle de nombreuses entreprises leaders ont nourri la croissance et la recomposition de leur portefeuille de compétences de l’achat de savoir-faire extérieurs, souvent par croissance externe (et c’est souvent le cas de Google, Microsoft, Oracle, IBM ou autres). Le fait que McDonald’s et McCain entretiennent une double stratégie d’innovation (en interne et par apports externes) n’est donc pas contradictoire avec leur rôle moteur dans la restructuration du système productif à leur échelle et dans leur domaine.

Tableau 3. La chaîne agricole, industrielle et tertiaire de la frite.

Tableau 3. La chaîne agricole, industrielle et tertiaire de la frite.

McDonald’s et McCain révélateurs de la guerre de la productivité du secteur tertiaire

12Dans le fil de ce développement, l’on peut prétendre que le modèle économique McDonald’s et McCain permet de faire participer les firmes à la guerre de productivité qui s’étend du secteur secondaire (cible de la deuxième révolution industrielle) au secteur tertiaire (cible de la troisième révolution industrielle).

McCain et McDonald’s révélateurs de la guerre de la taylorisation du secteur tertiaire

  • 25  Gadrey N. & Gadrey J., La gestion des ressources humaines dans les services et le commerce. Flexib (...)
  • 26  Touraine A., The Post-Industrial Society, New York, 1971. Bell Daniel, The Coming of Post-Industri (...)
  • 27  Bonin H., « L’économie de services en débat : la force des services est-elle si récente ? », Le Dé (...)
  • 28  « Essentially, Kroc redefined the entire concept of customer-supplier relations in the commercial (...)

13En effet, Krok impose le chronomètre dans le restaurant : à la restauration rapide correspondant la fabrication rapide. Le processus d’élaboration du hamburger et de la frite est méticuleusement décomposé puis rationalisé et standardisé, au nom de la réduction des coûts des prestations de services25. Les gestes de « l’équipier » (nom attribué à l’employé : teammate, crew member, team member) sont précisément mesurés afin qu’il renouvelle le panier de frites à cuire, qu’il le sorte au bout de quelques minutes, qu’il les vide dans le bac ad hoc, qu’il les serve dans le laps de temps prévu, selon des mouvements eux-mêmes bien détaillés, qu’il procure au client les sachets de « sauce » indispensables (ketchup, etc.), puis qu’il jette le solde – car la frite ne doit être conservée après cuisson que pendant sept minutes. Le « bon équipier » est contrôlé et repéré par son « chef d’équipe » (de restaurant) (manager), puis même parfois récompensé par le titre d’« équipier de la semaine » (et par la pérennité de son emploi, à coup sûr) : c’est celui qui, pour la frite, respecte le rythme fixé, sait aboutir aux critères de qualité finale, bref, satisfait aux attentes du client venu consommer « une frite McDonald’s ». En amont, le fournisseur – ici, McCain – doit concevoir son produit de telle sorte qu’il puisse être s’insérer aisément et rapidement dans le processus taylorisé du restaurant. Cela explique la conception et la production d’un type de frite allongée et fine d’une part, mais aussi d’un type de pomme de terre dont la cuisson sous cette forme soit à la fois rapide et homogène – on l’a vu. L’innovation de produit (pour les qualités de la frite) et l’innovation de procédé (pour la découpe de la frite) sont ainsi intimement liées à la révolution de la productivité en aval. Tous les facteurs s’entremêlent à tous les niveaux, en « système cohérent ». La demande d’une frite standardisée cuite selon un processus taylorisé suscite la conception et la production d’un produit industriel : le tertiaire tire l’industrie, dans ses produits, dans ses concepts, dans ses qualités. En cela, le couple McCain-McDonald’s est bien représentation de la recomposition de la chaîne de solidarité qui réunit l’amont et l’aval : le poids énorme de cette consommation tertiaire, en raison de la taille du groupe McDonald’s, détermine le mode de fonctionnement en amont du groupe industriel (qui, en 2008, oriente 40 % de sa production française vers son client McDonald’s et 31 % vers la grande distribution, tandis que 29 % vont vers d’autres clients en food service). Contrairement à ce qui a été prétendu ou au mythe de « la société post-industrielle » – aussi valides que soient les analyses à ce sujet26 –, la troisième révolution industrielle n’est pas tant marquée par le déclin de l’industrie que par son insertion dans un rapport de dépendance par rapport au client tertiaire, qui fournit l’impulsion à la vie industrielle, par son rythme de commande, par la nature de ses achats ; c’est la demande qui fait le produit, et non le produit qui doit créer, susciter la demande ; le rapport est dorénavant « inversé »27 : « le rôle essentiel de Kroc fut de redéfinir entièrement le notion de relations entre consommateur et fournisseurs dans la chaîne de l’alimentation commerciale »28.

McDonald’s et McCain révélateurs de la révolution logistique

  • 29  Mentzer John T. et alii, « Defining Supply Chain Management », Journal of Business Logistics, volu (...)
  • 30  Love John F., op. cit., p. 347.
  • 31  « McDonald’s France et LRServices optimisent la chaîne logistique », L’Écojournal de McDonald’s Fr (...)
  • 32  Entretien avec un cadre dirigeant de McDonald’s France, juin 2008.
  • 33  Ces plates-formes sont situées à : Aix-en-Provence, Beauvais, Bordeaux, Fleury-Mérogis, Lyon, Nanc (...)

14Un restaurateur banal va chercher des sacs de pommes de terre qu’il faut éplucher, découper et faire cuire ; ou il se les fait livrer par un semi-grossiste ou grossiste ; puis le processus touche aussi les frites surgelées (voire précuites) livrées par des circuits d’approvisionnement en gros ; s’il vient à manquer de frites, il fera part de son regret au client dépité, qui commandera des brocolis… La différence entre ce restaurateur et la chaîne McDonald’s réside évidemment d’une part dans les volumes manipulés dans une région donnée (où il faut approvisionner quelques dizaines de points de vente) et dans la nécessité de respecter l’image de marque de McDonald’s, dont chaque restaurant doit satisfaire à toute heure tout client désireux d’obtenir son sachet de frites, quelle que soit l’amplitude de la demande horaire. L’angoisse du gérant McDonald’s est de manquer de frites ! Une bonne gestion de l’outil de distribution tertiaire (chaîne de restauration rapide, hypermarché) exige par conséquent l’insertion dans un processus logistique rigoureux et efficace, destiné à supprimer le risque de rupture de chaîne alors même que la compression des coûts impose une gestion des stocks drastique – le fameux « zéro stock » du toyotisme, devenu l’une des bases de la troisième révolution industrielle. Or la performance des organisations motrices de cette dernière dépend de l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement logistique (révolution du supply chain management)29. La liaison entre le producteur et les restaurants est ainsi essentielle. L’établissement d’un système d’ingénierie informatique permettant de prendre en compte les variations de la demande et les besoins supposés de chaque région et de chaque restaurant constitue l’une des clés de cette révolution logistique, qui passe par la révolution des progiciels informatiques : chaque frite est enregistrée dans un système de traitement de données, en aval chez McDonald’s, et en amont chez ses fournisseurs (pour McDonald’s France, les deux usines françaises de McCain et une usine hollandaise de Lamb Weston), et au milieu, chez les intermédiaires logisticiens (transporteurs et stockeurs). Aux États-Unis, dès les années 1970, McDonald’s incite ses logisticiens distributeurs à se regrouper et le nombre d’intermédiaires chute de 200 à 4 importants (Golden State Company, Martin-Brower, Keystone, Perlman-Rocque), qui, avec 85 % du marché, deviennent la clé de voûte de la chaîne logistique pour nombre de produits utilisés dans les restaurants, dont les frites, par le biais de 37 pôles géants de stockage et de répartition alimentés par 275 industriels30. Un bon critère d’insertion dans la troisième révolution industrielle est précisément l’externalisation (outsourcing) des fonctions de stockage des produits intermédiaires (du « zéro stock » au « flux tendu » du toyotisme). Dans le cadre de contrats à moyen terme, les pommes de terre sont collectées auprès des paysans – 1 500 en Europe continentale, livrant 2 millions de tonnes par an à McCain, eux-mêmes dotés de locaux réfrigérés pour le stockage à leur niveau. Pour éviter que la pomme de terre noircisse, elle doit être transformée dans les quatre heures, ce qui suppose son transfert dans une usine proche et une première chaîne logistique. La troisième étape concerne l’insertion dans la chaîne d’approvisionnement du client31. McDonald’s a fait disparaître ses stocks tampons intermédiaires dans les années 1990 et s’appuie sur des entrepôts relais confiés à des logisticiens, où les sacs de frites surgelées sont stockés, pour amortir les temps creux de la production de pommes de terre et surtout pour faire face aux à-coups de la consommation de frites dans telle ou telle région ou dans tel ou tel restaurant ou groupe de restaurants franchisés. « Le distributeur est alimenté en frites par l’usine et est relié aux restaurants en flux tendu. Il pré-stocke à la place des restaurants »32 grâce aux sept plates formes de LR Services33, dans le cadre de cette organisation inter-firmes reposant sur la coordination intime de leurs activités (co-operative strategies). La frite est elle aussi support de flux logistiques et d’externalisation, même si l’on n’a pas encore besoin de la « frite express » livrée par un « intégrateur » en 24 heures chrono…

McDonald’s et McCain révélateurs de l’extension de la demande sociale

15Si la première révolution industrielle a été accompagnée par la première révolution agricole, dont l’une des composantes a été l’extension de la production et de la consommation de pommes de terre, si la deuxième révolution industrielle a été caractérisée par la révolution de la consommation de masse au foyer et d’une élévation considérable du niveau de vie dans les pays développés, la troisième révolution industrielle a ouvert la voie à la révolution de la consommation de masse hors-foyer et à la révolution du « prêt à consommer » au foyer, dont McCain a tiré parti par ses ventes de sachets de frites en grandes surfaces commerciales.

McDonald’s et McCain révélateurs de la demande de restauration hors-foyer

  • 34  Dazell F. & Olegario R., Rising Tide : Lessons from 165 Years of Branding Building at Procter & Ga (...)
  • 35  Pells R., Not Like us. How Europeans have Loved, Hated, and Transformed American Culture since Wor (...)
  • 36  Klautke E., Unbegrenzte Möglichkeiten : „ Amerikanisierung “in Deutschland und Frankreich (1900-19 (...)

16La révolution de la frite McDonald’s en a été la conséquence : aux États-Unis, plus des deux tiers des repas se prennent hors-foyer, et les chaînes de restaurants fast food (notamment McDonald’s) en ont bénéficié largement, bien que le couple frite/hamburger ait été concurrencé par la pizza (Domino, etc. – d’où d’ailleurs la diversification de McCain vers la pizza surgelée) ou le poulet (KFC). En Europe, la révolution du déjeuner rapide (sur les lieux de travail) ou du dîner rapide (de part et d’autre d’une consommation de loisirs) n’a pris corps qu’à partir des années 1980-1990, et la chute du Mur de Berlin a ouvert un nouveau champ d’expansion au couple McDonald’s/McCain, avant l’offensive asiatique. Sur ce registre d’une accélération de la demande sociale de consommation hors-foyer, de cette mutation du genre de vie, la frite McDonald’s/McCain est devenue aussi symbolique de la troisième révolution industrielle que l’ont été les lessives ou les aliments industrialisés pendant la deuxième révolution industrielle34. L’américanisation du mode de consommation s’est accentuée par le biais de cette révolution de la consommation culinaire hors-foyer ; la trilogie hamburger, Coca Cola et frite (McCain ou non) est l’un des éléments structurants du transfert de « culture »35 – conçue ici comme phénomène collectif d’intériorisation d’un portefeuille de goûts et de références gastronomiques et d’acclimatation d’un genre de vie « nomade » (au sens de : vie hors-foyer) – considérée comme « américaine », d’où la mobilisation de cette frite comme symbole ou facteur de l’intensification du processus d’américanisation. Cette forme d’américanisation quitte la cuisine familiale (champ de l’américanisation pendant la deuxième révolution industrielle36) au profit du repas hors-foyer, champ de l’américanisation pendant la troisième révolution industrielle – tandis que le restaurant de luxe accueille les amateurs de gastronomie et de la frite sur-mesure en révélateur du processus de différenciation sociale bien connu. Tout autant que les complexes de salles de cinéma et de leurs baquets de pop corn ou que les chaînes de pizzeria, la frite McDonald’s a donc bénéficié de cette métamorphose sociétale dans la Vieille Europe avant de conquérir l’Asie.

McDonald’s et McCain révélateurs de la demande de cuisine « prêt à consommer »

17Aux jeunes, couples et familles avec jeunes enfants, McDonald’s procure l’occasion du « prêt à consommer », par le biais du paquet « à emporter » contenant lui aussi le sacro-saint sachet de frites, normal ou « maxi ». La frite participe ainsi à cette recomposition de la convivialité à domicile avec de la consommation d’images électroniques (home cinema), qui est typique elle aussi de la troisième révolution industrielle, et du menu Big Mac McDonald’s. La firme McDonald’s est pleinement partie prenante de la révolution de l’entertainment qui caractérise cette troisième révolution industrielle en faisant de ses menus et de sa frite un objet d’entertainement en soi. Mais elle accompagne également l’accomplissement du processus de mise au travail salarié des femmes, désireuses de court-circuiter l’obligation de cuisiner en recourant aux mets McDonald’s et donc aux frites McDonald’s. McDonald’s est engagé par ailleurs dans le même mouvement de recomposition du mode de vie en procurant aux familles ses sachets de frites surgelées acquis dans la grande distribution : le boum des grandes surfaces qui marque la réorganisation du mode de vie de la troisième révolution industrielle comme les réseaux succursalistes et les premiers supermarchés self-services des années 1950 ont été des éléments de la deuxième révolution industrielle. La frite McCain se bat contre la concurrence (marques de distributeur, notamment), contre les autres gammes de produits surgelés (plats cuisinés) et contre les menus livrés à domicile (pizzas, etc.), mais elle tente de bénéficier de la compagnie des steaks hachés et autres plats centraux pour occuper un large segment de marché du « prêt à consommer » au foyer.

McDonald’s et McCain révélateurs du désir de différenciation

18Cette « massification » de la frite surgelée au sein de l’insertion du tertiaire gastronomique dans la troisième révolution industrielle n’est pas incompatible avec l’un des aspects clés de cette dernière, la segmentation du marché de consommation de masse. Le désir de « différenciation » sociale conduit en effet les cohortes de consommateurs à se « distinguer » par leur accès à des groupes de produits moins « populaires ». Or la frite elle-même participe de ce phénomène sociologique puisque « la frite de masse » a été complétée par une « frite premium » : en effet, pour le segment de clients « bobos » et écologicobio séduits par « le retour à la nature » et au « produit authentique », tant McDonald’s que McCain ont conçu une frite taillée brute dans une pomme de terre non épluchée, donnant naissance à la « frite rustique » et, en France même, de la De Luxe Potato, coupée en quartiers et enrobée d’épices.

McDonald’s et McCain révélateurs de la révolution de l’image de marque

19Pour éviter le risque de banalisation, la frite McCain doit bénéficier du facteur clé qu’est la « différenciation » dans la perception cognitive, et la communication en est levier déterminant, par le biais de la construction d’une « image de marque » durablement attractive. Quant à elle, la frite McDonald’s s’est déjà affirmée depuis des lustres en « star » de la chaîne fast food, en figure emblématique de la stratégie de communication externe du groupe. Mais, tandis que la publicité déployée pendant la deuxième révolution industrielle a parfois recouvert une détérioration de la fiabilité des produits de masse, la structuration d’une identité médiatique passe, pendant la troisième révolution industrielle, par le respect d’une grille de critères de qualité pour tenir compte de l’encadrement (notamment sanitaire) fixé par la régulation étatique et par les contraintes de la « perception » collective, souvent impulsée par des organisations de consommateurs ou relayée par le mode d’information numérique (teasing et buzzing sur internet).

McDonald’s et McCain révélateurs de la révolution de la qualité

  • 37  Entretien avec un dirigeant de McDonald’s France, juin 2008.

20McDonald’s a par conséquent dû œuvrer pour maintenir le cap de la « différenciation » que son créateur et dirigeant Krok avait déterminé dès l’origine en créant un corpus de valeurs marchandes, d’exigences techniques et d’uniformité. L’effondrement soudain de l’image de marque d’un produit ou d’une marque – comme le révèlent les crises de Perrier, de Mitsubishi à cause d’une faille dans la fiabilité – ou son effritement insensible – comme les automobiles françaises ou la griffe Pierre Cardin dans les années 1980 – peut saper ses parts de marché irrémédiablement. L’hégémonie de la frite McDonald’s est ainsi en jeu. Cela explique le renouvellement incessant de la grille de qualité du produit frite : « On a conçu un concept, le concept de socle commun de qualité agricole »37 à l’échelle européenne. Une équipe de spécialistes scrute les produits offerts par les fournisseurs, discute des méthodes de culture de la pomme de terre bien en amont. Le concept de « frite écologique » répond à « l’air du temps », dans le cadre de « l’agriculture raisonnée ». Il s’inscrit dans le processus de « traçabilité » devenu essentiel vis-à-vis du consommateur au niveau biologique : comment éviter que la frite McDonald’s soit issue de milieux riches en produits chimiques ou de métaux lourds, par exemple ? de fermes brisant les rythmes naturels ? En France, ainsi, une ingénieure agronome est chargée par McDonald’s de superviser très en amont les exploitations agricoles qui travaillent pour les fournisseurs de McDonald’s. Elle organise même, une fois par an, une visite de ces fermes par des groupes de consommateurs (ou : « témoins qualité »). Enfin, en 2002, a été conclu un accord entre McDonald’s et l’ONGConservation International pour que la firme s’engage solennellement à respecter un « code de conduite » concernant l’agriculture durable, et la pomme de terre était concernée pour obtenir une « frite citoyenne ». Au terme d’un tiers de siècle de troisième révolution industrielle, et classiquement (cf. le Square Deal de Theodore Roosevelt, etc.), les entreprises doivent « civiliser le capitalisme sauvage » qui a marché l’émergence d’un cycle de croissance économique à moyen terme et s’insérer dans des codes de régulation légale ou négociée. McDonald’s ne manque pas de symboliser cette étape.

  • 38  Cf. « Cahier des charges agriculture contrôlée McCain », version 14 mai 2008 (16 p.).

21Le fournisseur McCain a en parallèle initié des processus de qualité complémentaires. Des contrats à moyen terme (sur deux ans) relient la firme aux fermes, non seulement pour livrer la frite correspondant aux techniques de conservation et de cuisson et aux goûts des consommateurs, mais aussi pour suivre des cahiers des charges précisant des grilles d’agriculture « durable » (ou « contrôlée », dans le langage de McCain, qui a fixé une grille de 65 exigences sur ce registre38) propres à satisfaire les entreprises clientes et in fine leurs consommateurs. Cette contractualisation « qualité » complète donc la contractualisation « produits » étudiée plus haut.

McDonald’s et McCain révélateurs de la révolution médiatique

  • 39  Entretien avec un dirigeant de McCain France, juin 2008.
  • 40  Ibidem.
  • 41  Md, Faits & chiffres 2007, p. 2.

22Cette bataille de la qualité est nécessaire comme fondement de la stratégie de construction non seulement de la marque McDonald’s (brand building), mais aussi (et surtout, dirons-nous) de l’image de marque de McDonald’s dans son ensemble, puisque la marque elle-même ne saurait exister sans une « bonne perception » du groupe dans l’intégralité. L’enjeu est identique pour la chaîne de restaurants fast food que pour des groupes pétroliers ou automobiles : il faut une cohérence entre « les messages » d’information et les messages de publicité, l’entreprise doit être « bonne » pour que sa marque soit positivement perçue : « McCain et McDonald’s ont une vision commune de la recherche de la qualité et de l’éthique d’entreprise »39. À la communication publicitaire et aux tactiques de marketing conçues par la deuxième révolution industrielle, la troisième révolution industrielle a ajouté la communication institutionnelle (corporate communication) en une véritable révolution médiatique : « 25 % de notre budget de communication sont destinés à la communication institutionnelle. La priorité est à la réputation de l’entreprise et de la marque. Nous utilisons des baromètres de corporate image »40. La frite McDonald’s en est le symbole. McDonald’s a en effet monté des campagnes reliant communication institutionnelle et communication publicitaire, en informant le public de la « politique agricole » qu’elle mène, en jouant sur la transparence sur les origines de ses pommes de terre et sur la fameuse traçabilité. La qualité de la frite repose sur la qualité de la pomme de terre, du travail paysan, voire du terroir – car le consommateur sait encore que la frite vient de la pomme de terre tout comme les blocs de poisson pané viennent de vrais poissons et de la mer… Sur le registre du patriotisme économique, la frite est pour 69 % d’origine française, par le biais des agriculteurs approvisionnant les deux usines McCain du grand Nord français. « McDonald’s, partenaire de l’agriculture française »41, titre une plaquette de la firme, qui souligne aussi le nombre de 47000 employés (dont 80 % de CDI) : à son échelle, la frite contribue à l’emploi. Sur ce registre, le groupe McCain et la marque McCain n’apparaissent pas du tout : c’est la « frite cachée » ou discrète, puisque la marque McDonald’s est seule mise en avant. Mais, pour sa propre politique, les ventes directes au consommateur par le biais des grandes surfaces, McCain elle aussi a construit une stratégie de communication institutionnelle qui duplique les éléments constitutifs précisés ci-dessus à propos de McDonald’s. Les publicités McCain insistent elles aussi sur les origines « naturelles » et « saines » de la pomme de terre utilisée pour fabriquer la frite McCain. Le site internet – relais de la politique de vigilance des consommateurs ou des prescripteurs, journalistes ou intellectuels militants – consacre nombre de pages à une information « transparente » sur les processus de production de la pomme de terre et de fabrication de la frite. C’est la « starisation » du « produit vedette », tant vantée par des publicitaires depuis les années 1980 (Jacques Séguéla, à l’époque de RSCG) : la frite McDonald’s et la frite McCain deviennent des vedettes à la French Fry Star Academy, et des millions de consommateurs votent (avec leur porte-monnaie) pour sélectionner la meilleure frite, leur « fidélisation » est en jeu, c’est-à-dire leur attachement à la marque et leur volonté d’acquérir une fois de plus la gamme de produits portant cette marque (ici : le sachet de frites McDonald’s ; le paquet de frites surgelées McCain).

McDonald’s et McCain révélateurs de la mondialisation

  • 42  Chandler A. D. et alii, Big Business and the Wealth of Nations, Cambridge, Cambridge University Pr (...)

23Cette section sera banale puisqu’elle évoquera l’internationalisation de la frite surgelée américaine : McDonald’s et McCain sont des symboles, des acteurs et des bénéficiaires tout à la fois du mouvement de mondialisation des firmes multinationales américaines et de la globalisation de la gestion des organisations de firme. La frite mondialisée elle aussi alimente la nouvelle richesse des peuples42 en contribuant à la création d’emplois, de revenus, de capacité d’autofinancement.

McDonald’s et McCain révélateurs de l’internationalisation

  • 43  Cf. Hopkins A., Globalization in World History, London, Pimlico, 2002. McCarthy D. P., Internation (...)
  • 44  « Quick Service Food : Hamburgers, French Fries and Milk Shakes were an Integral part of American (...)

24Banalement, la diffusion de la frite McDonald’s et McCain reflète le mouvement d’internationalisation des groupes McDonald’s et McCain et donc s’insère dans le mouvement historique de la multinationalisation des firmes américaines43. Au tournant des années 1970, Krok et son équipe décident de rejoindre Ford, General Motors, General Electric ou Procter & Gamble, marqueurs de la deuxième révolution industrielle, sur la plate-forme d’activités européennes. Or cette décision est pain bénit pour l’auteur de ce texte puisqu’elle est mise en œuvre quasiment quand se produit le démarrage (take off) de la troisième révolution industrielle : le premier restaurant européen McDonald’s est ouvert aux Pays-Bas en 1970, puis en Allemagne en 1971 et au Royaume-Uni en 1974. Au Japon (depuis 1971), McDonald’s adopte la même méthode que Procter & Gamble, l’association avec un partenaire local, afin de mieux se couler dans le moule des mentalités et pratiques d’affaires du pays. Ces deux premières étapes sont suivies classiquement par l’offensive en Europe centrale puis en Chine : McDonald’s est devenue une firme mondialisée. Les ventes à l’étranger augmentent de 19 % en 1982 à 39 % en 1992, date à laquelle l’enseigne dispose de 4134 restaurants hors des États-Unis (pour un total d’environ 14000), dans 65 pays. McDonald’s a réussi à exporter un « modèle économique » nouveau, celui de « l’alimentation en service rapide : les hamburgers, les french fries et les milk shakes étaient partie intégrante de la culture américiane, mais ils n’étaient pas distribués massivement dans les autres pays »44. Là encore, la chronologie de cette insertion dans le mouvement de mondialisation correspond bien aux dates de la troisième révolution industrielle.

Tableau 4. Implantations géographiques de McDonald’s.

En 2002

En 2006

Nombre total d’unités

32 180

33 058

Amérique du Nord

14 795

17 765

Canada

1 304

1 391

États-Unis

13 491

13 774

Europe

6 070

6 403

Allemagne

1 211

1 276

Royaume-Uni

1 231

1 217

France

973

1 085

Espagne

333

372

Italie

329

343

Asie, Pacifique, Moyen Orient, Afrique

7 555

7 822

Japon

3 891

3 830

Chine

546

784

Amérique latine

1 605

1 656

[Source : rapport annuel de McDonald’s pour l’année 2006]

  • 45  McDonald’s France s’approvisionne auprès de McCain depuis 1985 et de Lamb Weston depuis 1996.
  • 46  Cf. le site internet [www.mccain.fr].

25Pendant ce temps, McCain a défini la même stratégie que les équipementiers automobiles et autres fournisseurs des industries et services centraux du système productif : il accompagne les grands clients sur les nouveaux territoires d’expansion qu’ils défrichent afin de réduire les coûts d’approvisionnement et d’adapter leur production aux spécificités de chaque grande « région ». Il devient donc l’un des fournisseurs européens de McDonald’s ; ce dernier partage les risques pour la stabilité de son approvisionnement et dispose de dix-huit fournisseurs en Europe ; mais il s’appuie sur un noyau de leaders : McCain lui fournit 60 % de ses besoins, accompagné par Lamb Weston45, l’Allemand Agrar-Frost et quelques petits fournisseurs sur des marchés spécifiques (Suisse, Norvège) tandis que la Grèce et la Turquie (pour les McDonald’s à Istanbul, notamment) sont approvisionnés par l’usine égyptienne de Farm Frites. McCain mobilise en 2008 quelque 20000 salariés dans le monde autour de 55 usines46. Il s’est implanté en Europe dès les années 1960, en prospectant la bande territoriale de l’Europe du Nord-Ouest (potato banana) qui accueille une production massive de pomme de terre : quatre usines sont ouvertes au Royaume-Uni, où la firme est présente à partir de 1965-1968), trois autres aux Pays-Bas (où elle s’est implantée en 1972). Une usine est enfin installée en Pologne (pour le marché des Balkans et d’Europe centrale et orientale), une autre en Afrique du Sud. En France, le groupe rassemble 1 300 salariés en 2008 ; il y démarre en 1981 par l’importation de pommes de terre des Pays-Bas et de Belgique, puis il essaime par le biais de contrats de production avec des fermes ; ces flux alimentent une première usine, située à Harnes (Pas-de-Calais). Il acquiert le site d’une ancienne coopérative à Béthune en 1986 (site Beaumarais), mais ferme dès 2008 le site de Vic/Aisne qu’il avait repris à une autre coopérative (Vico) en déshérence. McCain dispose en 2008 d’usines géantes, au coeur du terroir des pommes de terre à frite, l’une à Harnes, l’autre à Matougues (Marne), devenue la première usine européenne de production de frites.

Tableau 5. Moyenne journalière du fonctionnement des usines françaises de McCain.

À Harnes

À Matougues

À Béthune-Beaumarais

Pommes de terre reçues

2 200

1 600

750

Pommes de terre transformées

1 700

1 200

nd

Frites surgelées

700

600

300

Flocons déshydratés

40

nd

41

Tableau 6. Évolution des usines françaises de McCain.

Tableau 6. Évolution des usines françaises de McCain.
  • 47  Gilbert Lamb a créé sa firme en 1950 dans l’Oregon, à Weston, pour le traitement des pois – d’où l (...)
  • 48  Aviko est apparue dès 1962 comme spécialiste des frites fraîches puis surgelées (1973) ; elle est (...)
  • 49  Cf. le site internet [www.farmfrites.com].
  • 50  Créée en 1920, la société Meijer était avant tout un grossiste, collectant et distribuant les pomm (...)
  • 51  Cf. la collection de Potato World Magazine. Journal for the Potato Sector, pour des articles et le (...)

26Globalement, la transformation de la pomme de terre en frite mobiliserait en 2008 quelque 40 000 salariés en Europe dépendant de plusieurs groupes fédérés par l’Union européenne des industries de transformation de la pomme de terre, avec le leader McCain, suivi par Lamb Weston-Conagra Specialty Potato Products47, par Aviko, filiale de Royal Cosun48, par Farm Frites (groupe hollandais créé en 1971 par Gerrit de Bruijne49 à Oudenhorn) et, loin derrière, par Agrar Frost. Certes, les Pays-Bas, riches en puissantes coopératives agricoles, restent le coeur de l’innovation en matière de pomme de terre (avec de multiples sociétés comme Aviko ou C. Meijer50), mais la percée stratégique de McCain en Europe a avivé la compétition51 et contribué à diffuser le « modèle scientifique et économique de pomme de terre à frite » dans l’ensemble de l’Europe du Nord-Ouest (dont la France), puis en Pologne.

McDonald’s et McCain révélateurs de la globalisation

27Si l’on définit – comme nous-même – la « globalisation » non comme la simple traduction de globalization, qui signifie en fait « mondialisation », mais comme l’adoption d’un mode de gestion de la firme centralisé à l’échelle mondiale par grande « ligne de métiers », par l’animation mondialisée du portefeuille d’activités stratégiques, en brisant par conséquent les filiales nationales qui avaient dominé pendant la deuxième révolution industrielle, alors, McDonald’s et McCain participent de ce mouvement de globalisation.

  • 52  McCain a diversifié en effet son portefeuille d’activités stratégiques vers divers produits à base (...)
  • 53  Wiesmann G., « Can We Get an M to Go ? », FTWeekend, 31 mai-1er juin 2008, p. 30-33.
  • 54  Pan Kwan Y., « Le Big Mac at Home in Land of Slow Food. Case Study », Financial Times, 3 octobre 2 (...)
  • 55  « Devolved Power to the Regions in Response to Stagnant Sales and Mounting Concerns over the Impac (...)

28En effet, au-delà de la nécessité de respecter la spécificité nationale des goûts des consommateurs (longueur de la frite en France, rejet de l’huile de tournesol en Espagne, association huile de colza-huile de tournesol en France pour la cuisson de la frite), les filiales nationales sont de peu d’importance, au-delà de la représentation des intérêts juridiques, sociaux ou bancaires. La gestion des flux de consommation intermédiaire, des concepts-produits, de l’image de marque, de la communication institutionnelle s’effectue à l’échelle d’une « région », comme pour tous les grands groupes multinationaux : McCain BV, qui pilote l’ensemble des activités et contrats du groupe depuis son Siège hollandais de Hoofddorp, et donc parmi eux la filière frite52. McDonald’s Europe sont les têtes de groupe sur le continent européen. L’échelon européen est ainsi essentiel : c’est à l’échelle européenne que s’effectue la recherche & développement des produits, avec un pôle de conception et d’essais situé d’abord en France, puis transféré à Munich53 où le pôle innovation de McDonald’s côtoie ceux de Siemens, BMW ou Eurocopter… Pour ce qui nous intéresse, l’on y teste les éventuels nouveaux types de frites. Comme dans toute organisation de firme qui se veut réactive et non figée dans des pratiques « corpocratiques », les initiatives décentralisées sont prises en compte, aux États-Unis, afin d’incorporer la capacité d’innovation produit ou concept à l’évolution du groupe. Le directeur France, Denis Hennequin, qui avait relancé le concept d’architecture intérieure des restaurants – pour les rendre plus conviviaux – et porté la France en moteur et modèle de la croissance du groupe en Europe54, a été ainsi promu patron européen, pour diffuser ces méthodes plus largement. Le produit ne suffit plus à l’attractivité du restaurant, quelles que soient les qualités de la frite McDonald’s, et il faut lui offrir un environnement plus serein, plus propice à un séjour prolongé sur place, alors que la priorité allait jusqu’aux années 1990 à une rotation intense de la clientèle. Mais le « plaisir de consommer » sur place, le fun, le « désir » de la frite McDonald’s, sont désormais déterminants – en particulier face à la concurrence des Starbucks, par exemple : jusqu’alors seulement « bonne », la frite elle-même doit devenir « sensuelle ». Le client ne doit plus seulement avoir le réflexe pavlovien de désirer cette frite, parce qu’il a été bien conditionné par la publicité ou les processus d’imitation sociale ; il doit la choisir par plaisir. Le lancement des campagnes de produits s’effectue ainsi dans le cadre d’un subtil équilibre entre globalisation régionale (continentale) et respect des diversités sous-régionales, ce que l’on appelle banalement une gestion « glocale » (ou : Local people, global expertise, slogan de McCain dans sa plaquette institutionnelle, 2007). McDonald’s « donne le pouvoir de décision aux régions (ou aux directions régionales) en réponse à la stagnation des ventes et à à la montée en puissances des intérogations sur le rôle des fast food sur les régimes alimentaires, les emplois et l’environnement »55.

Conclusion

  • 56  Batchelor R., Henry Ford : Mass Production, Modernism and Design, Manchester, Manchester Universit (...)
  • 57  Fridenson P., Histoire des usines Renault, 1898-1939, 2e éd., Paris, Seuil, 1998 (1972). Schweitze (...)
  • 58  Gaston-Breton T., « Les pionniers de la mondialisation. 16. Ray Kroc », Les Échos, 21 août 2007, p (...)

29L’histoire économique a édifié des temples où s’entretient le culte des héros de la deuxième révolution industrielle : Ford56, Edison, Durant, Renault57, Citroën ou Siemens, par exemple. Puis l’on a retenu les figures de Steve Jobs, Bill Gates, Michael Dell ou John Watson Jr. comme symboles de la troisième révolution industrielle. Mais ne peut-on leur adjoindre Ray Krok58 ? C’est lui qui, après tout, a fait rayonner la french fry à l’échelle du monde et en fait la star du mode de vie de millions de clients chaque jour ? N’oublions pas cette injonction émise par des parlementaires américains quand la France a refusé de se joindre à la coalition envahissant l’Irak en 2003 : le boycott des french fries est apparu non seulement ridicule, mais aussi néfaste à l’emploi américain lui-même puisque des dizaines de milliers de restaurants en étaient des producteurs…

  • 59  Potato Planet. Revue indépendante pour les professionnels de la pomme de terre .
  • 60  Cf. le livre clé : Friedman T., The World is Flat. The Globalized World in the Twenty-first Centur (...)
  • 61  Ibidem, p. 40-42, 227, 297, 381-382, 384, 472, 477, 521, 525-526, 528.

30Nos analyses convergent finalement pour faire de la frite un symbole de la troisième révolution industrielle : elle est l’un des leviers de la construction d’une « culture » (kultur) mondiale autour d’un mode de vie, de consommation et de perception du goût peu à peu unifié à l’échelle intercontinentale, qui a transformé la pomme de terre d’un objet de consommation banal en coeur de la consommation urbaine et créé un nouvel « univers » de la pomme de terre59. Le petit restaurant californien des frères McDonald’s a été le signe avant-coureur d’un choc économique, d’une rupture conceptuelle ; et la frite y a été fortement impliquée : elle aussi est l’une des briques de l’édification du monde globalisé, qui rompt toutes les distinctions culturelles et « aplatit le monde »60. D’ailleurs, Thomas Friedman scrute à plusieurs reprises le système McDonald’s dans son livre61 : c’est bien parce que Ray Krok et les frères Harrisson et Wallace McCain et les firmes McDonald’s et McCain ont contribué fortement à dessiner les contours d’une partie de la troisième révolution industrielle. Leur histoire économique incorpore quasiment toutes les caractéristiques de la mutation qui a marqué les systèmes productifs depuis le milieu des années 1970 – et la frite a joué un rôle clé dans cette articulation de nouveaux facteurs de restructuration du système productif, ou, en tout cas, elle en est un symbole et procure donc un magnifique cas d’étude pour cette histoire du temps récent. La fonction symbolique sera accrue quand on saura que l’usine McCain de Harnes, dans le Nord de la France, a été installée dans les bâtiments d’une tréfilerie désaffectée, en une succession typique des deuxième et troisième révolutions industrielles.

Notes

1  Stoffman D. & Leerseum T. van, McCain. From the Ground up. The First Fify Years of McCain foods (1957-2007), Toronto, McCain Ltd, 2007.

2  Le livre clé est : Love John F., McDonald’s. Behind the Arches, New York, Bantam Books, 1995 (1986).

3  Daniels P. W., « Reflections on the “Old” Economy, “New” Economy, and Services », Growth and Change, 2004, 35, p. 115-138. Stanback Thomas M., Bearse P. J., Noyelle T. J., Karasek R. A., Services, the New Economy, Totowa (New Jersey), Allanfield, 1981. Grubel H. & Walker M., Service Industry Growth : Causes and Effects, Vancouver, Fraser Institute, 1989.

4  Boyer R. & Freyssenet M., The Productive Models. The Conditions of Profitability, London & New York, Palgrave-McMillan, 2002. Freyssenet M., Les systèmes productifs, Paris, La Découverte, 2000.

5  Whitten D. O. & Whitten B. E. (dir.), Handbook of American Business History, New York, Greenwood Press, 1990.

6  Love John F., McDonald’s…, op. cit., p. 3.

7  Smith A., Hamburger : a Global History, Chicago, The Edible Series, 2008.

8  Nous remercions Éric Gravier, vice-président de McDonald’s France en charge des relations extérieures, Catherine Choquet, manageur filières et risques produits à McDonald’s France ; et Bertrand Delannoy, director Public Affairs & Sustainability Continental Europe, pour les entretiens qu’ils nous ont accordés en juin 2008 et pour la documentation qu’ils nous ont fournie ; ainsi que Christelle Duclos, Purchasing/Quality/Logistics Assistant à McDonald’s France.

9  Casson M., Yeung B., Basu A. & Wadeson N. (ed.), The Oxford Handbook of Entrepreneurship, Oxford, Oxford University Press, 2006.

10  Casson M., « Entrepreneurship and Business Culture », dans Brown J. & Rose M. B. (dir.), Entrepreneurship, Networks and Modern Business, Manchester, 1993, p. 34-50.

11  L’entreprise est restée une société familiale, avec toujours le patriarche Wallace McCain et des enfants issus de deux autres frères, ainsi la seconde génération, qui prend la relève et maintient le caractère privé du capital, mais a adopté le mode de gestion managérial par le biais d’un mélange entre cadres familiaux et recrues extérieures, mâtiné d’une culture spécifique d’engagement au service de valeurs de rigueur et d’attachement aux hommes et à la communauté d’entreprise.

12  Love John F., McDonald’s…, op. cit., p. 119.

13  Ibidem, p. 120.

14  Entretien avec une ingénieure agronome de McDonald’s France, 2008.

15  Cf. « Contrats pour McCain. L’industriel encourage la fidélité », Potato Planet, janvier-février 2008, no 8, p. 12-13.

16  Ibidem, p. 328.

17  Ibid., p. 329.

18  Ibid., p. 121-126.

19  Ibid., p. 122.

20  Ibid., p. 330-331.

21  Ibid., p. 126.

22  Ibid., p. 124.

23  « McDonald’s Was Revolutionizing the Potato Industry », Ibid., p. 331.

24  Ibid., p. 296-297.

25  Gadrey N. & Gadrey J., La gestion des ressources humaines dans les services et le commerce. Flexibilité, diversité, compétitivité, Paris, L’Harmattan, 1991. Sennett R., The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, New York, Norton, 1998 [Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel, 2000]. Holland W., Are there Any Good Jobs Lef ? Career Management in the Age of the Disposable Worker, Oxford, Greenwood, 2006.

26  Touraine A., The Post-Industrial Society, New York, 1971. Bell Daniel, The Coming of Post-Industrial society : a Venture in Social Forecasting, New York, 1973.

27  Bonin H., « L’économie de services en débat : la force des services est-elle si récente ? », Le Débat, à paraître. Id., « Tertiaire et histoire économique : quelques mises au point sur la fonction des services dans la croissance », Historiens & Géographes, no 378, mai 2002, numéro spécial Où va l’histoire économique ?, p. 203-218.

28  « Essentially, Kroc redefined the entire concept of customer-supplier relations in the commercial food processing system » Love John F. , McDonald’s…, op. cit., p. 132 ; cf. aussi p. 323 à propos de ces rapports de dépendance inversés entre fournisseurs industriels et client tertiaire.

29  Mentzer John T. et alii, « Defining Supply Chain Management », Journal of Business Logistics, volume XXII, no 2, 2001, p. 1-25. Larson P. D. & Halldorsson A., « What is SCM ? And, Where is it ? », Journal of Supply Chain Management, 38, 2002, p. 36-45.

30  Love John F., op. cit., p. 347.

31  « McDonald’s France et LRServices optimisent la chaîne logistique », L’Écojournal de McDonald’s France, Rapport environnemental 2007, p. 6-7.

32  Entretien avec un cadre dirigeant de McDonald’s France, juin 2008.

33  Ces plates-formes sont situées à : Aix-en-Provence, Beauvais, Bordeaux, Fleury-Mérogis, Lyon, Nancy, Rennes. LR Services mobilise une flotte de 176 camions, qui ne transportent pas bien entendu, seulement les frites, mais l’essentiel des produits obtenus auprès d’environ 180 fournisseurs.

34  Dazell F. & Olegario R., Rising Tide : Lessons from 165 Years of Branding Building at Procter & Gamble, Boston, Harvard Business School Press, 2004. Jones G., Renewing Unilever : Transformation and Tradition, Oxford, Oxford University Press, 2005. Hilger S., « Coping with “Cooperative Capitalism” : Procter & Gamble’s Market Entry in Germany in the 1960s », dans Bonin H. & Goey F. de (dir.), American Companies in Europe (1890-1980). Strategy, Identity, Perception and Performance, Genève, Droz, 2008.

35  Pells R., Not Like us. How Europeans have Loved, Hated, and Transformed American Culture since World War II, New York, Basic Books, 1997.

36  Klautke E., Unbegrenzte Möglichkeiten : „ Amerikanisierung “in Deutschland und Frankreich (1900-1933), Stuttgart, Steiner, 2003. Kuisel R. F., Seducing the French : the Dilemma of Americanization, Berkeley, University of California Press, 1993. Willett R., The Americanization of Germany, 1945-1949, London, Routledge, 1989. Zeitlin J. & Herrigel G. (dir.), Americanization and its Limits, Oxford, Oxford University Press, 2000. Doering-Manteuffel A., Wie westlich sind die Deutschen ? : Amerikanisierung und Westernisierung im 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999. Lüdtke A., Marßolek I. & Saldern A. von (dir.), Amerikanisierung : Traum und Alptraum im Deutschland des 20. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1996.

37  Entretien avec un dirigeant de McDonald’s France, juin 2008.

38  Cf. « Cahier des charges agriculture contrôlée McCain », version 14 mai 2008 (16 p.).

39  Entretien avec un dirigeant de McCain France, juin 2008.

40  Ibidem.

41  Md, Faits & chiffres 2007, p. 2.

42  Chandler A. D. et alii, Big Business and the Wealth of Nations, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

43  Cf. Hopkins A., Globalization in World History, London, Pimlico, 2002. McCarthy D. P., International Economic Integration in Historical Perspective, Londres, Routledge, 2006. Dunning J. H., Multinational Enterprises and the Global Economy, Wokingham, Addison-Wesley, 1992. Wilkins M., The Maturing of Multinational Enterprise : American Business Abroad from 1914 to 1970, Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 1974. Djelic M.-L., Exporting the American model. The Post-War Transformation of European Business, Oxford, Oxford University Press, 1998. Jones G., The Evolution of International Business. An Introduction, London, Routledge, 1996. Bonin H., Lung Y. & Tolliday S. (dir.), Ford. The European History, 1903-2003, Paris, PLAGE, 2003. Bonin H. & De Goey F. (dir.), American Firms in Europe, Genève, Droz, 2008.

44  « Quick Service Food : Hamburgers, French Fries and Milk Shakes were an Integral part of American Culture, but they were not Mass Marketed in most Foreign Countries » Love John F., McDonald’s…, op. cit., p. 415.

45  McDonald’s France s’approvisionne auprès de McCain depuis 1985 et de Lamb Weston depuis 1996.

46  Cf. le site internet [www.mccain.fr].

47  Gilbert Lamb a créé sa firme en 1950 dans l’Oregon, à Weston, pour le traitement des pois – d’où le nom de Lamb Weston. Puis il se diversifie dans la production de frites en 1961 par une usine installée elle aussi, comme à l’origine de McCain, dans l’Idaho ; et des usines sont créées dans plusieurs États américains. En 1988, Lamb Weston est acquise par le groupe Conagra Foods, qui conserve cependant l’autonomie de la filière pommes de terre : Lamb Weston essaime en Asie en achetant Viking International en 1991. Conagra achète enfin Universal Frozen Foods en 1994 et devient le leader mondial des pommes de terre surgelées. En Europe, Conagra Specialty Potato Products a d’abord acquis deux usines aux Pays-Bas, puis elle s’est associée en 1994 avec la firme familiale Meijer, spécialiste de distribution de pommes de terre et de surgelés par le biais de Meijer Frozen Foods, d’où la création de Lamb Weston-Meijer ; l’usine héritée de Meijer à Kruiningen devient en 1998 la plus grande usine de frites du monde après son extension. Deux usines supplémentaires sont achetées aux Pays-Bas en 2000, ce qui fait de Lamb Weston-Meijer le deuxième producteur de frites européen – derrière McCain. Lamb Weston dispose en 2007 de douze usines élaborant plus de deux millions de tonnes de produits surgelés à base de pomme de terre chaque année.

48  Aviko est apparue dès 1962 comme spécialiste des frites fraîches puis surgelées (1973) ; elle est passée ensuite sous le contrôle du groupe coopérateur Cebeco Handelsraad en 1970 et enfin sous celui du géant coopérateur hollandais Royal Cosun (Koninklijke Coöperative Cosun) en 2001, dont elle représente la branche frites surgelées. Aviko (cf. les sites www.royalcosun.com et www.aviko.com). Aviko est devenue un géant de la frite européenne en essaimant par des usines nouvelles ou des achats de sociétés en Allemagne, au Royaume-Uni, en Pologne et en Turquie, avant une usine aux États-Unis en 1995 ; d’où un parc de huit usines en 1999 traitant 1,4 million de pommes de terre.

49  Cf. le site internet [www.farmfrites.com].

50  Créée en 1920, la société Meijer était avant tout un grossiste, collectant et distribuant les pommes de terre. Elle s’est lancée en 1985 dans la production de frites surgelées et de flocons de pomme de terre déshydratée. Elle fusionne avec Lamb Weston en 1994 au sein de Lamb Weston-Meijer.

51  Cf. la collection de Potato World Magazine. Journal for the Potato Sector, pour des articles et les publicités institutionnelles [www.potatoworld.nl].

52  McCain a diversifié en effet son portefeuille d’activités stratégiques vers divers produits à base de pomme de terre et vers les légumes (oignons frits pour restauration fast food, sachets de légumes surgelés) cf. le site www.mccain.com.

53  Wiesmann G., « Can We Get an M to Go ? », FTWeekend, 31 mai-1er juin 2008, p. 30-33.

54  Pan Kwan Y., « Le Big Mac at Home in Land of Slow Food. Case Study », Financial Times, 3 octobre 2007. En 2006, le groupe atteint le nombre de 1085 restaurants en France pour un chiffre d’affaires de 2,7 milliards d’euros, et la France réalise alors 31,5 % des profits d’exploitation européens.

55  « Devolved Power to the Regions in Response to Stagnant Sales and Mounting Concerns over the Impact of Fast Food on Diet, Jobs and the Environment » Wiesmann G., « Can we Get an M to Go ? », art. cit., p. 31.

56  Batchelor R., Henry Ford : Mass Production, Modernism and Design, Manchester, Manchester University Press, 1994. Sward K., The Legend of Henry Ford, 1948 ; réédition : New York, Russell & Russell, 1968.

57  Fridenson P., Histoire des usines Renault, 1898-1939, 2e éd., Paris, Seuil, 1998 (1972). Schweitzer S., André Citroën, 1878-1936 : le risque et le défi, Paris, Fayard, 1992. Loubet J.-L., Citroën, Peugeot, Renault. Histoire de stratégies d’entreprises, Boulogne, ETAI, 1999. Id., Renault. Cent ans d’histoire, 1898-1998, ETAI, 1998.

58  Gaston-Breton T., « Les pionniers de la mondialisation. 16. Ray Kroc », Les Échos, 21 août 2007, p. 9. Krok, Ray, Grinding it out, 1977 (autobiographie).

59  Potato Planet. Revue indépendante pour les professionnels de la pomme de terre .

60  Cf. le livre clé : Friedman T., The World is Flat. The Globalized World in the Twenty-first Century, nouvelle édition, Londres, Penguin Books, 2006.

61  Ibidem, p. 40-42, 227, 297, 381-382, 384, 472, 477, 521, 525-526, 528.

Table des illustrations

Titre Tableau 3. La chaîne agricole, industrielle et tertiaire de la frite.
URL http://books.openedition.org/pufr/docannexe/image/21665/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 23k
Titre Tableau 6. Évolution des usines françaises de McCain.
URL http://books.openedition.org/pufr/docannexe/image/21665/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 44k

Auteur

Professeur en histoire économique contemporaine,
Sciences Po Bordeaux & UMR Gretha, Université de Bordeaux 4.

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