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La fin du Game ?

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Vincent Berry
, 
Manuel Boutet
, 
Isabel Colón de Carvajal
, 
et al.

Conclusion

Texte intégral

1Tout au long de cet ouvrage, nous avons montré la place qu’occupent aujourd’hui les jeux vidéo dans le quotidien des Français. Nous avons décrit des niveaux d’engagement différents. Comme on pouvait s’y attendre, ces derniers varient selon les profils sociodémographiques des joueurs. Mais ils s’incarnent aussi dans la place que les enquêtés accordent aux jeux vidéo dans leur espace social et géographique. Nous avons montré que les degrés d’attachement aux jeux vidéo pouvaient être variables et tenir à différents facteurs : place du jeu vidéo dans les loisirs enfantins ou adolescents ; sociabilité autour du jeu, à l’échelle d’un couple, d’un foyer ou d’un groupe d’amis ; temps de jeu disponible, selon les contraintes personnelles, professionnelles ou de mobilités ; goût pour les loisirs électroniques ou pour des univers fictionnels particuliers, etc. Enfin, nous avons décrit, au plus près possible des joueurs, l’expérience vidéoludique dans sa dimension sociale et spatiale. Nous avons présenté les interactions fines qui se jouent entre joueurs, mais aussi entre joueurs et espaces vidéoludiques, dans et autour des univers numériques, ce qui nous a permis d’explorer les émotions (positives comme négatives) en jeu et, en retour, de décrire les attachements à cette pratique culturelle.

2Avant que nous ne retournions à nos jeux préférés, il convient de souligner les apports de notre approche. Plus que les diversités de publics et d’usages, qui paraissent évidentes dès lors qu’on cherche à dépasser les discours préconstruits sur les loisirs électroniques, c’est plutôt le caractère ordinaire et modulable de ces pratiques qui ressort.

3Ordinaire, parce que, désormais, les jeux vidéo font partie du quotidien de nombreux Français et que, pour beaucoup d’entre eux, ils relèvent d’une activité banale qui trouve place dans les interstices, les temps libres (ou les temps morts) des routines journalières ou hebdomadaires. C’est ce caractère ordinaire qui fait aussi que beaucoup jouent à des jeux vidéo sans pour autant se considérer comme des joueurs de jeux vidéo, et que d’autres ne se considèrent plus comme des joueurs de jeux vidéo, parce qu’ils ont moins de temps à leur consacrer, alors même qu’ils continuent de suivre l’actualité, d’en discuter entre amis… et même de jouer à des « petits » jeux sur leur téléphone portable.

4L’activité de jeu est également modulable parce que la diversité des supports et des genres disponibles fait que les jeux vidéo s’adaptent à toutes les situations, depuis le petit jeu court auquel on joue lors de la pause au travail, en attendant son bus ou entre deux rendez-vous, jusqu’aux jeux plus chronophages auxquels on joue tranquillement chez soi, dans son lit ou son canapé. Enfin, il y a les jeux qu’on ne ressort que dans certaines occasions particulières, lorsque les partenaires adéquats sont réunis (la fratrie, un groupe d’amis, les camarades « spécialistes » de ce jeu, etc.).

5Cependant, on ne peut pas considérer ces deux caractéristiques – ordinaire et modulaire – comme de simples propriétés techniques du médium qui tiendraient seulement aux développements technologiques qui font que, aujourd’hui, le jeu vidéo est disponible sur une grande diversité de supports (ordinateur, console portable ou de salon, tablette, téléphone, montre). Ce n’est pas non plus une simple conséquence de la palette des mécanismes ludiques qui s’est considérablement enrichie depuis le développement des premiers jeux vidéo dans les années 1970. C’est aussi la diversité des formes sociales du jeu vidéo (on joue pour différentes raisons) et des rythmes de vie (on vit différemment) qui les expliquent.

6Aussi, selon nous, la pratique du jeu vidéo relève avant tout du bricolage. Les joueurs de jeux vidéo agencent des modes de faire, des pratiques plus ou moins routinisées en fonction des ressources disponibles dans leur espace du quotidien : quand et où ils disposent de temps, de machines, de la présence ou non de camarades de jeu en ligne et hors ligne, sachant que le goût pour certains genres peut varier en fonction des lieux et des moments, de l’état de fatigue des joueurs, etc.
Et, si nécessaire, les joueurs vont agencer, adapter leur espace social et géographique de jeu : investir dans un fauteuil, arranger son chez-soi, déplacer des meubles, modifier leurs déplacements pour profiter d’un jeu de géolocalisation, ménager des pauses dans leurs routines, acheter une nouvelle console ou échanger des jeux entre amis, se lier d’amitié avec des partenaires rencontrés à l’occasion d’une partie, etc.

7En accordant une telle importance au caractère « bricolé » de la pratique, nous soulignons la créativité des joueurs et l’importance de les prendre en compte pour comprendre les jeux vidéo. Ainsi, notre approche prend clairement ses distances avec de nombreux travaux des Video Game Studies dans lesquels les analyses « internalistes » ont longtemps dominé. Ces dernières ont souvent cru pouvoir déduire les pratiques à partir d’une description des logiques internes du jeu : les mécanismes, le game design, le contenu des univers fictionnels (y compris dans leur degré de réalisme), les idéologies sous-jacentes, la trame narrative, les références littéraires, artistiques ou cinématographiques, etc. Toutes ces dimensions sont importantes et souvent passionnantes. Elles nous disent beaucoup des jeux… mais à peu près rien des joueurs. Plus exactement, ces approches tendent à réifier le rapport des joueurs au jeu vidéo, comme si tous jouaient pour les mêmes raisons et dans les mêmes conditions, recherchaient le même plaisir dans un jeu vidéo. On reconnaît là le « biais scolastique » décrit par Pierre Bourdieu (1997), c’est-à-dire la situation dans laquelle le modèle théorique de la pratique, construit à partir d’une lecture lettrée, est pris pour la pratique elle-même, faute d’enquête. Nous retrouvons ce même biais dans certains travaux qui mettent la focale sur certaines pratiques vidéoludiques (ou dérivées) « de niche », des modes de jeu bien spécifiques ou sur des genres particuliers, parfois confidentiels (Coavoux et al., 2017). Et ce biais peut créer une forme de « dépendance au sentier » : les nouveaux travaux s’inscrivant à la suite des précédents et bénéficiant d’une littérature scientifique plus importante creusent le même sillon bien spécifique des jeux en ligne et de passionnés. Bien entendu, ces travaux sont utiles pour documenter les pratiques les plus engagées, mais ils renseignent assez peu sur celles, plus occasionnelles, qui restent l’apanage du plus grand nombre de joueurs. Dans la continuité des travaux pionniers (en France) de Pierre Bruno (1993), Laurent Trémel (2001) et, plus récemment, Mathieu Triclot (2011), nous prônons donc l’approfondissement des Play Studies, c’est-à-dire des approches qui situent socialement et spatialement l’activité de jeu, qui expliquent la diversité des pratiques, non pas par ce que les jeux vidéo font faire aux joueurs, mais bien par ce que les joueurs font avec les jeux vidéo.

8Ce faisant, dès lors qu’on déplace la focale de l’activité elle-même (fréquence, heures de jeu, types de jeu joué, etc.) en adoptant une approche qui situe socialement et spatialement ces pratiques, les jeux vidéo croisent nécessairement les autres champs des activités humaines (et donc de la recherche scientifique). Pour le dire autrement, les joueurs ne sont pas seulement des joueurs. Ce sont aussi des personnes aux multiples engagements (famille, loisirs, travail, etc.). Étudier les jeux demande donc de considérer aussi sa population d’étude sous les angles des activités professionnelles, des mobilités, de l’habiter, de la socialisation par les loisirs, etc.

9Au fond, c’est peut-être paradoxal de le dire dans un ouvrage qui leur est entièrement consacré, mais les jeux vidéo sont une pratique culturelle parmi d’autres. Ceci implique de prendre l’étude des jeux vidéo au sérieux, mais ni plus ni moins que d’autres loisirs culturels en apparence plus légitimes scientifiquement, quand bien même l’image d’un loisir pour adolescent mal dans sa peau resterait attachée aux jeux vidéo. Ceci implique aussi de l’étudier avec méthode. Celle que nous avons proposée tout au long de cet ouvrage a visé le croisement des approches sociologiques, géographiques et sociolinguistiques particulièrement fécondes pour restituer toute la palette des usages du jeu vidéo aujourd’hui et le caractère « bricolé » de ce loisir. Elle a permis de dépasser certaines idées reçues sur les publics du jeu vidéo, qui serait « un truc de jeunes garçons », en montrant, au contraire, qu’une partie des joueurs appartiennent à des catégories de personnes qui passent souvent inaperçues aux yeux des médias et des représentants de l’industrie. Quelques recherches commencent à être conduites dans cette direction, sur les jeux de drague chez les adolescents (Andlauer, 2019), par exemple, ou les pratiques ordinaires du jeu vidéo chez les personnes âgées, jusque-là uniquement abordées sous l’angle de la thérapie, du soin ou du mieux-vivre (Lavenir, Bourgeois, 2017).

10Ainsi, décrire comme nous l’avons fait les pratiques de jeu vidéo au plus près, débordant l’écran, inscrites dans un espace social et géographique, permet de repérer la manière dont des facteurs « extérieurs » au dispositif de jeu lui-même sont déjà présents dans la pratique. Toutes les pratiques ne se retrouvent pas partout. En examinant systématiquement les sociabilités, nous avons également pu montrer tout ce que la pratique d’un jeu particulier doit aussi à la disponibilité des partenaires, tant le jeu peut être pratiqué comme une occasion de nouer des amitiés et de les entretenir, ou de partager un moment en famille. Et dans cette perspective, il est intéressant de souligner que certains types de jeu sont plutôt joués en famille, tandis que d’autres sont plutôt joués entre amis.

11L’étude des jeux vidéo vient aussi enrichir notre compréhension des pratiques, et en particulier de leur caractère situé, géographiquement et temporellement. Si le goût, compris comme une disposition intériorisée, a structuré le champ de recherche de la sociologie des activités culturelles en France depuis un demi-siècle, l’étude des jeux vidéo vient souligner combien une pratique peut aussi tirer sa valeur pour ses pratiquants du mode de vie où elle s’insère et qu’elle soutient.

12Par ailleurs, l’entrée sur les pratiques culturelles par les modes d’habiter nous a permis de mettre l’accent sur les traces matérielles laissées par les pratiques vidéoludiques dans les espaces du quotidien (et, en premier lieu, l’espace domestique). Ce marquage de l’espace par le jeu, à l’instar d’autres loisirs, nous renseigne autant sur les degrés d’attachement des joueurs au jeu que sur leur capacité à s’approprier leur espace vécu. Cette entrée nous a également permis de souligner la dimension parfois très routinisée des pratiques vidéoludiques. En cela, les jeux vidéo ne sont pas une activité déconnectée de la vie quotidienne, un espace-temps à part (à la suite de Huizinga, beaucoup d’auteurs ont parlé de « cercle magique » du jeu), mais, bien au contraire, une pratique qui s’entremêle aux autres activités humaines. Enfin, au-delà de l’uniformisation croissante des modes de vie, notre approche met en évidence le rôle actif des joueurs dans la construction de leurs propres pratiques vidéoludiques.

13Soulignons l’intérêt de prendre en considération les pratiques culturelles, ici le jeu vidéo, dans la « fabrique des modes d’habiter » (pour paraphraser le titre de l’ouvrage d’Annabelle Morel-Brochet et Nathalie Ortar, 2012). Les travaux existants ont, le plus souvent, mis en avant le rôle de l’habitat et des mobilités dans la construction des modes d’habiter. L’analyse des pratiques vidéoludiques, selon l’approche adoptée dans cet ouvrage, permet de souligner que les pratiques culturelles peuvent être tout aussi structurantes : elles investissent matériellement et symboliquement le logement, alimentent les déplacements et les sociabilités et façonnent les usages des différents espaces du quotidien.

14Aujourd’hui, l’étude des pratiques ordinaires de jeu vidéo et de leurs joueurs reste un champ scientifique largement à explorer. Si on examine les recherches sur les jeux vidéo au regard de notre approche, un vaste espace d’enquêtes est ouvert, mais beaucoup reste à faire.

15Par exemple, les relations entre jeu et travail sont étudiées à travers les questions du jeu devenant travail dans les jeux en ligne (en particulier chez Bruno Vétel, 2018, dans les activités de leveling et de farming), de la réorganisation du travail suivant les mécanismes du jeu (points, récompenses, etc.), étudiée par Emmanuelle Savignac (2017), ou alors des relations entre création amateure et création professionnelle (Hurel, 2020). Or, notre approche propose d’explorer les manières dont les pratiques de jeu existent déjà dans les espaces de travail, la manière dont ils s’associent aux routines, la façon dont leurs rythmes s’ajustent aux interstices de la journée et de la semaine de travail, et tout ce à quoi ils ouvrent, en termes de soin de soi et des autres et d’arrières-mondes partagés, dans les milieux de travail modernes, dont le caractère individualiste et impersonnel a pu être critiqué... Autant de questions quasi absentes de la littérature (à l’exception de Boutet, 2011).

16Du côté des mobilités, des travaux ont considéré les jeux vidéo comme un outil générateur de déplacements (notamment dans le cas des jeux basés sur la géolocalisation ou les caches au trésor dissimulés dans l’espace : voir, par exemple, Baudoux, 2012 ; Vidal et al., 2017). Il reste à explorer ce que les joueurs font des jeux vidéo dans des contextes particuliers de mobilité : jouer dans l’avion, lors des trajets longs, etc. On pourrait aussi regarder, à l’instar de ce qui se produit désormais pour le cinéma et les séries télévisées, quelles mobilités touristiques les jeux vidéo génèrent, pas forcément pour aller jouer (à un festival ou une convention), mais aussi pour visiter des espaces qui ont servi de cadre ou inspiré des lieux imaginaires dans les mondes vidéoludiques.

17Cet enjeu de documentation nous paraît d’autant plus important que la gamification, c’est-à-dire l’introduction de mécanismes ludiques dans des domaines d’activités où ils sont a priori absents, est désormais présente dans des aspects de plus en plus nombreux de la vie sociale : enseignement, teambuilding, dispositifs de jeux dans l’espace public, communication d’entreprise et institutionnelle ou encore relation aux usagers. Aussi le jeu est-il devenu un enjeu politique, de communication, de management d’entreprise, etc. Dans ce contexte, il est essentiel de documenter le jeu comme activité, pour ne pas laisser les politiques publiques s’engager à l’aveugle ou sur des stéréotypes, sans mesurer toute la diversité des joueurs et des pratiques.

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