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« Pour nous servir en l'armée »

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Quentin Verreycken

Introduction

Texte intégral

  • 1 Joos De Damhouder, Pratique criminelle (traduction française), chapitre 81, n° 1, cité par André La (...)

« Il est permis et licite d’occire et tuer en guerre au service du Prince et sous la charge des capitaines. Il est permis de tuer en camp de bataille, quand le Prince l’a octroyé et consenti »1.

  • 2 Jan Willot, Discours sur les excessives misères qu’endure le povre Pays-Bas, Bruxelles, Chez Fr.-J. (...)

« Qui pourroit proférer de bouche, ou mettre en escript, la centiesme part de volerie, pillerie, larecins, (je parle aux mauvais) ravissements de femmes & filles & homicides qu’ont faict les gens de guerre par l’espace de toutes années ? »2.

1Ces deux citations datent de la seconde moitié du XVIe siècle. La première est un point de doctrine tiré de la Praxis rerum criminalium du célèbre juriste Joos de Damhouder (1554), la seconde est un mémoire adressé au roi d’Espagne Philippe II, témoignant des excessives misères qu’endure le povre Pays-Bas, livré par un certain Jan Willot (1595) dans le contexte des guerres de religion. Nous sommes ici en présence de deux écrits de nature fortement différente et qui expriment deux réalités bien distinctes : la première correspond à la norme de comportements voulue par le droit (donc l’État), tandis que la seconde rapporte la perception de la population de comportements vécus. Pourtant, toutes les deux ont un même personnage principal : l’homme de guerre. Dans ces deux textes, celui-ci est écartelé entre deux extrêmes, entre ce que le pouvoir voudrait qu’il soit et ce que le peuple perçoit qu’il est, soit entre le stéréotype du soldat discipliné et celui de l’oppresseur sanguinaire.

  • 3 François Amy de la Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Paris, Champion (Nouv (...)
  • 4 Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, 2e é (...)
  • 5 Sur le rapport entre soldat et État, en plus de l’important article de Christopher T. Allmand, « Ch (...)
  • 6 Citons principalement G. Bavay, « Soldats et paysans à la limite du Hainaut et du Brabant. Les form (...)
  • 7 Nous songeons ici à l’imposant ouvrage de Richard W. Kaeuper, Guerre, justice et ordre public : l’A (...)
  • 8 Bertrand Schnerb, « Un thème de recherche : l’exercice de la justice dans les armées des ducs de Bo (...)

2Trop souvent réduit à la caricature d’une période noire de violences permanentes, durant laquelle les hommes étaient forcément brutaux et la justice sanguinaire, le Moyen Âge n’a guère transmis une image positive du combattant médiéval. Au contraire, ce dernier est généralement représenté dans l’imaginaire occidental comme l’incarnation de toute la barbarie de son temps3. Une conception à laquelle n’ont pas toujours échappé les plus sérieux érudits, abusés par l’effet de prisme déformant des archives judiciaires4. Au cours des dernières décennies, les historiens médiévistes et modernistes ont pourtant tenté de nuancer ces considérations. Mais s’ils se sont déjà penchés de près sur la relation de l’homme de guerre à l’État naissant5 ainsi que sur les rapports entre soldat et population6, le terrain du triangle « État-soldat-population », sans être totalement vierge de recherches de qualité7, mériterait que l’on s’y intéresse davantage. Et quelles étaient les arêtes de ce triangle, sinon le comportement du soldat et plus précisément son comportement violent ? S’il était permis de tuer sur le champ de bataille et sous les ordres du prince, qu’en était-il en dehors ? Le pillage et le brigandage auxquels on associe si souvent l’homme de guerre étaient-ils une réalité du terrain, tolérée ou réprimée, ou n’était-ce que l’expression d’une peur collective qui parcourut toute l’époque médiévale et moderne ? La société militaire était-elle alors « largement criminogène » et la justice y avait-elle « bien du mal à se faire entendre »8 ?

  • 9 Hélène Fernandez, « La répression judiciaire des violences militaires sous Louis le Juste : Marilla (...)

3Selon Hélène Fernandez, la répression des violences militaires était d’abord conditionnée par un usage jugé illégitime de la force et de l’autorité par les soldats9. Le problème n’était donc pas tant que l’homme de guerre fut violent, mais dans quelles circonstances et avec qui. Percevoir les contours de la frontière entre la violence licite et la violence illicite du combattant, de même que saisir de quelle façon celle-ci s’est formée, apparaissent donc comme des nécessités fondamentales pour la compréhension du triangle État-soldat-population. Or, le fait est que plusieurs auteurs s’accordent à penser que c’est la fin du Moyen Âge et plus particulièrement le XVe siècle qui fut la période d’un profond changement dans la perception des comportements du soldat :

  • 10 Claude Gauvard, « Violence licite et violence illicite », in Id., Violence et ordre public au Moyen (...)

Bannis, bâtards, hommes d’armes, larrons entrent, pour les gens du peuple comme pour les élites, dans le champ des violences injustes, celles que doit poursuivre le pouvoir. [...] L’homme d’armes est devenu, au milieu du XVe siècle, le contre-modèle de l’homme sage, celui qui, par conséquent est le destructeur par excellence, des biens, des hommes et des valeurs10.

  • 11 L’étude la plus emblématique dans ce domaine reste celle de Contamine, Guerre, État et Société... P (...)
  • 12 Voir le début du premier chapitre pour d’avantages d’informations bibliographiques.
  • 13 On pardonnera à l’auteur d’avoir cédé, dans le titre du présent ouvrage, à l’appellation de « Témér (...)
  • 14 Id., « La désertion dans les armées bourguignonnes de 1465 à 1476 », in RBHM, n° 22-2, 1977, p. 132 (...)

4Ce constat nous amène à nous interroger sur les raisons pour lesquelles le législateur, les autorités judiciaires ainsi que la population en sont venus à associer, dans certains cas, la figure de l’homme de guerre à celle du vagabond, voire du brigand, et à considérer les violences qu’il commettait comme impardonnables. Tenter de saisir les mécanismes d’incrimination de certains comportements des gens de guerre nous conduit à la rencontre de deux courants historiographiques distincts : d’une part, la « nouvelle histoire militaire » entendant offrir à l’étude des armées médiévales une approche renouvelée par un questionnement social et anthropologique11 et, d’autre part, ce mouvement dans l’histoire du droit et de la justice relatif à la criminalité et à son traitement par les différentes instances du pouvoir12. Naturellement, l’ampleur d’un tel objet d’étude ainsi que l’abondante littérature scientifique en découlant rendait indispensable la nécessité de circonscrire le champ de notre recherche : premièrement, nous avons fait le choix de nous intéresser uniquement aux armées des ducs de Bourgogne, et secondement, nous nous sommes restreint à une période chronologique relativement courte, correspondant au règne du duc Charles le Hardi (1467-1477). En effet, la brièveté de son principat n’a pas empêché celui que l’on nomme également couramment le Téméraire13 de mener un nombre important de campagnes, de réformer en profondeur ses armées et de renforcer la discipline militaire, au point que l’on peut considérer sa période d’activité comme une époque charnière en matière de traitement des soldats14.

5Les bornes chronologiques (1467-1477) et géographiques (l’ensemble des possessions bourguignonnes ainsi que, plus largement, les territoires de passage des armées ducales) étant fixées, il nous reste encore à déterminer notre matériau de travail. La justice militaire du XVe siècle n’ayant pas laissé de sources comparables à celles des juridictions ordinaires, nous avons préféré suivre les recommandations de Bertrand Schnerb qui, en 1990, préconisait l’analyse systématique des lettres de rémission accordées aux gens de guerre par le prince :

  • 15 Ibid., p. 112.

Une telle étude permettrait de mieux cerner les contours de la société militaire : fournissant une multitude de cas d’espèce, les lettres de rémission ne présentent pas l’inconvénient de ne nous éclairer que sur des criminels endurcis [...] ; de plus, elles nous éclairent sur la délinquance des gens de guerre, les usages judiciaires ou « para-judiciaires », l’action des juridictions compétentes, etc.15.

6En tant que documents de nature judiciaire, délivrés au nom du souverain afin de pardonner un crime, les lettres de rémission donnent la parole à des individus qui, sans leur rencontre avec la justice princière, avec le pouvoir, seraient autrement restés muets. Faut-il y voir pour autant une fenêtre ouverte vers la vox populi ? Comme nous aurons l’occasion de le développer, les historiens savent à quel point, au contraire, cette parole est médiatisée, passée au tamis d’une série de normes diplomatiques, juridiques et sociales. Toujours, on en revient à l’institution qui a produit la source que l’on tente d’exploiter : l’État. Du reste, on aurait pu craindre que parmi près de trois cents lettres conservées pour l’ensemble du règne de Charles le Hardi, relativement peu intéressent notre objet d’étude. Que l’on se rassure : le thème de la guerre est présent dans environs une centaine d’entres-elles et pas moins de soixante ont été accordées à des individus ayant un jour porté les armes. En définitive, la lecture de ces différentes lettres a fait naître chez nous de nouvelles interrogations sur le rapport de l’homme de guerre au pouvoir. Au final, trois questionnements majeurs ont été retenus pour guider notre recherche : tout d’abord, que représentait être « soldat » au XVe siècle (si tant est que l’on puisse considérer ce terme comme une catégorie valable pour cette époque), quel rôle était-il confié à l’homme de guerre par l’État et quel comportement était-il exigé de lui ? Ensuite, quelles différences pouvaient exister entre les violences des combattants susceptibles de faire l’objet d’une rémission et celles au contraire impardonnables ? Enfin, les différentes lettres conservées témoignent-elles d’une pratique particulière dans l’octroi de rémissions aux soldats, ou ces derniers étaient-ils traités exactement de la même façon que n’importe quel autre sujet du duc de Bourgogne ?

7Le plan adopté pour ce livre prend la forme d’un raisonnement tentant de répondre à ces différentes interrogations. Dans une première partie, relative aux cadres contextuels et épistémologiques de notre étude, nous commencerons par développer plus en détail notre problématique ainsi que l’historiographie et les sources que nous avons mobilisées (chapitre 1), puis nous nous livrerons à une courte description des principaux événements militaires du règne de Charles le Hardi ainsi que l’organisation générale de ses armées (chapitre 2). La seconde partie de cette étude aura pour objet l’incrimination théorique de la violence de l’homme de guerre. Nous commencerons par nous intéresser plus en détail à la figure de ce dernier et sa présence dans nos sources (chapitre 3), puis nous traiterons des violences susceptibles d’être pardonnées (chapitre 4) et celles, au contraire, qui devaient être poursuivies (chapitre 5). Enfin, dans la troisième partie, nous tâcherons d’observer les moyens concrets de traitement de ces différentes violences, en abordant d’abord la justice militaire (chapitre 6), pour terminer sur une analyse de la pratique de la grâce à l’égard des gens de guerre (chapitre 7).

Notes

1 Joos De Damhouder, Pratique criminelle (traduction française), chapitre 81, n° 1, cité par André Laingui, La responsabilité pénale dans l’ancien droit (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1970, p. 317.

2 Jan Willot, Discours sur les excessives misères qu’endure le povre Pays-Bas, Bruxelles, Chez Fr.-J. Olivier (Société des bibliophiles belges. Publications, 9), 1874 [1595 pour la première édition], p. 17. Voir sur ce point J. Schoonjans, « “Castra Dei”. L’organisation religieuse des armées d’Alexandre Farnèse », in Miscellanea historica in honorem Leonis van der Essen, Universitatis Catholicae in oppido Lovaniensi iam annos XXXV professoris, vol. 1, Bruxelles, Éditions universitaires (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie. Série 3, 28-29), 1947, p. 529.

3 François Amy de la Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Paris, Champion (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 70), 2004, particulièrement p. 753-768.

4 Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, 2e éd., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 2. On verra ainsi l’exemple de Chrétien Dehaisnes, « Étude sur les registres des chartes de l’Audience conservées dans l’ancienne Chambre des Comptes de Lille. Guerres et pillages, crimes et malheurs, mœurs et malheurs dans les Pays Bas du XIVe et du XVe siècle », in Mémoires de la société des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille, 4e série, t. I, 1876, p. 339, qui vante l’intérêt des archives comme source d’informations sur « la société tout entière du XIVe, du XVe et du XVIe siècle », c’est-à-dire des soldats avec « leurs excès, leurs brigandages, leurs luttes contre les paysans et leurs discordes sanglantes pour le partage du butin », ou encore des gens du peuple « avec leurs mœurs tout à la fois simples, rudes et cruelles, avec leurs usages, leurs jeux et leurs rixes sanglantes ».

5 Sur le rapport entre soldat et État, en plus de l’important article de Christopher T. Allmand, « Changing views of the soldier in late medieval France », in Philippe Contamine, Charles Giry-Deloisson (ed.), Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècle, Lille, Université Charles de Gaulle. Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1991, p. 171-188, on consultera également Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, particulièrement p. 159-199 ainsi que les ouvrages classiques de Philippe Contamine, Guerre, État et Société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France. 1337-1494, Paris-La Haye, Mouton, 1972 ; Maurice Hugh Keen, Chivalry, New Haven (Connecticut), Yale university press, 1990 (1984 pour la première édition) et Malcom Vale, War and Chivalry. Warfare and Aristocratic Culture in England, France and Burgundy at the End of the Middle Age, Londres, Duckworth, 1981.

6 Citons principalement G. Bavay, « Soldats et paysans à la limite du Hainaut et du Brabant. Les formes d’une confrontation parfois pacifique (1570-1750) », in Revue belge d’histoire militaire, n° 24-7, 1982, p. 635-654 ; Jacqueline Hoareau-Dodinau, « La vengeance du paysan », in Jacqueline Hoareau-Dodinau, Pascal Texier (ed.), Anthropologies juridiques. Mélanges Pierre Braun, Limoges, Presses universitaires de Limoges (Cahiers de l’Institut d’anthropologie juridique), 1998, p. 385-423 ; Valérie Toureille, « De la guerre au brigandage : les soldats de la guerre de Cent Ans ou l’impossible retour », in Sorties de guerre. Cahiers du Centre d’études d’histoire de la Défense, n° 24, 2005, p. 29-42 ; Id., Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris, PUF, 2006.

7 Nous songeons ici à l’imposant ouvrage de Richard W. Kaeuper, Guerre, justice et ordre public : l’Angleterre et la France à la fin du Moyen Âge, Paris, Aubier, 1994.

8 Bertrand Schnerb, « Un thème de recherche : l’exercice de la justice dans les armées des ducs de Bourgogne (fin XIVe-fin XVe siècles) », in PCEEB, n° 30, 1990, p. 112.

9 Hélène Fernandez, « La répression judiciaire des violences militaires sous Louis le Juste : Marillac et Saint-Preuil », in Antoine Follain e. a. (ed.), La violence et le judiciaire. Discours, perceptions, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 199-208.

10 Claude Gauvard, « Violence licite et violence illicite », in Id., Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005, p. 281.

11 L’étude la plus emblématique dans ce domaine reste celle de Contamine, Guerre, État et Société... Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur au début du troisième chapitre.

12 Voir le début du premier chapitre pour d’avantages d’informations bibliographiques.

13 On pardonnera à l’auteur d’avoir cédé, dans le titre du présent ouvrage, à l’appellation de « Téméraire » pour désigner le duc de Bourgogne, sans doute plus évocatrice que celle de « Hardi ». Pourtant, ce terme n’en reste pas moins anachronique et péjoratif, comme le soulève Jean-Marie Cauchies, Louis XI et Charles le Hardi : de Péronne à Nancy (1468-1477), le conflit, Bruxelles, De Boeck (Bibliothèque du Moyen Âge, 8), 1996, p. 147.

14 Id., « La désertion dans les armées bourguignonnes de 1465 à 1476 », in RBHM, n° 22-2, 1977, p. 132-148 ; Schnerb, « Un thème de recherche »…

15 Ibid., p. 112.

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